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samedi 23 août 2025

À ce moment-là

 

Avec elle j'étudiais l'harmonie. Du moins était-ce l'intitulé du cours, mais il arrivait que nous débordions un peu sur d'autres disciplines annexes. A. possédait un accent hispanique prononcé, elle était blonde, assez sèche, elle avait des cheveux mi-longs, c'était la femme de C. et je crois pouvoir affirmer qu'elle m'aimait bien. Elle me demandait parfois de lui jouer des œuvres que je travaillais avec son mari. Ce jour-là, c'était au commencement de l'après-midi, je ne sais plus sur quoi nous travaillions, elle m'a demandé de lui interpréter quelques unes des Scènes d'enfant de Schumann. Je n'aimais pas énormément jouer du piano devant elle, je ne sais trop pourquoi, mais il m'était impossible de refuser. À un moment donné, elle m'a repris sur un phrasé, et m'a dit que je ne respirais pas — ou pas bien. Comme je peinais un peu à comprendre où elle voulait en venir, elle a parlé d'un état de suspension ; je me rappelle très bien ce mot de « suspension », dit avec l'accent espagnol. Elle avait une voix assez aiguë, pas très jolie. 

J'ai rejoué plusieurs fois un passage qui ne lui plaisait pas, mais plus je recommençais moins ça lui plaisait. Elle s'est même mise au piano, pour essayer de se faire comprendre mieux qu'avec des paroles. Je sentais bien que je n'y arriverai pas : quelque chose en moi se braquait complètement, je n'y pouvais rien. Je n'avais qu'une envie, c'était de lui demander de revenir à l'étude de cet enchaînement harmonique de Händel, oui, je crois qu'il s'agissait de Händel, après tout, j'étais là pour ça, mais je n'ai pas osé. Elle était assise à ma droite, je ne la regardais pas. Je commençais à en avoir marre, de ce Schumann, qui n'était même pas l'un de mes préférés, quand j'ai senti très nettement sa main sur ma bite. « Là, c'est là, tu comprends ? » Il m'est impossible de me rappeler ce que j'ai répondu. J'imagine que j'ai bredouillé que je comprenais, ou un truc du genre. Elle n'a pas laissé sa main. Elle l'a même retirée tout naturellement, sans précipitation, comme si ce geste était parfaitement à sa place, qu'il avait rempli sa fonction, très bien, on pouvait maintenant passer à autre chose, et moi j'ai continué à jouer comme si de rien n'était. 

Plus tard je me suis demandé si je n'avais pas rêvé. Sa main était peut-être sur mon ventre, sur le bas de mon ventre, d'accord, mais pas sur mon sexe ! Elle avait simplement voulu vérifier que je savais bien respirer avec le ventre, c'est tout. Non, je n'ai pas rêvé. Et elle n'était pas suffisamment myope pour avoir pris mon entre-jambes pour mon ventre. C'est là, tu comprends… Peut-être avait-elle jugé bon de me rappeler où se trouvait mon sexe, peut-être trouvait-elle que mon jeu manquait de testostérone, peut-être pensait-elle que les grands interprètes romantiques pensent d'abord avec leur phallus, et que j'avais tendance à l'oublier, que j'étais trop intellectuel, trop timoré, peut-être trouvait-elle mon jeu efféminé ou fade ? Peut-être avait-elle tout simplement envie que je sorte ma queue, là, devant le Steinway, sans faire de manières, et que je la baise à même la moquette ? Peut-être avait-elle envie de se venger de son mari qui la trompait sans trop de discrétion, nous étions tous au courant ? Je ne sais pas ce qui lui a passé par la tête et je ne le saurai jamais. J'ai été lâche, j'ai fait celui qui ne comprenait pas, celui qui pense que son bras a fourché. Je regrette. Non pas que j'aie eu la moindre envie d'A., ce jour-là, mais je regrette ma petite lâcheté. Peut-être que ce moment aurait été un tournant, dans ma vie, si j'avais réagi autrement. 

dimanche 15 janvier 2023

À la recherche de la musique perdue


De Chausson, c'est l'opus 21, le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré mineur, une formation très inhabituelle. De Fauré, c'est l'opus 15, son premier quatuor avec piano en ut mineur, une œuvre de jeunesse, composée entre 1876 et 1879, mais une œuvre déjà tellement mûre, tellement fauréenne. À trente-et-un ans, Fauré n'est plus un tout jeune homme, c'est entendu, mais, pour celui qui va créer la plupart de ses grands chefs-d'œuvre beaucoup plus tard, cela reste une œuvre des commencements. Pour ce qui me concerne, je ne pourrai jamais l'entendre autrement : c'est avec ce chef-d'œuvre que je suis entré de plain-pied, et par hasard, dans l'œuvre du Maître. Fauré avait fini ses jours à Annecy, ou presque. Il y fera quatre séjours, le premier à l'été 1919, à la villa Dunand, aux Charmilles, le second à l'été 1922, après qu'on lui a rendu un hommage national à la Sorbonne ; il compose à cette occasion son trio avec piano op. 120. Il y reviendra en 1923, après avoir été promu Grand-Croix de la Légion d'honneur, du 25 juin au 20 septembre, et composera à cette occasion son unique quatuor à cordes en mi mineur, son opus 121, qu'il achèvera le 11 septembre de l'année suivante, en 1924, avant de rentrer mourir à Paris, le 4 novembre, à deux heures du matin, dans son appartement de la rue des Vignes. Quand j'ai traîné deux de mes amis jazzmen au Château d'Annecy (un contrebassiste et un guitariste plus âgés que moi), ce soir-là, ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient entendre, et moi, pas beaucoup plus qu'eux. J'ai oublié le nom du quatuor (les Parrenin, peut-être ? À moins qu'il ne se soit agi du Quatuor de l'ORTF…), mais je me rappelle celui du pianiste : Leslie Wright, que j'étais allé féliciter à la fin du concert. Je découvrais cette musique, alors, avec un émerveillement qui ne m'a plus jamais quitté. La musique que j'entendis ce soir-là n'était ni classique, ni romantique, ni même française dans ce que cet adjectif peut avoir d'un peu étroit et restrictif, quand, comme moi, on ne connaissait que Ravel et Debussy, Messiaen, un peu Lalo et très peu Bizet. La façon dont Fauré nous attrape d'emblée avec l'entame de son premier mouvement, en tombant de la dominante sur la tonique et en y revenant après un court détour par la même dominante grave — et la sous-tonique, m'a toujours semblé le comble du comble du Son dans toute sa plénitude, dans ce qu'il peut avoir de charnel, d'enveloppant et de maternel, même si ce début est très viril, et presque épique. L'alternance des cordes et du piano, ici, n'est pas l'alternance propre au dialogue, c'est plutôt la respiration intime d'un même corps, qui doit passer par des phases opposées pour rester en vie. C'est la métamorphose indispensable aux états complémentaires de la matière, c'est la combustion du souffle dans ce qu'elle a de premier. J'ai eu ce soir-là l'impression de naître à la musique, de naître avec elle. J'ai respiré avec les musiciens, comme si leur souffle était la condition du mien, et la respiration incessante de la musique, si perceptible dans ce premier mouvement, si essentielle, vitale, est devenue l'aune à laquelle instinctivement je mesure toutes les musiques que j'ai entendues depuis. 

Quand on entend l'attaque du Concert de Chausson, ces trois notes impérieuses, LaMi, énoncées séparément par le piano de Jorge Bolet, puis reprises par les cordes profondes du Quatuor Juilliard, à l'unisson, on ne sait pas encore si le ton de  sera majeur ou mineur, puisque le Fa manque, qui pourrait nous le dire. Ce qu'on sait immédiatement, en revanche, c'est qu'on est pris, c'est qu'on est embrassé, enveloppé, presque noyé de chair. Que ce soit le piano ou les cordes, ils sont pour notre être des bras profonds et solides auxquels nous pouvons nous abandonner comme si nous venions de naître. Nous ne tomberons pas, nos cris seront entendus. La chair qui ici nous accueille est si moelleuse, si profonde, nette et virile, qu'il nous semble que rien ne peut mieux s'accorder à la nôtre. La chair de cette musique se fond si harmonieusement et si rapidement avec la nôtre que très vite il devient impossible de savoir si elle est nôtre ou si nous sommes siens. Majeur ? Mineur ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est la solidité du Ton, c'est la matérialité du Son, et c'est la porosité de notre être quand il est confronté à cette musique qui en ouvre tous les ports. 

Fauré n'aurait pas pu composer ce quatuor à la fin de sa vie. Il aurait trop su, trop connu, trop entendu. Même s'il était déjà un maître, en 1876, et si l'harmonie, en particulier, n'avait plus guère de secrets pour lui, il lui restait cependant cette légère imprécision ontologique, ce léger jeu dans son être, qui lui a permis de composer une musique qui reste entre deux eaux, entre deux êtres, qui ne démontre rien, qui questionne plus qu'elle ne répond. Il paie encore sa dette à ses maîtres, il montre ce qu'il sait faire, bien sûr, mais cela reste un jeu, une convention, une politesse, et cela ne l'empêche nullement de manifester une singularité, une promesse originale. Malgré tout, ce quatuor sonne comme un quatuor classique ! Pas classique au sens du style, non, mais classique au sens où le compositeur ne fait preuve d'aucune maladresse, d'aucune exagération ni emphase inutile. Son romantisme est naturel, il correspond à ce qu'il entend, ni plus ni moins. Est-ce français ? Est-ce trop allemand ? Il ne se pose pas la question. C'est du Fauré, et cette France-là existe au moins autant que les autres France. Il lui manquait seulement une voix : il fallait un Fauré, comme il fallait un Chausson. Sans Fauré, Proust aurait-il été Proust ?

Moi qui ai tout fait à l'envers, dans ma vie, j'aurai connu Fauré et Chausson après Debussy et Ravel. J'ai donc mis un certain temps à comprendre comment les choses se sont passées — comment les choses se sont dépassées, comment elles ont glissées les unes sous les autres, comment elles se sont ignorées, reconnues, interpellées, réconciliées, perdues de vue. Quand on écoute la Sicilienne du Concert, il est presque impossible de ne pas penser au trio de Ravel, et de même quand on écoute le trio op. 120 de Fauré. Pourtant on aurait du mal à penser que Fauré (élève de Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre) et Chausson (élève de Massenet) ont inspiré Ravel. Il y a là un de ces renversements anachroniques qui sont fréquents dans l'art. Un ami très cher m'écrivait justement hier : « On peut tout de même concéder à Camus que, sans Beethoven, Mozart n’aurait pas eu les idées pour ses dernières symphonies. Il était cuit. » Fauré était-il « cuit » sans Ravel ? C'est possible, après tout. Chausson l'était-il, sans Debussy ? Le temps de l'art n'est pas le temps de l'histoire, loin s'en faut, même s'il est illusoire de croire qu'un artiste peut s'extraire tout à fait de son temps. Boulez dit quelque chose de très juste, à cet égard, quelque chose qu'il a lui-même incarné de manière spectaculaire : un artiste doit à la fois ne jamais rompre le lien avec le passé de son art, et s'en éloigner le plus possible. Il y a dans ces années-là (je parle du tournant du XIXe au XXe siècle) une exceptionnelle concentration, une exceptionnelle convergence d'âmes et de styles et d'êtres dont nous n'avons sans aucun doute pas fini de mesurer les effets sur nos générations. Le potentiel artistique et intellectuel était tellement gigantesque, tellement profond, tellement riche, qu'il a créé en quelques décennies seulement des chemins innombrables qui nous paraissent encore largement indéchiffrables et inexplorés. Plus j'écoute de musique plus cela me semble difficile et complexe, moins je m'y retrouve, moins j'ai de certitudes. La seule certitude qui ne me quitte jamais, c'est que la vérité de la musique est certainement l'une des vérités les plus profondes et les plus pérennes ; mais cette vérité-là se venge bien de nous par toutes les questions sans réponses qu'elle fait naître en nous lorsque nous tentons d'écouter vraiment. Il m'est arrivé, quelquefois, dans ma vie, de tomber sur des textes particulièrement difficiles. Je n'ai pas la prétention de les avoir tous compris, bien entendu, mais il m'est arrivé de venir à bout de certains qui m'ont résisté longtemps, en les reprenant encore et encore, avec opiniâtreté. C'est une chose qu'il m'est totalement impossible d'affirmer, dans le domaine de la musique. Même les œuvres que je connais le mieux, que j'ai jouées cent fois et plus, que je reprends encore, des années après les avoir déchiffrées pour la première fois, même une œuvre de ce type, il ne m'arrive jamais de me dire : je la connais. Je peux dire que je la connais bien, que je la connais par cœur, mais aucune des analyses que j'aie pu en faire, aucune des exécutions que j'aie pu en donner, aucune des très nombreuses lectures ou écoutes que j'aie pu en avoir n'en a jamais épuisé le mystère, et je suis devant elle comme devant une femme. Je peux la toucher, la faire parler, elle peut me donner du plaisir, m'angoisser, me désespérer, me faire pleurer de joie ou de tristesse, mais je sais qu'à la fin des fins elle me restera aussi obscure qu'au premier jour. Elle le sera sans doute plus, même, car dans l'éblouissement du premier jour il y a une vérité indépassable qu'il ne faut jamais mépriser. Ce jour-là, au Château d'Annecy, il y a cinquante ans, j'ai sans doute su mieux qu'aujourd'hui ce qu'était la musique de Gabriel Fauré, cette ravissante inconnue dont je suis tombé amoureux. Aujourd'hui, je n'en ai plus que des réminiscences, des bribes, des idées, des structures, des pensées, mais je suis plus que jamais à la recherche de la musique perdue

dimanche 5 juillet 2020

Le pont aux visages


Après la nuit remuée dans la plaie, j'écoute le quintette avec piano en ré mineur de Fauré, le premier. Je ne sais pas d'où je reviens. Jeudi dernier, vers cinq heures du soir, j'ai senti la mort dans ma nuque. J'ai eu peur. J'étais en voiture. Le troisième mouvement, allegretto moderato, tellement étrange… Je suis sur un pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont à présent inaccessibles. Comme souvent, je ne comprends plus ce qu'on me dit. C'était froid, comme si l'on avait passé de l'alcool sur ma peau. J'ai eu peur. Fauré est un type incroyable. Il nage entre deux eaux. Peut-être est-il profondément fou, lui aussi. Les visages se donnent si facilement, aujourd'hui. J'entends la terre respirer. Elle est pleine. Elle lève.

Elle n'est pas du tout magnanime, elle est oublieuse et d'un égoïsme crasse, comme la plupart de ceux qui le sont, magnanimes. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Non, je ne suis pas fou, j'ai les yeux ouverts, contrairement à tous ceux qui choisissent de vivre à l'abri de leur cécité. Je vois, je vois avec avidité, comme d'autres boivent. Est-ce ma faute si on m'a donné ce don ? Je ne peux pas m'empêcher de voir, c'est ce qui me tue. Mais ça ne m'empêche pas d'aimer. Ça non ! Ça ne me rejette pas dans un autre monde, malheureusement. Dans celui-ci je reste coincé avec mes congénères. Et je les aime malgré eux, ces crasseux, oui, c'est ce qui arrive, exactement, rien d'autre. Ils ne le comprennent pas, car ils se serrent les uns aux autres, comme des carcasses exsangues et punies. Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. Est-ce ma faute si j'entends ? Je suis dans leurs organes, parfois, ce n'est pas si drôle ! Non, ce n'est pas drôle de voir et d'entendre. Il suffit que je m'approche d'une image et celle-là se met à me parler, elle déballe tout, elle se répand comme une traînée, sans vergogne, elle ne peut plus s'arrêter de me parler, de se confier.

Vous ne savez pas. Vous avez peur de la vie, et elle vous le rend bien. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure, C'est la musique qui le prend. 

lundi 1 mai 2017

Le petit coussin de velours bleu

Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique. Quand l'oreille est bouchée, quand le corps n'a pas appris depuis l'enfance à laisser passer ce souffle, à lui faire place, au plus profond des organes et des rêves, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, quelque chose qui nous tient éloigné de ces êtres, il y a un-je-ne-sais-quoi dans leur phrasé qui ne correspond pas à notre souffle et à nos aspirations, la pente n'est pas adaptée à la densité de notre chair, la main ne trouve pas la bonne résistance, le bon volume

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité. Je suis persuadé que ce rapport à l'autorité, précisément, fait une grande différence avec les autres arts, sauf pour ce qui concerne le théâtre (le théâtre de textes)

« Tiens-toi tranquille, ô, ma douleur ! » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question ! À quelle distance de la musique nous trouvons-nous ? Voilà la vraie question. Trop près on brûle, trop loin ce n'est pas la peine. Les violonistes posent l'archet sur la corde, c'est-à-dire le souffle sur le cœur vibrant, on ne pourra jamais faire mieux : soufflent sur la flamme 

vendredi 4 avril 2014

Mon enfant, ma sœur, songe à la douleur…


Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique.

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité

« Sois sage, ô ma Douleur » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question !

Le phrasé, le geste, la tenue, le souffle, la grâce, la douceur, les mains… du pays qui nous ressemble. La Voix qu'on a dans l'oreille, jusqu'à la fin… Elle est là, sur le pupitre. Il suffit de lire, et de relire.

(…)

samedi 20 août 2011

Le détour de Rome, comme tel


Ce matin, sur Facebook, je lis cette phrase, reproduite à partir du "Discours de Rome", de Lacan : « La psychanalyse, est un gay savoir. » Non, ce n'est pas le "gay" qui m'intéresse (quoi qu'il y aurait évidemment beaucoup à dire à ce sujet !). Je fais remarquer à ceux qui reproduisent un extrait de ce texte, commençant par cette phrase, donc, que cette virgule, entre le sujet et le verbe être qui suit immédiatement, est tout de même un peu étrange. (En lisant la phrase, on entend parfaitement, c'est au moins la vertu de cette ponctuation idiote, la vocalité de Lacan, et ses "respirations" qui n'en sont justement pas. Mais là n'est pas la question, et quand on écrit un texte, eût-il été prononcé lors d'une conférence, il n'y a aucune raison (aucune bonne raison, parce que des raisons, il y en a, précisément) d'écrire cette ponctuation qui ne ponctue rien, du point de vue de la syntaxe.) Que me répond-t-on alors ? « La ponctuation, c'est une respiration, à prendre comme telle ;-) » [C'est un psychanalyste qui parle]

Les trois points sont de moi. Ces gens-là sont censés être capables de penser, être à l'écoute (c'est-à-dire avoir un peu d'oreille), et surtout, me semble-t-il, connaître et savoir manier la langue, puisque la psychanalyse (surtout lacanienne) ne passe que par le langage. Tous les jours, je remarque que les plus petits signes (et la ponctuation est l'un de ces signes) disent des choses énormes sur ceux qui ne s'entendent pas parler. Respiration, vraiment ? Bizarre, Cher Cousin, bizarre ! Quand Lacan faisait ce genre de pauses qui n'ont aucun rapport ni avec la syntaxe ni avec un besoin physiologique (reprendre son souffle), il regardait par-dessus ses lunettes, il envoyait un double signe à son auditoire : je fais ce que je veux avec la langue et je vérifie que ma toute-puissance supposée vous tient sous le charme. C'était l'un des très nombreux détours qu'il imposait sans cesse à ses disciples au cas, assez improbable pourtant, où ceux-là auraient eu l'inconscience de croire comprendre une phrase faite d'un sujet, d'un verbe et d'un complément. Ce n'est pas son souffle, qu'il reprenait au cours de ce genre de détour, c'est le souffle des auditeurs qu'il tenait en état d'inquiétude. C'est un truc d'orateur, et d'orateur, en l'occurrence, intelligent, compositeur, improvisateur, et pervers. Quand les disciples reproduisent (des décennies après la mort du maître) les tics et les trucs du maître, sans comprendre ce qui produit ces tics et ces trucs, qui plus est en passant d'un régime oral à un régime d'écrit, on peut légitimement avoir toutes les inquiétudes du monde en confiant à ces gens-là ne serait-ce qu'un secret d'alcôve.

Il y a pas mal de psychanalystes sur Facebook, qui mettent des photos, des musiques, des citations et des références, afin qu'on puisse avoir d'eux une "image" (les inconscients !). Allez les regarder, prenez un moment pour ça, vous verrez, c'est affligeant, et ça en dit beaucoup plus long sur la psychanalyse et sur les psychanalystes que tous les discours de Rome ou que toutes les plaques professionnelles sur les portes de Paris ou d'ailleurs. À prendre comme tel. Tous les chemins mènent à Rome, à condition de ne pas regarder les panneaux de signalisation.