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vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge. 

vendredi 20 mai 2022

Qui ?


Que répondre, quand une très belle jeune femme vous demande : « Qui est-ce qui joue, là ? », en entendant une sonate pour piano et violon de Bach ? 

Si l'on répond : « Glenn Gould et Jaime Laredo », on sous-entend qu'elle a reconnu la musique de Bach et qu'elle veut seulement connaître les interprètes — ce qui est tout de même assez peu probable. Assez peu probable mais pas complètement impossible. 

Si l'on répond : « C'est du Bach », non seulement on a l'air de la prendre pour une cruche (ce n'est pas la question qu'elle pose), au cas où elle aurait reconnu le compositeur, mais en plus on fait une faute de français, puisqu'on ne peut pas répondre "c'est du Bach" à quelqu'un qui vous demande "qui joue". Ce n'est évidemment pas Bach qui joue, et même si par extraordinaire c'était lui, il faudrait répondre : « c'est Bach » et non pas « c'est du Bach ». Peut-être que sa question était, ou aurait dû être : « Qu'est-ce qu'on joue, là ? » 

Il n'y a donc aucune bonne réponse à la question de la jeune femme, et l'on ne peut que bredouiller quelque chose d'insensé. 

Quand, ensuite, semblant vouloir expliciter sa question, elle ajoute : « Ça fait penser à la musique du Patient anglais », on est encore plus embarrassé, n'ayant pas vu le film en question, et l'on se dit que la culture est décidément une machine à séparer les gens. Le cinéma, toujours lui… On en revient toujours au cinéma, qui est la seule "culture" d'aujourd'hui. C'est par lui que les gens ont accès à ce qu'ils appellent "la culture", c'est à travers lui qu'ils en jugent, et c'est par lui qu'ils entendent parler des compositeurs, des écrivains et des artistes. C'est aussi lui, le cinéma, qui a instauré cette habitude qui consiste à parler des acteurs comme s'ils étaient les véritables auteurs d'un film (on va voir un film de Belmondo). Dès lors il n'est pas étonnant de poser une telle question (« Qui est-ce qui joue ? ») et il n'est pas étonnant non plus de ne pas savoir y répondre. Ce sont là deux conceptions de la culture qui s'affrontent. Il est fort possible que dans quelques années, on ne dise plus qu'on va écouter du Beethoven, un récital consacré à Beethoven, mais du Lang Lang.

vendredi 22 avril 2022

Je suis propriétaire d'un sous-sol. Tu piges ?

Je crois que c'est du bla-bla, tout ça.

Une bourgeoise, c'est une nana qu'a pas peur de se mettre à poil quand elle vient chez un peintre. 

D'abord le nu ça marche pas. 

On est artiste ou on ne l'est pas. 

C'est pas facile de trouver un bon bouquin, c'est comme de trouver un beau tableau ou une belle nana.

Faut se la faire, la vie !

Je suis régulier avec moi-même, je suis régulier avec les autres.

Jamais planté un drapeau. Tu piges ?

Tu prends une fleur, elle s'épanouit, et puis paf !

C'est toujours les mêmes qui viennent me voir.

J'étais marié, une fois. Ça lui était interdit, d'entrer dans l'atelier.

Je ne fréquente pas les peintres. Les réunions de peintres, j'ai horreur de ça. Si j'étais croque-mort, j'aurais des réunions des croques-morts ?

Je suis un musicien de la feuille.

J'ai fait quand-même un an et demi de bagarre.

C'était la grande chance, parce que tous mes potes ont été butés.

Rembrandt, moi je le sens pas, ce mec-là.

J'ai l'air d'un chien qui court après sa queue. 

Je cherche à faire des progrès, mais c'est pas facile.

J'ai le sens des canons, aussi.

Tu me diras, Renoir a gardé sa cuisinière toute sa vie.

30 piges c'est déjà un peu grand-mère, hein.

On voit bien si la gonzesse est bien balancée ou si elle est mal roulée, tu piges ?

La beauté, ça compte !

Moi une grosse nana ça m'embarrasse, tu comprends. Si j'avais une grosse nana, elle me balancerait dehors avec ses débordements. 

Céline, il m'avait appris le massage chorégraphique.

Je sais ce que c'est qu'une jambe. Avec les mini-jupes, j'étais devenu expert en genoux. Les rotules cagneuses, tu comprends, ça se balade.

Elles se mettent à poil devant un PDG, mais devant un peintre, on passe pour des satyres, pour des dégueulasses, des pourris, des viceloques. 

La meilleure chose de l'homme c'est la curiosité. 

J'ai acheté une concession au cimetière Montmartre, dis-donc, si bien que je suis propriétaire d'un sous-sol !

« Un mort, c'est discret, et ça dort au frais. » C'est tout.

Moi je sais que je ne me sens pas naze. Tu piges ?

mardi 12 avril 2022

Fait divers 27 (rêve)

C'est d'une beauté à couper le souffle et du souffle il m'en faut pour arriver jusqu'à elle. Jamais je ne serai capable de décrire ce que je vois, et je ne sais pas dessiner. C'est en descente : au bout de cette descente*, se trouve normalement Rumilly, et ma mère. Mais il y a des heures que je vole. Je commence à fatiguer. Et puis je n'arrive pas à accélérer. Je pense aux cerises à l'eau de vie, je voudrais lui parler de ça, je veux lui dire à quel point ces cerises à l'eau de vie me crèvent le cœur. De temps à autre, je reconnais, je suis à Annecy (alors que j'espérais n'être qu'à quelques centaines de mètres de la maison), mais j'ai peur de reconnaître Paris, oui, c'est Paris, c'est la Seine, je suis encore plus loin que je ne l'imaginais. 

(*) Cette descente, je la connais bien, mais je serais incapable de lui donner un nom. Elle n'existe pas et pourtant j'ai rêvé d'elle une vingtaine de fois au moins. C'est un mélange d'une descente parisienne (qui n'existe pas non plus, mais dont j'ai rêvé une centaine de fois déjà) et d'une descente annécienne (qui n'existe pas plus que l'autre). Deux cents fois j'ai rêvé que je les descendais en courant, ou en volant, que j'en admirais tous les détails architecturaux et "géologiques" (car elles présentent la caractéristique d'être à la fois très construites et très sauvages), que j'en éprouvais toutes les courbes, toutes les curiosités, toutes les aspérités, toutes les redondances, et toute l'extraordinaire beauté. 

Mais cette nuit, ce matin, plutôt, c'était mille fois plus long et détaillé que d'habitude, du moins en ai-je l'impression maintenant que je suis éveillé. Je me suis réveillé au moins trois fois, et à chaque fois je me suis rendormi immédiatement parce que je voulais poursuivre le rêve, et, surtout, rejoindre ma mère qui m'attendait à Rumilly. 

Il y avait cette porte fermée à clef qui obstruait une impasse, une porte brun-ocre que j'arrivais à ouvrir, mais qui donnait immédiatement sur une autre porte qui elle-même donnait sur un mur infranchissable. Deux fois je me suis heurté à cette même porte et j'ai dû rebrousser chemin, alors que j'étais déjà épuisé. 

Dans ce rêve, je suis extrêmement conscient. Ce n'est pas un vrai rêve. J'essaie, par exemple, très consciemment, de fermer les yeux, pendant que je vole, pour que le paysage change, et que découvre en les rouvrant que je suis à Rumilly, que je n'ai plus que quelques centaines de mètres à faire en volant pour arriver à la maison, mais quand je rouvre les yeux, c'est encore pire que ce que j'imaginais, je suis encore plus loin (Paris, et pas Annecy). Mais je continue, je continue, mes bras me font mal à force de voler, j'essaie toutes sortes de stratégies, et puis il y a ces groupes d'humains, au-dessous de moi, qu'il faut éviter à tout prix. 

Je suffoque. Je suis épuisé. J'ai tellement volé, depuis quatre ou cinq heures… Dans ce rêve le désespoir est intimement mêlé à l'admiration pour ce que je vois. La ville que je survole et donc que je vois comme personne ne la voit, est d'une beauté sublime. Mille détails retiennent mon attention et me font pousser des cris d'étonnement : je n'en reviens pas de tant de beauté. Je sais que demain ou après-demain, tout ça ou presque aura disparu, mais je sais aussi que ce rêve, je le continuerai une autre fois, comme je le continue depuis des années. Je connais ce monde, ce monde-double, ce monde parallèle, j'y suis souvent invité. Il m'(appartient). 

Dans le rêve, il y avait aussi Babeth et Laura. Babeth était atteinte d'une très grave maladie qui la rendait méconnaissable (elle me cachait son visage). J'étais entré en voiture chez elles, à reculons, sans le faire exprès. Et nous nous sommes ensuite retrouvés dans leur cuisine, à parler, il y avait une troisième personne (une femme) que je n'ai pas identifiée. Elle était bègue et grosse, mais translucide. Elle parlait une langue que je ne connaissais pas mais que je comprenais très bien, en tout cas mieux que s'il s'était agi d'un langue connue de moi. En revanche, Laura l'écoutait avec colère, et semblait furieuse de ne pouvoir comprendre ce que cette grosse femme disait. Babeth me proposait de la soupe verte, mais je préférais boire le lait qui giclait de ses seins. Elle en mettait partout, c'était un peu du gâchis. La femme translucide se mit en colère et réclama aussi sa part de lait. Alors je renonçais à boire et m'enfuis en ricanant. Laura se mit à me courir après en me disant que jamais plus je ne trouverai un lait de cette qualité, mais elle me faisait pitié et je ne l'écoutais plus. 

Sur le pas de la porte, qui ressemblait à celle d'une agence bancaire tchèque, je rencontrai Sergiu Celibidache, avec sous le bras un gros livre que je reconnus immédiatement. Il s'agissait des Maîtres Menteurs. Quand il m'aperçut, il fit un signe de croix en se mettant à crier : « Rossini est un génie, La Fuly ! Je vous aurai prévenu. » Je crois qu'il m'a pris pour Gustave Flaubert, le fait qu'il m'ait appelé La Fuly étant à l'évidence une ruse grossière.

lundi 25 septembre 2017

Malédiction



Je me regarde dans le miroir de l'écran. Je ne me reconnais pas. Je ne me reconnais absolument pas. L'autre jour est passé ici un jeune homme très sympathique, qui se prénomme Quentin. Il m'a pris en photo. J'ai regardé ces photos sur l'écran de son appareil numérique. J'ai été très frappé de ce que j'ai vu. Ce visage, comme se fait-il que ce soit moi, comment se fait-il que je sois devenu lui ? C'est presque impossible à soutenir. Une douleur fulgurante. Je suis là ? C'est moi ? C'est le moi que voient les autres ? C'est le moi que voit Isabelle ? Je verrais ce type là, moi, je fuirais immédiatement ! Quel formidable écart avec moi-même ! Mais pourtant, comme je sais que c'est bien moi, tout de même, quel est le moi en moi qui ne supporte pas ce moi-là ? Comment se fait-il que ces deux mois ne puissent pas se voir en peinture, et même, ne se reconnaissent pas ? Si je devais faire mon portrait, en peinture justement, et si j'en étais capable, ce n'est assurément pas celui que je vois dans le miroir que je peindrais. Est-ce à dire que je me trompe complètement sur moi-même ? Est-ce aussi simple que ça ? Quel est cet écart qui dissocie ces deux mois, qui les écarte l'un de l'autre, qui les sépare comme on sépare au scalpel l'épiderme du derme ? Qu'y a-t-il entre ces deux mois ? La nuit, seulement ? Ou bien, au contraire, le plein jour, la lumière et sa vitesse terrible ? Comment ferais-je, si je voulais me peindre alors que je ne veux pas peindre celui que je vois dans le miroir ? Quel est le sujet que je prendrais pour modèle ? Où se trouve-t-il ? Est-il déjà mort en moi ? Est-ce un souvenir de moi ? Un moi qui n'existe que dans ma mémoire, ou dans mon imagination ? Une projection ? Mais si c'est bien d'une projection qu'il s'agit, de quoi, de qui est-ce la projection ? De mon désir ? Je ne peux pas me satisfaire d'une idée aussi bête, c'est impossible. Un désir n'a pas de traits, pas de visage, de chair, pas de volume, pas de poids ni d'odeur. Un désir n'existe que dans un monde parallèle, il se pose ça et là comme un papillon sur une fleur, sur un corps, sur un visage, mais il n'est pas ce corps ni ce visage. Je regarde la visage d'Isabelle, le visage qu'elle a, à Annecy, dans la photo bouleversante que j'ai faite d'elle, habillée de rouge, enveloppée de rouge, gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Je suis à l'intérieur d'elle, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Et je me demande encore : où suis-je ? Quel est ce moi qui est contre elle, en elle ? Je ne le connais pas. Et je suis pris de vertige : elle le connaît, elle, ce moi, et moi je ne le connais pas. Je suis plus étranger à ce moi-là qu'Isabelle qui est pourtant si loin de moi. Ça m'arrache la peau, je ne suis plus qu'une masse d'organes fumants et sanguinolents, hurlants, pas encore vivants, pris dans une masse de rien qui bout, qui tremble, qui délire, qui suffoque. Entre eux et moi, le sang, la persistance de la vie organique, le souvenir de la veille, la peur de mourir, l'ombre des disparus, mais quoi, ce n'est rien encore, ce n'est que de la matière qui palpite, sans espoir, sans projet, sans amour. Je voudrais avoir pitié de celui que je vois apparaître dans l'écran noir, je voudrais l'aimer un peu, je voudrais qu'il m'explique comment il est devenu ce qu'il est, mais je ne connais pas sa langue. Il est dans une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le regard des autres ? Foutaise. Ils ne regardent pas. Ils n'écoutent pas. Ils ont trop peur. Trop peur de se voir eux-mêmes, par-delà ce qu'ils regardent, vous, nous, moi. Statue. Je vois une statue. Comme cette photo de ma mère morte, sur son lit de mort, que je n'ai jamais osé regarder depuis que je l'ai faite. Je lui ressemble. Je ressemble à cette statue de pierre. Monument qui ment. La vie a fui. Par où, par quels orifices, par quelles ouïes ? La vie m'a fui. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me suis vidé. Comme quand on a la chiasse. J'ai buté contre quelque chose de dur, d'extrêmement dur, qui m'a vidé de moi-même. Le choc. Pfuit… Malédiction !

mercredi 20 avril 2016

Una corda



Dans mon rêve je fais semblant de dormir. Rubinstein joue le premier concerto de Brahms. Ma respiration est difficile à contrôler. Lenteur, mais pas trop. La lenteur est le souvenir. Brahms, son opus 118, l'intermezzo en la majeur, que j'aime tellement jouer, mais, encore plus, la sixième pièce du recueil, en mi bémol mineur, avec son thème qui s'enroule sur lui-même. Est-ce le matin ? Le matin dans le jardin, à Fuveau, au soleil, avec la femme que je regarde trop. La femme pas encore lavée, pas coiffée, les traits tirés, si belle en son négligé froissé, qui est là, qui met du miel sur sa tartine, pas complètement naturelle. J'emplis d'air mes poumons, jusqu'au moment où ils se mettent à frémir ; c'est comme un spasme douloureux ; un souvenir, dans la lenteur du matin… Je ne vois pas bien le clavier, la lumière n'est pas idéale ; les touches noires ont l'air d'avoir disparu ; tout est blanc ; j'entends une longue série de trilles ; je vide mes poumons, mes paupières se serrent un peu trop. Aveugle. Je suis dans la chambre de la place des Vosges, les volets sont fermés, un peu de lumière entre par la salle de bain. J'entends du piano. Brahms, encore. La dernière des quatre ballades opus 10 que j'avais jouée sur son dos nu, una corda

Est-ce que vous savez regarder une femme, vous ? Moi je ne sais pas. Je la regarde trop. Comme le héros du Diable au corps, je l'empêche de me regarder. Je lui fais peur. Je ne sais pas utiliser la pédale una corda. Je pense à George Szell disant à Gould, qu'il dirigeait dans un concerto, qu'il avait « une sonorité efféminée » parce qu'il jouait tout le concerto avec la pédale de gauche enfoncée. Le pianiste l'avait très mal pris, avec juste raison, à mon avis. Il n'y a pas plus viril que le piano de Gould. 

Toujours dans le jardin, j'entends Orientale, de Granados. Elle est allée se mettre au piano. Comme je me trouve à cent mètres de la source sonore, la musique est mélangée des sons du jardin, de la nature. Le jet d'eau. La chienne me regarde, puis se recouche, en paix. Tous les deux nous écoutons la musique. Do-ré-mi-sol-mi-ré-do… Toute la lumière du monde est là, pour nous trois, dans le matin de juin.

Ne te retourne pas, quand tu sors des enfers. Ne te presse pas. Écoute…

mardi 2 février 2016

Chez nous


En dormant, je tâte ma fesse, mon fémur, le haut de ma cuisse gauche, et je me dis que je suis bien un tas d'os, avec un peu de chair par-dessus pour avoir l'air vivant. J'ai les ongles qui poussent, toujours trop vite. Je marche sur les pierres coupantes du ballast, je suis pieds nus, je porte un poncho sous lequel je suis nu, j'ai les cheveux longs et sales. Je connais bien le chemin pour rentrer à la maison, depuis la gare, je l'ai emprunté si souvent. Le dessous de mes pieds me brûle horriblement. Je fais défiler les maisons, la route, je vois tout avec une fidélité hurlante. Vu d'ici, le trajet est très court, mais qu'il peut être pénible, douloureux, ce trajet, quand on est un tas d'os avec des pieds qui font tellement souffrir. J'ai dans la tête l'Oiseau prophète, de Schumann. Il y a toujours ce moment où je dois traverser les voies de chemin de fer. Je n'emprunte jamais le souterrain prévu à cet effet, je ne sais pas pourquoi. Ils sont tous là, je ne sais pas s'ils me regardent mais moi j'essaie de les ignorer, je me concentre sur ce maudit ballast qui me taillade la plante des pieds. Jacques est là. Je le croyais mort. Ou alors c'est l'inverse, il est mort alors que je croyais lui parler. Il me parle de Marcel Beaufils, qu'il a connu au conservatoire. Je suis chez eux, dans leur bel appartement du 13e, je fume toujours beaucoup trop quand je suis avec lui. On boit beaucoup. Quand je rentre, dans le taxi, je suis malade. Brigitte est toujours gentille avec moi, mais elle a un petit sourire un peu narquois. Je l'imagine habillée de cuir noir. Le jour où je prendrai le souterrain pour traverser les voies, c'en sera fini de la belle vie. Il y aura des tags dans le souterrain, des flaques d'eau malgré le béton. C'était chez nous. Ce petit coin de terre, avec cette route de la Fuly. C'était chez nous, avec la gare, la place d'Armes, l'usine du lait, le champ, les vaches, les noyers, le verger, au fond du jardin, en contrebas, les collines alentour. Les trois maisons, les unes à côté des autres. Les sapins. Pourquoi est-ce que je me tais ?

vendredi 11 décembre 2015

Pourquoi se contenter d’être terroriste quand on peut être musicien ?


Je parlerais volontiers de la Sonate de César Auguste Jean Guillaume Hubert Franck, né il y a 193 ans exactement, mais on va encore me reprocher de faire le jeu du Front national.

Qu'est-ce qu'on rigole, depuis une petite semaine ! Mamma mia ! La vie politique française est de plus en plus cocasse, il faut bien l'avouer, et ce, malgré les attentats. Les contorsions des "acteurs politiques" (sic) sont merveilleuses de drôlerie, mais pas seulement. Les amis, les connaissances, les relations, les "amis facebook", toute cette triperie sociale est en émoi et en ébullition grâce à notre Front national si french. Les pauvres. On les sent tellement mal à l'aise, cherchant désespérément à se "positionner" correctement, à placer le curseur au bon endroit, avec une précision suisse. J'ai eu beaucoup de discussions, privées et publiques, sur Facebook, à ce sujet, et je m'amuse énormément. Ce FN est décidément le grand révélateur humain d'une France qui surnage avec de grosses bouées autour du cou, de grosses bouées qui tantôt portent les couleurs de la Palestine et tantôt (fugitivement) sont tricolores. De plus en plus, en privé bien entendu, m'avouent leur vote à mots plus moins couverts, mais se feraient plutôt tuer sur place que de révéler au grand jour qu'ils donnent leur voix à la Poissonnière populiste. Ils ont tous évidemment de très bonnes raisons à cela. Il n'existe plus qu'une seule alternative en France, en 2015, qui est : Faire barrage au FN ou faire le jeu du FN. Selon que vous êtes plutôt faire le jeu ou plutôt faire barrage, vous appartenez à deux Frances différentes. Surtout que pour compliquer la chose, on peut très bien faire le jeu en faisant barrage et faire barrage en faisant le jeu. Je me demande s'il y a encore quelque chose qui tient lieu de ciment à la nation française, en dehors de cette intense problématique, et je n'en suis pas certain. On attend avec impatience les élections qui vont nous permettre, à chaque fois, de remettre le couvert : alors, FN ou pas FN ? Contre, tout-contre, très-contre, à l'intérieur de l'extérieur ou à l'extérieur de l'intérieur ? Chacun prend et tient sa place avec un soin jaloux. Nous autres Français sommes très fiers de notre papier-tournesol, on ne se le laisserait voler pour rien au monde. En 2079, les Français, ou ce qu'il en restera, en seront toujours à se positionner avec un soin maniaque par rapport à cette indestructible boussole socialo-morale. Les Américains ont inventé le GPS, nous avons inventé le FN : à chacun son pied à coulisse. Le FN est notre Pacifique intérieur, et, dans ce miroir sans bords se regardent indéfiniment les Français qui s'y trouvent et très beaux et très moches. 

Où va se nicher la mauvaise foi ! On est capable de tous les mensonges, quand on veut se justifier absolument, quand on sent qu'il y va de sa survie esthético-morale. L'obscénité moralineuse est sans doute la plus puante des obscénités et les blanches mains ne laissent pas de doute sur leurs obscures relations avec l'ordure qui tient le manche du compas social, celui qui trace le cercle à l'extérieur duquel il convient de ne pas s'aventurer. Tout cette mollesse mentale qu'on sent partout a quelque chose de répugnant, surtout lorsqu'elle entend se parer d'atours qui lui vont très mal, mais elle est surtout désespérante. On peut tout de même attendre un peu plus des élans humains ; faut-il se résoudre à se désaltérer à l'eau tiède ? J'en reviens toujours à mon dada, mais si les hommes écoutaient un peu Beethoven, ou de la musique de cette trempe, ils auraient immanquablement une autre morale, une autre colonne vertébrale esthético-éthique. On parle toujours de la morale, mais justement, on en parle beaucoup trop ; il faut l'absorber, la morale, il faut vivre dans ses sonorités, et un quatuor de Beethoven ou une sonate de Haydn ont plus d'efficacité en ce domaine que des heures de parlote. Nous vivons à l'ère de la morale de la chansonnette et du rap, que nous le voulions ou non, c'est dans ces sonorités et ce sens que les enfants grandissent.

Là-bas c'est la guerre ! devrait-on se dire tous les matins en se levant, avant de se demander comment tortiller du cul devant les voisins, ou alors il faut délibérément cracher à la figure de la France et partir se cacher au soleil en attendant des jours meilleurs.

Le complexe politico-médiatique est responsable de la radicalisation des pauvres islamistes dont les actes sincères ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Il faut faire barrage au Front national qui, parce qu'il a très vite et depuis longtemps pris la mesure des choses, a obligé le pouvoir et ses assistants (journalistes, artistes, juges) à réagir en niant cette même réalité, afin de ne pas faire son jeu.

Je viens de regarder une vidéo d'Aldo Sterone, et, comme la plupart du temps, je l'ai trouvée passionnante. Il y parle de la mémoire, de deux formes antagonistes de mémoire. La mémoire "occidentale" et la mémoire "arabo-musulmane". Et au même moment, je tombe sur une nouvelle absolument merveilleuse : ce type qui veut intenter un procès au Metropolitan Museum de New-York, au motif que dans ce musée se trouvent des peintures représentant l'enfant Jésus, ou le Christ, sous la forme, tenez-vous bien, d'un blanc à la chevelure blonde ! On me soumet un article rédigé en anglais, dans lequel, le plaignant est donc désigné par le vocable anglais : "plaintif", et je me dis que c'est ça, que c'est exactement ça, qu'il ne faut absolument pas traduire ce substantif de "plaintif" en français, qu'il faut le garder tel quel (à la manière de journalistes d'aujourd'hui (ou à la manière de cette internaute qui me lance, furieuse : « Je ne vois vraiment pas ce qu'il fait d'élogieux pour connaître un tel succès. »)) : ce type est exactement "un plaintif", comme le sont tous les modernes dont l'envie de pénal les tenaille nuit et jour, c'est même la dernière chose qui les maintient un peu en vie. C'est précisément ce dont parle Aldo Sterone dans son intervention. Les arabo-musulmans archaïques sont à cet égard très proches des modernes plaintifs. Ils n'existent plus que dans la plainte incessante, dans cette forme de mémoire perverse et malade qui réactive sans cesse l'émotion et oublie constamment les faits, l'Histoire. Les modernes plaintifs et les arabo-musulmans archaïques ont en commun une forme de mémoire malade, qui fait du surplace, ne se réactivant que dans et par l'émotion, jamais dans les faits et par l'histoire. Ils sont si proches les uns des autres que ce sont les mêmes, souvent. Il va falloir reconstruire les palais de justice. On les fera désormais en forme de spirale, ou d'anneau de Mœbius, ou de dédale, au centre duquel se cachera (très mal) l'émotion. Quand on enterre les pères, la filiation et la verticalité, c'est tout à fait normal ; on ne peut pas s'attendre à récolter des prunes si l'on fait pousser des courgettes.

Les Incomptables… Il me semble que ce serait un bon titre pour un essai sur les connes. J'ai déposé hier sur Facebook une merveilleuse citation du grand Ortega y Gasset qui a évidemment fait s'évanouir toutes les dindes qui se trouvaient là. « La femme ne collabore pas au perfectionnement de l'espèce par ses préférences sentimentales, du moins dans le sens que les hommes attribuent à ce perfectionnement. Elle tend bien plutôt à éliminer les meilleurs, selon le point de vue masculin, ceux qui innovent et se lancent dans de hautes entreprises, et elle manifeste une passion décidée pour la médiocrité. Quand on a passé une bonne partie de sa vie, l'œil bien ouvert, à observer les mouvements de la femme, il n'est pas facile de se faire des illusions sur la norme de ses préférences (sentimentales). » (…) « Le fait est qu'à prendre la question dans son horizon le plus large, et zoologiquement en quelque sorte, la tendance générale des ardeurs féminines semble décidée à maintenir l'espèce à l'intérieur de limites médiocres, à éviter la sélection dans le sens de l'excellence, à interdire à jamais à l'homme d'être un demi-dieu ou un archange. » qu'il faut rapprocher de : « Il y a des situations, des instants de la vie où, sans y prendre garde, l'être humain avoue de grandes portions de son intimité décisive, de ce qu'il est authentiquement. L'une de ces situations est l'amour. Dans le choix de l'aimée, l'homme révèle son fond secret ; la femme, dans le choix de l'homme qu'elle aime. » Le tout est extrait de ses merveilleuses Études sur l'amour, que je recommande vivement à tous les honnêtes hommes. Comme chez tout bon auteur, tout serait à citer, donc je vous laisse faire votre choix.

Je découvre, ce matin, que France-Musique, c'est désormais, à 50/50 : Frank Sinatra et Jean Sibélius. Aplatir, toujours. C'est la seule injonction qui vaille. Prouver par l'exemple que rien ne dépasse. L'équipe du Rendez-vous, de Laurent Goumarre, avait merveilleusement préparé le terrain, durant des années. Il est d'ailleurs très significatif que l'émission qui a succédé au Rendez-vous, de sept à huit, le soir, "Ping-Pong", ait remplacé le funeste Mathieu Conquet par l'effroyable Zoé Sfez. Mathieu Conquet, c'était Sinatra/ Sibélius à 50/50 pendant des années. Zoé Sfez, c'est Sinatra 100%. Le procédé est toujours le même. On commence par dire qu'il n'y a pas de hiérarchies entre les arts, entre les genres, on commence par mettre l'éclectisme au pinacle, on commence par dire qu'il n'y a « que de la bonne et de la mauvaise musique », on commence par dire que la musique et la musique c'est la même chose, on commence par dire qu'Andy Warhol et Marcel Duchamp c'est pareil, ou que Phil Glass et John Cage, et, une fois que la leçon est bien enfoncée dans les oreilles, on peut passer à la deuxième partie du plan. La deuxième partie du plan fait évidemment sortir Jean Sibélius et Pierre Boulez du cercle enchanté, et on se retrouve à écouter du Yannick Noah toute la journée. À ce propos, je crois que j'ai trouvé le nouveau slogan de Georges de La Fuly : « Pourquoi se contenter d’être terroriste quand on peut être musicien ? »

Quand-même, je me demande bien ce que Proust aurait pensé de la Sonate de Franck jouée par Thibaud et Cortot en 1929.

jeudi 22 octobre 2015

Au suicide nul n'est tenu


La vie est si surprenante, surtout quand elle ne l'est pas, quand elle semble se conformer à des vues bien établies et déjà anciennes que nous avons sur elle. On dirait que, justement dans ces cas-là, elle est d'une ingéniosité qui surprend même les plus blasés d'entre les mois qui nous habitent. Comment le concerto (le deuxième) de Chopin pourrait-il encore nous surprendre, par exemple ? Et pourtant, il suffit d'un jeune pianiste polonais pour nous redonner l'illusion, trop vraie hélas, que nous ne connaissons rien ni à la vie ni à la musique (mais cela nous le savions déjà un peu). 

Je notais hier sur Facebook qu'il ne fallait négliger aucune occasion de se brouiller avec ses contemporains. Je le crois vraiment. Il n'y a finalement que dans les brouilles qu'un peu de vérité affleure, et que nous parvient (comme) un écho d'écho de la réalité qui fait de plus en plus défaut, effrayée qu'elle est elle-même par l'absence d'attention dont elle semble l'objet. Parlons de ce blog, par exemple. C'est après tout un sujet d'étude comme un autre, et je ne suis pas le plus mal placé pour en parler.

Il y a quelques mois, j'ai décidé de le rendre "privé", ce qui était une autre manière de le fermer, mais cela je ne le savais pas encore. Le côté amusant de la chose est qu'il suffit que vous rendiez un blog "privé" pour qu'aussitôt tous vos lecteurs (c'est-à-dire quatre ou cinq personnes) se récrient en chœur. Pour les uns, c'est une idiotie (et en effet…). Pour les autres, il est scandaleux que vous n'ayez pas songé à les "inviter", c'est d'une grossièreté impardonnable. Nous aurions naïvement pensé quant à nous qu'il leur revenait après tout de faire le minuscule effort de vous demander à être invités comme lecteurs, demande à laquelle nous donnons très volontiers une réponse positive — après tout, quand on veut lire quelqu'un, on bouge au moins le petit doigt, sinon la main en entier. Non, il faudrait, en plus d'écrire gratuitement, aller tirer les lecteurs par la manche, les supplier de bien vouloir venir lire les fadaises qui vous passent par la tête. Toujours est-il que quelques uns se sont manifestés, à qui nous avons très simplement donné la combinaison de la porte blindée. Et c'est là que ça devient intéressant, puisque nous avons pu constater que ces mêmes lecteurs, à deux ou trois exceptions près, un peu froissés d'avoir dû demander la permission d'entrer, peut-être, ne venaient jamais, ou quasiment jamais, sur le blog en question. Tout doit être disponible, ouvert, gratuit, offert, depuis qu'Internet existe. Si vous avez la plus petite prétention à garder un tant soit peu de pouvoir (tu parles !) sur ce que vous produisez, vous êtes aussitôt ignoré, banni, laissé pour compte. Vous devenez invisible. Vous ne jouez pas le jeu. Vous ne parlez pas à l'époque avec sa langue, avec ses codes, avec ses réflexes de publicitaire, vous êtes out, à l'ouest de l'ouest. 

Bon, de toute manière, me direz-vous, pourquoi parler de ce blog qui n'intéresse personne et dont même l'auteur se désintéresse très souvent durant de longues semaines, ce qui, là aussi, constitue une entorse aux règlements édictés par le nouveau clergé ? En effet, la question se pose. C'est peut-être, allez savoir, parce que, comme me l'a fait remarquer récemment un correspondant sur Facebook, il m'arrive plus souvent qu'à mon tour de « tergiverser des plombes durant, à la Finkielkraut [sic], de valses-hésitations en valses-hésitations pour ne rien dire du tout ou presque ». Rien dire du tout, certes, mais il faut tout de même des mots, pour ne rien dire du tout… Ce n'est pas si simple, de ne rien dire du tout, c'est un idéal difficile à atteindre, et il faut parfois des montagnes de lettres ou de phrases pour y parvenir. D'ailleurs, on peut facilement soutenir, en ce domaine comme en bien d'autres, que je suis un débutant, ce qui devrait m'autoriser à accumuler les essais manqués et les silences tohu-bohuïques.

Je disais en commençant que les occasions de se fâcher avec nos contemporains et amis ne manquent pas, à commencer par la musique. Il y a quelques années déjà, j'ai décidé de ne plus toucher un piano, de ne plus le toucher professionnellement, je veux dire, ou sérieusement. Les raisons de cette décision me regardent, et surtout elles seraient trop longues (ou trop difficiles) à expliquer ici, même si je le voulais. Je croyais naïvement que j'avais le droit de la prendre, cette décision, et plus encore de m'y tenir, mais je m'aperçois qu'au contraire de ce que j'aurais pu penser, plus le temps passe et plus il est difficile de faire comprendre autour de moi mon "refus" de jouer (en réalité, je n'ai rien à refuser, mais les autres se chargent par leurs demandes parfois très insistantes de me mettre en situation de le faire). Je sens monter un reproche, souvent implicite, et parfois même très explicite. En réalité, il aurait fallu que je cache le fait de savoir (un peu) jouer du piano, car personne ne veut comprendre qu'on le puisse et qu'en même temps on décide de NE PAS LE FAIRE. C'est suspect. Il y a peu, j'ai vécu un moment très désagréable, où quelqu'un s'est cru autorisé, m'a-t-il semblé, à me faire passer une sorte d'examen. Oh, c'était bien sûr fait sur le ton de la plaisanterie, mais on sait bien que les plaisanteries servent le plus souvent à débusquer la vérité. J'en suis donc arrivé à un point où, pour avoir la paix, il faudrait que je mente, que je prétende ne jamais avoir fait de piano. Ce serait assez compliqué, car d'une part ce serait occulter toute une part relativement importante de ma vie, et, d'autre part, parce que, pour survivre, je donne des cours de piano, tout de même, et que je peux difficilement le cacher, cela. Mais c'est sans doute de ma faute : je manque certainement d'imagination, et n'ai pas réussi à trouver la langue qui convient pour parler de musique (car cette passion-là j'y tiens fort) sans parler de piano. La chose est difficile, certes, car l'instrument, comme son nom l'indique, est le meilleur moyen d'entrer dans la musique (je n'ai peut-être pas la forme d'esprit qui convient, car tout ce que j'ai appris, dans ma vie, je l'ai plus appris avec les doigts et avec les oreilles qu'avec mon cerveau bien déficient), mais elle ne doit pas être impossible. Ce qui rend les choses si difficiles, on l'aura compris, c'est que tout est lié, tout est relié, la musique, la littérature, la politique, la vie en société, les mœurs, la langue, les amours, les amitiés, les inimitiés, les désamours, le ressentiment, la jalousie, les principes, l'éducation, la mémoire, l'enfance, la dette, et même le désespoir. Ce qui rend le monde passionnant le rend détestable et effroyable. On n'a pas le choix : si l'on veut comprendre, ou à tout le moins essayer, il faut en passer par l'horreur, le malentendu et la trahison. Là où le sens se dresse croît la malédiction

Je suis bien placé pour le savoir. Entre ce qu'on écrit et ce qui est écrit, quel est l'écart, le jeu, l'articulation ? Une amie américaine souffre beaucoup de ce qu'elle a lu dans le journal de son amant. Elle n'aurait jamais dû le lire, ce journal, me direz-vous. Je l'avais prévenue, aussi, mais ça ne change rien. Le journaux intimes sont comme des nuages fantasques et élégants, vus de loin ; ils passent dans le ciel, au-dessus de notre tête, nous les trouvons beaux, majestueux et d'une imagination débordante, mais la pluie qu'ils délivrent est parfois glacée, acide, voire mortelle, quand c'est sur nous qu'elle tombe. Peut-on aimer en toute connaissance de cause ? C'est la question des questions. J'ai voulu croire que oui, et ça ne m'a pas réussi. Il m'est arrivé d'écrire des choses terribles sur celle que j'aimais. Ce qu'on écrit, pour soi, ou ce qu'on écrit pour tenter avec des mots d'y voir plus clair, n'est presque jamais lisible, compréhensible, pour la personne dont il est question. J'avais beau le savoir, je m'acharnais, je m'agrippais à ce désir de faire advenir un amour délivré du mensonge, un amour sachant, un amour volonté, un amour les yeux ouverts, un amour qui devrait tout à une forme de lucidité créatrice, mais ce jeu-là demande une intrépidité et une foi gigantesque, qui manque à tout le monde, ou presque. Qui déclenche les orages, qui crève les nuages, qui prend véritablement l'initiative de tirer sur le fil du visage qui immanquablement se défait alors — et c'est tout le désir qui vient avec lui, qui a tôt fait de se transformer en dégoût ? On ne sait jamais. Il y a toujours un antécédent, quelque chose qui a entamé le cycle maudit, qui l'a mis en train, et c'est toujours avant, en-deçà du geste qui paraît fatal, et plus on remonte dans l'enchaînement des gestes de la défaite plus on s'aperçoit que le commencement était le début même de l'amour. Ne jamais commencer ? Mais l'amour est précisément un commencement éternel. 

Dès qu'on écrit on écrit plus que ce qu'on pense, sinon ce n'est pas la peine d'écrire. On n'écrit pas pour les procureurs du réel, et pourtant, c'est bien la vérité qu'on cherche. On sait que cette vérité est au-delà des mots, sans doute, mais ce sont pourtant les mots seuls qui peuvent la faire sortir du bois et nous observer un instant de son masque grimaçant — parce que ce n'est pas nous qui observons la vérité, c'est elle qui nous contemple.

Peut-être qu'il s'agit d'une manie qui m'est propre, c'est possible, mais la brouille et la trahison sont pour moi parmi les instruments les plus efficaces de l'affection active. Je ne sais pas me contenter d'avoir des sentiments ou des affections, qui sont des choses qui nous arrivent, qu'on subit, comme des maladies, comme des états, je veux que ces affects aient une forme, une vie, qu'ils soient des créatures dont l'intelligence et l'imagination nous permettent de jouer comme on le fait avec des instruments de musique, pour aller plus loin dans la connaissance de l'autre, pour parvenir à une fidélité plus haute, plus exigeante, plus spirituelle, mieux accordée. C'est en ce sens que j'ai toujours compris la fameuse formule de Paul Morand : « L'amour n'est pas un sentiment, l'amour est un art. » Tristan et Isolde qui boivent le philtre de l'amour et Ève qui croque dans la pomme ne sont pas pour moi des gestes contradictoires mais les deux figures d'une même structure active : la connaissance. Il y a une sagesse de l'amour, mais elle semble réservée à bien peu. On peut la voir, l'entendre, et presque la toucher, dans la musique, et c'est ce qui rend cet art si précieux entre tous, et Chopin indispensable. 

Qu'est-ce donc qu'un blog, et celui-ci en particulier ? Un journal, un journal intime, un cahier de brouillons, une réserve d'amorces, une boîte à fiches électronique, une encyclopédie d'humeurs, un tiroir profond comme le néant, la chronique désespérée de la vie qui fuit par tous les bouts, des phrases sans queue ni tête, des paragraphes recomposés comme des familles post-modernes, la dénonciation de soi-même d'après l'ère du soupçon, un pense-bête intelligent, une escroquerie banale, un masque, une lettre d'amour qui ne sera jamais lue, et si par extraordinaire lue, jamais comprise, l'alibi qu'on se donne à ne pas faire ce qu'on a à faire, un écran posé sur le regard vide d'un squelette numérique, la preuve de notre bêtise, un crime sans cadavre et sans mobile, une déclaration de guerre, l'illusion qu'on se donne gentiment d'avoir la possibilité de parler de choses qui n'intéressent personne à des gens qu'on n'intéresse pas ? Peut-être dans le fond que c'est seulement la preuve en mots qu'on a tout raté et qu'on entend bien le faire savoir, mais ça c'est l'hypothèse optimiste.

Les histoires d'argent ont ceci d'intéressant qu'elles sont immédiatement éducatrices et permettent de partager facilement l'humanité sensible : d'un côté les généreux, de l'autre les pingres, qui trouvent toujours mille excellentes raisons à leur pingrerie. C'est une histoire vieille comme le monde dont nous aurions tous cent exemples à donner. Mes parents étaient des gens extrêmement généreux, trop sans doute, et qui, comme tous ceux-là, en ont été bien mal récompensés. Cette configuration familiale a sans doute joué un grand rôle dans ma vie. Puisque j'ai commencé ce petit texte en parlant de brouille, je ne peux pas, rouvrant ce blog, ne pas parler de l'expérience formidable qu'aura été pour moi mon "appel à l'aide" d'il y a quelques mois. Je m'étais réveillé un matin avec le coup de sonnette de mon propriétaire qui s'était déplacé (ce qu'il ne fait jamais, heureusement) car il devait avoir senti l'odeur du sang. En effet, la banque avait refusé d'honorer deux de mes chèques pour le loyer, et le brave homme devait commencer à s'inquiéter. Ce coup de sonnette, ou plutôt ces coups de sonnettes, car j'ai bien cru qu'il allait passer là toute la journée à attendre que je veuille bien lui ouvrir la porte, m'ont traumatisé, je le reconnais, d'autant qu'évidemment ils n'ont été que le prélude à un concert assourdissant de mauvaises nouvelles sur le front de la pécune. Ce n'était pas l'Or du Rhin, mais l'or du Rien, qui me faisait son grand prologue tonitruant. Comme l'amour (et ils sont presque toujours liés), l'argent est un instrument de connaissance, j'ai trop tardé à le comprendre. Il a fallu, devant le constat que les caisses n'allaient pas se remplir en claquant des doigts, ni même du bec, se résoudre à demander l'aumône, ce qui fut très pénible. Mais dans mon malheur est entré beaucoup de satisfactions, comme souvent. J'ai donc écrit à une quinzaine de personnes que je connaissais un peu ou beaucoup selon les cas, à certaines que je n'avais jamais rencontrées mais qui m'avaient montré de la sympathie et même de l'amitié en diverses occurrences. J'ai été soufflé de la grande générosité de certains qui me connaissaient très peu mais qui n'ont pas hésité à me prêter ou même à me donner de l'argent, comme ça, sur ma bonne gueule. Je ne m'y attendais pas et ce fut une très bonne surprise. La revers de la médaille, ce fut la réaction de trois personnes, dont deux que je connaissais assez bien. (Il va sans dire que parmi mes correspondants, beaucoup m'ont opposé une fin de non recevoir (si l'on peut dire), assortie ou non d'explications, et que l'affaire s'est arrêtée là, que nous sommes restés en très bons termes et que je ne leur en veux pas le moins du monde. D'autres n'ont pas répondu, ce qui est assez désagréable mais qui, étant prévisible et prévu, n'a donné lieu chez moi à aucune acrimonie particulière.) Les trois personnes dont je fais mention plus haut m'ont répondu, elles, et ce sont ces réponses, ou plutôt ces parodies de réponses, qui m'ont révulsé. Deux d'entre eux ont eu cette réplique que je trouve admirable : « Mais enfin, qu'est-ce qui te fait croire que je suis riche ? » Je dois préciser à ce point de mon récit que j'avais bien précisé dans mon appel au secours qu'on pouvait (évidemment !) me donner ou me prêter ce qu'on voulait (le contraire prouverait seulement que je suis fou), ce que tout le monde a parfaitement compris, sauf eux. Certains m'ont envoyé une petite somme, correspondant à ce qu'ils pouvaient, ou voulaient me donner, et j'ai trouvé ça très gentil. Une des deux personnes citées plus haut m'a en outre fait la morale comme à un vilain garnement qui passe son temps à se tourner les pouces, car il est bien entendu que faire de la peinture est un hobby pour rentier décadent qui ne sait pas comment tuer le temps… mais passons. Le cas de la troisième personne est encore plus intéressant. Dans un premier temps, il a répondu favorablement à ma demande, et m'a annoncé qu'il m'enverrait cent euros, ce dont je l'ai évidemment remercié. Puis, ne voyant rien venir, j'ai dû lui écrire pour lui demander s'il comptait toujours m'envoyer cette somme, car j'étais malheureusement dans l'obligation de prévoir un peu les choses, la banque ne me laissant pas beaucoup de temps pour réagir. C'est alors que cette personne m'a fait une véritable scène, m'accusant d'avoir voulu lui extorquer de l'argent (de, je le cite « l'avoir pris pour un tiroir-caisse »), et de l'avoir mis « dans une situation détestable » (sic) et l'obligeant par la même occasion à « se désinscrire de Facebook » (resic) ! Je n'ai évidemment rien répondu à ce délire, et j'ai tourné les talons. Furieux de voir que je ne répondais pas, sans doute, que je refusais d'entrer dans ses divagations, il s'est mis à faire dans le sarcasme moral et à insinuer que notre "amitié" n'avait « valu que cent euros ». Devant une telle preuve de saleté mentale, je l'ai supprimé de mes "amis" (c'était bien la moindre des choses), ce qu'il a bien sûr très mal pris et ce qui l'a autorisé à faire état, à sa façon, de ma démarche, dans des cercles d'où une réponse de l'intéressé était tout à fait exclue, bien entendu, puisque sans certains amis je ne l'aurais même pas su. Finalement, après réflexion, je me suis dit que cette aventure, ou mésaventure, m'avait apporté beaucoup : d'une part, elle m'a permis de rencontrer des gens généreux, et qui, sans cette "démarche", comme dit l'autre, seraient restés pour moi plus ou moins anonymes, et d'autre part elle m'a permis de mettre fin à des relations qui, et cela je l'avais deviné depuis un certain temps déjà, faisaient partie de ces relations que nous traînons comme des boulets. Le pire est sans doute ces gens qui, quand vous avez la tête sous l'eau, vous disent, en maîtres d'école soudain très sûrs de leur belle et bonne morale, que vous sortir la tête de l'eau « ne réglera rien sur le fond ». Comme si nous les avions attendus pour savoir que recevoir un peu d'argent de la part de bienfaiteurs ne règle jamais "le problème sur le fond", mais permet seulement d'espérer durer encore un peu, envers et contre toute raison. Comme toujours, ou comme 98 fois sur 100, nous savons toujours à quoi nous en tenir dès le début d'une relation sur celui ou celle qui se trouve en face de nous, mais, comme 98 fois sur 100, nous pondérons notre jugement par des considérations intellectuelles qui ont finalement peu à voir avec la réalité tangible et efficiente. C'est la raison pour laquelle je ne comprendrai jamais ceux qui ne veulent pas qu'on "juge sur le physique". Cette expression, "juger sur le physique", ou "critiquer le physique", est trompeuse, car le "physique" n'est pas (seulement) le physique, il est, dans 98% des cas, l'être tout entier, car l'être ne peut pas se dissimuler, contrairement à ce que l'on dit souvent. Il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir. On peut bien entendu amender l'être, le travailler, le perfectionner, le modeler, le redresser, mais il émet toujours les signes de ce qu'il est et du travail en cours, quoi qu'on fasse. Nous ne sommes pas autrui, et nous n'avons qu'un pouvoir restreint sur notre figure — encore une mauvaise nouvelle. D'ailleurs, pour quelle raison le visage aurait-il pris ce statut si particulier, si sacré, s'il n'était porteur d'autre chose qu'un masque pour l'être ?

Mon amie est bien malheureuse et je suis malheureux avec elle. Elle se sent prise dans une nasse ; j'ai connu ce sentiment terrible. Elle me demande si elle est vraiment moche. Nous sommes tous pris sous le regard des autres, moi comme elle, c'est un jeu terriblement cruel que d'avoir un visage et un corps, et j'en ai souffert plus souvent qu'à mon tour. "Pris sous le regard de l'autre" dit tout à fait ce dont il s'agit. Comprendre l'autre c'est justement faire échange de regards (et les regards peuvent être aussi des paroles, des écrits) pour le garder dans une proximité qui ait du sens. « Ne sommes-nous que cela ? » se désolent ceux qui n'ont qu'une image spéculaire à opposer à l'autre. C'est très curieux, tout de même, cette hantise de la mocheté. Je me suis trouvé moche toute mon enfance, et aujourd'hui que je regarde des photographies de ce temps-là, je me trouve plutôt joli garçon. On pourrait résumer la chose en disant qu'au présent on se trouve toujours moche, quand il s'agit de soi-même, mais il se pourrait bien que ce soit l'inverse en ce qui concerne les autres. J'ai pris l'habitude, depuis quelques années, de ne jamais voir une jolie fille sans l'imaginer avec dix ou vingt ans de plus. Il ne s'agit pas du tout de se consoler à bon prix de ne pas être en mesure "de l'avoir", non, cela m'est complètement égal et il s'agit de bien autre chose. J'ai enfin réalisé (il était temps !) que même le désir est pris dans une histoire, et qu'être amoureux consiste (aussi) à gérer, tant bien que mal, cette durée. J'ai d'autant moins d'excuses que la musique est par excellence un art du temps que l'on pourrait définir par la manière dont le son distribue le désir dans la durée. "Construit", plutôt que "distribue", car le désir n'est pas une chose donnée une fois pour toutes, justement. Je crois décidément de plus en plus que la musique et l'amour sont un seul et même phénomène qui a pris des formes différentes à cause de la surdité "naturelle" de la grande majorité des hommes. Comme l'amour, la musique m'aura brouillé avec tout le monde ou presque. Est-ce que je ne devrais pas plutôt parler du goût ? Ah non, ça suffit comme ça, on a fait assez de dégâts pour aujourd'hui. À chaque jour suffit sa brouille.


Tout le monde n'est pas Sarah. De retour à la maison, après une visite au médecin de ma mère, je l'avais trouvée confortablement installée dans mon bureau, en train de lire mon journal intime. Même si j'en ai eu envie, je n'ai pas réussi à me fâcher. Nous avons éclaté de rire tous les deux. Lire est toujours un risque, comme vivre. Elle avait (et a toujours, j'imagine) vingt ans de moins que moi, j'étais donc celui qui est exposé, du point de vue de l'âge, à la critique, au dégoût, à la moquerie. Je crois que cette habitude que j'ai prise d'imaginer une femme avec un ou deux cycles de vie en plus date de cette époque-là. Sarah a été un modèle irremplaçable, pour moi. La demande étant venue d'elle, je n'ai pas eu à exiger quoi que ce soit. Comme j'ai pu réaliser grâce à sa bonne volonté une grande quantité d'images d'elle, j'ai constaté qu'il était possible de faire sortir d'un corps d'autres corps, et parfois en très grand nombre. Tous ces corps sont déjà , bien sûr, on ne les invente pas, on ne fait que les amener au jour, et très souvent le modèle est le premier surpris, qui croyait être unique ou à peu près. Certaines personnes possèdent un ou deux corps de rechange, d'autres en ont des centaines. Et lorsqu'on met petit à petit en lumière ces corps, il devient assez simple d'imaginer les formes que prendront ces figures latentes, dans un avenir plus ou moins proche. Les femmes veulent très souvent, le plus souvent, que vous fassiez d'elles des portraits qui les rendent belles, ou plutôt qui les montrent belles, et l'expression "aimer ses modèles" (comme "aimer ses acteurs" pour un metteur en scène, ou "aimer ses personnages", pour un auteur) est devenu une des scies les plus pénibles : « On sent que vous aimez votre modèle, Brandon-Alphonse Bachardi ! » J'avoue que je ne vois pas très bien ce que ça peut vouloir dire, de montrer quelqu'un sous son meilleur jour. Comment quelqu'un qui se regarde dans la glace pourrait-il savoir quel est "son meilleur jour", puisqu'il ne voit qu'un reflet de l'image qu'il tente de faire coïncider avec ce qui en lui regarde cette image ? Un photographe, un peintre, un portraitiste serait censé lui aussi coïncider avec cette chimère ? Il ne peut au mieux que tenter de se conformer à ce qu'il croit comprendre du désir de celui qu'il représente. Est-ce vraiment le but d'un portrait ? Est-ce qu'un portrait peut aussi nous brouiller avec le sujet de celui-là ? « Tu n'aimes pas ton modèle, tu ne m'aimes pas ! C'est comme ça que tu me vois ? Alors je préfère que tu ne me regardes plus. » À chaque fois que j'ai tenté un portrait de Raphaële, elle l'a très mal pris. Pourtant je l'ai aimée, infiniment plus que j'ai aimé Sarah. Et je la trouvais belle, sur ces portraits qu'elle détestait, sur ces portraits où elle se détestait. Ce que les modèles détestent, je crois, c'est surtout un certain rapport à la vérité. Ils ont tellement peur que notre regard échappe à leur emprise, à leur regard, ou plutôt à ce non-regard dont ils veulent conserver précieusement le pouvoir, comme un trophée durement acquis, qu'ils prennent toujours très mal le fait qu'un autre s'autorise à montrer une figure qu'eux-mêmes ne voient pas. Les photographies sont très liées au journaux intimes, je l'ai souvent constaté, et pas seulement les photos de nu. On sait bien, même si c'est confusément, que se laisser photographier (ou portraiturer) c'est, qu'on le veuille ou non, une plongée dans notre intimité. Qu'est-ce qui est dehors, et qu'est-ce qui est dedans, on ne le sait jamais avant de voir le résultat. Ce qu'on croit cacher on le laisse voir et ce qu'on pense montrer on le dissimule, c'est précisément cela qu'on voit, sur un portrait réussi, cette image à front renversé, brouillée et surprenante qui n'appartient que très peu à celui qui est mis dans le cadre.

vendredi 28 août 2015

Petit pouvoir


Petit pouvoir, petit pouvoir ! Il est là, mon petit pouvoir, entre mes jambes, comme un moineau déconfit en extase bénigne. Il n'a l'air de rien. Au repos comme un guerrier au chômage. Mais je vous assure qu'on l'a connu très vaillant et infatigable, indomptable, formidable ! Là, il reprend des forces. Il attend son heure, qui ne saurait tarder. C'est vrai, il y a déjà un moment qu'il attend son heure ; mais il est patient. Il ne s'en fait pas. Être à l'heure est sa devise. Pourquoi s'en faire ? Quand il n'y a pas de travail, on se repose, comme disait tante Mathilde à l'heure de la sieste. 

Oui mais tante Mathilde était une femme. Les femmes c'est pas pareil. Elles ne travaillent jamais, les femmes. Une femme, ça attend, ça se laisse faire. La joie d'une femme est dans la passivité. La joie d'une femme ne dure pas qu'un instant, la joie d'une femme, et son bon plaisir, sont infinis. Qu'elle respire, qu'elle dorme, qu'elle urine, qu'elle mange, la femme est comblée de jouissance, et même vide elle est pleine de cette joie liquide. Ça fait une sacrée différence, croyez-moi ! Je dis que la femme attend mais ce n'est pas vrai. Elle n'a rien à attendre, ou plutôt, l'attente est aussi sa jouissance et sa joie. Les femmes, c'est une chose assez compliquée, mais c'est aussi très simple, beaucoup plus simple qu'un homme. Ça fonctionne toujours. 

Notre pouvoir à nous, les hommes, bien qu'il soit très réel, est très limité dans le temps. Juste le temps d'une érection, et même si l'on met bout à bout toutes nos érections, ça ne fait pas grand-chose. Les hommes, on est du chronomètre, du rythme, on pense à tenir, à bander, toute notre vie se passe à vouloir tenir. Ça fatigue, ça, de tenir. Et d'ailleurs, souvent on tient pour des prunes. Ça ne suffit pas. La femme va encore trouver le moyen de se plaindre. 

La femme aime se plaindre, ça l'occupe, durant son éternité de joie. La femme est comme le ciel, on ne peut jamais la combler. C'est un trou sans fond, un panier sans anse, une pipe déculottée, un pruneau sans noyau, une figue sans figuier. On essaie de regarder dedans et on s'y voit comme dans un miroir, et ça l'amuse de nous renvoyer à nous-même, quand on voudrait comprendre où l'on dépose notre petit pouvoir de l'instant. Ça n'a pas de plan, une femme, puisque ça n'avance que pour aller nulle part et en revenir, et l'absence de plan nous chagrine beaucoup, nous les hommes. Quand on veut bander, il faut un plan. 

L'homme est là, la femme est ici. Ça ne coïncide jamais mais elle a appris à nous faire croire le contraire, et nous avons appris à faire semblant de la croire. Il faut en permanence se rappeler d'oublier que nous savons que nous ne pourrons pas tenir. Est-ce comique ? Oh oui, c'est comique ! Une des premières choses qu'on comprend, quand on commence à faire l'amour à des femmes, c'est qu'il faut s'abstenir absolument de rire durant l'acte. Il faut être d'accord avec l'acte pour être d'accord avec l'être, et, pour cela, il faut, au moins dans un premier temps, éliminer le comique extraordinaire de cette situation. Un acte que le monde entier a fait avant nous ne peut être que d'un comique ahurissant, surtout lorsqu'on le fait très sérieusement, en croyant très sérieusement qu'on est en train de l'inventer. 

Le petit pouvoir des hommes, le petit pouvoir dressé, qui veut tenir, les rend si ridicules qu'ils en sont transfigurés. Quand les femmes ne sont pas occupées à jouir, c'est-à-dire très rarement, elle s'agrippent à ce petit pouvoir comme à un rire qui aurait durci, le temps d'éclater à l'extérieur de l'homme, qui aurait gelé, à peine sorti de l'homme, et qu'elles vont faire fondre en elles, pour lui redonner un peu le sens des réalités. Entre "tenir" et "venir", il y a seulement le pouvoir de la femme. 

mardi 21 juillet 2015

C'est moi !


Autrefois les marins attrapaient le scorbut, mais ils n'étaient pas emmerdés par leurs femmes qui les appellent pour un rien sur leur portable et qui savent ce qu'ils ont dépensé à l'autre bout du monde. Quand ces femmes trompaient leurs marins de maris, ceux-là ne le savaient qu'au retour et n'avaient pas à vivre avec ça durant des mois. 

Quand je suis rentré à la maison ce soir-là il devait être près de minuit. J'avais roulé toute l'après-midi avec le camion, j'étais crevé mais tellement heureux de retrouver celle que j'aimais, pour les quelques jours d'interruption que nous avions au milieu de la tournée. J'avais un désir fou d'elle, et, durant le voyage, je me faisais une joie de tout ce que nous allions faire au lit dès que je serai rentré. Quand je suis arrivé devant la maison, j'ai tout de suite vu la voiture de Michel, et j'ai su aussitôt que ce n'était pas bon. Je n'ai pas raisonné, j'ai su tout de suite. J'ai garé le camion, j'ai frappé à la porte mais personne ne répondait. J'étais seul, dans le village, devant chez moi, les camions passaient en trombe sur la nationale 86. J'ai arrêté de frapper à la porte et j'ai eu terriblement mal. La douleur s'ajoutait à l'humiliation, ou l'inverse, et j'ai eu un bref moment d'abattement total. Je me suis assis sur le devant de la porte, je n'arrivais plus à penser à rien. Et puis j'ai pensé au balcon, au petit balcon adorable qui depuis la chambre donnait sur les champs d'asperges et de cerisiers. J'ai contourné la maison, je suis allé me mettre sous le balcon, et j'ai écouté. Comme nous étions en été, la fenêtre était ouverte, et Christine était du genre bruyante. Quand j'ai appelé, les bruits se sont arrêtés immédiatement. Il s'est fait un grand silence horrible. J'étais tétanisé. Ce silence était la chose la plus atroce que j'aie entendu de ma vie. Mais quoi, il fallait bien que je rentre chez moi. Au bout d'un moment qui m'a paru très long, Christine est venue sur le balcon, à poil, s'est penchée par dessus la balustrade, et a eu ces mots incroyables : « C'est toi ? »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les femmes qui vous téléphonent commencent toujours la conversation par ces mots : « C'est moi ! » Bien sûr, la plupart du temps, on les reconnaît, mais on a tout de même envie, j'ai tout de même envie, toujours, de répondre : « Moi qui ? » Elles sont toujours uniques, les femmes. Aucun risque de les confondre. J'en ai eu tellement assez, un jour, que, pendant une semaine, j'ai fait croire à ma petite amie que je ne me souvenais plus d'elle, que je l'avais oubliée, mais alors vraiment, complètement, que je ne savais pas du tout qui elle pouvait bien être. Elle me téléphonait et je lui répondais : « Bonjour, vous dites que vous me connaissez ? Non, vous devez vous tromper. Vous me faites une blague, c'est ça ? » La pauvre raccrochait en larmes…

C'est toi ? Oui, c'est moi, tu m'ouvres ? Oui, je descends, j'arrive. Elle avait la voix enrouée. On s'est retrouvés tous les trois dans la cuisine. La cuisine qu'on avait repeinte en jaune récemment. Je crois que la chambre était noire, enfin, je ne suis pas sûr… Et la pièce juste à côté de la chambre, celle où je mettais mes instruments, était rouge, mais alors un rouge… un rouge sensuel, comme aurait dit Albert Cohen. Nous étions un peu dingues, maintenant je peux bien le dire. Michel était professeur de philosophie à Avignon. Il en pinçait sacrément pour Christine, ça se voyait. Ils étaient tous les deux plus âgés que moi. Je ne sais plus ce qu'on s'est dit, mais Michel n'est pas parti tout de suite, je veux dire qu'il n'est pas parti le pantalon sur les chevilles ; manière de me montrer qui était le dominant. « Alors tu m'as trompé ? » Oui, dit comme ça, la question paraît un peu idiote, je le reconnais. Christine avait une spécialité, dans la vie : elle était toujours amoureuse de deux hommes en même temps. Pour elle il n'y avait pas vraiment tromperie. D'ailleurs, si je n'étais pas rentré ce soir-là à l'improviste, elle me l'aurait annoncé elle-même, je le sais. On se disait tout. Quand je l'ai rencontrée, elle était avec un contrebassiste et elle restée amoureuse de lui un bon moment encore. Puis il y a eu Michel. Puis il y a eu Hans. Avec Michel, on s'est connu intimement. Il m'a cassé la gueule une fois, et deux fois au moins on a dormi dans le même lit, avec Christine au milieu. Il péchait des truites à la main, torse nu dans les torrents glacés, pour faire le mec qu'est pas seulement prof de philo, et il avait la passion des magnétophones, comme moi. On avait les cheveux longs, tous les deux, bouclés, tous les deux, mais il était beaucoup plus grand que moi. Je n'oublierai jamais cette nuit atroce à Châteauvallon, où nous avions pénétré dans une petite bicoque dans la garrigue, qui nous semblait inhabitée, et où nous avions fait l'amour à une Christine en transe. Au beau milieu de la nuit les "Musiciens du Nil", une quinzaine de nègres ont regagné leurs pénates, et ils ont constaté qu'ils n'étaient pas seuls, et que dans une des chambres se trouvait une femme, ce qui les a mis dans un état d'excitation indescriptible. Pendant une bonne heure ils ont essayé de pénétrer dans la chambre où nous nous étions barricadés et que nous défendions avec les moyens du bord. Ça crée des liens. On s'est carapaté à l'aube, sans demander notre reste.