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samedi 23 août 2025

À ce moment-là

 

Avec elle j'étudiais l'harmonie. Du moins était-ce l'intitulé du cours, mais il arrivait que nous débordions un peu sur d'autres disciplines annexes. A. possédait un accent hispanique prononcé, elle était blonde, assez sèche, elle avait des cheveux mi-longs, c'était la femme de C. et je crois pouvoir affirmer qu'elle m'aimait bien. Elle me demandait parfois de lui jouer des œuvres que je travaillais avec son mari. Ce jour-là, c'était au commencement de l'après-midi, je ne sais plus sur quoi nous travaillions, elle m'a demandé de lui interpréter quelques unes des Scènes d'enfant de Schumann. Je n'aimais pas énormément jouer du piano devant elle, je ne sais trop pourquoi, mais il m'était impossible de refuser. À un moment donné, elle m'a repris sur un phrasé, et m'a dit que je ne respirais pas — ou pas bien. Comme je peinais un peu à comprendre où elle voulait en venir, elle a parlé d'un état de suspension ; je me rappelle très bien ce mot de « suspension », dit avec l'accent espagnol. Elle avait une voix assez aiguë, pas très jolie. 

J'ai rejoué plusieurs fois un passage qui ne lui plaisait pas, mais plus je recommençais moins ça lui plaisait. Elle s'est même mise au piano, pour essayer de se faire comprendre mieux qu'avec des paroles. Je sentais bien que je n'y arriverai pas : quelque chose en moi se braquait complètement, je n'y pouvais rien. Je n'avais qu'une envie, c'était de lui demander de revenir à l'étude de cet enchaînement harmonique de Händel, oui, je crois qu'il s'agissait de Händel, après tout, j'étais là pour ça, mais je n'ai pas osé. Elle était assise à ma droite, je ne la regardais pas. Je commençais à en avoir marre, de ce Schumann, qui n'était même pas l'un de mes préférés, quand j'ai senti très nettement sa main sur ma bite. « Là, c'est là, tu comprends ? » Il m'est impossible de me rappeler ce que j'ai répondu. J'imagine que j'ai bredouillé que je comprenais, ou un truc du genre. Elle n'a pas laissé sa main. Elle l'a même retirée tout naturellement, sans précipitation, comme si ce geste était parfaitement à sa place, qu'il avait rempli sa fonction, très bien, on pouvait maintenant passer à autre chose, et moi j'ai continué à jouer comme si de rien n'était. 

Plus tard je me suis demandé si je n'avais pas rêvé. Sa main était peut-être sur mon ventre, sur le bas de mon ventre, d'accord, mais pas sur mon sexe ! Elle avait simplement voulu vérifier que je savais bien respirer avec le ventre, c'est tout. Non, je n'ai pas rêvé. Et elle n'était pas suffisamment myope pour avoir pris mon entre-jambes pour mon ventre. C'est là, tu comprends… Peut-être avait-elle jugé bon de me rappeler où se trouvait mon sexe, peut-être trouvait-elle que mon jeu manquait de testostérone, peut-être pensait-elle que les grands interprètes romantiques pensent d'abord avec leur phallus, et que j'avais tendance à l'oublier, que j'étais trop intellectuel, trop timoré, peut-être trouvait-elle mon jeu efféminé ou fade ? Peut-être avait-elle tout simplement envie que je sorte ma queue, là, devant le Steinway, sans faire de manières, et que je la baise à même la moquette ? Peut-être avait-elle envie de se venger de son mari qui la trompait sans trop de discrétion, nous étions tous au courant ? Je ne sais pas ce qui lui a passé par la tête et je ne le saurai jamais. J'ai été lâche, j'ai fait celui qui ne comprenait pas, celui qui pense que son bras a fourché. Je regrette. Non pas que j'aie eu la moindre envie d'A., ce jour-là, mais je regrette ma petite lâcheté. Peut-être que ce moment aurait été un tournant, dans ma vie, si j'avais réagi autrement. 

dimanche 22 juin 2025

Les rêves Dupont


En ce moment, les rêves merveilleux s'enchaînent aux rêves érotiques. Hier, les rêves Dupont. Aujourd'hui, j'ai rêvé d'Anne et de Raphaële. Bon, le rêve dans lequel il était question de Raphaële, je ne suis pas sûr qu'on puisse le déclarer merveilleux, mais les rêves ne sont jamais univoques, n'est-ce pas… J'étais à l'hôpital en tant que patient, on devait me faire quelque chose (opération, injection, transfusion ?) et j'étais entre les mains d'une doctoresse ou d'une infirmière, je ne sais plus, quand celle-là, lisant la prescription, me demande, se demande qui l'a faite, cette prescription, et je lui réponds, en même temps qu'elle le lit sur l'ordonnance (pourquoi me l'a-t-elle demandé ?), Raphaële D. Au moment où je prononce ce nom, elle a une réaction qui m'incite à la questionner : qu'est-il arrivé à Raphaële D., à quoi elle répond que celle-ci a fait un arrêt cardiaque. Je me précipite hors de l'hôpital, complètement affolé, pour aller au chevet de Raphaële. Où ? J'espère que les rêves prémonitoires n'existent pas, du moins pas chez moi. 

Un peu plus tôt dans le matin, j'ai rêvé d'Anne. J'étais revenu à Planay, il me semble qu'il s'agissait de Planay, même si ça n'y ressemblait pas du tout, et j'étais heureux d'y retrouver Anne et tout ce que j'avais aimé là-bas. D'ailleurs cette phrase est idiote : que serait Planay sans Anne ? Qu'aurait été Planay sans Anne (voilà la question que je devrais me poser). Mais le rêve continuait. Je lui annonçai que j'allais me doucher et me rendis à la salle de bains. Là je rencontrai plusieurs personnes, d'abord des femmes, inconnues, qui en sortaient, puis Julien, le fils, qui tint étrangement à m'expliquer le fonctionnement de la maisonnée en ces lieux, chose qui ne me paraissait guère utile. Au sortir de mes ablutions, Anne était venue me rejoindre. Elle m'expliquait comment il convenait de s'habiller, et semblait justifier sa tenue à mes yeux, ce dont elle n'avait nul besoin. Je l'arrêtais et relevais au-dessus de sa tête ce qu'elle portait, en un grand geste rapide, ce qui découvrit ses aisselles, pas complètement rasées, ou plutôt rasées, mais dont les poils avaient commencé à repousser, chose que je trouvai extrêmement sexy, et d'une rare élégance. Elle était à la fois fraîcheur et étuve, érotisme et innocence, femme et enfant, amie et amante. J'étais comblé. Elle riait et nous nous embrassâmes d'un long baiser fougueux, profond, immobile et tournoyant, sur lequel j'avais un contrôle précis. Je pouvais le moduler à ma guise, en faire varier l'onctuosité, l'humidité, la chaleur, les mouvements et la profondeur, chose dont je ne me privai pas. Il faudrait écrire l'histoire des baisers qui nous ont bouleversés, il n'y en a pas tant que ça, dans une vie. Comme je regrette cette brouille stupide avec Anne, à cause d'une amitié littéraire ! Chaque 19 janvier, je pense à elle, ma petite sœur de cœur. Sais-tu comme tu me manques, à quel point ton absence me désole ? J'espère que les rêves prémonitoires existent. 

Hier, c'était les « rêves Dupont » ; c'était Sarah. Dans le premier, je me trouvais à la poste du Louvre, à Paris, ce lieu que j'ai tant aimé, et j'en sortais un moment pour fumer une cigarette, que j'allumais avec un très beau briquet Dupont ayant appartenu à mon père (il en a eu plusieurs). Celui-ci était particulièrement luxueux, recouvert de diamants, et j'en étais très fier. Ce que j'aimais surtout, c'était sa forme, ce parallélépipède rectangle de dimensions idéales, tenant si bien dans la main. Une fois ma cigarette allumée, je voulus appeler ma mère, et c'est là que les choses se gâtèrent, car je ne parvenais pas à trouver, sur le briquet, les boutons permettant de passer un appel téléphonique. Sont récurrents, chez moi, les rêves dans lesquels je m'aperçois, à ma grande frayeur, que je ne sais pas me servir de ces outils qui servent à téléphoner et que je découvre avec un mélange de satisfaction et d'horreur. Un briquet qui ne servirait qu'à allumer une cigarette ? Dans quel monde cela a-t-il existé, dites-moi ! Le deuxième rêve, dans lequel ce même briquet tenait une place centrale et mystérieuse, est moins clair aujourd'hui, et beaucoup plus bref. Je ne me rappelle clairement que Sarah pas tout à fait Sarah qui m'évitait, allait s'asseoir à l'autre bout de la pièce quand j'avais envie de me coller contre elle sans vergogne. Qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? A-t-elle honte d'avoir aimé faire l'amour avec moi ? Je me rappelle ce coup de fil, dans le TGV, alors que j'étais sur le point de quitter Paris pour rentrer chez moi en Haute-Savoie : je l'avais appelée, nous venions de nous séparer, et je lui avais dit combien j'aimais faire l'amour avec elle. Elle m'avait répondu que c'était réciproque : maigre consolation. Ces choses qu'on décide qu'on ne les fera plus alors qu'on les aime tant, y a-t-il plus navrant ? 

Les rêves de ce matin étaient accompagnés du Concerto italien de Bach. Cette musique que je connais si intimement depuis plus de soixante ans me sauve, une fois de plus. La joie inaltérable qui lui est associée est d'une qualité incomparable, d'une solidité à toute épreuve. Elle réforme même l'angoisse la plus intense, à qui elle donne une forme presque amicale. J'ai écouté Weissenberg, dans cette pièce, ce pianiste qu'on écoutait beaucoup, dans mon enfance. Ridicule… Plus il accélère plus il est ridicule. Il est fou, ou quoi ? Faut-il ne pas aimer cette œuvre pour la jouer ainsi. Quant à son deuxième mouvement, brutal, romantique, maniéré et extraverti, je préfère me taire tant il m'a paru obscène, bête. Glenn Gould met tout le monde d'accord. Lui n'a pas besoin de se demander comment la jouer, cette musique. Il pose les doigts sur le clavier et la musique est là, irréfutable. Tous les autres interprètes ont « une conception ». Lui n'en a pas besoin. Je crois que c'est la chose qui plaît tant à ceux qui aiment Gould, même les non musiciens. C'est un sacré paradoxe car il n'y a pas plus cérébral que lui. Il n'a pas seulement pensé la musique — les partitions, les œuvres, les compositeurs, les formes —, il a aussi pensé l'enregistrement, le disque, le concert, la communication, l'écoute, la solitude.

On en fait énormément, à propos de la mort de Brendel. C'est évidemment un grand pianiste, mais là c'est exagéré, de mon point de vue, si on compare avec d'autres pianistes morts récemment. Je l'ai senti venir, cette déferlante. Brendel m'emporte rarement. Il est arrivé que je le trouve extraordinaire, comme dans l'Andante spianato de Chopin, oui, mais c'est rare. Je me souviens très bien, par exemple, de son interprétation du Concerto italien. C'est du grand piano, mais ce n'est pas ça. C'est peut-être trop du piano, justement. Ses écrits sur la musique ne m'ont jamais vraiment convaincu non plus. On peut dire qu'ils sont intéressants, mais ils ne sont pas bien écrits. C'est un peu laborieux. Cela dit, j'ai lu cela il y a si longtemps, mes goûts ont sans doute changé… Pour me contredire, j'ai entendu hier un Petrouchka absolument extraordinaire, par un tout jeune Alfred Brendel. Je croyais bien connaître cette œuvre, et j'ai eu l'impression de la découvrir ! Vincent, à qui je l'ai fait écouter, me dit la même chose. Rafał Blechacz — je n'ai aucune idée de la manière dont on prononce son nom — est excellent, dans le Concerto italien, mille fois supérieur à András Schiff que je trouve à la fois lourd et empâté dans la sonorité, et pèpère, comme un bon bourgeois allemand qui se promène en famille le dimanche, ce qui est un comble, dans cette musique. Mais enfin, c'est encore du piano, c'est encore un-pianiste-qui-joue-une-œuvre. Il la joue bien, oui. Vous me direz, c'est déjà pas mal… C'est très beau mais il n'y a pas assez de liberté, de naturel. Son andante est murmuré, c'est magnifique, mais bien trop triste, trop déploré, trop humble, on croirait par instant entendre un nocturne de Chopin, ou sa Berceuse. Je note au passage que la vérité interprétative de ce Concerto italien, très souvent, se révèle seulement dans le troisième mouvement. C'est là qu'on comprend ce qu'ont voulu faire les pianistes qui le jouent. Ceux qui, par exemple, adoptent peu ou prou le même tempo que dans le premier mouvement, ou dont le rapport entres les deux tempos n'est pas signifiant (Schiff, Ashkenazy, Larrocha…) sont pour moi disqualifiés d'office. Chaque mouvement doit avoir son autonomie, certes, mais il y a bien une logique rythmique qui nous conduit presque matériellement au Presto, sinon on n'entend pas l'œuvre dans son unité. Gould, j'y reviens, est à la fois complètement libre et complètement organique, c'est ça le miracle. Il a enregistré plusieurs fois le Concerto italien, je connais au moins deux versions assez différentes, au disque, et dans les deux versions, son troisième mouvement est stupéfiant. Lui seul sait doser exactement le rythme interne des phrases, des contrepoints, se frotter à leurs arêtes, les utiliser pour rebondir, pour créer des effets dynamiques jaillissants et impérieux, sans que jamais cela paraisse artificiel, volontaire. Tout est clair, simple, chantant malgré le tempo très rapide de l'une de ces deux versions. Pour l'avoir entendu répéter ce même concerto en studio lors d'un enregistrement pour CBS, on sait qu'il était capable de le jouer à des tempos complètement différents, mais tous convaincants. Il avait à sa disposition une palette extrêmement large, et savait y puiser, dans l'instant, ce qui convenait parfaitement à son humeur et à sa vision de l'œuvre. Là aussi, c'est un grand paradoxe, parce qu'on a eu l'impression, on a cru, avec sa dernière version des Goldberg, celle de 1980, qu'il s'agissait pour lui de graver dans le marbre la version idéale, celle qui pourrait être envoyée dans l'espace à la rencontre de nos chers amis les extraterrestres. 

Il y a dans la musique un chiffre, un code, un nombre agissant, qui agit sur nous comme une molécule chimique, qui se diffuse en nous, tout au long de notre vie, j'en suis convaincu. Nous ne serions pas le même si nous n'avions pas entendu (écouté, aimé) le Concerto italien, nos organes ne vibreraient pas à la même fréquence. Tout cela se dépose en nous à notre insu, se mélange à nos humeurs, les altérant discrètement mais de manière irréversible. La musique est l'une des prémisses les plus actives des rêves, qu'elle contribue à façonner plus profondément que nos pensées, que notre conscience, et les rêves, en écho, modifient celui qui croit s'éveiller toujours identique, matin après matin. 

dimanche 1 juin 2025

[Arrêt cuve pleine] : l'alliance


« Quel moraliste a dit : “Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit” ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité. »

J'avais oublié l'alliance de ma mère dans une poche du pantalon que j'avais mis à laver à la machine, et quand je m'en suis aperçu, il m'a été impossible d'ouvrir le hublot pour vérifier qu'elle s'y trouvait bien. D'ordinaire, il suffit d'appuyer sur la touche [Départ], ce qui arrête le programme en cours, d'attendre quelques minutes, et l'on peut ouvrir la porte, pour en général ajouter une paire de chaussettes oubliée. Ici, rien à faire, impossible d'ouvrir. J'imaginais déjà que l'alliance avait été engloutie dans les entrailles de ma fidèle Ben Laden et que jamais je ne la retrouverai. Même la touche [Arrêt cuve pleine], sur laquelle une âme charitable avait attiré mon attention, refusait obstinément de m'octroyer le laisser-passer espéré, et je commençais à désespérer. J'ai attendu près d'une heure qu'un miracle se produise. En vain. Je n'ai pas non plus gagné au Loto. Je sais qu'on dit “lave-linge”, aujourd'hui, mais je n'aime pas ça. De même que jamais je ne dirai “gazinière”. Lave-linge, lave-vaisselle, pièce-à-vivre, bla-bla-bla, quelle horreur… 

Cette nuit, durant une insomnie, j'ai regardé un navet atroce, avec Karin Viard et Eddie Mitchell : « Wahou ». J'ai eu honte d'aller jusqu'à la fin de ce machin ignoble, d'une bêtise et d'une vulgarité inconcevables. Et la musique… Cette saloperie n'a pas calmé mon insomnie ! Comment peut-on faire des films pareils, où il n'y a rien, rien de rien, où tous les acteurs jouent mal, où l'intrigue est consistante comme un chewing gum déjà mâché, où même un Denis Podalydès, pourtant bon acteur, parvient à être nul. Pitoyable machin d'une vacuité révoltante… Comme on se sent misérable d'avoir été le témoin avachi d'une telle misère !

Le milieu des agents immobiliers est sans doute l'un des milieux le plus infestés d'imbéciles prétentieux et vulgaires, je le sais depuis quarante ans, mais la caricature qui se veut telle tombe ici complètement à plat, et les « on est sur un » censés faire rire, j'imagine, sont aussi bêtes et mous du gland que le reste des dialogues. C'est dommage, parce que ces gens sont parmi ceux qu'on a justement envie de malmener et le méritent amplement. À défaut d'intelligence et de finesse, il aurait fallu une méchanceté de silex. Il faudrait les noyer tambour battant dans la cuve pleine du mépris, les laisser mariner avec des chaussettes sales et des pantalons dont les poches retournées laisseraient échapper des insultes écrites en bon français ; on les regarderait boire la tasse et tourner sur eux-mêmes à travers le hublot en écoutant la Nuit transfigurée. 

Il a fallu que je me décide à appuyer sur le bouton [Fin/Annulation], pour que la machine se vidange, tourne un peu, et m'autorise enfin, après une attente de trois minutes, à fouiller dans le linge brûlant, pour m'apercevoir que l'alliance était tombée dans le tambour qui me l'a rendue sans faire d'histoires. 

On a vécu jusqu'à soixante-dix ou presque pour ça, pour parler d'une machine à laver et d'un navet, pour lire des modes d'emploi sur Internet, pour s'angoisser à mort de perdre une alliance, pour sentir le jour venir bien trop tôt, pour se bourrer de Xanax à cause d'un mail au propriétaire ? Vraiment ? C'est ça, la vie ? 

Le lendemain matin, on écoute Catherine Cusset et Anne Simon parler de Proust avec Finkielkraut. Le fouilleur de détails avait tout de même autre chose que nous à se mettre sous la dent, excusez-moi. Ceux qui nous expliquent que sa vie était ennuyeuse ne connaissent pas la nôtre. Répliques, c'était un moment que nous partagions presque religieusement, ma mère et moi. Oui, je suis attaché à des objets, oui, je suis matérialiste, oui, je suis superstitieux et sentimental. Fuck le bouddhisme. 

La Karin Viard, je l'avais croisée, avec son air bête, alors que je sortais du parking de chez Anne, au 51 de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, elle arrivait en face, au volant de sa grosse voiture, malhabile et jouant de sa maladresse, et m'avait forcé à faire une manœuvre délicate alors que c'était à elle, très visiblement, de nous tirer du mauvais pas dans lequel son sans-gêne prolétarien de starlette du 11e nous avait mis. Elle m'avait sacrément énervé, cette connasse. C'est une actrice étrange, que je trouve presque toujours insupportable et souvent assez laide, dont je n'aime pas la voix, mais qui pourtant m'excite indéniablement. Elle a quelque chose d'éminemment sexuel, qu'elle ne parvient pas à masquer. Ça ne la rend pas jolie, mais ça lui donne une présence très singulière. 

Celui qui a trouvé ce nom de Xanax est très doué. Grande économie de moyens, efficacité maximale. Deux consonnes une voyelle en palindrome. Le N de la haine caché au milieu. Bien vu. On en envie d'avaler ça. On a lu l'article de Frédéric Martel sur Angelo Rinaldi dans l'Express. Ce Martel est décidément insupportable, mais son article est intéressant. Le vieux Corse et sa triste fin de vie sont bouleversants, et nous font peur, évidemment, car on s'y voit déjà. Même sans être homosexuel, l'abandon et la déchéance sont ce qu'il y a de plus vraisemblable, et l'on essaie de ne pas trop y penser. Le Xanax n'y suffirait pas.

Aujourd'hui, j'ai enregistré les oiseaux, chez moi, qui s'en donnaient à cœur joie, dans le jardin, à huit heures et demie. Quand je pense que je dispose du matériel le plus sophistiqué qui existe, pour enregistrer ce genre de sons, et que je fais ça avec un téléphone chinois pourri… Ma vie n'est qu'une suite de non-sens. Mais dites-moi, est-ce que la vie de tel qu'on voit paraître sur nos écrans dans toute sa magnificence en a, du sens, un sens moins insensé que le nôtre, moins déchu, moins hilarant dans son exorbitante prétention ? Les oiseaux, au moins, ne sont pas des parvenus. 

J'étais à la place du mort, Raphaële était derrière moi et tenait la main que j'avais passée au-dessus du fauteuil, nous sortions de l'aéroport de Genève, Sylvain conduisait la voiture. C'était le premier jour que je portais cette alliance, au petit doigt de la main droite. J'étais heureux qu'elle soit là, qu'elle ait interrompu ses vacances en famille en Grèce pour venir me rejoindre, sans la moindre hésitation. Ces moments où le drame et le bonheur sont mêlés inextricablement sont des moments qu'on peine à comprendre : toujours soi-même, on ne reconnaît plus le paysage. Il y a ces instants dans la vie où l'on se noie lentement, sans crier au secours, sans même penser qu'il s'agit de quelque chose de terrible ; on s'enfonce dans une matière molle qui nous submerge et se répand en nous, mais on y trouve un plaisir qu'on ne comprend pas, et c'est peut-être justement le fait de ne pas comprendre qui nous plonge dans cet état à mi-chemin entre malaise et jouissance. Quoi qu'il en soit, j'étais entre de bonnes mains, en ce mois de juillet 2003. C'est la mère, qui était morte, et c'est le fils, le dernier d'entre eux, qui était pourtant au centre du drame, qui en était en quelque sorte la vedette. Le monde autour de moi semblait abstrait, atténué et neutre. La solitude dans laquelle je tombais vertigineusement était douce et accueillante, inexprimable, et pourtant faisait place, autour de moi. Que tu étais belle, près de moi, à l'église, digne et silencieuse, toi dont l'élégance naturelle était presque une faute de goût dans ce monde imparfait ! Je ne te regardais pas, mais tout mon corps te voyait. 

Je pris une photo de la morte, allongée sur son lit, dans sa chambre, et jusqu'à aujourd'hui je n'ai jamais osé regarder ce cliché. J'ai la certitude de connaître ce que je verrais si j'avais ce courage, de reconnaître la statue de pierre glacée et presque monumentale qu'elle était devenue en quelques heures. J'avais pris cette photo avec une idée derrière la tête, je m'étais forcé, malgré le malaise profond que cet acte installait en moi. Cette idée, je l'ai toujours, sans parvenir à passer à l'acte. Vingt-deux ans après, je tremble encore à l'idée de me confronter à ce je pense être un devoir. « On supporte tout, la guerre, la souffrance, l’exil, etc. C’est le passage d’un état à un autre qui est terrible. Le temps de s’installer. » Je n'aime pas les passages, j'aime les stations. J'aime l'immobilité, l'inaction, la perpétuation. Et comme la vie est passage, on peut dire que je n'aime pas la vie. À quel moment ai-je décidé de lui retirer son alliance pour la faire mienne ? Je ne sais plus. De quel droit lui ai-je retiré cet anneau qui la liait à mon père ? Je ne sais pas non plus. Je l'ai fait. J'avais effrayé Raphaële : Alors que nous étions couchés, je m'étais relevé en pleine nuit parce que je voulais me rendre auprès de ma mère qui reposait dans le funérarium se trouvant à deux kilomètres de là. Ma pauvre chérie était descendue à ma suite au garage pour m'empêcher de prendre la voiture et c'est sans doute la toute première scène qui ait eu lieu entre nous. Il faut toujours que j'exagère… 

Dans le rêve de ce matin, une insupportable cruche bavarde et imbécile pérorait autour de mon piano, très sûre d'elle-même, qu'elle décrivait à d'invisibles acheteurs. Elle parlait en particulier de l'ivoire du clavier, disant énormément de bêtises d'un ton docte qui me mettait en fureur. N'y tenant plus, je la flanquais à la porte en lui disant ce que je pensais de ses manières d'andouille calibrée. Je crois que j'ai été traumatisé à la fois par l'acheteur potentiel qui est venu ici l'autre jour et par la femme de l'agence Féau qui faisait visiter l'appartement que j'habitais à Paris en 1990, quand il fut brièvement question de le vendre. Quel type étrange, ce professeur de piano du conservatoire d'Aix-en-Provence ! Déjà au téléphone, alors que nous ne nous étions pas encore rencontrés, et qu'il n'avait vu mon piano qu'en photos, il avait posé des questions sur le clavier qui m'avaient un peu heurté mais qui après tout étaient légitimes. Ce qu'il prenait pour des défauts était simplement de la saleté que je n'avais pas jugé bon d'enlever avant de prendre les clichés. Il m'a expliqué comment nettoyer un clavier en ivoire, avec la crème du lait de vache. Il est très savant, très soigneux, très exigeant, et j'imagine que ma relative désinvolture à l'égard de mon piano l'a choqué. Il m'a expliqué, ou plutôt rappelé, car ce sont des choses que je savais (moi aussi, je possède le livre de Daniel Magne, moi aussi je démontais et remontais mon piano avec jubilation), à l'époque où je me passionnais pour cet instrument, et avais depuis largement oubliées, beaucoup de termes désignant les diverses pièces qui constituent l'instrument, la mécanique en particulier, beaucoup de mécanismes dont il faut vérifier régulièrement qu'ils fonctionnent au mieux de leurs possibilités. Nous avons sorti ensemble la mécanique (qui pèse une tonne) qu'il a inspectée très soigneusement, dont il a pris beaucoup de photos, sous tous les angles. Il était venu avec sa femme, ils sont restés une bonne heure, je crois les avoir bien reçus, nous nous sommes même découverts des amis communs, en particulier Michel Bourdoncle, qui était élève d'Alsina en même temps que moi, avec qui il partageait une salle au conservatoire d'Aix, il a beaucoup aimé le son de mon piano (le contraire m'aurait étonné), c'est exactement l'instrument qu'il cherchait, pour ce qu'il appelle « son dernier piano » (il a mon âge), de préférence à un Steinway ou à un Bechstein, ne parlons même pas de Yamaha, et pourtant il ne me donne aucune nouvelle depuis trois semaines. C'est incompréhensible. Il avait trouvé exactement le même piano que le mien, refait à neuf, mais en Bretagne !, et pour 2000 euros de plus. Qu'il discute éventuellement le prix du mien ne me choque pas, même si le montant que je lui ai annoncé me semble tout à fait juste, mais qu'il me laisse sans nouvelles après cette visite me perturbe beaucoup. Que mon piano nécessite un réglage, une égalisation et une harmonisation me paraît évident, qu'on puisse revoir un peu les marteaux et les mortaises, pourquoi pas, même s'il est parfaitement possible de jouer cet instrument encore cinq ou dix ans sans le faire, bref, on peut faire des petits travaux mais ils ne sont nullement indispensables, et ce n'est certainement pas à moi de le faire. Il a joué un peu les variations en fa mineur de Haydn, et j'ai pu voir très vite que ce n'était pas un pianiste hors pair, ce qu'il n'est pas question de lui reprocher, bien entendu, mais ça dit tout de même quelque chose de ses exigences, a posteriori…

« La femme est une grande réalité, comme la guerre. » Voilà le genre de phrases que j'aimerais savoir entendre sans qu'on me les dicte. Venez, venez, je vous attends… La nuit, quand je ne parviens pas à dormir, j'imagine que je masse ma cervelle avec mes deux mains en coupe, ma matière grise y reposant, avec douceur, avec tendresse, avec d'infinies précautions. Ça m'apaise. Et ensuite je regarde de tous mes yeux la nuit en moi, qui me paraît extrêmement lumineuse, profonde, très-noire et zébrée de fins traits de lumière, j'ai les yeux grand ouverts derrière mes paupières closes, je n'ai pas peur du néant. Un volume gigantesque se montre à moi, alors, que je ne soupçonnais pas. « Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. » Quand nous n'arrivons pas à dormir, nous voyons bien que le monde n'a pas les dimensions que nous croyons, ces dimensions qui nous rassurent et nous trompent dans les heures domestiques. C'est toujours la guerre, en nous, et cela nous le vérifions à chaque fois que nous prêtons attention à une voix. Écouter aura été la grande et peut-être la seule passion véritable de ma vie. Longtemps j'ai cru que le contrepoint était le but, mais non, le contrepoint n'est que le moyen qui apprend à entendre, qui permet de se glisser entre les lignes comme dans les plis des draps. 

Tout vient à point à qui sait attendre. Je croyais ne pas posséder l'oreille qu'il faut pour Valery Larbaud, et tout à coup, c'est là, bien au fond du tympan, et ça paraît évident. C'est drôle comme les phrases peuvent cacher longtemps leur physionomie réelle et puis la révéler soudainement sans qu'on comprenne ce qui en nous a changé. Il a peut-être fallu faire taire des bruits qui faisaient écran, mais quels sont ces bruits et pourquoi les avions-nous jusque là soigneusement entretenus comme des plantes que nous arrosions chaque jour avec méticulosité ? Comment se plient et déplient les couches de sens qui coulent en nous, comment elles se croisent et disparaissent pour laisser place à d'autres qui semblent venir de nulle part bien que nous soyons seuls responsables de leur naissance ? Quel mystère ! « On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. » Toujours à contretemps, toujours dépassés par la vérité qui serpente en nous et surgit là où elle n'était pas attendue, nous crions comme des dépossédés. Je ne veux pas être opéré de mes rêves, je veux les cultiver, je veux rester auprès d'eux comme une mère auprès de son nouveau-né, c'est sans doute ma limite et c'est par là que je suis vulnérable et ridicule. 

Quelle alliance ? Je regarde la photo qui se trouve à la cuisine, elle me sourit. Ce sourire vit, tout à coup, et transperce le temps. Je le reçois. Elle m'emplit d'elle-même. Il y a cette autre photographie, prise à Villaz, où elle est allongée, m'attend, s'est faite belle pour moi. Je ne la regarde que très rarement, pour ne pas que son empire sur moi s'use et s'effiloche. Elle est belle. Elle ne pouvait pas être autre, surtout. Je n'ai pas de théories sur l'amour, je déchiffre péniblement ce qu'il m'enseigne, jour après jour, mais c'est mon maître, et de cela je ne doute pas, jamais. 

Il y aura ce jour où j'appuierai sur le bouton [Fin/Annulation], où même la musique me sera devenue insupportable, je le sais, je l'ai déjà entrevu, j'ai été le témoin effaré de cette métamorphose incompréhensible, dans une chambre d'hôpital de Rumilly. Nigredo et albedo… Mozart retourné à la pure scatologie. Le Noir profond et lumineux qui aveugle et rend sourd, la matière grise qui retourne à l'état liquide, pré-humain, indifférencié, qui coule hors de ses limites comme l'eau ou la possession qu'on ne peut retenir entre ses doigts. La cuve pleine se vide. Les eaux sales retournent dans la terre pour s'y purifier à nouveau — mais sans nous. 

Plus on écrit plus on doit écrire. La phrase appelle la phrase. La phrase se noie dans les phrases, on y est de moins en moins et peut-être est-ce souhaitable. J'ai écouté Christian Gailly, hier, et j'ai aimé sa voix. Un sédentaire, comme moi. « Je crois que je pourrais vivre sans écrire. » Oui, mais alors quoi ? Plaintes, hurlement, cris… 

dimanche 30 juin 2024

Nuages

 

Plus j'avance en âge plus la musique pour piano de Debussy me fascine. Je découvre bien tardivement que je n'en avais pas pris toute la mesure, même au temps où j'avais le nez et les doigts dans les partitions. Debussy est vraiment un cas à part, dans l'histoire de la musique. Il est autant musicien que… Que quoi ? La tentation est grande de répondre « peintre », mais c'est un peu trop rapide et trop peu dire, même s'il est indéniable que la peinture (disons plus généralement l'image) joue un rôle énorme dans ses compositions. Toutefois, il ne faudrait pas l'exagérer jusqu'à en oublier le reste. Comme tous les génies, Debussy était bien plus que ce qu'il savait de lui. 

J'écoute en particuliers ses préludes, et, dans ses préludes, la série qui va, dans le deuxième livre, des Feuilles mortes aux Fées, en passant par la Puerta del Vino. Je me rappelle très bien le jour où j'ai rapporté à la maison le coffret des deux livres enregistrés par Krystian Zimerman, au milieu des années 90. Quel choc, à son écoute ! J'avais l'impression d'entendre ces préludes pour la première fois. Il n'y a guère que la version de Michelangeli qui peut rivaliser avec celle du Polonais. Je ne sais ce qu'en aurait pensé Richter, qui était très critique de l'interprétation du pianiste italien, qu'il trouvait sèche et sans âme, mais parfaite, mais j'ai eu quant à moi la sensation de redécouvrir Debussy, de plonger dans un monde tout à fait différent de celui que je connaissais jusqu'alors. 

Le son du premier accord des Feuilles mortes, on y tombe comme dans un puits sans fond, immédiatement happé par un mystère insondable — il est absorbé par lui-même. Et cette impression est redoublée, encore augmentée par la distance incommensurable qu'on éprouve, physiquement, entre le premier et le second accord. Ce n'est même plus de l'ordre du rythme, ou du tempo, ou du rubato, ce qu'on ressent dans cet enchainement, dans cette attente, c'est la suspension du temps et l'annulation de la durée, c'est l'infini vertige qui nous sépare de l'autre quand on croit le toucher. J'ai écouté ce commencement par Samson François, Michelangeli, Pollini, Pierre-Laurent Aimard, Arrau, et à chaque fois j'ai trouvé ça presque banal. Il aura donc fallu que ce soit un Polonais, “spécialiste de Chopin”, qui trouve la sonorité et l'attaque et l'agogique qui rendent pleinement justice à cette musique stupéfiante qui n'a aucun équivalent dans la tradition occidentale. Le poids de chacun des doigts dans leur disposition horizontale, qui fait que l'accord semble joué par la main, et non plus par les doigts, la matité minérale de la sonorité, font résonner ces accords en nous comme des cloches mentales qui viennent du plus profond de notre être. Quand Zimerman joue ce prélude, il ne joue pas du piano, il joue de l'esprit, il met en résonance nos organes. Quant à la Puerta del vino, n'en parlons même pas ! Michelangeli semble jouer ça au sortir d'une mauvaise sieste, ses mains pèsent des tonnes, il semble avancer dans une glu épaisse, Pollini arrondit le tout de legato, gomme toutes les arrêtes, ses personnages n'ont aucune tenue ; Arrau semble maladroit comme un ivrogne qui essaie de marcher droit sous le regard de l'agent ; Pierre-Laurent Aimard n'a pas l'air de savoir où il se trouve, ni qui il est, et c'est encore Samson François, habitué aux improvisations et aux danses d'arrières-cuisines, qui tire le mieux son épingle du jeu. Zimerman, lui, dressé sur la quinte aride et tendue qui refuse de céder, à la verticale de l'instant brûlant, se tient droit dans les angles du désir jusqu'à frôler la folie de l'ultime abandon. C'est ardent, sanguin, orgueilleux, d'une grâce noire et désespérée, tracé d'une pointe sèche faisant jaillir des étincelles de la pierre et du ventre de la danseuse en sueur. Mais l'art de Zimerman n'est pas circonscrit à chaque prélude, il est aussi dans leurs contrastes, dans leurs relations et dans leurs échos clandestins. L'indicible et le croquis saturé de noir ou de lumière sont liés par des sonorités d'une beauté inouïe qui plongent directement dans notre réseau nerveux tendu à l'extrême. La peau de “l'impressionniste Debussy” est retournée jusqu'aux muqueuses, et c'est autrement intéressant que l'éternel pastel fumeux dont souvent on badigeonne paresseusement sa musique en prenant des poses de jeune nymphe endormie. 

Debussy n'aime que « l'innocente grammaire » et le jeu, certes, mais les « touches délicates reliées par un lien mystérieux » n'ont jamais signifié le renoncement à la précision et parfois à la morsure d'un trait de feu. Ne pas s'interdire la brûlure et la plaie par manque d'imagination ou par conformisme ! La plume trace et perce tout à la fois, même si elle laisse sourdre une encre qui trouble la lumière, et même si les traces que le compositeur dispose dans le temps avec la science d'un jardinier quantique sont toujours éphémères, elles peuvent nous ronger longtemps et profondément, comme ces nuages qui passent avec une lenteur irréelle. 

Debussy dit très souvent les choses deux fois, comme pour nous faire sentir que la réalité ne peut se déchiffrer qu'en superposant deux images qu'on croit identiques ; c'est dans leur infime dissemblance qu'un sens vient à nous, donné par le temps et la perpective sonore : plus la nuance est fine, plus elle signifie et met en branle en nous un mouvement qui nous surprend et nous transforme. L'émotion si singulière que suscite sa musique vient directement du mouvement qu'il sait faire naître dans notre corps plus que dans notre esprit. Dans notre chair, des fées légères poussent doucement des eaux délicates qui franchissent des frontières dont nous ne soupçonnions même pas l'existence.

mardi 18 juin 2024

Le Seul

 

Chaque doigt a le juste poids, l'exacte vitesse d'enfoncement, la détente adaptée à la note et à la phrase. Parler de précision ici serait presque grossier, c'est plus que cela, ou c'est mieux que cela. La pulpe de ses phalanges distales épouse le clavier avec douceur et presque tendresse, il n'agresse pas les touches, jamais, il ne frappe pas ; ses doigtés sont parfaits, qui laissent ses mains absolument libres et sereines. Mais ses mains ne sont rien de plus que le prolongement de son oreille interne, et rien ne semble venir s'interposer entre elles. 

Les très grands pianistes ont ceci en commun que tous, quand nous les écoutons, nous donnent la certitude qu'ils sont les seuls. Celui que nous sommes en train d'écouter est le plus grand, le plus génial, le plus élégant et le plus profond. Les autres n'existent plus. J'y pensais en écoutant (et regardant) Arturo Benedetti Michelangeli jouer la sonate en ut majeur de Baldassarre Galuppi, en 1962, à Turin. Ce jour-là, cette fois-là, en cet endroit-là, dans ce studio, Michelangeli fut parfait. Je ne peux pas concevoir de perfection pianistique autre que celle-là. Je peux regarder cette vidéo dix fois de suite, je n'en percerai jamais les mystères. Que je ferme les yeux ou que je scrute les mains et le visage du pianiste, l'énigme reste entière. Comment fait-il cela ? Comment sa pensée se transmet-elle, si pure, sans aucune perturbation, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à la corde de l'instrument, avec cette facilité apparente, avec cette simplicité parfaite qui relève de la grâce ou du miracle ? 

Oui, tous les autres pianistes disparaissent, à l'instant où j'écoute cette musique, où je vois ce corps si beau, si sobre et si ductile, dont l'élégance me plonge dans une sorte de stupeur muette. Michelangeli ne signifie pas, ou rien, quand il joue du piano : il veut ne rien ajouter à la musique, la musique dont le sens est peut-être de n'en avoir aucun. C'est une utopie, bien sûr, mais il est sans doute celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Non seulement les autres pianistes disparaissent, quand il joue, mais lui-même se tient dans une sorte de retrait, au milieu nulle part : il porte le son jusqu'à nous, sans bruits, sans effets, sans gestes, et le chant semble naître dans l'instant de sa nouveauté perpétuelle. On se félicite que les quelques films où l'on peut le voir jouer soient en noir et blanc : la couleur, les couleurs seraient de trop. Michelangeli ne traduit pas la musique, il ne la commente surtout pas, il la crée dans le moment où nous nous tenons, et j'ai même parfois l'impression qu'il dit encore moins que le compositeur, qu'il le débarrasse du superflu, de tout ce qui dans la musique n'en est pas. 


dimanche 26 novembre 2023

Intermezzo et défunts

« Aliza Kezheradze (géorgien : ალიზა ქეჟერაძე ; 11 décembre 1937 à Tbilissi – 18 février 1996 à New York) est une pianiste géorgienne et professeur de piano. Elle avait été l'élève d'Alexandre Siloti (lui-même élève de Franz Liszt). Professeur d'Ivo Pogorelić, elle l'a épousé en 1980 bien qu'ils aient vingt et un ans d'écart. Elle est morte d'un cancer à l'âge de 59 ans. »

J'écoute les sonates de Scarlatti de Pogorelich. 

Hier, j'ai appris la mort de Carlos. Il est mort au mois d'août, mais je n'en savais rien. C'est en voyant qu'un concert hommage est programmé à la radio que j'apprends sa disparition. 

J'ai écouté les entretiens qu'Ivo Pogorelich a donné à Judith Chaine sur France-Musique. 

Un rêve atroce m'a réveillé ce matin à sept heures. Quand je dis “un rêve atroce”, ce n'est pas d'un cauchemar qu'il s'agit, et j'aurais préféré faire un cauchemar. 

J'écoute les Scherzos de Pogorelich.

Ce rêve était placé sous le signe du Blanc. Je revenais « à la maison », sans doute après une longue absence. Je retrouvais une maison familiale complètement différente de celle que je connaissais. Tout était impeccable. Impeccablement rangé, impeccablement propre et impeccablement élégant, impeccablement moderne, aussi. Le luxe était partout, mais c'était un luxe extrêmement sage, et même chirurgical. Le sol d'une des pièces de la maison était recouvert d'une moquette blanche et bouclée, très épaisse, ce qui constituait une surprise énorme, pour moi, car nous n'avons jamais été moquette, à la maison. Je passais de pièce en pièce avec un sentiment de malaise intense, plus même qu'un malaise : une infinie tristesse et une grande angoisse s'abattaient sur moi. Toutes les pièces étaient blanches, blanches du sol au plafond. Même les meubles étaient blanc, même la chaîne Hi-Fi, très sophistiquée, et qui fonctionnait à la perfection (ce qui, je ne sais pourquoi, me pinça le cœur), comme tout ce qui se trouvait dans cette maison. J'allais de pièce en pièce avec un sentiment d'irréalité et d'abandon douloureux. Je ne me sentais pas du tout chez moi, et pourtant je m'y trouvais, indubitablement. Je voyais mes frères et sœur, qui avaient l'air, eux, de trouver que tout cela était bel et bon, et, pire que ça, normal : ils semblaient affirmer, du simple fait de leur présence, qu'il était impossible de vivre autrement. Simultanément, je sentais une leçon de morale qui montait de toute part, qui émanait des murs même de la maison, et qui semblait dire : « Voilà la bonne manière de vivre, et la seule. Tu ferais bien de le comprendre, et de t'y conformer, si tu veux avoir une place ici. » Autant dire que leur regard sur moi était tout sauf bienveillant ou affectueux. Ils étaient les nouveaux maîtres, et j'étais un intrus, un pauvre hère qu'on accueille parce qu'il le faut bien, mais qu'on ne peut que tolérer. Et puis il y eut le moment le plus douloureux, qui m'a réveillé car je n'ai pas pu endurer cette souffrance : le face à face avec ma mère, qui avait un visage totalement inconnu, à la fois fade et neutre — mais pourtant maussade, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle n'eut que quelques mots pour me reprocher de n'être pas masqué. Elle aussi était habillée de blanc. Il y avait un chien, je crois, mais il avait l'air malheureux. 

J'écoute les Tableaux d'une exposition de Pogorelich. 

« Premièrement, une perfection technique allant de soi. Deuxièmement, une intuition de la façon dont se développe le son du piano, tel qu’il a été perfectionné par les pianistes compositeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui concevaient le piano à la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs. Troisièmement, la nécessité d’apprendre à utiliser tous les aspects de nos nouveaux instruments, qui ont un son plus riche. Quatrièmement, l’importance de la différenciation. »

La journée avait pourtant bien commencé. Quand je parviens à dormir, tout va mieux. En plus, il fait beau, ce matin. Un beau temps froid et sec comme je l'aime. Extraordinaire Vieux Château ! On erre avec lui, hagard. Le sentiment du Froid… Le Chéran en hiver… La route de la Fuly en hiver, sous le soleil du matin, à pied, en arrivant de la gare, dans le dernier tournant… 

« Pour parler bêtement, c’est-à-dire comme un psychanalyste, vous avez un complexe d’illégitimité, c’est évident, mais le plus intéressant est que vous l’avez cultivé, sans vous en rendre bien compte sans doute. »

Après la mort de Jacques, il y a quelques semaines, voilà celle de Carlos. Il est mort en août, mais j'ai appris la nouvelle en voyant que France-Musique avait programmé un concert en hommage au compositeur. Le jardin est envahi d'une troupe serrée de très beaux oiseaux dont j'ignore le nom, gris cendré et bruns, ronds, au ventre parsemé de points plus foncés. Les feuilles du figuier blanchissent. Le vent est tombé. 

Quand j'écoute Pogorelich, j'entends le Po et le Go, mais pas le Relich. Il dresse des arrêtes dans le son, qu'il creuse au burin, faisant jaillir des gerbes d'étincelles (Bydlo). J'ai souvent du mal à savoir si son interprétation est très scolaire, ou très géniale. Un chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Ferme de Chavanod, en 1972. Je suis dans la salle de répétition, adossée à la cuisine, seul, je mets le disque d'Emerson, Lake and Palmer sur le tourne-disques : Promenade. La froideur et le tranchant des instruments électroniques me séduisent. C'est tout nouveau, impossible à comprendre. Je ne sais qu'en penser. Je garde mon plaisir pour moi. 

Jean-Claude Ellena parle de la mousse de chêne qui « sent le pubis féminin ». Les odeurs, voilà bien l'alpha et l'omega de la vie d'un homme, en effet. De là nous venons et là nous retournons. Du nez vers le nez, en passant par les oreilles. 

Carlos n'a jamais répondu à la lettre que je lui ai adressée au début de cette année. Il était peut-être déjà mourant, qui sait ? Je ne saurais jamais s'il l'a lue, cette lettre… 

Elle n'était pas belle, Aliza Kezheradze. 

« Le troisième mouvement ressemble à du rock and roll. C'est tellement amusant » dit Hilary Hahn du troisième mouvement du concerto pour violon de Sibelius. Je l'ai entendu à la radio par hasard, il y a quelques jours, ce troisième mouvement, et sa laideur m'a frappé. Que c'est lourd, bon dieu ! C'est drôle parce que j'aime beaucoup Sibelius (surtout ses cinquième et septième symphonies), et j'ai toujours aimé ce concerto, mais je n'entendais pas la laideur de ce mouvement, à cause ou grâce à ce qui précède. Je découvre que le musicologue anglais Donald Francis Tovey déclarait à propos de ce même mouvement qu'il s'agissait d'une « d'une polonaise pour ours polaires », et je ne puis qu'approuver. À bas le rock and roll ! À bas Johnny ! 

Lui, en revanche, est très beau. Ses yeux sont protégés du regard d'autrui par des arcades sourcilières en promontoire, de chaque côté de la glabelle. Yeux verts, oreilles loin derrière le crâne. « Oui, nous avions des examens de gammes ! » Il parle, avec un sourire, du conservatoire de Moscou. Il a une voix douce, séduisante, à la fois enfantine et princière. Elle lui dit qu'il est très doué, mais qu'il va devoir travailler beaucoup. Peut-être est-ce cela qui a séduit Ivo, chez elle : qu'il doive beaucoup travailler ? Elle n'aime pas la position de ses mains : il est très tendu. Il la regarde étrangement : personne ne lui avait fait ce genre de remarques jusque là. Il demande à la nièce d'Aliza Kezheradze, qui se trouve là : « Qui est cette femme ? » Il lui demande si elle est pianiste. Elle rit et ne répond pas. Il la demande en mariage alors qu'il n'a que dix-huit ans, et qu'il n'a pris que dix ou quinze leçons avec elle. Comme elle lui demande d'arrêter de dire des bêtises, il s'en va en claquant la porte. Deux ans après, ils seront mariés. 

Je pense à Sarah, jeune élève de Carlos que je croisais très souvent au cours, et qu'il a fini par épouser. Blonde, fine, enfantine, presque transparente : tout le contraire des femmes qui m'attirent. Pauvre Alicia, qui est restée sur le carreau (Alicia, la mère sans enfants, qui avait construit patiemment son génie de mari durant des décennies)… Que de blondes je croisai, moi qui n'aimais que les brunes ! J'ai connu trois Sarah. Une rousse, que j'ai élevée comme ma fille, clarinettiste ; une blonde, pianiste, et une brune, violoncelliste, dont j'ai adoré le corps et le prodigieux humus sexuel. 

Con mortuis in lingua mortua… Quatre minutes de musique impalpable, aux limites du son et du sens, la vie passée glissant comme un tapis fuyant sous nos pas hésitants dans une brume légère et trop claire. Baba Yaga, maigre et unijambiste, se nourrissant d'enfants. Nous sommes sortis des catacombes et nous dirigeons vers la Grande Porte de Kiev, après l'attentat contre le tsar Alexandre II. 

Ce jour-là, j'avais joué la suite opus 25 de Schoenberg, et je m'étais interrompu dans le dernier mouvement, comme un âne qui refuse d'avancer ! Je n'étais pas prêt, mais Carlos avait insisté pour que je joue tout de même. À cette audition assistaient des pianistes de renom, dont Gérard Frémy, que j'admirais, et j'avais été profondément humilié. Ce n'est pas que j'avais mal joué, non, c'est que la terreur m'avait pris au plein milieu de la gigue, et que j'avais été incapable de continuer. Je crois que de ce jour-là m'est resté gravée une profonde entaille dans mon estime-de-soi-pianistique. Le pire avait été les discussions, après, autour de pâtisseries (Carlos était très gourmand et Alicia encourageait ce penchant). Je me rappelle que nous avions parlé ce jour-là de Pollini et de Zimerman. J'avais été scandalisé, car ils semblaient tous d'accord pour dire du mal de Pollini (et du bien de Zimerman, par comparaison). 

Depuis deux jours, j'écoute Ivo Pogorelich, que je n'aimais pas du tout (enfin, je veux dire que je n'aimais pas du tout son jeu de piano). Le simple fait de l'avoir écouté parler longuement m'a amené à réviser mon jugement, ou plutôt, à le suspendre, et à l'écouter avec une tout autre oreille. En tout cas, c'est un personnage fascinant. Il a épousé Aliza Kezheradze, son professeur de piano, qui avait 21 ans de plus que lui. Elle est morte d'un cancer, en 1996, ce qui a plongé Pogorelich dans un silence qui a duré de nombreuses années… Je trouve ça intéressant, ce jugement qui ne cesse de se modifier, une vie durant (et tant pis pour l'enfonçage de portes ouvertes). Le scandale du concours Chopin, en 1980, je l'avais très mal compris. Moi je me disais : Bon, Argerich le trouve génial (et aussi Paul Badura-Skoda et Nikita Magaloff), c'est bien son droit, mais c'est aussi le droit des autres membres du jury de ne pas aimer ce jeu-là. Mais j'ai appris depuis qu'il y avait eu des magouilles politiques, c'est du moins ce qu'il affirme aujourd'hui, et je veux bien le croire. La réaction d'Argerich, qui avait démissionné du jury, prend donc un tout autre sens. Rendez-vous compte : au concours Chopin, les pianistes sont notés sur une échelle de 1 à 25. Eh bien Pogorelich, à l'avant-dernier tour, avait récolté des 0, ce qui l'a empêché d'accéder au dernier tour ! C'est tout de même terrible… (Mais on le voit mâcher du chewing-gum, à ce même concours !)

« La musique de chambre, c'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre. »

J'écoute les préludes opus 28 de Pogorelich. Je commence à comprendre… (En tout cas, quand il joue le troisième prélude, il ne mâche pas de chewing-gum.) Et son huitième prélude est admirable. Papa adorait le septième, en la. Je ne comprenais pas. Maintenant, je sais. L'élégance, la civilisation. Le tact. La galanterie. Tout est là, en quelques notes précises et impeccables disposées délicatement sur le clavier. Tout ce qui a disparu. C'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre… À condition aussi que la femme ait l'intelligence des sens et des odeurs.

Jardin silencieux. Le jour se lève. Je suis seul à assister à ce rituel. Chopin murmure, il faut tendre l'oreille pour entendre. Tout est à sa place. Miracle !

Carlos est mort, donc. Un de plus qui va désormais se trouver juste derrière mon épaule, à lire ce que j'écris, à savoir ce que je pense. Je ris car Jacques et lui se détestaient cordialement. Ou plutôt, Jacques détestait Carlos, qu'il trouvait prétentieux et arrogant, et Carlos méprisait Jacques. Ces deux-là n'avaient pas un caractère facile, c'est le moins qu'on puisse dire. À côté d'eux, je crois bien que je suis un ange. Ma vie pourrait se résumer à ces quelques figures mortes, dont la théorie a commencé à mes seize ans, dans une voiture broyée. Les pères… Il en reste un. Paradoxalement, et contrairement à la légende, c'est le plus facile à vivre, le plus gentil : le seul qui n'a pas de liens directs avec la musique. L'autre jour j'ai rêvé de Jacques. Un rêve terrible dans lequel il me disait que j'avais déçu « le monde entier ». Rien que ça… Je cultive mes complexes. Je les arrose, je les soigne. Je les réchauffe, en hiver. La goutte d'eau, l'infatigable goutte d'eau du quinzième prélude, l'enharmonie qui ronge les sangs et les images. Elle finit par tout emporter, elle nous sauve du ridicule, mais aussi du succès. Le type de séduction qui nous séduit se trouve à l'intérieur même de la roche, de la matière, du son. C'est le vide sombre qu'entourent les éléments. L'odeur qui reste quand ça ne sent plus rien. L'image absente. Sostenuto

Pogorelich sait aller lentement. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il sait aller lentement parce qu'il est là dans chaque fraction du son, il n'a pas peur. Il fait partie de ces gens qui croient à leur étoile. Il joue quand le Maître parle en lui, ce qui donne à son jeu une puissance incomparable, quoi qu'on puisse penser de ses choix. Il faut entendre la manière dont il fait sonner le ré grave du dernier prélude, celui que Carlos aimait tant, qu'il nommait « Scriabine », à la toute fin. Je ne vois que Cortot qui parvienne à cette hauteur de vue, avec bien entendu de tout autres moyens, et surtout avec une vision du monde entièrement différente. 

L'importance de la différenciation ne va pas sans le sens de l'unité, sans quoi elle sombre dans le délire. Promenade. Le Vieux Château. Les Catacombes. 

Mes deux élèves, Pierre et Bruno, mathématiciens tous les deux, m'ont apporté un disque de Pogorelich, qu'ils adorent. Je ne sais plus de quoi il s'agissait, mais j'avais détesté : anti-musical, avais-je lâché, méprisant. On est bête, quand on est professeur. 

Il y a des pianistes qui sont des peintres et d'autres qui sont des sculpteurs. D'autres encore qui sont des poètes. 

En récital, l'opus 111 de Pogorelich dure quarante et une minutes. 

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible... »

Anti-musical toi-même ! Si au moins j'avais connu la gloire… Si j'avais pris le temps de souffrir avec intelligence… Si j'étais descendu en spéléologue dans les tréfonds du son et en avais remonté quelque chose comme une pierre noire… Si j'avais su… Le temps, lui, ne m'a pas raté. Il faut dire qu'il ne rate personne, ou presque. Et le plaisir s'oublie vite, au fond des vieux châteaux glacés… 

Je ne ralentis pas parce que je suis vieux et que mes forces m'abandonnent, au contraire, je ralentis parce que chaque nouvelle lecture s'enrichit : il y a plus à voir, plus à entendre, plus à comprendre. Chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Bydlo. Je laboure. La force de lutter contre le temps. La force des bêtes, la force des hommes. Soleil d'hiver. Si j'avais su. Sanglots des pierres que personne n'entend… 

Je rentre à la maison. J'écoute l'écho des voix passées. Je suis seul. Tant de blancheur m'éblouit. Toutes les images se confondent. Les vaches de la route de la Fuly, les noyers, les collines, les montagnes, plus loin, et ces odeurs qui m'emportent, déjà, le jardin, les arbres, la serre, les clapiers, les visages, l'escalier, la rumeur du matin qui monte à l'étage, dans la chambre calme et chaude. Il faut voir Karajan diriger Bydlo, le tuba au bout du bras, et les contrebasses qui remuent la lourde et tiède matière fumante : Où vont-ils, ces hommes ? Personne ne le sait. Il y a un chien, avec eux, je crois, mais il a l'air malheureux. Tout vient de la terre, tout monte de la terre, c'est comme une nuée lourde et lente. On se tient immobile, on attend quelque chose comme une transfiguration, l'apparition d'un visage, quelque chose qu'on reconnaîtrait ou dont l'incontestable vérité nous ouvrirait le cœur. 

À la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs… Même la plus belle des orchestrations, et Dieu sait que celle de Ravel est magnifique, ne nous offre pas la richesse contenue dans un piano joué par un véritable musicien, je m'en avise encore ce matin. Tout ce qu'on entend, tout ce qui passe à travers les mailles serrées du tissu pianistique sera toujours supérieur en qualité d'imagination, en richesse symbolique, en poésie, en ambiguïté et en absence, au plus merveilleux des orchestres qui nous oblige à entendre qu'une trompette est une trompette, un trombone un trombone, un violoncelle un violoncelle. 

Je commence seulement à entendre son legato, à le comprendre. Il parle d'objectivité. On sent qu'il cherche à se débarrasser de tout ce qui adhère trop facilement à l'interprétation, par paresse ou besoin de séduire. « Il ne respecte pas la musique. Il utilise les extrêmes jusqu'à la distorsion. Et il joue un peu trop la comédie » disait de lui Eugene List en 1980. Oui, il utilise les extrêmes, quoi qu'il s'en défende, mais c'est parce qu'il cherche à rejoindre le compositeur dans sa radicalité, car tous les compositeurs sont radicaux, on l'oublie trop souvent. On n'est compositeur qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on entend, de ce que personne avant nous n'a entendu. On n'est interprète qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on est, là où l'on oublie ce qu'on a entendu, où l'on se découvre dans le miroir sans se reconnaître. 

J'écoute son intermezzo en la majeur de l'opus 118 de Brahms. Quelle douceur ! Je le joue avec lui. Je m'épuise. 

Qu'aurait pensé Liszt, qu'aurait-il entendu ? Je ne sais pas. Alors je récoute sa voix, son rire, je regarde ses yeux, et je laisse flotter la musique autour de moi, sans plus penser. Elle prend toute la place.

dimanche 4 juin 2023

Vers le silence

 


On n'est pas très courageux, alors quand une merdeuse de vingt-cinq ans (ou même trente) se met à nous apprendre la vie (ou la musique) alors qu'elle n'en connaît que les prémisses (ou les faubourgs), on ne dit rien et on va voir ailleurs si on y est. Et ailleurs, on y est bien. 

Ailleurs, c'est la voix de Joe Zawinul, que j'aime, et aussi que son nom commence par un z, comme dans jazz. « Lena Horne, je rêvais de traverser l'Atlantique pour l'épouser ». Il parle de Fats Waller, bien sûr, et de Honeysuckle Rose — il assoit la fille sur le piano pendant qu'il joue, comme on couche une femme sur le papier pendant qu'elle dort. « Charlie Parker, j'ai cru défaillir tellement c'était bon. » Il y en a encore qui ne savent pas à quel point Parker est grand, essentiel, peut-être le plus grand génie du jazz. « J'ai pris le train pour Le Havre, puis le bateau Liberté, cinq jours de traversée. Pour tout bagage, j'avais 800 dollars, une vieille valise rapiécée et ma trompette. » À peine arrivé à New York, il va faire un tour du côté du Birdland, bien sûr, puis il se rend à la Berklee School où il avait une bourse pour quatre mois. Trois semaines après, on l'appelle pour remplacer un pianiste malade dans le club de Georges Wien. Il fait ce soir-là la première partie d'Ella Fitzgerald, avec le batteur Jake Hanna qui à la fin du concert appelle Maynard Ferguson en lui disant qu'il a découvert un jeune type qui vient de Vienne et qui est excellent. 

Je me souviens d'une caresse. À Vienne. Une caresse après un apfelstrudel. La pâte si fine que la table de la cuisine n'était pas assez grande pour pouvoir l'étaler en entier. C'était à Planay, aussi, en été. Les caresses musicales… Le sucre.

Ce matin-là, nous étions tous allés nous baigner au Grau-du-Roi, après une nuit blanche dans la grande maison adossée aux champs d'asperges, le long de la nationale 86. Il y avait Patricio, Manuel, Catherine, Christine, Michel, André, et peut-être Françoise. Tous à poil. On avait passé la nuit à écouter Mozart, Cecil Taylor, de la musique indienne et Weather Report, en mangeant de la tapenade. Catherine avait voulu aller voir un film de Buster Keaton à Avignon avec moi. Je portais un pantalon très léger, sans slip, et mon érection se voyait, ce qui l'avait fait rire — moi un peu moins. Catherine était avec Manuel, il faisait la gueule parce qu'elle me draguait très ouvertement. Elle avait de gros seins et faisait du théâtre. 

Joe Zawinul joue une gamme ascendante de ré majeur et on entend une gamme descendante de ré majeur. L'informatique musicale (et, avant elle, certaines pédales d'effets) permettaient ce genre de choses. Je me rappelle très bien quand j'avais découvert, émerveillé, ces nouvelles possibilités : entre le clavier de commande et le générateur de sons se trouvait une interface qui modifiait les rapports de hauteurs — par exemple en inversant les valeurs, ou en les multipliant, ou en les divisant, ce qui obligeait le cerveau à une gymnastique très déstabilisante (car nous entendions autre chose que ce que nos doigts jouaient) mais très profitable, et qui ouvrait l'imagination. Le thème de Black Market, dans le disque qui porte ce nom, a été conçu de cette manière. Ces possibilités musicales nous mettent en contact avec une réalité que nos habitudes (et la facture traditionnelle des instruments) nous empêchent de percevoir habituellement. En modifiant la géométrie (et le sens (aux deux sens du terme)) du geste instrumental, on découvre que ce qu'on imaginait être des données naturelles ne sont que des liens et des interactions créés et pérennisés par l'évolution de la pratique musicale, ordonnés par une théorie, et sont en conséquence des choix qui peuvent être détournés, modifiés, retournés, défaits. Après tout, rien n'oblige les touches d'un clavier à produire des suites des demi-tons. Ce n'est qu'une convention parmi d'autres conventions possibles. Nous pouvions aussi associer à chaque touche des accords (harmoniques ou inharmoniques), jouer sur des échelles non-linéaires, etc. C'est un peu comme si un clavier de machine à écrire était composé de touches qui produiraient non pas les caractères de l'alphabet mais des mots, des syntagmes, ou bien si en tapant : a, b, c, d, e, f, g, on obtenait g, f, e, d, c, b, a, ou encore z, y, w, v, t, s, r, ou même a, c, f, j, o, u, b, etc. On voit toute l'étendue des possibilités, quasiment infinie. On pourrait très bien imaginer un clavier qui, au lieu de servir à transcrire des lettres, associerait des caractères à des duos de mots, à des sentiments, à des citations, ou bien qui réagirait aux mots qu'on tape en les transformant de manière anagrammatique : nous écririons par exemple “chien” et le résultat serait “niche”. Ou, encore plus sophistiqué, le clavier réagirait d'une manière qui évoluerait au fil du texte, d'une façon différente selon l'endroit où l'on se trouve. Toutes ces opérations, qu'on pourrait regrouper en classes, obligeraient à une gymnastique mentale fertile, et susciteraient des textes qui, par l'effort intellectuel et logique qu'ils induiraient, seraient certainement plus personnels, plus éloignés des automatismes plus ou moins conscients que chaque écrivain développe forcément au cours de sa vie. C'est l'une des nombreuses manières dont l'intelligence artificielle, en ce qu'elle viendrait contrarier nos réflexes et notre paresse, pourrait être associée d'une façon féconde à la littérature. Une sorte de perversion heureuse, en somme. Ce serait en quelque sorte une manière nouvelle de faire de la littérature à contrainte. Quand je lis la production poétique de mon époque, je me dis que ce ne serait pas du luxe. 

Un texte que j'avais écrit il y a quelques jours, et publié sur Facebook, a créé bien malgré moi des remous plutôt violents. Je me suis bien amusé, je dois l'avouer, en lisant les commentaires d'une cinglée qui me traitait tout à la fois d'amateur et d'imbécile. Ça m'a rajeuni. Il y avait quelque temps, en effet, que mes textes ne suscitaient plus de polémique, et que je ne me faisais plus insulter. On commençait à s'ennuyer ferme. Comme toujours, dans ces cas-là, il faut voir le visage de celui ou celle qui donne des coups de pied aux barreaux de sa cage. Neuf fois sur dix, ça suffit pour comprendre d'où vient la crise. L'arrogance des débutants est sans limite ; nous sommes tous passés par là. Je dis ça, mais tout de même, je crois que le phénomène prend aujourd'hui des proportions tellement caricaturales qu'on ne peut qu'être un peu inquiet. Comme toujours, la réaction de cette fille montre de manière emphatique qu'elle ne sait pas lire (elle semble en réalité affectée d'un prurit causé par le fait que ça ne parle pas d'elle). C'est vraiment le mal du siècle. Toutes nos relations, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou simplement fonctionnelles, pratiques, quotidiennes et banales, sont empoisonnées par cette maladie, qui nous fait perdre un temps fou et peut nous conduire rapidement à la folie. Traduire est devenu notre activité principale, puisque la langue commune s'est éclipsée à la vitesse d'un cheval fou au galop. 

Ailleurs, c'est les phrases que personne ne cite d'un écrivain que tout le monde connaît. Ailleurs, c'est la solitude. Ailleurs, c'est cette caresse unique, parfaitement singulière, qui ne reviendra jamais, ce dont on ne se consolera plus. Ailleurs, c'est la femme désirée en ses gestes intimes, volés, qu'elle ne peut donc pas nous offrir. Ailleurs, c'est la demande qu'on fait et dont on sait qu'elle sera toujours remise à plus tard, qu'elle ne peut en aucun cas être satisfaite, malgré le désir et même l'amour. Ailleurs, c'est le regard du voyeur : dépense en pure perte. Ailleurs, c'est l'été qui nous avale comme s'il digérait notre désir et notre impatience. Ailleurs, ce sont les dictionnaires sans limites et les phrases inachevées. Ailleurs, c'est l'impuissance de celui qui aime à tort et en travers. Ailleurs, c'est la règle qui se fait passer pour l'exception, avec la complicité des marchands. Ailleurs, c'est mon esprit qui semble se dissoudre, parfois, et c'est Serge qui revient me hanter dans mes cauchemars, comme le Mal absolu. 

Malgré tout, malgré les sueurs froides et les douleurs, on aime ça. On arrive encore à rire, et il nous prend même une certaine exaltation à savoir que le corps qui nous torture est le même que celui qui jadis nous donnait tant de plaisir : simplement, du temps a passé en lui, les organes se sont durcis, des poches de délires sont nées ici ou là, des barrières ont cédé, des espaces ont été condamnés, un ou des principes se sont inversés. On a du mal à le reconnaître, mais c'est bien lui. 

Malgré tous les reproches justifiés qu'on peut lui faire, le jazz est et restera un miracle. Vraiment un miracle ! Cette musique est née et s'est développée d'une manière stupéfiante, elle a défié les lois humaines, je le crois vraiment. En très peu de temps, elle a atteint une complexité et même une sorte de perfection qui sont presque impensables. On parle toujours du blues et du mélange, mais c'est très loin de tout expliquer ; c'est même une facilité intellectuelle. La technique instrumentale, les techniques instrumentales qui ont été élaborées très rapidement par une invraisemblable force humaine centripète, qui a agrégé autour de principes assez simples des pratiques très diverses, très singulières, leur ont conféré une puissance et une fluidité qui n'existent pas ailleurs, et leur a permis surtout ce qui fait tout le sel de cette musique : la rencontre, le fait de pouvoir jouer avec d'autres que soi, très simplement, des partitions qui n'existent pas. Le téléphone sonne dans une chambre d'hôtel, et deux heures plus tard une musique géniale est entendue dans un club près de la 52e rue. Charlie Parker a appris à jouer du saxophone sur un instrument en plastique, en imitant ceux qu'il voyait jouer alors qu'il était encore mineur et qu'il s'introduisait clandestinement dans les boîtes en passant par la fenêtre des toilettes. Le be-bop est vraiment l'acmé du jazz, son moment le plus vertigineux, le plus exaltant : sa complexité, sa vitesse, cette frénésie technique et sonore qui tire de l'harmonie (des changements harmoniques) une jouissance exubérante redonnent tout son sens au vieux mot de virtuosité.

Miles Davis vient de là. C'est là qu'il a accumulé en lui la vitesse libératoire qui lui a permis ensuite de traverser tous les styles qu'il a forgés. Il a pris le temps et l'époque de travers, en oblique, et s'est métamorphosé tout au long de sa vie comme le diablotin angélique qu'il était. À la vitesse a succédé la lenteur, la profusion a été suivie de l'économie, la complexité a laissé la place à la sobriété, mais c'était la même chose, vue de plus loin : il creusait le même sillon, vers le silence ; une autre définition de la vertu. Zawinul l'a rencontré pour la première fois au Birdland, mais il n'alla pas vers lui, car Miles était très entouré, et il ne voulait pas le déranger. Joe était avec Anne Little, qui s'occupait des affaire de Dinah Washington, et Miles Davis, passant près de lui, lui demanda : « Qui es-tu ? » Anne Little la bien nommée, car elle était énorme, ne laissa pas au jeune Autrichien le temps de répondre et dit à Miles : « Tu ne sais pas qui c'est ? » et invita ce dernier à venir écouter Zawinul au Basin Street West, où le trompettiste, après l'avoir entendu, proposa au pianiste de travailler avec lui, ce que Zawinul refusa tout net. Miles, un peu interloqué par ce refus, lui demanda pourquoi, et Joe lui répondit qu'il n'était là que depuis six mois et qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre, mais que, le moment venu, ils travailleraient ensemble et qu'ils « feraient l'histoire ». Ils sont devenus amis ce soir-là. Ils avaient l'amour de la boxe en commun. 

Zawinul a été le premier à utiliser le piano électrique, quand il jouait avec Cannonball Adderley. Il en avait dégoté un (un Wurlitzer) dans les studios de Capitol Records, à Los Angeles. Miles a aimé ce son, qui était à l'époque complètement inconnu, et tout a commencé comme ça. On connaît la suite… Un son est un son. Qu'il soit produit par une corde frappée ou par un marteau qui frappe une lame de métal, ou par un oscillateur, c'est la manière dont il va rencontrer les autres sons, et les transformer, qui compte en définitive. Zawinul est chez Miles, il commence à jouer In A Silent Way, et Miles fait bouger de petites figurines qui se trouvent sur son bureau. Quelques jours plus tard, il téléphone à Zawinul, à dix heures du matin, et lui demande de le rejoindre au studio de la Columbia, sur la 52e rue. Quand il arrive là-bas, le jeune homme y trouve des pianos électriques, un orgue Hammond, et puis John McLaughlin, Dave Holland, Wayne Shorter, Tony Williams, Chick Corea et Herbie Hancock. « Tout le monde se respectait. » Nous sommes en 1969. « John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. » À mes seize ans, j'ai acheté un Fender Rhodes, LE piano électrique que tout le monde voulait posséder, et c'est devenu mon instrument, dans le premier ensemble de jazz auquel j'ai appartenu. J'ai adoré cet instrument. Ça nous permettait en outre de jouer dans des salles où il n'y avait pas de piano, ce qui n'était pas rare, à l'époque, en ce qui concerne le jazz. Je l'ai trimballé partout, y compris dans la cour du lycée où nous avions joué sans autorisation avant de nous en faire expulser. Le directeur du conservatoire au sein duquel j'avais été élève, en Haute-Savoie, vint un jour assister à une répétition de mon groupe, et quand il rencontra ma mère, quelques jours plus tard, il lui dit que je « tirais de cet instrument des sons magiques », ce qui fit rire aux larmes ma mère, car il prononçait le mot « magique » en y mettant de très nombreux i. Mais il était organiste, excellent, d'ailleurs, et je comprends très bien que ces sonorités lui aient plu. Il y avait donc trois pianistes dans le disque enregistré par Miles Davis cette année-là ! Pourtant, ce qui sur le papier aurait pu sembler une fantaisie condamnée à faire de la pâtée pour chats sonne extrêmement bien. Miles avait un instinct très sûr. Sa manière à lui de composer, c'était de choisir les musiciens, plus que d'écrire des notes sur une partition. Il distribuait les rôles comme un metteur en scène, et les thèmes (ou les harmonies), c'était les hommes, les musiciens. 

On y est ? On n'y est jamais, bien sûr. La Présence, c'est difficile. Rare. Exceptionnel. Ça a dû m'arriver, pourtant. C'est comme une note qu'on entend, à l'intérieur d'un accord, qui se détache sans qu'elle soit jouée plus fort que les autres, c'est la pointe du sein qu'on aperçoit de loin, c'est l'odeur qui reste, après. C'est le point d'orgue, le détail, le motif dans le tapis, le fragment qui reste quand on a tout oublié, la minute qui ne colle pas avec le fil des événements qu'on se repasse dans la tête, la vérité qui nous met cul par-dessus tête, ou pas de vérité du tout, l'improvisation parfaite. Nous étions là, toi et moi, et ce moment ne reviendra plus jamais. Il y avait une cohérence, un accord avec le temps, avec l'absence, qui s'est manifestée avec une plénitude simple et entière. Il n'y avait aucun discours, aucune explication, encore moins de justification. Pas de dialectique ni d'argumentation. La tachtche s'interrompt. On avale une grande goulée d'air. — Rien à négocier.

Miles Davis dit à Zawinul : « Wayne et toi, vous êtes les meilleurs musiciens du monde. » Wayne Shorter, j'en ai déjà parlé, il a été très important. C'est un prince. Une présence comme il y en a très rarement. Quand il joue, il écoute plus qu'il ne joue. Le son de son sax est tranchant comme un bistouri, doux comme la bouche qu'on embrasse. Toutes les notes qu'il a jouées sont restées comme un nuage léger quelque part en moi. 

J'ai fini par vendre mon Fender Rhodes à une étudiante en piano du conservatoire de Paris. Elle était venue en train le chercher en Haute-Savoie, avait voyagé de nuit (à l'époque il fallait sept heures pour faire le trajet), était arrivée chez moi aux petites heures du matin. On avait pris un petit déjeuner ensemble, on avait joué un peu de Bach ensemble, puis elle était repartie comme était venue, avec ce gros machin lourd comme un âne mort sous le bras. Qu'en a-t-elle fait, de cet instrument, je n'en ai aucune idée. Je n'aurais jamais dû le vendre, mais je voulais tirer un trait sur cette vie-là, et pour tirer des traits je suis plutôt doué. 

Ailleurs, je n'y suis même pas. Je n'ai pas bougé. Je me tasse sur moi-même, un peu plus chaque jour. Soixante ans à ne pas bouger. Shhh / Peaceful.

samedi 13 mai 2023

Hymn

Cercles. Endormissement. Devant une neige, un Être de beauté de haute taille. Il suffisait de refermer la porte pour que tout redevienne calme. Une histoire racontée dans une langue qui n'était pas la mienne. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Au loin s'agitent des fantômes. Je les regarde par la fenêtre. Les couleurs me parlent directement, je comprends qu'il ne s'agissait que d'une histoire racontée, une histoire parmi d'autres. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la vision, sur le chantier. Ils discutent fébrilement, peut-être, ils s'affrontent, sans doute, ils se menacent, se congratulent, s'embrassent, se déchirent, se reconnaissent et donc s'excommunient. Si je le reconnais, je n'en comprends déjà plus le fonctionnement. Et les frissons s’élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Des pans de murs entiers sont recouverts de leurs vociférations électroniques. Mais déjà s'éloigne la morale. Nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. La longue phrase de violon s'étire dans le soir qui vient. Par-delà la grande arche, et plus haut, on aperçoit la paix immuable et légère, dans son éternelle lumière. J'observe sans y croire ce corps qui était le mien. Vite, réaliser dans l'âge mûr une pensée de jeunesse ! Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger ! Un accord, qui semble infini, me prend et me porte : mes pensées se sont tues. Le bruit de leurs disputes n'arrive plus jusqu'à moi. Rassurez-vous, nous nous en expliquerons après notre mort. Il joue Hymn. Des harmonies brahmsiennes, des fulgurances métalliques et timbrées de noir. Outre-prière : le rêve du matin nous a projetés si loin que nous avons cru un instant ne pas avoir la force de revenir. Sur la page flottent encore quelques harmonies cuivrées, elles reculent, elles se dressent. Nous empilons des accords de neuvième ; ils se creusent les uns les autres et dans les miroirs nous voyons la fumée et la pourriture. Valeurs longues. La chair frissonne, que des oiseaux tristes viennent piquer du bec. Tout est si net que la mort ne nous effraie plus. Les mains s'agitent à la portière. La voiture s'éloigne. Odeurs de lilas et de genêts.

mercredi 10 mai 2023

Le Printemps


Le printemps de la voix

Le phrasé, le geste, la tenue, le souffle, la grâce, la douceur, les mains… du pays qui nous ressemble. La Voix qu'on a dans l'oreille, jusqu'à la fin… Elle est là, sur le pupitre. Il suffit de lire, et de relire.


Le printemps des définitions

« Une bonne musique c’est avant tout une belle mélodie, bien produite, la rengaine efficace qui va accrocher l’oreille. Puis la beauté de la voix et enfin le texte, sa musicalité et son efficacité à faire ressortir des émotions. »


Le printemps des définitions

« D'ailleurs, je n'ai toujours pas compris le but d'un poème : doit-il avoir un sens, transmettre un message,comme l'Albatros de Baudelaire ? Où s'agit-il simplement d'assembler des mots qui mis ensemble forment des vers agréables à l'oreille ? »


Le printemps des phrases

« Assez vite, la conversation a porté sur Rose dont Max, béant, a alors appris que c'était de lui-même, Max, qu'elle parlait perpétuellement au barbu (…) »


Le printemps des mots

« J'ai vu naître un mot ; c'est voir naître une fleur. Ce mot ne sortira peut-être jamais d'un cercle étroit, mais il existe ; c'est lirlie. Comme il n'a jamais été écrit, je suppose sa forme : “lir” ou "lire", la première syllabe ne peut être différente ; la seconde, phonétiquement “li”, est sans doute, par analogie, “lie”, le mot étant conçu au féminin. »


Le printemps des mots

« Il ne faudrait pas sourire si l'on prédisait que le mot pied, quelque jour, signifiera tête. Cela est déjà arrivé. »


Le printemps des phrases

« Dans la cuisine, Max recherchait maintenant des solutions dans le réfrigérateur mais, Alice n'ayant pas fait de courses, il n'y avait rien qui se proposât de façon convaincante d'assouvir solitairement cette faim. »


Le printemps de la langue 

« Celui qui dit : des estampes et des estatues parle-t-il plus mal, en théorie, que celui qui dirait : des stampes et des statues ? »


Le printemps de l'alternative

« Mais s'il y a un film, pourquoi on lit le livre ? »


Le printemps des phrases

« À quoi vous oblige-t-elle [la mort] ? »


Le printemps des mots

« La liberté, l'amour, la poésie… »


Le printemps de l'outing

Je préfère un milliard de fois Terry Riley à Phil Glass.


Le printemps de la musique

[Les trios avec piano de Haydn par le Beaux Arts Trio]


Le printemps des révélations

La mort de Philippe Sollers est l'occasion d'un déferlement (très prévisible) de bêtise. Il est mort le même jour que Grace Bumbry (nous écoutions beaucoup, à la maison, ce disque de l'Amour sorcier, de Falla, sous la direction de Lorin Maazel).


Le printemps de l'outing

J'aime la musique de Francisco Tárrega.


Le printemps des grandes questions

Qu'est-ce qui nous empêche d'être heureux ? — La conscience de la vraie joie.


Le printemps des disparitions

L'avécé a fait disparaître la main gauche de Keith Jarrett. François est en train de faire disparaître le catholicisme. Les Français sont en train de faire disparaître les Français. Le "respect" a fait disparaître l'urbanité et la civilité. Le "narratif" (adjectif) a fait disparaître le récit et la narration. Le "réel" (cher à Lacan) a fait disparaître la réalité. Le "mental" a fait disparaître l'esprit. La "diète" est en train de faire disparaître le régime alimentaire. Le "coach" a fait disparaître l'entraineur. La vaccination (forcée) a fait disparaître l'immunité. Le "sport" a fait disparaître l'exercice. La "météo" a fait disparaître le temps (qu'il fait). La musique a fait disparaître la musique. Le médical a fait disparaître la médecine. L'Égalité a fait disparaître le pays. Le bac a fait disparaître l'École. Le genre a fait disparaître le sexe. L'ouanion a fait disparaître l'o[i]gnon. Le "challenge" a fait disparaître le défi. Piazzolla a fait disparaître le tango. La "problématique" a fait disparaître les problèmes. Emmanuel Macron a fait disparaître les Français. 


Le printemps des littératures

« Il y a dans les traditions littéraires un double fleuve. Le premier coule à découvert ; le second, occulte, fut jusqu'en ces dernières années insoupçonné. Les deux littératures roulent sur le même fond de sable : l'homme et ses vieux malheurs ; très souvent, ils s'en vont, parallèles, l'un à fleur de terre, l'autre dedans — portant au même but, le définitif oubli, d'identiques barques. »


Le printemps du supplice

Quiconque nous dit que nous écrivons bien devrait être torturé avec science.


Le printemps du vers

« Vers le IXe siècle, en même temps que le vers latin, de mélodique, se faisait syllabique, la prose oratoire subissait la même transformation, les syllabes aiguës étaient devenues les syllabes fortes. »


Le printemps de Faconde

Faconde Norwest est une femme gaie. Elle est gaie des graisses. Elle est gaie de la croupe.


Le printemps de l'économie

« Avec deux signes (un peu retors il est vrai), avec, par exemple, le mot chum (cloche) et un déterminatif, les Chinois disent : "Son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche" ; avec trois signes, ils disent : "Son d'une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous". »


Le printemps du glissement

« Paradisus – Parvis – Paradis ; Hospitale – Hôtel – Hôpital ; Augurium – Heur – Augure ; Unionem – Oignon – Union ; Crypta – Grotte – Crypte ; Articulum – Orteil – Article ; Auricula – Oreille – Auriculaire ; Pneuma – Neume – Pneumatique »


Le printemps du départ

Polésie, Polésie, Où es-tu partie ? Et moi qui reste Dans tes draps sales !


Le printemps du bon conseil

Petit, ne refuse jamais Les avances d'une hystérique. Elle se vengera, tôt ou tard.


Le printemps de Marinette

Marinette conduisait toujours pieds nus. Le bras droit levé, passant les vitesses De son ID 19, les cheveux au vent.


Le printemps des douze

Norbert Castang, Ari Vogalen, Aristide Désert, Timoléon Andair, Blaise Cantot, Sadi Jurmentel, Léandre Barnin, Olier du Garre, Ménandre Pastrel, Pamphile Dastour, Titien Marjac, Solon Halendert.


Le printemps des phrases

« Tout commence par une interruption. »


Le printemps du goût

L'ennuyeux, dans le goût, c'est que nous sommes souvent obligés de le partager avec ceux qui n'en ont aucun. L'exception trouve toujours son contre-point mort.


Le printemps de l'agacement

« Y a-t-il rien d’agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu’on les rencontre, qu’elles ont la ferme intention de vous recevoir à dîner (et puis rien) ? » (Renaud Camus, Journal)

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on les croise sur un réseau social, qu'elles ont la ferme intention d'acheter votre livre, de le lire, et d'(e vous) en parler (et puis rien) ? 

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on les a au téléphone, qu'elles ont la ferme intention de venir vous voir (et puis rien) ?

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on leur parle, qu'elles vont faire ceci ou cela (et puis rien) ?

Y a-t-il rien d'agaçant comme les personnes qui vous disent, chaque fois qu'on s'agace en leur présence, qu'il n'y a rien d'agaçant comme ceux qui s'agacent du manque de parole des autres ?


Le printemps des phrases

Je n'écris pas, j'entends. J'entends qu'elle n'entend pas. C'est ça que j'écris. 


Le printemps des parenthèses

Ent(re parenth)èses, les m(ots se)mbl(e)nt m(ieux) armé(s pou)r a(ff)ronte(r le(s i(dée)s, car (les idées) sont (un acid)e pour (les mot)s. 


Le printemps de l'évitement

Nous croisons beaucoup de gens, sur les réseaux sociaux, à qui il faudrait absolument éviter de répondre car il est très rapidement évident qu'il sera impossible d'avoir le moindre dialogue avec eux ; si nous nous avisons pourtant de répondre à leurs questions ou remarques ou commentaires, nous sommes irrémédiablement entraînés dans une dérive navrante et dépourvue du moindre esprit.

La conversation est toujours exceptionnelle, il faut l'admettre.


Le printemps de la longue phrase

Il suffisait de refermer la porte pour que tout redevienne calme. Au loin s'agitent des fantômes. Je les regarde par la fenêtre. Ils discutent fébrilement, peut-être, ils s'affrontent, sans doute, ils se menacent, se congratulent, s'embrassent, se déchirent, se reconnaissent et donc s'excommunient. Des pans de murs entiers sont recouverts de leurs vociférations électroniques. Mais déjà s'éloigne la morale. Le bruit de leurs disputes n'arrive plus jusqu'à moi. La longue phrase de violon s'étire dans le soir qui vient. Par-delà la grande arche, et plus haut, on aperçoit la paix immuable et légère, dans son éternelle lumière. Un accord, qui semble infini, me prend et me porte : mes pensées se sont tues. J'observe sans y croire ce corps qui était le mien. Si je le reconnais, je n'en comprends déjà plus le fonctionnement. Les couleurs me parlent directement, je comprends qu'il ne s'agissait que d'une histoire racontée, une histoire parmi d'autres. Une histoire racontée dans une langue qui n'était pas la mienne


Le printemps de la paresse

Les textes qui ne sont pas complètement aboutis, dont la beauté, pour réelle qu'elle est, n'est pas véritable, sont des œuvres dont les phrases sont arrêtées avant terme, avant qu'elles ne soient reprises par une signification, une autre phrase, un contexte, un intertexte, une action, une psychologie ou au moins une direction. Quitte, ensuite, à ce que ces reprises soient effacées, détruites, oubliées, ou déplacées.


Le printemps des faits divers réconfortants

« États-unis : elle écrit un livre sur le deuil après le décès de son mari... avant d'être inculpée pour son meurtre. »


Le printemps du grand écart

En France et plus généralement en Occident, l'individu fait le grand écart entre lui-même et la Planète, entre le trop particulier et le trop général. Le sentiment d'appartenance et de solidarité à et envers des groupes moyens (commune, département, région, nation) a presque entièrement disparu – ne l'intéressent que le minuscule et l'immense, le quantique et le cosmique.


Le printemps des questions importantes

1. Peut-on à la fois étudier Napoléon (sérieusement, en tant qu'historien) et écouter Indochine ?

2. Comment réagissez-vous, lors de ce qu'il est convenu d'appeler "un chagrin d'amour" ? a) Vous faites tout pour vous en distraire, et pour le plus rapidement possible passer à autre chose. b) Vous ne voulez surtout pas que ce chagrin disparaisse.

3. Quel est l'art qui vous semble le plus haut, le plus profond, le plus essentiel ?


Le printemps de l'autoportrait

Je suis catho, vegan, asexuel, musulman, blanc, métis, vieux, lourdingue, jeune, facho, bouddhiste, gauchiste, social démocrate, bourgeois, prolétaire, aristo, artiste, retraité, handicapé, autiste, malvoyant, misogyne, féministe, paranoïaque, réactionnaire, progressiste, marxiste, mal-embouché, sympa, paresseux, obsédé, névrosé, bi-polaire, ataraxique contrarié, gender fluid, immature, jaloux, rhumatisant, esthète, gourmand, juif, ascètique, panier-percé, rancunier, athée, immoral, lunatique, tradi, pervers, sous-doué, raide, méprisant, cœur d'artichaut, élitiste, caduque, vaniteux, pleutre, morne, carnivore, boulimique, indécis, inconscient, obtus, désinvolte, sourd, maladroit, fragile, goujat, oublieux, bordélique, maniaque, sentimental, indifférent, passéiste, gentil, incohérent, sensible, autoritaire, capricieux, aigri, aimable, attentionné, brutal, consciencieux, caustique, myope, délicat, courtois, cruel, introverti, intègre, égoïste, excessif, modeste, grossier, pessimiste, prudent, sincère, impulsif, tendre, timide, étourdi, influençable, sournois, original, amoureux, neutre.

Ch. alter ego, et moins si affinités.


Le printemps de la fierté

Fierté : en ces années-là, les parents ne se déclaraient pas ridiculement "fiers de leurs enfants" comme aujourd'hui.


Le printemps du quatrième doigt

  On ne s'en sert guère. Non seulement, l'annulaire n'a pas de force, mais en plus il répugne à travailler seul. Blanche Gardin en parle très bien : à part l'alliance qu'il porte traditionnellement, on ne lui voit guère d'utilité, à ce pauvre quatrième. Ce n'est pas avec lui qu'on branle une femme, ce n'est pas avec lui qu'on se gratte l'oreille, ce n'est pas lui qui désigne un coupable, ce n'est pas grâce à lui qu'on fait le signe de la victoire, c'est une sorte d'index au rabais, sans consistance ni indépendance : à eux deux, ils entourent le médius, autrement remarquable, puisqu'il est le centre de la main, et le doigt le plus long. Le médius donne à la main une colonne vertébrale, une nervure, une perspective… Il justifie l'impair. L'annulaire, en général, ne sert qu'en couple avec le médius, qu'il renforce, qu'il double, qu'il seconde. Ou alors, pour savoir qu'on a un quatrième doigt, et même deux, il faut être pianiste. Et là, c'est douloureusement, qu'on le sait, car il n'a ni la force des trois premiers doigts, ni l'agilité des index et médius, ni l'utilité du cinquième doigt, en ce qui concerne les extensions.


Le printemps des questions

Quel serait l'équivalent d'un arpège, dans un texte ?


Le printemps des techniques

Silence.

Pigments, huile, colle, figures, mine de plomb, formes, visages, personnages, sentiments, rôles, humeurs, gestes, rimes, phrases, intensités, rythme, architecture, mélange, contrepoint, métaphore, transparence, harmonie, perspective, fiction, confrontation, illusion, gamme, accumulation, couleurs, lignes, jeu, liquidation, accords, dispersion, porosité, trope, arborescence, parallélisme, citation, mouvement, transport, image, désordre, concentration, monayage, induction, développement, croisement, coupe, superposition, soustraction, connotation, miroir.

Blanc.


Le printemps du bonheur

Il n'y a que le soir, quand je ferme les volets et que je sais que nul ne cherchera plus à me joindre, quand la nuit descend sur la maison, l'enveloppe, en recouvre d'oubli les murs et l'isole du reste du monde pour quelques trop courtes heures, que je suis vraiment heureux. Alors je me retrouve parmi les miens, et même s'il arrive que les moments qui viennent soient cauchemardesques, je les chéris entre tous.


Le printemps du côté

C'est en écoutant un philosophe parler de la mort que j'ai compris que ce rendez-vous là serait toujours manqué. « Quand elle est là, je ne suis plus là. Tant que je suis là, elle n'est pas là. » On dit très souvent que les femmes sont en retard aux rendez-vous qu'on leur fixe. C'est vrai. Mais elles sont tout autant en avance, aux rendez-vous qu'elles nous fixent. Le fait est que nous ne sommes jamais tous les deux au même endroit au même moment. Il s'agit d'un rendez-vous manqué par principe. Et si la raison en était que les femmes et nous ne sommes pas du même côté de la mort ? 


Le printemps du filet d'air

Au commencement aussi n'était que ce mince filet d'air qui, repris, augmenté, démultiplié, renié parfois, le plus souvent insu, avait porté notre corps à travers le temps, et l'avait jeté dans l'histoire du monde. L'enthousiasme était devenu lourd à soulever, avec l'âge, et les forces déclinaient. Même la solitude ne parvenait plus à masquer le bruit des pages tournées et froissées, déchirées, qui nous obstruaient la trachée. Bientôt on renoncerait tout à fait à raconter – pour sombrer dans le bonheur ? Le vent et le soleil passent d'un même geste – précis et attentif – sur l'herbe haute du jardin. Ce sont mille pages qui se tournent en permanence dans un geste simple et musical. 


Le printemps des cabinets

Dieu voulait entrer dans les

Toilettes pendant que j'y étais.

Je lui ai fait comprendre que c'était occupé

Mais il n'a pas tenu compte

De mon avertissement.


Il m'a dit : « Je suis partout chez moi »

Peut-être, que je lui réponds, mais

Faut pas te plaindre, après.

Alors, pour me faire pardonner,

J'ai mis le quintette de Brahms.


On s'est séparés bons amis.


Le printemps des odeurs

Et j'ai bien aimé ce mot : « Odeur », qui commence comme une ode, et qui finit dans les heures, qui s'ouvre, rond comme une bouche ou un trou du cul, et se continue dans le bonheur qui roule jusqu'à l'horreur des pleurs – ou des fleurs mortes.


Le printemps du scrabble

Nous étions à quelques jours de Noël et j'étais de retour de la clinique, où je venais de subir une coloscopie. La femme, au volant de l'ambulance (ou du taxi, je ne me souviens plus), me demanda si j'étais libre pour le réveillon.

« Libre pour quoi faire ? »

À sa réponse, je compris que j'étais encore un peu dans le cirage…

Tout de même ! Me proposer ça au sortir d'une coloscopie… Certains sont vraiment prêts à tout pour jouer au Scrabble !


Le printemps des jours

Lundi sans viande, mardi sans fautes d'orthographe, mercredi sans bruit, jeudi sans emmerdeuses, vendredi sans bêtise, samedi sans grossièretés, dimanche sans faute. Lundi sans douleurs, mardi sans Phil Glass, mercredi sans cinéma, jeudi sans BHL, vendredi sans Juppé, samedi sans homard, dimanche sans pyjama. Lundi sans oubli, mardi sans chagrin, mercredi sans crise, jeudi sans gratin, vendredi sans bain, samedi sans Finkielkraut, dimanche sans Tribune. Lundi sans idiote, mardi sans soleil, mercredi sans citron, jeudi sans espoir, vendredi sans chansons, samedi sans façons, dimanche sans John Adams. Lundi sans écran, mardi sans papier, mercredi sans chauffage, jeudi sans passion, vendredi sans inspiration, samedi sans désir, dimanche sans café. Lundi sans cahier, mardi sans slip, mercredi sans bonnet, jeudi sans lunettes, vendredi sans érection, samedi sans encre, dimanche sans pain. Lundi sans reine, mardi sans obsessions, mercredi sans chaleur, jeudi sans intelligence, vendredi sans couleurs, samedi sans tonalité, dimanche sans crainte. Lundi sans analgésiques, mardi sans reste, mercredi sans esprit, jeudi sans Lucie, vendredi sans lire, samedi sans écrire, dimanche sans mémoire. Lundi sans un mot, mardi sans une phrase, mercredi sans une idée, jeudi sans personne, vendredi sans elle, samedi sans eux, dimanche sans rien. Lundi sans dormir, mardi sans bouger, mercredi sans nouvelles, jeudi sans Mozart, vendredi sans piano, samedi sans vin, dimanche sans vie. Lundi sans Facebook, mardi sans clin d'œil, mercredi sans barbe, jeudi sans journal, vendredi sans répétitions, samedi sans colère, dimanche sans famille. Lundi sans gammes, mardi sans radio, mercredi sans Lieder, jeudi sans patience, vendredi sans peur, samedi sans commentaires, dimanche sans rêves. Lundi sans politique, mardi sans histoires, mercredi sans fleuves, jeudi sans horizon, vendredi sans frontières, samedi sans voisins, dimanche sans moi. 



[Remy de Gourmont, André Breton, Philippe Sollers, Anonymes sur Internet, Jean Échenoz, Georges de La Fuly, Kagi, Valéry, Renaud Camus]