mercredi 29 juin 2016

S'exprimer



Existez-vous ? C'est une question de pure forme car si vous me répondez c'est que vous n'existez pas. Avez-vous déjà essayé de vous exprimer, de sortir quelque chose de vous, donc ? L'expression est-elle le contraire de l'impression ?

On pourrait se demander si, pour s'exprimer pleinement, il ne faudrait pas justement ne pas exister. Imaginez la liberté inouïe de qui s'exprimerait sans exister ! La tentative de celui qui existe et qui pourtant veut s'exprimer est vouée à l'échec. Il sera toujours retenu à droite, à gauche, par Untel, par l'amour, par le sentiment de culpabilité, par le passé, par le présent, par le poids des solidarités de classes, professionnelles, raciales, générationnelles, sexuelles, par la peur, par le côté fascisant de la langue commune. Non, croyez-moi, il vaut bien mieux de pas exister. Ou le moins possible.

C'est la raison pour laquelle ceux qui existent ne savent pas s'exprimer, tout occupés qu'ils sont à exister. Quand un écrivain — je veux dire un véritable écrivain — vous donne rendez-vous dans un café parisien, vous pouvez bien entendu vous y rendre, mais il ne faut pas que vous espériez le rencontrer. Celui que vous verrez attablé devant un verre de blanc ne sera au mieux que son double social, son avatar médiatique pâle et stéréotypé, un pauvre type envoyé là en mission et qui ne sait pas pourquoi. Du vide enveloppé de chair, sentant le vin et parlant trop fort. Il vous dira immédiatement combien il existe, combien il est vivant, réel, et cela provoquera en vous comme un haut-le-cœur, comme une envie brutale de vous enfuir et d'aller vomir aux toilettes. Mais vous ne laisserez rien paraître. Vous échangerez avec lui des compliments, des commentaires, des opinions, des critiques feutrées, vous le flatterez, vous lui donnerez l'impression qu'il est là autant que dans ses livres et il fera d'autant plus attention à vous qu'il vous méprisera. Vous remarquerez qu'il a les ongles un peu longs, qu'il a un tic de langage agaçant, vous noterez qu'en vous parlant il jette des regards à la femme assise à gauche, qui, elle, l'ignore complètement. Il vous parlera de son chat. Il vous laissera payer l'addition. Déjà, vous voyez, à ses yeux qui clignent un peu trop, qu'il pense à son prochain rendez-vous et qu'il vous reproche mentalement d'être là. Vous vous en voudrez d'avoir cédé à ce désir idiot, même pas le vôtre, de le rencontrer. Le rencontrer pour quoi ? La chose vous paraît maintenant d'une stupidité rare. À votre âge ! Si au moins il était homosexuel… Mais non, il est banalement hétéro, catholique, un peu fané, un peu gras, la peau luisante. Et voilà qu'en plus il allume une cigarette.

Il vous vient à l'esprit les grandes dégoulinades du scherzo en ut dièse de Chopin. Vous ne savez pas pourquoi elles vous font tout à coup penser à ces rideaux en perles de plastique, aux portes des maisons dans le midi. Mais il est temps de prendre congé. Il retrouve un peu de gaieté, enfin. Vous n'aurez évidemment rien appris d'intéressant sur ses livres, mais vous pourrez raconter une ou deux anecdotes à votre petite amie qui vous a bien sûr poussé à le rencontrer. Au revoir, merci. Vite, le métro. La vraie vie. Alors ? Oh, tu sais, un type banal, en somme. Banal ? Comment ça, banal ? Je le savais, tu n'as pas su le faire parler, lui donner envie de s'exprimer. Mais tu n'avais qu'à y aller, toi, tu aurais sûrement su lui donner envie de s'exprimer ! C'est toi qui voulais que je le rencontre, moi je n'en avais pas envie. Tu m'énerves. Tu gâches toutes tes chances ! Des chances de quoi ? Allez, vas-y, dis-moi, des chances de quoi ? Tu es un raté. Et toi une midinette, une rêveuse, tu aurais dû te mettre avec quelqu'un de célèbre. Tu es un raté et tu me fais chier. Elle va pleurer dans la chambre. Il allume la télé.

Eh bien, en voilà de l'expression ! Voilà comment de vrais gens s'expriment dans la vraie vie. Cette idiote voudrait que leur vie soit un peu plus littéraire, mais elle ne comprend rien à la littérature. Comment peut-on concilier la littérature avec le fait d'aller chier tous les matins après le petit déjeuner, je vous pose la question. Elle lui parle de ressenti, mais elle est constipée. Je me demande d'ailleurs si ceux qui parlent de "ressenti" ne sont pas tous constipés, ce qui expliquerait qu'ils insistent sur ce qu'ils ressentent : ils ont le temps d'y penser. Elle a dit : « Tu me fais chier ! » Mais non, justement. On ne peut pas dire qu'il y réussisse. Il se demande si son amie ne préférerait pas vivre avec un homosexuel. Finalement. Tout bien considéré. Elle existe drôlement, n'empêche ! Elle existe suffisamment pour lui donner envie de ne pas s'exprimer devant elle. À sa manière, lui aussi est constipé. Il passe beaucoup de temps aux toilettes, avec des livres. Quand il est aux toilettes avec un livre, il pense qu'il n'existe pas, et ça le soulage terriblement. Mais il y a toujours un moment où elle vient tambouriner à la porte des toilettes en lui disant : « T'es mort ? » Et ça la fait rire. Il répond oui, machinalement, mais il se dit : « Oh oui, si je pouvais être mort, au moins quelques minutes par jour ! » Quand elle lui a dit qu'il était "un raté", il a pensé que ceux qui réussissent leur vie se laissent mourir à de certains moments, sans que personne ne s'en aperçoive. Lui ne sait pas faire ça. Elle a raison, il rate tout. Quand il veut s'exprimer, c'est un ratage complet, à chaque fois. Même lui ne comprend pas ce qu'il est en train de dire. Surtout lui. Les autres semblent comprendre, ou alors font semblant. Et quand par miracle il trouve les mots exacts pour dire ce qu'il a sur le cœur, tout le monde le regarde avec de gros yeux de poisson mort. La seule personne qui le comprendrait correctement serait son chien s'il en avait un. Il a emménagé avec son amie parce qu'il pensait que ce serait comme d'avoir un chien, mais il se rend compte que ce n'est pas du tout pareil. Ah non, alors, pas du tout ! Les chiens ne vous envoient pas rencontrer un écrivain. Ils vous accompagnent, ça oui, mais ce n'est pas pareil. Les chiens vous permettent de draguer au square et ils ne vous traitent pas de "raté". Ils ne veulent pas d'enfants. Ils ne tiennent pas absolument à partir en vacances. Ils ne vous parlent pas du dernier film qu'ils n'ont d'ailleurs pas vu et surtout ils ne parlent pas de leur ressenti. Ils existent, leur existence réchauffe la vôtre, et c'est tout.