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dimanche 22 juin 2025

Les rêves Dupont


En ce moment, les rêves merveilleux s'enchaînent aux rêves érotiques. Hier, les rêves Dupont. Aujourd'hui, j'ai rêvé d'Anne et de Raphaële. Bon, le rêve dans lequel il était question de Raphaële, je ne suis pas sûr qu'on puisse le déclarer merveilleux, mais les rêves ne sont jamais univoques, n'est-ce pas… J'étais à l'hôpital en tant que patient, on devait me faire quelque chose (opération, injection, transfusion ?) et j'étais entre les mains d'une doctoresse ou d'une infirmière, je ne sais plus, quand celle-là, lisant la prescription, me demande, se demande qui l'a faite, cette prescription, et je lui réponds, en même temps qu'elle le lit sur l'ordonnance (pourquoi me l'a-t-elle demandé ?), Raphaële D. Au moment où je prononce ce nom, elle a une réaction qui m'incite à la questionner : qu'est-il arrivé à Raphaële D., à quoi elle répond que celle-ci a fait un arrêt cardiaque. Je me précipite hors de l'hôpital, complètement affolé, pour aller au chevet de Raphaële. Où ? J'espère que les rêves prémonitoires n'existent pas, du moins pas chez moi. 

Un peu plus tôt dans le matin, j'ai rêvé d'Anne. J'étais revenu à Planay, il me semble qu'il s'agissait de Planay, même si ça n'y ressemblait pas du tout, et j'étais heureux d'y retrouver Anne et tout ce que j'avais aimé là-bas. D'ailleurs cette phrase est idiote : que serait Planay sans Anne ? Qu'aurait été Planay sans Anne (voilà la question que je devrais me poser). Mais le rêve continuait. Je lui annonçai que j'allais me doucher et me rendis à la salle de bains. Là je rencontrai plusieurs personnes, d'abord des femmes, inconnues, qui en sortaient, puis Julien, le fils, qui tint étrangement à m'expliquer le fonctionnement de la maisonnée en ces lieux, chose qui ne me paraissait guère utile. Au sortir de mes ablutions, Anne était venue me rejoindre. Elle m'expliquait comment il convenait de s'habiller, et semblait justifier sa tenue à mes yeux, ce dont elle n'avait nul besoin. Je l'arrêtais et relevais au-dessus de sa tête ce qu'elle portait, en un grand geste rapide, ce qui découvrit ses aisselles, pas complètement rasées, ou plutôt rasées, mais dont les poils avaient commencé à repousser, chose que je trouvai extrêmement sexy, et d'une rare élégance. Elle était à la fois fraîcheur et étuve, érotisme et innocence, femme et enfant, amie et amante. J'étais comblé. Elle riait et nous nous embrassâmes d'un long baiser fougueux, profond, immobile et tournoyant, sur lequel j'avais un contrôle précis. Je pouvais le moduler à ma guise, en faire varier l'onctuosité, l'humidité, la chaleur, les mouvements et la profondeur, chose dont je ne me privai pas. Il faudrait écrire l'histoire des baisers qui nous ont bouleversés, il n'y en a pas tant que ça, dans une vie. Comme je regrette cette brouille stupide avec Anne, à cause d'une amitié littéraire ! Chaque 19 janvier, je pense à elle, ma petite sœur de cœur. Sais-tu comme tu me manques, à quel point ton absence me désole ? J'espère que les rêves prémonitoires existent. 

Hier, c'était les « rêves Dupont » ; c'était Sarah. Dans le premier, je me trouvais à la poste du Louvre, à Paris, ce lieu que j'ai tant aimé, et j'en sortais un moment pour fumer une cigarette, que j'allumais avec un très beau briquet Dupont ayant appartenu à mon père (il en a eu plusieurs). Celui-ci était particulièrement luxueux, recouvert de diamants, et j'en étais très fier. Ce que j'aimais surtout, c'était sa forme, ce parallélépipède rectangle de dimensions idéales, tenant si bien dans la main. Une fois ma cigarette allumée, je voulus appeler ma mère, et c'est là que les choses se gâtèrent, car je ne parvenais pas à trouver, sur le briquet, les boutons permettant de passer un appel téléphonique. Sont récurrents, chez moi, les rêves dans lesquels je m'aperçois, à ma grande frayeur, que je ne sais pas me servir de ces outils qui servent à téléphoner et que je découvre avec un mélange de satisfaction et d'horreur. Un briquet qui ne servirait qu'à allumer une cigarette ? Dans quel monde cela a-t-il existé, dites-moi ! Le deuxième rêve, dans lequel ce même briquet tenait une place centrale et mystérieuse, est moins clair aujourd'hui, et beaucoup plus bref. Je ne me rappelle clairement que Sarah pas tout à fait Sarah qui m'évitait, allait s'asseoir à l'autre bout de la pièce quand j'avais envie de me coller contre elle sans vergogne. Qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? A-t-elle honte d'avoir aimé faire l'amour avec moi ? Je me rappelle ce coup de fil, dans le TGV, alors que j'étais sur le point de quitter Paris pour rentrer chez moi en Haute-Savoie : je l'avais appelée, nous venions de nous séparer, et je lui avais dit combien j'aimais faire l'amour avec elle. Elle m'avait répondu que c'était réciproque : maigre consolation. Ces choses qu'on décide qu'on ne les fera plus alors qu'on les aime tant, y a-t-il plus navrant ? 

Les rêves de ce matin étaient accompagnés du Concerto italien de Bach. Cette musique que je connais si intimement depuis plus de soixante ans me sauve, une fois de plus. La joie inaltérable qui lui est associée est d'une qualité incomparable, d'une solidité à toute épreuve. Elle réforme même l'angoisse la plus intense, à qui elle donne une forme presque amicale. J'ai écouté Weissenberg, dans cette pièce, ce pianiste qu'on écoutait beaucoup, dans mon enfance. Ridicule… Plus il accélère plus il est ridicule. Il est fou, ou quoi ? Faut-il ne pas aimer cette œuvre pour la jouer ainsi. Quant à son deuxième mouvement, brutal, romantique, maniéré et extraverti, je préfère me taire tant il m'a paru obscène, bête. Glenn Gould met tout le monde d'accord. Lui n'a pas besoin de se demander comment la jouer, cette musique. Il pose les doigts sur le clavier et la musique est là, irréfutable. Tous les autres interprètes ont « une conception ». Lui n'en a pas besoin. Je crois que c'est la chose qui plaît tant à ceux qui aiment Gould, même les non musiciens. C'est un sacré paradoxe car il n'y a pas plus cérébral que lui. Il n'a pas seulement pensé la musique — les partitions, les œuvres, les compositeurs, les formes —, il a aussi pensé l'enregistrement, le disque, le concert, la communication, l'écoute, la solitude.

On en fait énormément, à propos de la mort de Brendel. C'est évidemment un grand pianiste, mais là c'est exagéré, de mon point de vue, si on compare avec d'autres pianistes morts récemment. Je l'ai senti venir, cette déferlante. Brendel m'emporte rarement. Il est arrivé que je le trouve extraordinaire, comme dans l'Andante spianato de Chopin, oui, mais c'est rare. Je me souviens très bien, par exemple, de son interprétation du Concerto italien. C'est du grand piano, mais ce n'est pas ça. C'est peut-être trop du piano, justement. Ses écrits sur la musique ne m'ont jamais vraiment convaincu non plus. On peut dire qu'ils sont intéressants, mais ils ne sont pas bien écrits. C'est un peu laborieux. Cela dit, j'ai lu cela il y a si longtemps, mes goûts ont sans doute changé… Pour me contredire, j'ai entendu hier un Petrouchka absolument extraordinaire, par un tout jeune Alfred Brendel. Je croyais bien connaître cette œuvre, et j'ai eu l'impression de la découvrir ! Vincent, à qui je l'ai fait écouter, me dit la même chose. Rafał Blechacz — je n'ai aucune idée de la manière dont on prononce son nom — est excellent, dans le Concerto italien, mille fois supérieur à András Schiff que je trouve à la fois lourd et empâté dans la sonorité, et pèpère, comme un bon bourgeois allemand qui se promène en famille le dimanche, ce qui est un comble, dans cette musique. Mais enfin, c'est encore du piano, c'est encore un-pianiste-qui-joue-une-œuvre. Il la joue bien, oui. Vous me direz, c'est déjà pas mal… C'est très beau mais il n'y a pas assez de liberté, de naturel. Son andante est murmuré, c'est magnifique, mais bien trop triste, trop déploré, trop humble, on croirait par instant entendre un nocturne de Chopin, ou sa Berceuse. Je note au passage que la vérité interprétative de ce Concerto italien, très souvent, se révèle seulement dans le troisième mouvement. C'est là qu'on comprend ce qu'ont voulu faire les pianistes qui le jouent. Ceux qui, par exemple, adoptent peu ou prou le même tempo que dans le premier mouvement, ou dont le rapport entres les deux tempos n'est pas signifiant (Schiff, Ashkenazy, Larrocha…) sont pour moi disqualifiés d'office. Chaque mouvement doit avoir son autonomie, certes, mais il y a bien une logique rythmique qui nous conduit presque matériellement au Presto, sinon on n'entend pas l'œuvre dans son unité. Gould, j'y reviens, est à la fois complètement libre et complètement organique, c'est ça le miracle. Il a enregistré plusieurs fois le Concerto italien, je connais au moins deux versions assez différentes, au disque, et dans les deux versions, son troisième mouvement est stupéfiant. Lui seul sait doser exactement le rythme interne des phrases, des contrepoints, se frotter à leurs arêtes, les utiliser pour rebondir, pour créer des effets dynamiques jaillissants et impérieux, sans que jamais cela paraisse artificiel, volontaire. Tout est clair, simple, chantant malgré le tempo très rapide de l'une de ces deux versions. Pour l'avoir entendu répéter ce même concerto en studio lors d'un enregistrement pour CBS, on sait qu'il était capable de le jouer à des tempos complètement différents, mais tous convaincants. Il avait à sa disposition une palette extrêmement large, et savait y puiser, dans l'instant, ce qui convenait parfaitement à son humeur et à sa vision de l'œuvre. Là aussi, c'est un grand paradoxe, parce qu'on a eu l'impression, on a cru, avec sa dernière version des Goldberg, celle de 1980, qu'il s'agissait pour lui de graver dans le marbre la version idéale, celle qui pourrait être envoyée dans l'espace à la rencontre de nos chers amis les extraterrestres. 

Il y a dans la musique un chiffre, un code, un nombre agissant, qui agit sur nous comme une molécule chimique, qui se diffuse en nous, tout au long de notre vie, j'en suis convaincu. Nous ne serions pas le même si nous n'avions pas entendu (écouté, aimé) le Concerto italien, nos organes ne vibreraient pas à la même fréquence. Tout cela se dépose en nous à notre insu, se mélange à nos humeurs, les altérant discrètement mais de manière irréversible. La musique est l'une des prémisses les plus actives des rêves, qu'elle contribue à façonner plus profondément que nos pensées, que notre conscience, et les rêves, en écho, modifient celui qui croit s'éveiller toujours identique, matin après matin. 

dimanche 16 février 2025

Avec son nom écrit dessus


« J'étais une petite graine plantée dans un terrain qui n'était pas du tout prêt à la recevoir. » Avant-guerre, dans les années 30, une petite ville de 7000 habitants comme Montbrison n'avait guère de vie artistique ou musicale, et les parents de Pierre Boulez n'étaient ni l'un ni l'autre musiciens. Son père, très catholique, était un ingénieur directeur d'usine, austère et silencieux, naturellement de droite, et sa mère, issue d'un milieu socialiste, était au contraire fantaisiste et très extravertie. Sa sœur Jeanne, de trois ans son aînée, restera liée à lui jusqu'à la fin, lui étant indispensable, choisissant ses vêtements et lui confectionnant ses menus. Il aura bien d'autres femmes très proches de lui tout au long de sa vie, dont l'indispensable Astrid Schirmer, sa fidèle secrétaire depuis les années Londres. 

J'ignorais que Boulez avait eu lui aussi un petit prédécesseur de cinq ans son aîné. Marcelle Calabre, sa mère, née le 22 avril 1897 à Clermont-Ferrand, et Léon Boulez, son père, plus vieux de six ans, avaient eu comme premier enfant un petit Pierre Boulez mort en bas-âge. Pierre Boulez, le nôtre, apprendra cela très tôt, en voyant une petite sépulture en fer forgé avec son nom inscrit dessus. On ne sait évidemment pas comment il a réagi à cela, mais il a toujours eu un rapport difficile avec la mort, à tel point que le jour où sa sœur Jeanne lui téléphonera pour lui apprendre qu'elle avait pris une concession au cimetière, lui demandant s'il en voulait une pour lui, il lui raccrochera au nez, et qu'il ne voudra jamais entendre parler de ses différentes successions, ni s'en occuper en quelque manière que ce soit. Commentaire de son biographe, Christian Merlin : « Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » 

On m'a bassiné avec ça durant toute ma jeunesse, et j'avoue que je n'ai jamais vu où était le problème. Mon Jérôme à moi, le jumeau d'Emmanuel, né une dizaine d'années plus tôt, est mort d'une méningite tuberculeuse à l'âge de deux ans. Ce sont mes frères et sœur et mon père qui ont paraît-il insisté pour me donner ce prénom, alors que ma mère s'y opposait. Personnellement, je suis bien content de porter ce nom, qui est également le nom de mon grand-père et un prénom assez porté dans ma famille corse. Choquant ? Pour qui ? Traumatisant ? Pour qui ? Lourd à porter ? Pour qui ? Je trouve toujours parfaitement imbécile d'en vouloir à ses parents pour quelque raison que ce soit, et celle-là ne fait pas exception. Il me paraît évident qu'ils n'ont pas voulu “faire le mal”, ni faire les malins. Je n'ai jamais eu ni la sensation ni la prétention de remplacer celui qui était mort trop tôt, mais, surtout, la hargne (ou la justice) rétrospective me fait horreur. 

Je me rends compte tous les jours qu'il faut repasser sur ce qu'on croit avoir entendu pour l'entendre vraiment, qu'il faut relire pour avoir lu vraiment, qu'il faut aimer à nouveau pour aimer vraiment, qu'il faut revoir pour tout simplement voir. Je suis capable d'écouter trois ou quatre fois de suite une émission qui m'intéresse, et de me rendre compte qu'à chaque nouvelle écoute je suis obligé de constater que je n'avais pas entendu ce que j'entends. C'en est vertigineux. 

Les parents qui aujourd'hui « perdent » des enfants en conçoivent un affreux chagrin, ce qui est bien naturel, mais, au-delà de ce chagrin, en font un cataclysme terrible et indépassable. Il n'est pas question ici de les juger, car je suis certain que je ne ferais pas mieux, mais seulement de s'interroger. À l'époque où la mortalité infantile était bien plus élevée qu'à l'heure actuelle, il n'était pas rare de compter deux, trois, ou même quatre enfants morts en bas-âge dans une famille. Que je sache, cela n'empêchait nullement la famille de se développer normalement et même d'être heureuse. J'ai pourtant vu ma propre mère s'affliger chaque 19 juillet de sa vie, le plus souvent sans un mot d'explication ni la moindre plainte, et « choisir » le 19 juillet comme jour de sa propre mort. Mais en dehors de cette journée si particulière, elle ne parlait quasiment jamais de la mort de Jérôme, et ne semblait pas en être accablée. Peut-être était-ce pudeur, ou autre chose que je ne saurais nommer avec certitude — ni même comprendre. 

Christian Merlin explique le rapport très conflictuel à la mort de Boulez par le fait qu'il porte le prénom de son aîné mort en bas-âge. C'est une possibilité, en effet, mais je ne vois pas bien ce qui peut l'en assurer. Peut-être dispose-t-il de paroles ou d'écrits auxquels je n'ai pas eu accès. Quoi qu'il en soit, je me méfie toujours de ce genre d'explications qui me paraissent trop simples et trop univoques. C'est ce que j'appelle des explications-pour-les-autres, c'est-à-dire de ces choses qu'on dit pour se débarrasser de questions trop complexes ou embarrassantes, ou, plus simplement, auxquelles on n'a pas réellement réfléchi. Tous, nous sommes à des degrés divers de petites graines plantées dans des terrains qui ne sont pas prêts à nous recevoir. C'est ce qui explique que notre « rapport à la mort » soit toujours problématique, quoi qu'on en dise. Personne ne nous attendait, et c'est d'autant plus vrai lorsque, comme moi, on n'a pas été désiré. J'écris cette dernière phrase tout en sachant très bien qu'elle n'a pas grand sens. Le « désir d'enfant » est une invention récente et un peu ridicule. La biologie et la vie se passent très bien du désir des parents — je crois plus volontiers à l'indispensable transmission, qui vient d'un temps où les hommes ne réfléchissaient pas à ces questions : il se trouve que le désir sexuel et la nécessaire filiation se rejoignent en un point obscur et qui restera toujours secret, malgré les déclarations plus ou moins fantaisistes des uns et des autres. Il faut que les noms passent à travers le sang et survivent au déluge des heures, qu'ils inscrivent une trace énigmatique dans les lieux et les moments, qu'ils laissent derrière eux une Figure. « Les fils sont là pour continuer les pères. » Même si l'on ne se fait aucune illusion sur la pérennité de ces figures ou de ces étranges constructions que sont les familles, nous sommes là pour les faire durer le plus possible ; c'était le cas du moins dans les temps civilisés. La vie n'est qu'une enquête plus ou moins fouillée sur notre patronyme et ses reflets. 

Montbrison avait sept mille habitants, en 1930, et je suis né dans une ville qui devait alors en compter trois ou quatre mille, en 1956. Ce n'est pas un village, comme quelqu'un me l'a dit l'autre jour, c'est une petite ville des années 50, mais il est vrai que la vie artistique ou plus largement culturelle n'était pas extrêmement développée. Il y avait un cinéma, une troupe de théâtre, une fanfare, et, un peu plus tard, une école de musique, ce qui est déjà pas mal. C'est bien par la radio, essentiellement, que la culture est venue jusqu'à nous, même si nous avions eu la chance dans notre famille d'avoir un père violoniste et une mère qui avait lu, qui, chacun à sa manière, incarnait un je-ne-sais-quoi nous ouvrant sur autre chose que nous-mêmes. 

Mon père était « naturellement de droite » et ma mère beaucoup plus progressiste, même s'il me serait difficile de parler ici de gauche. D'ailleurs elle était très Pompidou alors que mon père ne jurait que par le Général et considérait son successeur comme un traître — la nuance, vue depuis notre présent, peut sembler dérisoire, mais elle était essentielle, en France à la fin des années 60 et dans le début des années 70. Elle venait d'une famille plus aisée, plus cultivée que celle de mon père, plus généreuse, aussi, et plus gaie. Elle avait beaucoup de mal à comprendre la manière très dure dont mon père avait été élevé par des parents radins et qu'elle jugeait dépourvus d'affection envers leurs enfants (on ne parlait pas d'amour, à ce moment-là). Quand ils sont allés en Corse pour célébrer leur mariage, mes oncles furent effrayés par la maigreur et la faible constitution de leur beau-frère, qu'ils surnommèrent la « Vénus de mille os ». Ma mère me racontait des repas pris chez les Vallet où chaque convive devait se contenter d'une moitié d'œuf au plat, et que mon père devait étudier en cachette la nuit avec une lampe de poche sous ses draps, pour ne pas encourir le reproche de coûter cher à ses parents. 

« La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. » Je ne saurai jamais si ce bref passage du Père Goriot était l'une des raisons pour lesquelles ma mère insistait tant pour que je lise ce roman. Marcher sur le cadavre de ses parents est notre lot commun, mais la démarche que nous adoptons pour les piétiner est tout l'enjeu de notre vie d'hommes. J'ai vu très tôt mon nom inscrit sur une pierre tombale, à côté de celui de mon père. Ça crée des liens, mais il m'aura fallu de longues années pour comprendre ce que je lui devais et quel rapport il pouvait exister entre sa vie et la mienne. D'ailleurs je n'ai même pas assisté à son enterrement. Je me demande comment il faut nommer un frère aîné mort à deux ans. Un « petit grand-frère » ? L'appeler prédécesseur est bien sûr abusif, même s'il nous a évidemment précédé. Mais contrairement aux parents, il me semble que nous ne sommes pas chargés de le continuer. Balzac fait dire à son héros « Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font », en parlant de ses filles. Je ne connais pas de sentiment plus chagrinant, plus triste que le mépris des enfants pour leurs parents et j'ai toujours du mal à entendre des paroles haineuses à leur endroit, quelles que soient les circonstances. Je pense aux mots de Rhoda Scott pour expliquer le fait qu'elle joue de l'orgue pieds nus : « J'avais un clavier sous les pieds, je ne voulais pas marcher dessus en chaussures ! » Nos parents sont un clavier délicat sur lequel nous improvisons plus ou moins librement et la moindre des choses est d'avoir les pieds propres et souples car ils sont sans défense dans leur tombeaux, tandis que nous posons nos pieds sur leur figures. 

« Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » Vous n'en savez rien du tout, Christian Merlin ! Même s'il existe des raisons évidentes pour ne pas le faire, il y a tout autant de raisons contraires, et je suis pleinement heureux de porter cette ombre légère sur mes épaules. Je me rappelle avoir beaucoup aimé travailler l'opus 3 de Richard Strauss. Il me semblait y lire, dans la première pièce, dans le déport à l'octave de la mélodie qui semble se dédoubler en s'épanouissant, une merveilleuse manière d'évoquer avec des sons la sensation de vivre une vie qui a déjà été esquissée auparavant, et que l'on fait sienne, dans une grande douceur. Les vies glissent les unes sur les autres et il arrive qu'on éprouve dans un frisson furtif le passage discret de l'une à l'autre : on ne sait jamais si l'on s'appartient vraiment, et c'est dans les échos et les anamorphoses d'une figure inconnue, complexe et pourtant familière qu'on se reconnaît le mieux. C'est au profond des tombeaux et du souvenir que la vie est la plus significative et la plus singulière, au ras de l'inaudible. Faisons attention à ce qui se trouve sous nos pas : c'est souvent nous-mêmes que nous foulons sans y prendre garde. 

On repassera. Quoi qu'il arrive. On a beau avoir le sentiment d'être neuf et original, et unique, on repasse toujours par des chemins empruntés à d'autres que nous, on n'invente rien. C'est pourquoi je crois qu'il est bon d'imiter sans vergogne ceux qui sont plus hauts que nous. De toute façon, nous n'arriverons jamais à faire aussi bien, et c'est donc dans le ratage que nous avons le plus de chance de trouver quelque chose de singulier — par erreur, en quelque sorte, ou par manque d'élan. Quand j'écoute de toute la force de mon âme, j'échoue à entendre, et cet inlassable échec produit un discours que ma naïveté prend pour une invention ; dans l'instant, je crois possible ou même souhaitable d'en informer les autres, jusqu'à ce que la raison me revienne avec la vergogne. 

Je me rappelle les premières fois où j'ai donné des cours de solfège. On parle facilement, en ces commencements là, de la consonance et des notes qui vont se répétant sur toutes les hauteurs, dans toute l'étendue du clavier ou dans l'ambitus d'une voix. On dit que telle note est la même parce qu'elle porte le même nom. Un mi est un mi, qu'il soit grave ou aigu. Mais pour quelqu'un qui n'est pas du tout musicien, qui n'a rien écouté, qui n'est pas habitué à cette référence, c'est complètement faux. Le mi aigu, pour lui, n'est pas la même note que le mi grave. Il sent bien qu'elles ont une proche parenté, certes, mais dire que c'est la même note est un abus de langage que seule l'éducation musicale peut justifier. C'est l'habitude, qui nous fait considérer qu'il s'agit de la même note, c'est un ensemble de références qu'on nomme la Tonalité. Elles portent le même nom et pourtant sont autres. On pourrait parfaitement imaginer des gammes (et un système harmonique) qui n'auraient pas l'octave comme critère absolu (ou indice, je ne sais quel mot convient le mieux), qui commenceraient par un ré et se finiraient par un do. C'est sans doute un besoin de simplification, qui a présidé à ce choix. Évidemment, la musique en serait cent fois plus complexe et bizarre, mais seulement pour nous qui avons été élevés dans le système tonal, que nous prenons pour le seul possible. Si l'on avait parlé du dodécaphonisme à Mozart, il aurait sans doute crié au fou (alors que le dodécaphonisme est mille fois plus simple que le système que j'imagine (peut-être à tort) possible). Il n'est pas non plus fatal d'avoir des gammes de sept notes ou de diviser l'octave en douze parties égales. D'autres cultures que la nôtre procèdent autrement. Bref, on est légitime lorsqu'on se pose la question du même. Tout est une question de dosage et d'échelles, et surtout d'habitudes. Je porte le nom de mon père et je ne suis pas lui, mais peut-être allons-nous, tout au long de notre vie, vers plus de ressemblance avec nos parents, vers moins de singularité, peut-être allons-nous vers un ambitus plus étroit, une voix plus simple. J'y pensais à revoyant mentalement ma mère monter l'escalier de notre maison, à la fin de sa vie : il m'arrive très souvent d'être absolument certain que j'ai exactement la même attitude qu'elle, les mêmes gestes, les mêmes maladresses, la même courbure physique et mentale, comme si vieillir consistait à se déplacer lentement sur une droite qui va finir par rejoindre celle de nos aïeux alors qu'on la pensait parallèle à la leur. Le temps nous amène à renoncer de plus en plus à nous-mêmes. C'est en tout cas comme ça que je vois les choses. Tout ce à quoi nous croyions être farouchement attachés nous paraît moins essentiel, moins constitutif de notre individu. On y tient par orgueil, bien sûr, et parce qu'il nous est désagréable de renoncer, de sembler nous renier, mais on sent bien, au fond de nous, que le cœur n'y est plus, qu'on continue seulement à jouer notre rôle, par habitude et par peur de trouver autre chose que ce qu'on connaît, d'aller vers un inconnu effrayant. Être consonant avec soi-même, voilà toute la pauvre ambition d'une vie humaine. Commencer par un do et finir par un do. Rester au chaud dans l'octave. La contradiction, la dissonance, le changement radical d'échelle et de perspective ne sont envisagés qu'à contrecœur et ne sont le plus souvent que l'indice d'un échec, ou d'un abandon. J'y vois plutôt la chance de découvrir une richesse que peu comprennent, mais dont le soupçon terrorise ceux qu'il effleure, privilège impartageable d'un âge qui nous isole autant de nous-mêmes que des autres. 

Les époques se suivent et se contredisent, sans que jamais le présent ne trouve la juste distance, ou le recul qui devrait être la moindre des choses, si l'on voulait ne pas tomber dans la caricature grossière et le jugement rétrospectif et absolu qui font tant de mal aujourd'hui. On juge du passé avec les mentalités, la culture et la morale d'aujourd'hui, et tout le monde trouve ça normal, et plus que normal : sain. Pas d'autre voie. Comment se fait-il que le ridicule de cette arrogance ne semble effleurer personne, que la simple prudence soit à ce point dénigrée ou plus simplement oubliée ? Peut-être justement que c'est dans l'oubli de nos pères, que gît le mal. Il y a dans Enoch Arden, le mélodrame de Strauss sur un poème de Tennyson, un passage que j'adore, qui se situe dans la quatrième partie (« Tranquillo ») de l'œuvre, où l'on entend le narrateur dire : « No meaning there : She closed the book and slept » (il faut absolument l'écouter dit par Claude Rains, pour entendre ce dont je parle). « Cela ne lui parut rien : cela ne signifiait rien : elle ferma le Livre et s'endormit. » J'ai toujours cette impression, quand j'observe mes contemporains, qu'ils ont définitivement renoncé à lire le Livre qui leur explique ce qui est en train de se passer, car tout a déjà eu lieu. Ils préfèrent s'endormir, plutôt que de savoir, et ils vont répétant comme des ânes : cela n'a aucune signification, on ne voit rien. Bien sûr qu'ils ne voient rien, puisqu'ils ont décidé qu'il n'y avait rien à voir d'autre qu'eux-mêmes et que le regard n'avait pas besoin d'être construit et éduqué. Comme dans le poème de Tennyson, ils sont « sous le palmier » et ils s'endorment, bercés par la rumeur des infos et du présent. Très informés et complètement abrutis, ils ont des yeux et des oreilles par centaines qui ne leur servent à rien, hormis à réverbérer à l'infini ce qu'on entend partout, cent fois par jour, et qui est produit à plein régime par le Spectacle planétaire. Très malins et très cons à la fois sont les spectres que nous croisons cent fois par jour sur les réseaux numériques. 

Il n'y rien d'autre à faire que de reprendre inlassablement au début, de revenir au commencement, de répéter. Quelqu'un m'a envoyé l'autre jour un extrait filmé de la quatrième étude en ut dièse mineur de Chopin jouée par Richter. Je connaissais déjà ce petit film, mais ce qui est revenu en moi, ici, hormis la furie de Richter, qui à chaque fois m'étonne et m'amuse, c'est le souvenir du travail. Comme j'avais aimé travailler cette étude ! Comme on aime l'accumulation de toutes ces notes qui semblent s'empiler les unes sur les autres, jusqu'à former une montagne, comme on en jouit, très physiquement, dans les progrès qu'on fait très visiblement, jour après jour, du seul fait de la répétition. Comme on est fier de ses doigts, comme on a envie de les remercier de nous permettre cela ! Il y a dans cette étude un effet cumulatif très sensible, presque caricatural. C'est comme si Chopin creusait un trou dans le sol et entassait toutes les notes qu'il en retire à un rythme d'enfer. Ça bouillonne de vie ! Il y a là un feu qui nous ronge le ventre et nous dilate tous les organes. On revient et on revient sans cesse au même geste obsessionnel, euphorique, optimiste, c'est une apologie de la double-croche avec des éclats d'octaves. On la surnomme « étude torrent », cette étude qui est loin d'être la plus difficile des deux cahiers, et Richter est l'un des seuls à être capable de la jouer à la fois très vite (trop vite ?) mais sans donner l'impression de survoler les touches comme c'est généralement le cas dans toutes les versions qui veulent aller trop vite (Lisitsa). Elle dure exactement deux minutes, dans les meilleures versions. Pollini, impérial, solide, souverain, classique, reste à mon sens le meilleur, avec Perahia, plus dramatique, peut-être plus ambitieux, dans les dizaines d'interprétations que j'ai entendues (déçu par Arrau, que j'adore par ailleurs, qui en fait quelque chose d'assez terne, sauf peut-être dans la coda). Il faut de la rage, ici, mais ça ne suffit pas, le sens de la forme et celui de la progression sont essentiels. On doit sentir la mutation progressive mais rapide du corps du pianiste. Chopin traite rarement la main gauche  comme s'il s'agissait d'une deuxième main droite, comme c'est le cas ici, idée qu'il a sans doute empruntée à Bach. Les études de Chopin sont des manifestations absolument fabuleuses du travail sur le motif. Contrairement à ce qu'on pourrait croire de prime abord, ce sont vraiment des chefs-d'œuvre de composition, vingt-quatre petits chefs-d'œuvre parfaits qui touchent au but sans tergiversations. Être capable d'aller aussi loin avec des motifs aussi modestes (en général une difficulté ou une idée par pièce) est vraiment la signature des très grands compositeurs. Avec le minimum, obtenir le maximum. J'en parle souvent, mais la chose qui me manque le plus, maintenant que je ne joue plus de piano, c'est justement la répétition. Cette sensation extraordinaire que connaissent tous les instrumentistes du monde, quand ils se trouvent au pied de la montagne — l'œuvre — et qu'ils entreprennent, jour après jour, de la gravir. Il faut parfois des mois ; combien de semaines, pour la Sonate de Liszt, combien de mois, pour la Sequenza de Berio ? Sentir son corps se transformer, petit à petit, pour s'adapter aux difficultés du terrain, le rendre apte à faire des choses qu'il n'avait pas à son répertoire, c'est une sensation grisante que je ne retrouve pas dans l'écriture, malheureusement. En général, j'écris un texte en quelques heures, une journée, deux au maximum. C'est trop court pour ressentir l'effet dont je parle, et puis, surtout, il ne s'agit pas de la même chose : on a beau dire qu'écrire est une activité physique, ça l'est infiniment moins que de jouer du piano ou de la percussion. On voit rarement des écrivains en sueur, à leur table de travail alors qu'on peut perdre un ou deux kilos durant un concert. Le travail musculaire est une joie dont il est difficile de se priver sans avoir la sensation d'une perte irrémédiable. 

J'avais discuté un peu, il y a une quinzaine d'années, avec Agustin Aniévas, élève d'Edouard Steuerman, l'un des plus célèbres pianistes à avoir enregistré (avec quel éclat !) les études dans les années 60, et j'avais découvert un homme charmant et inspirant. Je me rappelle avoir eu envie de lui composer une étude à ma manière (sur les tierces), à l'époque, mais je n'ai jamais osé passer à l'acte. Je sentais déjà que la composition s'éloignait de moi, même s'il restait quelques désirs bien vivaces que je suis parvenu à asphyxier avec un acharnement méritoire. Mon seul mérite, dans cette vie, aura consisté dans tous ces deuils successifs auxquels je me suis appliqué. Ici, au moins, j'aurai fait preuve de sérieux et de constance. Je me demande si tout cela n'a pas un rapport étroit avec ce qu'on nomme « le succès ». J'ai observé ce phénomène, qui me semblait tout à fait mystérieux, durant de très nombreuses années, et je crois avoir enfin compris comment ça marche. Si vous désirez être célèbre, ou même seulement réussir dans votre domaine, il faut en passer par une étape honteuse qui se révèle aussi indispensable que payante. Il faut oser aller trop loin. J'observe, incrédule, mais fasciné, tous ces gens qui ont du succès, et dont on se dit : « Il ne va tout de même pas oser faire ça ! » Eh bien si, justement. Et c'est précisément parce qu'il ose faire ce qu'on trouverait déshonorant, qu'il a du succès. Il ne connaît pas cette barrière morale, ce surmoi terrible avec lequel il est impossible de transiger. Il y va. Il se montre. Il crie plus fort que les autres. Il montre ses muscles. Il fait la roue. Il attrape par la manche. Tout ce qu'on nous avait appris à mépriser, ou, au moins, à trouver suspect. Je ne cherche pas ici à justifier mes échecs, non, ni encore moins à faire porter sur l'éducation reçue une part de mon impuissance constitutive. Je cherche seulement à comprendre, et je ne peux le faire sans comparer avec ce que j'ai vu autour de moi depuis cinquante ans. J'aurais des dizaines d'exemples précis et concrets à donner mais je le ne ferai pas. Ce sont des « danseurs ». Ils aiment qu'on les regarde bouger. 

Je suis tombé il y a peu sur une vidéo d'Étienne Guéreau, à propos d'un certain Sofiane Pamart. J'aime bien Étienne Guéreau, dont je regarde parfois les vidéos, quand il y est question d'harmonie. Ce jeune homme a un réel métier, et il possède une bonne oreille, ce qui n'est pas si fréquent. Je ne peux pas dire que j'aime sa musique, non, je n'irai pas jusque là, mais j'ai appris des choses en l'écoutant, ce qui n'est pas négligeable. L'harmonie dans le jazz est un continent qui m'a toujours fasciné et que j'aurais aimé connaître mieux. J'ai donc regardé cette vidéo il y a quelques jours, vidéo dont je ne m'infligerai pas une deuxième lecture, même si je devrais, pour le sérieux de ce que je vais écrire ici, mais mon masochisme a des limites. Ce qui m'a beaucoup frappé, en entendant Étienne Guéreau « démolir » le pauvre Pamart, c'est toutes les précautions qu'il croit devoir prendre pour donner son avis, et ses multiples proclamations qui tentent à bien établir préalablement qu'il ne « méprise pas » Sofiane Pamart, ni ce genre de musique, ni ceux qui l'écoutent. Ah, la trop fameuse accusation de mépris… Le mépris de classe, le mépris intellectuel, le mépris culturel… Le snobisme… On peut dire qu'on connaît ça sur le bout des doigts, et depuis plus de cinquante ans. C'est un peu comme ces gens qui commencement toutes leurs phrases par « Je ne suis pas raciste mais… ». Ils ont bien appris la leçon. On ne peut pas parler librement si l'on ne commence pas par établir avec un sérieux de plomb (et un ridicule de singe) et tous les certificats afférents qu'on ne méprise personne, ni aucun genre, que ce soit dans le cinéma, dans la littérature, la musique, ou quoi que ce soit. « Il n'y pas de mauvais genres ! » (ou alors, mais c'est finalement la même chose : le mauvais genre est le seul bon genre). Il se trouve qu'hier j'ai vu passer sur les réseaux une citation de Yann Moix qui disait en substance qu'il méprisait les adultes de plus de vingt-cinq ans qui jouaient au jeux vidéos. Ouh là là ! Il veut se faire crucifier, lui ! Eh bien oui, je lui donne tout à fait raison, et je n'ai même pas honte. Pour revenir à Pamart, et cela, Étienne Guéreau le dit très bien, ce n'est pas qu'il fasse de la soupe, qui est nouveau, nous avons connu Richard Clayderman, André Rieux, Saint-Preux, bien d'autres dans les années 60 et 70, et nous savons très bien ce que cela signifie. Ce qui a changé, en revanche, c'est qu'aujourd'hui, ces gens-là sont pris au sérieux (ils sont invités sur France-Culture ou France-Musique), du moins par une part très importance de la population et des médias, alors qu'au temps de notre jeunesse, ils faisaient rire tout le monde, et qu'il suffisait de quinze secondes d'écoute à n'importe qui pour savoir à quoi s'en tenir. Désormais, il faut qu'un Étienne Guéreau fasse une vidéo de trois quarts d'heure pour nous expliquer en quoi c'est de la merde, en s'entourant de tout un tas de précautions oratoires indispensables. C'est là qu'on voit très concrètement l'effondrement culturel et civilisationnel dans lequel nous crevons à petit feu. Le mépris du mépris est une catastrophe, c'est même le point nodal vers quoi tout converge ou d'où tout provient. Le mépris du mépris, ça donne Sofiane Pamart. À quand une chaire à l'université pour expliquer en quoi la soupe est de la soupe ? Évidemment, quand on a méthodiquement détruit l'oreille, le regard et les sens de toute la population, il faut sans doute en passer par là. Mais ce sera sans moi. Renaud Camus explique très bien ce qui s'est passé depuis quarante ans, je ne vais pas refaire ici sa démonstration en moins bien (ce qu'il appelle le Petit Remplacement), mais j'insiste comme lui sur le fait que la musique (le changement de définition de la musique) a bien été l'indicateur premier du Désastre, l'alerte inaugurale, le Signe, et cela, je peux dire que je l'avais compris il y a très longtemps, quand je fréquentais encore le milieu de la musique. Dès l'enfance, j'ai entendu cette accusation. Un peu de tolérance, tu es trop méprisant ! Je ne sais pas exactement ce qui m'a permis de résister à ces objurgations, mais ce que je sais est que j'ai éprouvé parfois la tentation d'y céder, pour avoir la paix. Qui ne veut pas de la paix ? Il est plus facile d'aimer Pamart que Boulez, du moins c'est ce que je crois comprendre en observant les gens autour de moi. Mais il faut être cohérent. Si un Pamart a doit de cité sur France-Musique, alors il ne faut pas se plaindre de la violence dans les rues et à l'Assemblée nationale. Mes adorables voisins m'ont demandé l'autre jour ce que j'en pensais, de ce pauvre garçon. Je n'ai pas eu besoin de développer, un regard a suffi. Et quand j'entends Étienne Guéreau parler du « Chopin facile », ou quelque chose comme ça, les quelques cheveux qui me restent se dressent sur ma tête. Le rapport avec Chopin, je dois avouer très humblement que je ne le vois pas, ni ne l'entends. Mais c'est sans doute parce que j'ai une moins bonne oreille qu'Étienne Guéreau. Tous les Sofiane Pamart du monde ont écrit sur leur visage et sur leurs biceps : « Musique ». On n'est tout de même pas obligé de les croire sur parole, ces pauvres bougres. Qu'ils aillent se faire tatouer chez les Grecs. Je retourne à mes études de Chopin (par Cortot, qui n'a rien à voir avec Corto Maltese, il faut tout préciser, aujourd'hui). 

J'écris cela sous le regard de Jérôme, le Précédent, si beau dans son berceau, le huitième d'une famille de sept enfants, lui que je n'ai pas connu et qu'il me semble connaître si bien, et si je parle de son regard alors qu'il a les yeux fermés, sous son immense front bombé, c'est que toute la douceur de son être me parvient encore depuis les années 40. 

dimanche 5 janvier 2025

Énigmes

 

Parmi la masse considérable des égocentrismes de toute sorte, il y en a un qui m'est particulièrement odieux, c'est celui qui consiste à ne pas savoir deviner (et mesurer) l'affreux désespoir de qui choisit de mettre fin à ses jours. À chaque suicide, c'est la même rengaine, bien rodée : Le chagrin des proches et de ceux qui restent. Le traumatisme qui leur est infligé. Leur vie gâchée. L'égoïsme du suicidé. Son inconscience. Sa lâcheté. 

Merde ! Quelle obscénité ! Mais qu'ils aillent au diable, ces traumatisés pensant bien qui ont toujours assez de courage pour cracher sur le défunt et suffisamment d'indécence pour s'attribuer le beau rôle alors que le corps du supplicié est encore tiède. Oui, du supplicié ! Car c'est bien d'un supplice, qu'il s'agit.

Ceux qui n'ont jamais sérieusement envisagé le suicide (je ne parle pas ici de ceux qui jouent un temps avec cette idée) ne s'imaginent pas, n'imagineront jamais la souffrance inouïe qu'il faut traverser pour en arriver à cette extrémité. Le désespoir n'est pas seulement un mot, c'est une chose qui a la densité et la masse formidable d'une montagne. Une chose énorme, glacée et tentaculaire qui voile tout le ciel, qui asphyxie, qui étouffe et paralyse. 

Au nom de quoi le suicidé devrait-il se sacrifier deux fois ? Deux fois, s'il renonce au suicide eu égard à la souffrance de ceux-qui-restent, oui, car alors il est prisonnier de sa douleur, de sa douleur redoublée. Il ne doit pas en parler, il ne doit pas faire souffrir les autres, il doit endurer son calvaire sans déranger, et il n'aurait même pas le droit de se soulager d'un geste définitif ? Au nom de quoi ? Ceux qui vont le pleurer auront le droit de commencer par le maudire — je peux même arriver à les comprendre ! C'est efficace, de leur point de vue : cette sainte colère apporte du crédit à leur chagrin, qui n'en sera que mieux reconnu, plus inquestionnable. Ils n'en seront donc que plus admirés : les vivants ont tous les droits, on le sait bien, et les morts ne peuvent pas se défendre. On accusera le suicidé de dramatisme, au minimum. D'égoïsme, bien sûr. Il s'écoutait trop ! Il n'a pas pensé à nous. Il n'a pas eu le courage de vivre. C'est un lâche. Ce mouvement, très courant, me paraît doublement ignoble. Ils savent bien, au fond d'eux, qu'ils n'ont pas su, qu'ils n'ont pas vu, qu'il n'ont pas osé, qu'ils n'ont, le plus souvent, même pas tenté de trouver les mots qui auraient pu — peut-être… du moins cela valait-il le coup d'essayer — aider, apaiser, soigner, réconforter, accompagner, sans se justifier trop facilement de la solitude existentielle inhérente à la nature humaine. Partager ne serait-ce qu'une heure la douleur effroyable de celui qui se confie imprudemment à l'ami. Ils ont peur : c'est comme si le mal était contagieux. Et non seulement il n'est pas question pour eux d'avoir une once de remords, mais encore font-ils porter tout le mal et toute la faute sur le défunt. Comme ils sont courageux, lorsqu'il s'agit de ne pas comprendre la souffrance de l'autre, de la dénigrer, de la tenir pour peu de chose, voire de la ridiculiser. Comme ils s'en tirent bien, au bout du compte, drapés dans leur chagrin moral et révolté ! Les justifications de tous ordres ne leur feront jamais défaut, il n'y a pas à s'en faire pour eux. 

Le supplice de celui qui envisage le suicide est réel. Se tenir au bord de ce précipice, non pas, comme il est dit et répété bêtement, avec complaisance, avec fascination, mais avec horreur et même terreur, voilà ce qu'il lui faut endurer des jours et des jours, dans une absolue solitude, car, oui, sauf cas extrême, à mon avis assez rare, la décision prend du temps, et le chemin qu'elle emprunte est un chemin de croix. Il n'y aucune aide, aucune fraternité à espérer. Quelle que soit la manière dont vous présentez la chose à autrui, elle vous sera reprochée. Le supplice, c'est d'abord et avant tout l'impossibilité, et plus que l'impossibilité réelle, l'interdiction, qui est faite à celui qui souffre, d'expliquer sa souffrance, de la révéler entièrement, sauf à rester dans l'insignifiance et l'acceptable, dans une parole qui ne va pas au cœur du sujet. Qui épargne…

Celui qui emprunte cette voie est le sujet d'une torture d'un genre inédit. En effet, il passe son temps à peser le pour et le contre de cet acte irréversible qui, il n'a aucun doute à ce sujet, va donner à toute sa vie un sens autre que celui qu'elle avait eu jusqu'alors. La désagréable surprise du désespéré sursitaire est qu'il y a autant de raisons de passer à l'acte que de ne pas le faire. Si la balance penchait d'un côté ou de l'autre, les choses seraient simples. D'où le fait qu'il faille compter en définitive sur une pulsion subite qui fasse taire ces interminables et vaines réflexions. Il doit se jeter au feu, sans savoir, sur un coup de tête, sur un coup de dé ou de folie… La fenêtre temporelle durant laquelle on passe de la décision aux actes, voilà ce qu'il faudrait décrire en détail, mais le courage me manque, ici… 

La mort est inéluctable, dans tous les cas, mais si vous décidez par vous-mêmes du jour et de l'heure, hors du cas exceptionnel d'une maladie incurable, vous vous placez de fait hors de la modestie humaine et de la décence commune. Votre acte, quelles qu'en soient les motivations, prendra toujours pour ceux qui vous survivent le visage hideux d'une provocation et d'une brutalité injustifiable. Vos motifs n'ont aucun poids, vous n'avez aucune chance d'être entendus ; il faut en être bien conscient. Tout ce vous pourrez avancer sera balayé d'un revers de morale — a priori ou a posteriori —, cette morale qui a le nombre pour elle. 

« On dit d'un homme qu'il se suicide quand, sous l'influence d'une douleur psychique ou sous l'oppression de souffrances insupportables il se tire une balle dans la tête ; mais pour ceux qui laissent libre cours aux passions pitoyables qui leur dessèchent l'âme, aux jours sacrés du printemps et de la jeunesse, il n'y a pas de nom dans la langue des hommes. La balle est suivie par le repos de la tombe, la jeunesse perdue est suivie par des années de douleur et de souvenirs torturants. Qui a profané son printemps comprend l'état dans lequel se trouve mon âme. Je ne suis pas encore vieux, je n'ai pas de cheveux blancs mais je ne vis plus. Les psychiatres racontent qu'un soldat blessé à Waterloo était devenu fou et que, par la suite, il affirmait à tout le monde, et y croyait lui même, qu'il avait été tué à Waterloo, mais que ce qu'on prenait en ce moment pour lui, ce n'était que son ombre, le reflet de ce "lui" passé. Ce que je vis en ce moment, c'est quelque chose qui ressemble à cette demi-mort... » La demi-mort des vivants, voilà ce dont il faudrait avoir le courage de parler, car c'est elle, bien souvent, qui pousse les sensibles au suicide. « Hamlet : Combien de temps faut-il pour qu'un corps se décompose après l'enterrement ? — Le fossoyeur : Les gens de cette époque se décomposent avant même de mourir... »

Dialogue de sourds avec Vincent autour de cette question. J'avais renoncé à lui parler, mais il est gentiment revenu à la charge, et je n'ai pas eu le courage de me taire plus longtemps. Il m'écrit que c'est Schopenhauer qui dit la chose la plus juste sur le suicide, à savoir que c'est la forme paroxystique et paradoxale du désir de vivre, et que ce désir n’est jamais aussi fort que chez le suicidaire. C'est une évidence, mais ce n'est pas la question. C'est bien le désir de vivre qui nous pousse en effet à vouloir mourir, contrairement à ce que croient tous les imbéciles qui parlent avec légèreté et une immonde facilité d'une morbidité ou d'une pulsion de mort. Le désir de vivre qui ne parvient pas à supporter la limite, la terrifiante limite, ou ce qui revient peut-être au même, l'atroce égoïsme (la surdité humaine) qu'il faut endurer cinquante-et-une semaines sur cinquante-deux, durant toute une vie. Depuis que j'ai quatorze ans, je crois bien, je n'ai pas varié sur ce point, j'en ai encore des souvenirs brûlants. Ils n'entendent pas. C'est bien la Surdité, le pire de l'aventure humaine. Ce ne peut pas être un hasard si j'ai choisi la musique. Un art qui développe autant qu'il est possible l'écoute et l'entendement (qui sont inséparables, au bout du compte) me semblait le comble non pas du désirable, ni même du souhaitable, mais seulement de l'indispensable. Il fallait avancer sur ce chemin ou disparaître. C'est en tout cas comme ça que les choses se présentaient à moi quand je n'étais encore pas en mesure de le formuler. Mes pauvres parents en ont entendu, de ces reproches que sans doute ils ne pouvaient pas comprendre et qu'aujourd'hui je me reproche amèrement !

Je suis passé de la douleur au travail (et l'on sait que ces deux mots sont intimement liés, dans notre langue) avec une sorte de soulagement étonné, et avec gratitude. C'est une chose que j'ai déjà souvent racontée, mais il me semble important d'y revenir. Enfant, je n'entendais pas la musique. Elle arrivait sur moi comme une locomotive hurlante qui me fonçait dessus et me broyait le cœur, sans que je comprenne pourquoi. Entendre, c'est déjà comprendre un peu. C'est discerner. C'est s'y retrouver, au moins un peu, dans les mille chemins que la musique ouvre en nous, c'est entrevoir la carte d'un territoire, fût-il inouï, étrange et formidable. Moi je ne comprenais rien. Je n'entendais rien. Mon sens de l'analyse n'existait tout simplement pas. Je ne ressentais rien d'autre que cette douleur qui me submergeait d'un seul coup, sans significations ni explications. C'était trop. Toujours trop. C'est le travail qui m'a sauvé — un peu — de la douleur. C'est avec les partitions, le texte écrit, noté, et surtout la répétition (à tous les sens du terme) que je suis parvenu, avec le temps, à me décoller quelque peu, jamais tout à fait, de cette étreinte mortelle qui m'étouffait quand j'avais dix ou douze ans. Oh, il y avait de la joie, bien sûr, et comment ! Mais cette joie était en quelque sorte seconde, elle était liée aux circonstances, aux présences, aux voix humaines et aux affects qui se mélangeaient à la musique de manière inextricable. Mais dès que je me retrouvais seul avec elle, par goût ou par curiosité, ou par inconscience, les mâchoires de cette chose innommable me broyaient le cœur et me terrifiaient. C'est de ne pas comprendre, c'est d'avaler cette potion sans mode d'emploi, qui remuait en moi ces puissances effrayantes ; ses effets sur moi me paraissant totalement démesurés en regard de mes forces. À force de travailler mon instrument (comme on dit), et surtout les œuvres, j'ai moins souffert. Ce travail et cette répétition inlassables ont mis une distance entre la musique et moi. Entre elle et moi, il y avait désormais quelque chose qui rendait la musique supportable. Je me suis cru sauvé. 

Il me faut raconter quelque chose qui m'a beaucoup marqué. À l'époque de mon adolescence, j'aimais beaucoup farfouiller dans le galetas de la maison qui était une véritable caverne d'Ali-Baba. Cette après-midi là, j'ai déniché la partition de Parsifal, de Wagner, dans sa réduction pour piano et voix, publiée par les éditions Schirmer, de New-York, un beau volume relié vert sombre. Je suis descendu au rez-de-chaussée et j'ai posé la musique sur le piano. Je connaissais très mal Wagner et j'en avais même un peu peur, car j'avais le souvenir de mon père, enfermé dans sa chambre, écoutant la Tétralogie ou Tristan à la radio en direct de Bayreuth, en été. Cette musique qui passait trop facilement la cloison ne me disait rien qui vaille. Elle était soit violente, soit totalement incompréhensible et rébarbative. Ni abstraite ni romantique, ni moderne ni classique, seulement radicalement étrangère et antipathique… Je ne savais absolument pas par quel bout prendre cette chose qui signifiait avant tout pour moi la solitude effrayante de mon père, l'espèce d'incommunicabilité sacrée qu'il avait dressée entre lui et nous comme un rempart infranchissable. La musique qu'il écoutait était enfermée en elle-même (et dans la chambre), mais elle nous atteignait pourtant avec une violence inouïe, peut-être justement parce qu'elle ne nous était pas destinée. C'est comme si mon père nous avait dit, sans un mot : « Vous ne comprendrez jamais. » J'ai donc ouvert la partition et j'ai commencé à déchiffrer. « Sehr langsam »… Les cinq premières mesures me stupéfièrent. Il y avait là très peu de notes, une vingtaine, à l'unisson, dans un ambitus réduit, allant du piano au forte et revenant au piano, et au pianissimo, en la bémol, dans un dénuement absolu, dans une lenteur inhumaine. J'ai rejoué plusieurs fois ces quelques mesures, avant de pouvoir continuer. Je n'avais jamais entendu rien de tel. J'étais à la fois exalté et terrifié. Il est presque impossible de battre la pulsation à la noire (écoutez ça dans la version de James Levine avec le MET !). Ce genre de tempo me fait penser à la musique indienne. Eux seuls sont capables de se mouvoir sans difficultés dans de telles lenteurs, sans même devoir subdiviser le temps. Bien entendu, ce n'était pas seulement une question de tempo. C'était avant tout une question de solitude. Ici, je pense à une phrase de Renaud Camus que j'aime particulièrement : « Je suis sorti de moi par l'oeil, le souffle et la virgule. » C'est bien d'une sortie de soi qu'il s'agit. Ces quelques notes (« sehr ausdrucksvoll ») si simples, trop simples, nous décollent de nous-mêmes et du monde avec une puissance invraisemblable et souveraine. C'est de la magie noire. On est au bord du gouffre et l'on doit sauter, sans savoir ce qu'on va rencontrer dans l'interminable vol plané qui s'annonce : Accepter de tomber dans l'Inconnaissable. Ces aplats de couleur inouïs, je les jouais à genoux, avec une appréhension et une fascination que je crois n'avoir jamais retrouvées ailleurs. À ce tempo-là, le cœur s'arrête de battre. Il faut trouver ailleurs la force de poursuivre. On est au-delà du souffle, dans un monde qui semble impossible. Le mot « désolé » vient à l'esprit mais semble encore trop timoré. Il n'y a pas d'air sur cette planète où l'on se surprend tout de même à faire quelques pas hésitants en compagnie du Néant. Jamais sans doute dans toute la musique ne m'est apparue avec tant d'évidence la raison d'être essentielle de l'alliage qui fonde l'orchestre symphonique : les cordes et les vents. Le souffle est au départ de toute musique, bien sûr, mais il a besoin du secours des cordes pour se prolonger à l'infini grâce à l'archet, arc tendu entre deux précipices de silence. La corde vocale se prolonge avec la corde en boyau qui ouvre d'autres espaces et permet d'autres dimensions. Wagner a entendu l'inécoutable et l'a rendu possible. Le souffle et la virgule… L'air qui manque. Le monde qui disparaît. Autre chose se dévoile, mais quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette question. Pas de réponse avec des mots, en tout cas. 

J'ai parlé de « déchiffrer », mais ce mot est impropre, car il suppose qu'on va être capable de traduire ce qu'on lit, même mal. Je n'ai pas compris cette musique ; pas du tout. Elle est entrée en moi et s'est fait une place insignifiante, qui ne signifie rien, et elle continue aujourd'hui encore à se taire obstinément, à se murer dans un splendide isolement qui me ramène invinciblement au père enfermé dans sa chambre. C'est un lieu imprenable dans l'être qui surgit et s'impose. Je me demande bien qui sont ces compositeurs qui sont capables de nous percer la couenne en un seul coup de sonde ! D'où sortent-ils ? Pourquoi parlent-ils cette langue ? Qui les a persuadés que quelques humains pourraient peut-être les entendre ? Ont-ils été utiles ? Malfaisants ? Inhumains ? Fous ? Je ne sais pas répondre à ces questions. Je constate seulement que le monde qu'ils ont ouverts sous nos pas semble exister quelque part dans l'indescriptible. Sortir de soi… Le peut-on sans mourir ? On peut au moins en avoir une idée, et c'est déjà beaucoup. Il y a des musiques qui nous font tomber de nous-mêmes, voilà tout. On ne s'en relève jamais complètement. Il faut jouer le jeu

Ceux qui ne craignent pas la mort me font rire comme les enfants qui affirment pour se rassurer que les fantômes n'existent pas. En réalité, on sait bien que c'est la peur qui les anime. Si jamais ils l'admettaient, cette pensée les tuerait plus sûrement que l'accident ou la vieillesse. La terreur rend arrogant, ou idiot. J'écoutais l'autre jour le comédien Pierre Arditi faire le faraud en déclarant que « la mort l'emmerdait », mais qu'elle ne lui faisait pas peur. J'ai eu pitié de lui. Quel manque d'imagination ! On a toujours la sensation que ceux qui émettent ce type de sentences ont à leur disposition une ou deux hypothèses tout au plus, refourguées par l'habitude et la rumeur, et qu'ils ont l'impression d'avoir fait le tour de la question, cocasses coqs sur leur tas de fumier. Quelle misère, tout de même ! Cela devrait leur interdire à jamais de prononcer le mot « mystère » sans recevoir un coup sur le derrière. Ils insultent la vie et son insondable complexité. Ils sont devenus foule. Je suis persuadé qu'un arbre a plus de jugeotte et plus de rêves. 

Si l'art a un sens, je n'ose parler d'utilité, c'est d'amplifier la dimension de la mort qui nous habite, qui nourrit et enrichit la vitalité. Peu importe qu'on ait besoin ou non de la religion, pour cela, même si elle a indéniablement ajouté au sens. « Ta lettre, d’un désespoir si total, traduit si bien l’état où j’ai l’habitude de vivre que j’aurais pu l’écrire moi-même. Je crois, franchement, que le suicide est l’unique solution. Et si je ne me tue pas, c’est que, une fois en possession d’une telle certitude, le fait de continuer de “persévérer dans l’être” (!) acquiert une dimension nouvelle, inattendue : celle d’un paradoxe constant, d’une provocation, si tu veux. Je suis, comme toi, tout étonné d’avoir pu traîner si longtemps, et, comme toi aussi, je ne sais quoi répondre aux gens qui me demandent ce que je fais. Car je ne fais rien, c’est la stricte vérité. Je ne fais rien, et je ne peux rien faire. Avec beaucoup de peine, j’ai réussi à écrire quelques petits livres. À quoi bon en écrire d’autres ? À quoi bon les avoir écrits ? J’ai perdu le goût d’énormément de choses mais je n’ai pas encore perdu celui de la lecture. C’est là une défaillance de ma part, car cela suppose un reste de naïveté, voire d’enfantillage. Je continue à me… cultiver, mais je me tiens à l’écart, en dehors de la “littérature” et de presque tout. Si j’étais né en un autre temps, je serais allé dans le désert ou au couvent. Aujourd’hui, je dois me contenter de mon propre vide. »

C'est Emil Cioran qui écrit cela à son ami Arşavir Acterian. Persévérer dans l'être, une provocation… Une fois passée la surprise, et elle passe très vite, on doit convenir que Cioran n'a pas tort. Si rester en vie ne se fait pas pour les autres, cela se fait contre les autres. Et contre soi-même. Le suicide est l'unique solution de qui aurait voulu vivre pleinement, de celui qui refuse de se contenter des miettes que laissent tomber les survivants au désespoir. Même les couvents sont trop bruyants et adaptés au siècle, repeints de platitudes, même eux n'osent pas, n'osent plus se confronter à leur véritable raison d'être, le retrait. Alors on a envie de provoquer une dernière fois. C'est absurde ? Je le crois aussi. Mais faute de gloire et du courage qui fait autorité parmi les heureux très vivaces, on a raison de vouloir se fondre dans le vide avant que celui-ci ne nous gobe sans prévenir. Il n'a déjà que trop fait pressentir sa présence envahissante en nous. Pourtant, même cette posture cioranesque est encore trop pour nous. Il a plus de certitudes que je n'en ai, je le vois bien. Et puis il a la chance d'avoir encore le goût de se cultiver. S'il ne sait pas quoi répondre à ceux qui lui demandent ce qu'il fait, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui me demandent comment je vais. On ne fait rien, on ne va pas, nulle part, et l'on ne doit pas en parler, soit qu'on ennuie, soit qu'on radote. 

Je ne sais pas penser sans radoter, sans reprendre et reprendre encore (c'est ce que je suis en train de faire ici), inlassablement (parfois avec découragement, je l'avoue), les mêmes thèmes et les mêmes sujets, essayer de les poursuivre, de les mener un peu plus loin chaque fois, jusqu'au prochain embranchement qui pourrait se révéler être une impasse et me conduire à revenir sur mes pas, bredouille. Et bredouiller, ça me connaît ! Mon frère aîné se moquait de nous, les paysans savoyards auxquels il m'assimilait, lui, le Parisien de longue date, en nous traitant dédaigneusement de « ruminants » bas de plafond (« le manque d'iode », paraît-il !). Et en effet, d'aussi loin que je me souvienne, les vaches ont toujours été des confidentes attentives et des modèles précieux, des compagnes fidèles et surtout patientes. Inlassables, elles étaient, ouvrant sur nous leurs bons yeux si doux que jamais il ne me serait venu à l'idée de mépriser, tout en mastiquant la nourriture à laquelle nous ne prêtions nulle attention, alors que nous piétinions l'assiette de nos hôtes. 

Les bredouillants sont les cousins germains des ruminants. La parole ne sort jamais d'eux du premier coup, tout armée, précise et tranquille. Elle n'affirme que pour bien vite atténuer ou regretter ses allégations, perdant toute assurance au moment de conclure. Elle se reprend, elle s'y reprend à plusieurs fois, elle a besoin de s'essayer, de se tromper, de parsemer ses phrases de points de suspension, et, souvent, de les laisser affaissées et agenouillées devant un vide désolant qui incite au ricanement. Les bredouillants ne caracolent pas de paragraphe en paragraphe. Ils s'excusent d'avancer ce qu'ils avancent, et même de parfois mettre un point final à leurs propositions, ce qui leur paraît toujours risqué et présomptueux, et légèrement ridicule. Il y a du silence en eux, beaucoup de silence qui s'est accumulé au long des années, qui a grossi et s'est épaissi sous le regard acéré des interlocuteurs et des écouteurs, dont l'écoute et les silences trop éloquents ont fiché dans la parole du bredouillant des pointes acides qui fissurent ses thèses et rendent ses affirmations dérisoires. Alors, parfois, il en rajoute, et il affirme durement ce qu'il croit devoir penser, pour se libérer un instant de cette douloureuse crise de doute. 

Cela aussi, je l'ai écrit à maintes reprises, mais les seuls textes de moi qu'il m'arrive d'aimer, longtemps après les avoir écrits, sont ceux que je ne comprends pas, que j'ai écrits sans savoir de quoi je parlais, ce qui me menait par le bout du sens. Par exemple ceci : 

Se heurter enfin à soi-même, c'est ça ? Maudites phrases qui ne servent à rien ! Quand on laisse échapper le secret, ce n'est pas par la bouche qu'il s'échappe. Sur le ring, où chaque parole espérée nous brise le nez et les côtes, il faut respirer autrement, quand l'air manque, quand surgit en nous la seule question qui précède l'être (ou le suit) : « À quoi bon ? »

Du sang dans la bouche, seule nourriture du vaincu qui ne sait pas encore qu'il n'est pas, qui n'en finit pas de se séparer de lui-même, celui-là qui mâchonne ce qu'il prend pour son histoire, car il voudrait tout de même avoir été – et ce sang justement est la seule preuve dont il dispose.

Tu croyais être ? Tu viens trop tôt, ou trop tard. Tu t'es fourvoyé, tu as cru tes yeux, tes sens, tu as pris des bruits pour des paroles et des paroles pour de l'amour. Et tu t'es cru autorisé, surtout, à parler, à expliquer, à justifier, à commenter le vide de ton existence. Tu as fait des gestes, tu as produit des sons, tu as même tracé des lignes et des phrases sur le blanc tendre de chairs fugitives et follement aimées. Folie que tout cela. Excès. Bêtise. Lourdeur. Illusion. Passion…

… que j'avais intitulé : « De la douleur du dialogue ». N'était ce titre, qui me rappelle à l'ordre, je resterais sans doute muet sur ces quelques phrases déjà anciennes qui ressurgissent aujourd'hui presque par hasard. Il arrive en effet qu'on écrive dans un état second (je ne me drogue pas, ni ne bois) et ces moments sont les seuls qui vaillent, mais je ne pourrai jamais vous en convaincre, évidemment. Quand je sais à l'avance ce que je veux dire, je m'ennuie. J'ai honte. Expliquer, démontrer, vouloir convaincre, c'est la plaie de l'écriture, une plaie qui sent mauvais. Je ne peux malheureusement pas m'en passer, alors que je sais que cela ne sert à rien. Mais voilà que je tombe sur ces quelques phrases de Virginia Woolf, qui elle aussi cherche à convaincre : « Quoi qu’il advienne, reste en vie. Ne meurs pas avant d’avoir vraiment vécu. Ne te perds pas en chemin, ne laisse pas l’espoir s’éteindre, ne détourne pas ton regard de l’horizon. Reste en vie, pleinement, intensément, avec chaque parcelle de ton être, chaque fibre de ta peau, chaque souffle de ton âme. Reste en vie. Apprends, découvre, contemple. Lis, écris, rêve, imagine. Construis des ponts, invente des mondes, crée des merveilles. Laisse ta voix porter des mots, des pensées, des promesses. Reste en vie, en toi et au-delà de toi. Laisse le monde t’emplir de ses couleurs, de sa lumière, de sa paix. Imprègne-toi de ses nuances, accroche-toi à ses instants d’espoir. Reste en vie, pour la joie, pour les instants précieux qui illuminent le temps. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule chose que tu ne dois jamais gaspiller, et c’est la vie elle-même. » Franchement, je ne sais pas si c'est une question de traduction, mais je trouve ça assez mauvais. Rester en vie, très bien, parfait. Je comprends que cela puisse être une aspiration, je ne méprise pas cela du tout, et même, souvent, je me dis qu'une des raisons de rester en vie est la curiosité : comment tout cela va-t-il finir, comment les emmerdements vont finir par avoir notre peau, ou au contraire disparaître comme par enchantement, jusqu'où suis-je capable aller très concrètement dans le dénuement, baiserais-je encore une fois, quelle va être la fin de ce pays qui était le mien, quel sort sera réservé à ce criminel de Bill Gates, le lamentable sera-t-il préféré au tragique par le destin, le rire et les larmes sont-ils miscibles dans l'Histoire ? Ce ne sont pas les questions qui manquent, quand on est curieux ou qu'on a encore un peu le sens de l'humour. Rester en vie… Quel programme ! On balance entre le fou-rire nerveux et le mépris, mais le mépris n'est pas vraiment dans nos moyens. D'un côté on est pressé d'en finir, et d'un autre côté une inexplicable et ridicule espérance continue de nous tenailler quoi qu'on dise. J'ai toujours été un indécis. C'est sans doute à cause de ça que je suis encore en vie et contre tous. Radoteur et indécis. Je ne suis pas de la race des gagnants, c'est sûr. 

Ne meurs pas avant d'avoir vraiment vécu ? Tout est là, bien sûr, car être en vie, c'est toujours au futur, qu'on l'imagine. Mais enfin, on n'est pas non plus complètement idiot, et l'on se souvient. On se rappelle que jamais ce ne fut le cas hormis les moments perdus à jamais, oubliés, niés, presque. Supprimés de notre conscience. Barrés, caviardés. Indicibles. La vraie vie ne laisse aucune trace. Elle s'efface en advenant. C'est beau et désespérant. On a beau chercher des preuves, on ne trouve que des traces dérisoires qui, on le voit bien, ne convaincraient personne. On rejoue les quelques notes du Prélude de Parsifal, pour vérifier une fois de plus qu'on n'y trouve rien que le Temps à l'état pur, qu'on ne sait rien en dire, que cette musique nous enferme en nous-même, comme si l'on descendait dans les profondeurs de notre biologie, au sein de nos cellules dont l'intelligence et le mode d'emploi nous échappera toujours. Partout, la vie bat sans avoir besoin de s'expliquer, sans se soucier de nos théories branlantes et prétentieuses. 

« Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement. C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos. » Mais justement ! Le cosmos est en nous. On ne peut pas lui échapper. La vie limitée est une vue de l'esprit, un repos mental qu'on s'octroie dans la longue marche qui n'a pas de fin. J'ai toujours vécu plus de ce que la nuit m'apportait, et chaque jour, elle gagne un peu sur la clarté. Je regarde autour de moi et je ne vois que des reflets qui s'estompent les uns après les autres. Ils nous attirent, bien sûr, mais ils sont décevants et insaisissables alors qu'on les voudrait consolants. On voudrait les serrer dans nos bras, et l'on ne serre que l'absence et le terrifiant infini. Personne ne sait vivre au présent, et c'est avec ce handicap fondamental qu'on doit persévérer dans l'être, comme si le but était seulement de gagner quelques jours ou quelques minutes de sursis, privé de dialogue et d'amour. (J'ai hésité à écrire ce dernier mot : je n'aime pas me sentir ridicule, mais j'aime encore moins mentir.) J'ai cru un temps que ma seule ambition véritable était d'écrire sur ce qu'on nomme l'amour mais plus je me suis approché de la chose plus elle m'a fui en riant. J'ai voulu alors écrire sur le désir, qui me semblait moins ambitieux, plus amusant, aussi, sujet à plus d'anecdotes savoureuses, mais là encore j'ai dû en rabattre : même lui ne se laissait pas approcher si facilement que je l'avais cru. J'avais pourtant l'impression d'avoir fait mes classes, toute ma vie, du côté de l'érotisme et des interactions entre les corps, discipline qui m'a passionné autant que la musique, à tel point qu'il m'est souvent arrivé de les confondre. À part mieux savoir que je ne sais pas, je ne vois décidément aucun progrès. La défaite est invincible, du côté de chez La Fuly. Très visible, en revanche. Éclatante. On devrait me donner un prix, pour ça. Le prix du Radotage inutile et ennuyeux. On a le droit de rêver, non ? 

Alors j'en reviens piteusement à mes premières amours, et je me noie sans remords dans la musique de Schumann et dans l'errance sans fin de ce qui n'a pas de mots ; j'essaie de ne pas penser et je m'en remets au Stilnox, à la nuit indescriptible et indifférente qui noie mon cerveau. Est-ce une forme de suicide lent, socialement acceptable ? Sans doute. Avoir la paix avec ses semblables très dissemblables n'a pas de prix, quand on ne dispose pas de quoi les amadouer ou les séduire. 

Le 30 novembre 1974, la télévision française était en grève. Une loi l'obligeait cependant à diffuser un programme unique, et celui qui fut choisi ce jour-là était le premier film que Bruno Monsaingeon avait réalisé avec Glenn Gould, sans doute la seule chose que personne n'avait envie de voir. Tous les Français qui voulaient regarder la télévision le 30 novembre 1974 ont dû contempler bien malgré eux cet énergumène canadien sorti de nulle part qui jouait les Maitres chanteurs de Wagner en marmonnant et en parlant de sa chaise déglinguée comme d'un membre de sa famille. Je n'ai pas vu ça, alors. J'avais autre chose à faire que de regarder la télévision, en ce temps-là. Le jazz, l'improvisation et les filles constituaient l'essentiel de mes journées et de mes nuits. Mais c'est à la télévision, sept ans ans plus tard, que je découvrirai par hasard celui qui deviendra un pôle nord et un maître fondamental d'une richesse prodigieuse. Et puis un peu plus tard, il y eut le « I do not like myself », de Richter, face à la caméra, sans une once de plaisanterie ou d'ironie. Ce visage inoubliable du vieux Richter qui avait perdu toute illusion, qui semblait porter en lui toute la musique de Schubert sans même avoir besoin de la jouer. Tout le contraire d'un clown ou d'un de ces représentants de commerce pressés qui arpentent depuis lors les scènes musicales du monde entier, tout le contraire d'un imbécile, dirais-je pour faire court. Les grands musiciens sont tous de grands penseurs. Seulement, ils ne pensent pas avec les armes dont on a l'habitude, et ils acceptent les malentendus qui les précédent et les suivent sans se plaindre : ce sont des énigmes vivantes. Que celui qui entend entende… Pour le reste, ce n'est pas de leur ressort. Il y en eut d'autres, bien sûr, bien d'autres, mais ce visage-là restera gravé en moi jusqu'à la fin, qui osait révéler sans pudeur et sans aucune ostentation qu'il ne s'aimait pas. Comme on se sent proche d'un tel être, si d'aventure on ose l'avouer sans mourir de honte… (Je peux radoter tranquillement, et terminer sur une phrase entre parenthèses, en écoutant l'andante sostenuto de la sonate en si bémol majeur, puisque personne ne m'entend.) Mon propre sentier disparaît dans la brume.

mardi 5 décembre 2023

5 décembre 2023

 

Menuhin dans le mouvement lent du concerto de Schumann, le 9 février 1938, avec Barbirolli et le New York Philharmonic. Après ça on peut bien se taire.  

En revenir aux racines, à la musique, dans ce qu'elle a de plus essentiel, de plus profond et de plus précieux. Schumann et le violon, Schumann et Menuhin — là aussi, un an avant la Guerre. Quand je pense que je me serai laissé intimider, tout au long de ma vie, que j'aurai essayé d'aimer l'opéra italien, et toutes ces sortes de choses dont j'ai toujours senti au plus profond de moi qu'elles ne valaient pas un clou, que j'aurai essayé d'aimer la même musique que les autres, et les chanteurs, et ça, et encore ça… Quelle perte de temps, mais surtout, quelle bêtise ! Le conformisme est vraiment la pire des choses. 

(Nous sommes le 5 décembre, date anniversaire de la mort de Mozart !)

Le lien à Schumann est le plus profond qui soit, surtout quand sa voix passe par le violon. 

(Ils sont tous à s'exciter avec Callas… Laissons-les.)

dimanche 12 mars 2023

Répétition



La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir. 

À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde. 

Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile. 

On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble. 

Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure. 

Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter

Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.

Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !

La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?

Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… » 

« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)

J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !

Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.

Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps ! 

La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.

« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »

Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. » 

Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris

Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »

Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien. 

Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas. 

Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo

C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal ! 

Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur. 

J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…

Répétons !

samedi 13 février 2021

Jamais je ne rencontrerai d'homme…

Au volant de sa petite Fiat, sur l'autoroute, elle pleurait, revenant d'une escapade en Normandie, où elle était allée rejoindre son godfather, et elle me disait en sanglotant : « Je sais que jamais je ne rencontrerai d'homme qui arrive à la cheville de mon père ».

Castagno me dit : « Il ressemble à une vieille loutre, Rayski ».

samedi 15 juin 2019

3,14

Longtemps je n'y ai pas prêté attention. Mon père avait quelques lubies, comme tout le monde. π était l'une d'elles. Pourquoi un nombre, pourquoi ce nombre ? C'est plus qu'un innocent folklore familial. π, c'est une clef. Une des clefs que le monde nous fournit pour le déchiffrer, c'est-à-dire nous voir nous-mêmes comme participant au Mystère. 

La vie nous offre quelques clefs. Des clefs privées et des clefs publiques. Les clefs privées nous sont données par les parents, par la famille, par les amis et les rencontres, les clefs publiques nous sont transmises par l'instruction, la science, la philosophie, et la littérature. La langue, autre obsession du père, est une de ces clefs – c'est même la clefs des clefs ; elle est à la fois privée et publique.

Le nombre Pi ne permet peut-être pas d'élucider les disputes amoureuses, les conflits familiaux, ou professionnels, ni de gagner au Loto, mais calculer la surface d'un cercle autrement que par approximations successives, ce n'est pas rien. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de la quadrature du cercle. Si l'on pouvait mettre bout à bout tout ce que ce nombre a permis de comprendre, de construire, de mesurer, de vérifier et de faire fonctionner, on ferait plusieurs fois le tour de la Terre en descriptions, en explications et en commentaires. Ce nombre, qui a obsédé des générations et des générations de savants, se retrouve partout, non seulement dans les mathématiques, mais dans bien d'autres disciplines. Un nombre qui permet de passer d'un segment de droite à une circonférence ou à une surface à un seul côté n'est pas seulement un nombre, c'est une loi de l'univers, c'est un des doigts de Dieu. Comme par hasard, la suite de ses décimales est infinie, comme s'il voulait nous laisser entendre que quelque chose ici nous dépasse et nous dépassera toujours. Mais, malgré sa formidable complexité, ce nombre est efficace même quand on le réduit à sa plus simple expression : 3,14 suffit, dans la majorité des cas. 

La sarabande de la cinquième suite pour violoncelle de Bach est une autre de ces clefs. Comment ne pas être sidéré par la suffocante beauté de cette musique, par sa perfection hiératique et son âpre simplicité. Bach a retranché de la matière sonore tout ce qui n'était pas absolument nécessaire. Le chemin est escarpé. Harmonie, mélodie ? Ni l'une ni l'autre. Seulement un chant au bord du gouffre, un pas après l'autre. Miracle. Grâce à quelques très simples notes de violoncelle, l'homme peut atteindre des sommets insoupçonnables : Il a vue sur le monde, depuis un endroit interdit.

Il y a une intelligence du monde qui se manifeste autant dans un nombre que dans une partition ; elle peut aussi se manifester dans une phrase, dans un geste, dans une odeur, dans un visage, et même dans un sanglot. Des π, il y en a sans doute bien d'autres. Ils sont sur notre route, confidences et cailloux semés par le divin – ou le hasard. Ce sont des fenêtres à travers lesquelles on voit un tout autre paysage. On peut les appeler constantes : même quand tout se dérègle autour de nous, ces points de vue nous laissent apercevoir la mécanique céleste – ou la culotte de la fille assise en face de nous, dans le bus.

Le chemin est escarpé… Mais je vous jure que ça ne pourrait pas être mieux que ça. Vous vous figurez peut-être que vous auriez pu avoir une vie meilleure que celle que vous avez ? Regardez-vous. Avec si peu d'atouts, c'est déjà bien comme ça. Vous auriez pu gagner plus d'argent, sortir avec des filles plus belles, partir plus souvent en vacances et rouler dans de plus belles voitures, oui, vous auriez pu avoir un lave-linge Miele au lieu d'une machine à laver Laden, vous auriez pu avoir un forfait illimité sur votre iPhone au lieu du forfait Free à deux euros, mais même pour seulement avoir une clim réversible il aurait fallu faire tellement d'efforts et de concessions que la vie ne vous semblerait pas plus belle que cette merde dans laquelle vous vous traînez jour après jour comme un rat de laboratoire. Réfléchissez un peu. Peut-être même qu'il vous aurait fallu danser ! J'en ai fait, des choses humiliantes et dégradantes, dans ma vie, mais, danser, jamais. Croyez-moi, s'il faut s'en tenir au plan A, ce n'est pas parce que le plan B n'est pas meilleur, c'est parce qu'il n'existe pas. Et ne venez pas me bassiner avec votre liberté, ne vous faites pas plus bêtes que vous n'êtes. Il n'y a pas besoin de sept ans de réflexion pour comprendre que le seul libre-arbitre qui soit, c'est celui qui est aux chiottes. Vous pensez peut-être que Jean-Sébastien Bach a eu le choix, qu'il s'est réveillé un beau matin en se disant : je vais être un compositeur génial ? S'il avait eu le choix, Bach aurait peut-être choisi de jouer au football et de rouler en Ferrari, au lieu de donner des cours de clavecin et de composer une cantate par semaine. Jean-Sébastien est tombé sur son nombre π parce qu'on le lui a mis sur sa route. Après ça, les choses se sont faites toutes seules. Vous ne me croyez pas ? Prenez Christine Angot, par exemple. Vous pensez vraiment que si elle avait eu le choix, elle aurait décidé d'être Christine Angot, l'écrivaine Christine Angot, de sortir avec Doc Gynéco, tout ça ? Que le chemin soit escarpé ne signifie pas que c'est vous qui le créez. D'ailleurs ça ne signifie rien du tout. C'est seulement une image, une figure de style. Le tout est de faire souffrir suffisamment de gens autour de vous : c'est comme ça qu'on écrit sa vie, qu'on laisse une trace. C'est le signe du scorpion. Nous avons tous un scorpion en nous, le tout est de lui faire une place. C'est le scorpion en nous qui nous indique le chemin, qui nous raconte l'histoire. J'aurais pu, vous auriez pu, être Marc Dutroux ou Jean-Sébastien Bach, Albert Duspasme ou le capitaine Haddock, sauf que nous arrivons trop tard, toujours, que les rôles qui nous intéressent sont déjà pris, et que notre nombre π personnel n'a pas la tête de l'emploi – parce que nous n'avons aucune imagination.