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lundi 25 août 2025

Une chose en entraîne une autre

 

Une chose en entraîne une autre. C'est toujours comme ça que ça se passe pour moi. Elle m'a dit : « Je suis au bout du rouleau. Ça ne peut plus durer. » Mais enfin calme-toi, ce n'est pas si grave ! Elle ouvre des yeux si grands que je suis pris d'un fou rire nerveux. « C'est nerveux », que je dis, mais c'est trop tard, elle a attrapé la carabine et elle me tire dessus à bout portant dans la cuisse. Ça fait très mal. Je dois m'asseoir, sinon je vais tomber. Elle regarde ma cuisse, le sang qui coule, et je vois bien qu'elle se demande quoi faire. Elle ne sait pas : c'est la première fois qu'elle fait une chose pareille. Enfin, c'est ce que je pense. Après tout, je ne la connais que depuis dix ans. Elle est en culotte et soutien-gorge, toute frêle, et elle me dit : « Quelque chose s'est brisé en moi, tu sais. Un ressort s'est cassé. » En fait de ressort, j'aimerais bien qu'elle regarde un peu le mien, car il m'a l'air mal en point. Je dois être pâle, car elle pose la carabine et va chercher du coton et du désinfectant à la salle de bain. Ça me rassure un peu, mais j'ai tout de même très mal. « On ne devrait pas appeler le Samu ? » Elle hausse les épaules et déchire la jambe de mon pantalon, comme on voit dans les films. « C'est pas un gros calibre, et tu es solide, non ? » Je pense à mon copain Patrick Perrin, sur qui j'avais tiré, à onze ans, à une dizaine de mètres de distance seulement, avec l'arc que venait de m'acheter mon père, un arc vert en fibre de verre, avec des flèches munies d'embouts métalliques pointus. Après m'avoir aspergé de désinfectant et vaguement épongé avec le coton, ça fait un mal de chien, elle va me chercher un verre de whisky et me recommande de le boire cul sec. « T'aurais pu faire ça avant, Carole ! »

« Tu m'as poussée à bout ! Ç'aurait pu être pire, tu sais. » Comme je ne dis rien, elle attrape mon verre et va le remplir à nouveau. Elle est sexy, comme ça, elle a les joues rouges et le regard luisant. Malgré la douleur, je crois que j'ai un commencement d'érection, ce qui ne lui a pas échappé. J'avale la moitié du deuxième verre de whisky et je la regarde en me demandant comment je suis censé réagir. « Tu ne vas pas tourner de l'œil, au moins ? » Elle inspecte ma cuisse et pose sa main gauche sur mon sexe, comme si elle ne voulait pas voir ça. Je suis un peu dans le coaltar et je cherche à me rappeler comment tout cela a commencé. Ce n'est pas très clair. « Je suis au bout du rouleau, ça ne peut plus durer », la phrase de Carole me revient, mais je suis incapable de savoir ce qui a bien pu la mettre dans cet état. « Tout ça c'est de ta faute », qu'elle me fait en caressant un peu ma bite et en me prenant le verre des mains pour le porter à sa bouche. 

C'est ma faute, d'accord, c'est ma faute, c'est le seul point indiscutable de l'incident, nous tombons d'accord là-dessus. Pour le reste, il nous paraît préférable de jeter un voile pudique sur nos désaccords et nous finissons au lit. Carole est déchaînée, je ne l'ai jamais vue aussi obscène, aussi impérieuse, et pour tout dire, aussi amoureuse. Quel dommage que l'artère fémorale ait été touchée et que je me sois vidé de mon sang en quelques minutes. 

samedi 16 août 2025

Dernières paroles

 

Les objets d'amour peuvent coûter cher. J'avais une affaire en Birmanie, avec une succursale au Guatemala. Pas de problèmes d'argent mais beaucoup de pensées qui me trottaient dans la tête sans que je puisse y mettre un terme. Lila était muette, mais très brune et gracieuse. J'aurais pu la vendre facilement. Elle avait ce genre de visage qui incite fortement au négoce. Mais sa compagnie m'était agréable et sa cuisine exceptionnelle. 

Quand elle fut emportée par un requin qui avait littéralement jailli de l'eau en attrapant sa jambe (tout le reste est venu avec, d'un seul mouvement très élégant), elle n'avait émis qu'une sorte de hoquet bref et maladroit, comme si elle s'excusait de ce regrettable incident qui était venu troubler la quiétude de l'instant que nous partagions. J'avais regardé quelques secondes l'endroit où elle avait disparu, mais on n'apercevait que quelque bulles d'air venues crever discrètement à la surface de l'eau. Ses dernières paroles, sans doute. J'avais encore un sandwich entamé à la main mais je n'avais plus faim… 

Nous payons notre tribut à la liberté, avais-je pensé, il serait déraisonnable de se révolter là contre. Au bout d'une petite minute, il y avait eu quelques remous, et l'eau s'était colorée de rouge. Je m'étais imaginé, peut-être à tort, qu'elle avait dû souffrir beaucoup, mais le spectacle était réussi. Je pris les rames pour me diriger vers le bateau. En arrivant en haut de l'échelle de corde, alors qu'on m'attrapait la main pour m'aider à monter à bord, je me dis que je n'avais jamais fait l'amour avec Lila. 

vendredi 8 août 2025

75 000 euros

 

Quand le médecin lui annonça qu'elle n'en avait plus que pour cinq semaines environ, « peut-être six… », Charline Fourié a jubilé intérieurement. Elle a néanmoins pris un ton grave pour lui demander si vraiment il n'existait aucun traitement. Elle avait besoin d'être certaine, afin d'éviter les mauvaises surprises. En sortant du cabinet, essayant de ne pas courir et de garder son air de chienne battue, elle se précipita chez elle pour ouvrir son ordinateur et y chercher l'organisme de crédit le plus généreux et le moins tatillon. Savoir qu'elle n'aurait jamais à rembourser ces fumiers l'amenait au bord de l'orgasme. Elle jeta son dévolu sur Cefix Andia, à cause des 75000 euros qu'ils acceptaient de prêter sans trop regarder à la situation de l'empruntant. 75000 euros, c'était bien, pour cinq ou six semaines. Elle pourrait se faire plaisir, enfin. Elle s'est dépêchée de signer tous les papiers, qu'elle a renvoyés par mail, avant que son médecin n'ait le temps de signaler sa situation aux services qui gèrent ce genre de cas. 75000 euros, dans l'absolu, ce n'est pas grand-chose, mais 75000 euros à dépenser en cinq semaines, c'est bien, se dit-elle. En tout cas, ça ne lui était jamais arrivé de dépenser 75000 euros en cinq semaines, ni même en un an, ni même en deux. 75000 euros, ce n'était pas une fortune, et c'était même bien trop peu, qu'elle arracherait de la main de ces salauds, pensa-t-elle. Mais c'était bien, pour elle qui n'avait pas l'habitude de dépenser beaucoup. 

Et puis le docteur avait dit cinq semaines, ou six, mais dans quel état serait-elle dans quatre ou cinq semaines ? Qui pouvait le dire ? Si ça se trouve, dans trois semaines et demie, elle ne serait déjà plus en état d'aller dîner à la Tour d'argent, encore moins de se taper un gigolo de 19 ans. Elle serait peut-être en train de vomir ses tripes sur une plage du Shri Lanka, déshydratée et brûlée de coups de soleil. Il fallait bien réfléchir à la manière de gérer la situation, prévoir l'imprévisible, du moins c'est ce qu'elle se disait ce soir, alors qu'elle essayait de se concentrer, assise sur son vieux Roche-Bobois défoncé. Elle savait que le temps allait passer très vite. Charline n'avait plus une minute à perdre, et ce sentiment était grisant, pour elle qui durant toute son existence avait perdu son temps avec une forme de génie. Sa première dépense fut de réserver pour dans cinq semaines une chambre luxueuse dans un hôtel parisien de grand standing. Elle voulait finir sa vie dans le confort et le luxe. Il lui sembla évident qu'il fallait commencer par la fin. Prévoir… Ne pas se laisser griser par l'instant présent. Elle alla à la cuisine se préparer un thé et fila sous la douche. Sortant de la salle de bains pour aller chercher des vêtements propres, elle resta quelques secondes nue dans le couloir, indécise, et la pensée de Maxime lui tomba dessus comme une bûche mouillée. Fallait-il le mettre dans la confidence ? Il serait difficile de lui cacher qu'il se passait quelque chose, quand elle viendrait le chercher avec sa Maserati jaune safran de location, mais elle pouvait toujours lui raconter qu'elle avait gagné au Loto ou un truc du genre. Elle n'avait pas envie qu'il comprenne, non, non, elle voulait le scotcher, lui en mettre un bon coup sur la tête, ce ne serait que justice. En tout cas, elle allait bien se marrer, ça, personne ne pourrait l'en empêcher, non !

Elle allait sortir pour se rendre chez Dalloyau quand son téléphone sonna. On lui annonçait que Maxime venait d'avoir un très grave accident et qu'il était dans un sale état. Il risquait de perdre l'usage de ses membres (tous, avait précisé drôlement son interlocutrice) et seule une opération extrêmement technique, réalisable uniquement à Londres, pouvait lui rendre une vie digne de ce nom. Évidemment, les frais n'étaient pas remboursés, et comme Maxime avait noté le nom et le numéro de téléphone de Charline Fourié comme « personne à prévenir en cas de malheur », la femme qui appelait voulait savoir si elle acceptait de prendre en charge cette opération à titre personnel. La décision devait être prise immédiatement. Combien ça va coûter ?, demanda Charline. 75000 euros.

lundi 4 août 2025

Florie-Laure

J'aurais bien aimé désirer ma fille mais elle est vraiment trop moche. Non seulement Florie-Laure est moche mais elle s'habille comme une boîte de conserve. Elle doit tenir ça de sa mère, mais comme la daronne est dead, je ne peux pas le lui reprocher. Je n'aime pas me singulariser, et tous mes copains ont des filles sexy de ouf avec lesquelles ils couchent de temps en temps pour se changer les idées. Moi je suis obligé de voler du champagne chez l'Arabe du coin pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Ça peut venir vite, ces trucs-là. Pourtant j'ai un travail intéressant. Je suis troll professionnel sur les réseaux sociaux. C'est correctement payé et on se marre bien. J'ai une bonne cinquantaine d'identités et je passe mon temps à rendre impossible toute discussion un tant soit peu sérieuse sur Twitter et Facebook. Mes potes trolls m'appellent Barencouilles, parce que je suis plutôt bon. En fait ça demande un peu d'organisation mais une fois qu'on a pris le pli ça va tout seul. Depuis la période bénie du Covid, j'ai augmenté substantiellement mes revenus, parce que je fais en plus la promotion (enfin, façon de parler…) des vaccins pour M***. Ce n'est pas un travail difficile, et j'adore sentir blêmir les connards d'antivax qui ont tous des gueules de losers. 

À quarante-neuf ans, je ne m'en tire pas trop mal. J'ai un appartement de 130 mètres carrés rue des Envierges et je possède un SUV Volvo assez impressionnant que j'ai payé comptant. Le soir, quand j'en ai assez de faire chier les branleurs qui se prennent tous pour des lanceurs d'alerte, je fais une partie de Clair-Obscur : Expedition 33, ou je regarde Koh Lanta avec Florie-Laure. J'ai trois grands écrans de 32 pouces et un jeune MacPro qui déchire sa race. Ou alors je fais venir une escort à la maison, une fois le dîner expédié. L'autre jour, Florie-Laure m'a dit comme ça : Papa, tu devrais lire un livre, de temps en temps, ça t'ouvrirait l'esprit. Je vois bien où elle veut en venir, cette conne : elle voudrait que je lui ressemble, mais j'ai passé l'âge d'avoir de l'acné et des lunettes de miraud. Les UV, c'est allongé que je les passe à poil avec des lunettes noires pour me protéger les yeux. C'est plutôt elle qui devrait essayer de me ressembler, mais je me fais aucune illusion, c'est foutu, ça. Mauvaise génétique et fin de la discussion. Dès qu'elle se met au soleil trois minutes, elle a des plaques rouges sur tout le corps, Miss Tinguely. Depuis quand c'est aux parents de singer leurs gosses, bordel ? En juillet, je l'envoie direct chez ses grands-parents dans la Creuse, qu'elle me lâche un peu la grappe. 

Quand Capucine est arrivée, vendredi soir vers 23 heures, Florie-Laure était dans sa chambre depuis un bon moment. Je l'avais repérée à la télé où elle était passée chez Faustine Bollaert. Sacré morceau avec un visage d'ange « et elle fait des pipes d'enfer », m'a dit Brice qui m'a refilé son 06. Quand elle est entrée dans l'appartement, elle a aperçu une photo, dans un cadre, où l'on voit ma gourde de fille. Elle n'a rien dit mais j'ai bien vu qu'elle faisait une drôle de tronche, la Capucine. Quand on est arrivé dans ma piaule, elle m'a demandé si je connaissais la jeune fille en photo… Ben évidemment, que je la connais, puisqu'elle est sortie de mes burnes, enfin, en partie, hein ! Je ne suis pas responsable de tout, non plus. Et là elle se met à déblatérer que cette tache de Florie-Laure est une star du porno ! J'ai évidemment cru qu'elle se foutait de ma gueule, et je l'ai un peu engueulée, parce que, merde, c'est ma fille, quand-même. Star du porno la bonne blague, faut arrêter les amphètes, ma grande ! Alors elle sort son portable, pianote vingt secondes, et me le tend. Putain ! Je vois ma gosse allongée sur le ventre en train de se faire sodomiser par un black taillé comme une tronçonneuse en surpoids. Le site s'appelle « Flori-Lège », à ce que je vois, et il y a des dizaines de vidéos au-dessous de celle que m'a gentiment indiquée cette pute de Capucine qui n'attendent que son index pour que je me tape la honte de ma vie. J'ai un mouvement pour aller dans sa chambre lui foutre une bonne branlée, mais Capucine me retient par la manche. « Tu risques d'être surpris, si tu entres comme ça chez elle. Je crois que c'est pas une bonne idée. » Et elle déboutonne mon futal. 

mardi 29 juillet 2025

Tour de France


Quand il arriva sur le palier, Gérard entendit des éclats de voix dont il ne comprit d'abord pas la signification. Il est rare qu'on aille dans ces endroits pour regarder le sport à la télévision, et il n'avait pas remarqué que Franciane avait un poste dans la chambre. C'est une de ses collègues qui lui avait dit de monter, alors qu'il poireautait depuis un moment au bas de l'immeuble. Il frappa et une voix inconnue lui dit d'entrer. Il se trouvait là cinq personnes, dont France, deux autres filles et deux hommes, l'un étant le type qu'ils avaient croisé un peu plus tôt dans les escaliers. Ils étaient en train de regarder l'arrivée de la dernière étape du Tour de France et on voyait qu'il y avait quelques passionnés parmi eux. Il fut à la fois surpris et déçu. Le sport l'emmerdait royalement et il n'était pas venu ici pour tisser du lien social avec des putes et des maquereaux. Franciane le comprit et lui dit qu'il n'y en avait pas pour très longtemps. Elle lui présenta Claudie, Isa, Jacques et Franck. Je peux revenir un autre jour, c'est pas grave, dit-il, mais elle lui attrapa la main et le força à s'asseoir près d'elle sur le lit. Il s'installa donc comme il put sur le plumard, dans la chaleur du mois de juillet et du corps luisant de Franciane. La fenêtre était ouverte et l'on entendait la rumeur du boulevard qui faisait contrepoint aux commentaires du journaliste. Les deux filles, qui l'avaient dévisagé brièvement sans la moindre expression, reportèrent leur attention sur l'écran. Isa avait une glace à la main qu'elle lapait à petits coups de langue obscènes, Claudie avait une sucette en bouche, dont la tige blanche dépassait bêtement, et qui faisait une bosse à sa joue droite, Franck faisait des commentaires sur les cyclistes et Jacques s'était assoupi, le dos calé par un gros oreiller noir, un filet de bave coulant à la commissure de ses lèvres. 

Après le tour de France, il a regardé son tour de taille. La dernière étape sera difficile, a-t-il pensé. Mais il n'était pas venu pour refuser l'obstacle. Enfin, ce fut fini, et les quatre surnuméraires déguerpirent. Il lui revint cette phrase qu'il avait lue il y a peu : « On n’est pas ici-bas pour avoir des âmes en paix dans des corps propres. » Aussi, quand elle lui demanda ce qu'il souhaitait, des pensées bien sales lui traversèrent l'esprit, mais il se contenta de répondre qu'il voulait d'abord mettre son nez au creux de ses aisselles. Ça la fit rire. T'es barge, toi, t'as vu comme je transpire ! Il rit poliment et fit une demande plus ordinaire. Elle se leva, après avoir pris les billets qu'il lui tendait, alla les mettre dans son sac à main, et fit une rapide toilette, debout devant le lavabo. Toi aussi, fit-elle. Même s'il venait de prendre une douche, il savait qu'il était inutile de protester, et il se plia bien sagement au rite de purification qu'elle administra avec des gestes lents et las. 

France avait l'air d'une femme sérieuse, elle aurait facilement pu passer pour une secrétaire dans un cabinet médical, ou une institutrice des îles, n'étaient ses seins énormes et sa voix de petite fille, mais c'est sa naïveté, tout sauf feinte, qui lui donnait un attrait sexuel irrésistible. Gérard s'allongea dans ses puissantes odeurs, elle attrapa une capote sur la table de nuit, la mit dans sa bouche, et sans qu'il su comment elle s'y était prise, le morceau de latex enveloppa sa queue qui avait durci instantanément. Ce fut bref. 

Madame X

 


Martine Caduc est pharmacienne, petite et brune. Elle voulait être doctoresse, mais elle a rapidement compris que la pharmacie était plus lucrative que la médecine généraliste, et que le travail était beaucoup moins fatigant. Comme elle a toujours absorbé beaucoup de pilules, elle possède une sorte de compétence naturelle très appréciée des clients. Elle connaît sur le bout des doigts tous les médicaments courants et tous les compléments alimentaires à la mode, mais aussi les bonbons pour la gorge, les diverses vitamines et les principales huiles essentielles. Il n'y a guère que les préservatifs qu'elle n'essaie pas elle-même, mais il lui arrive d'en offrir aux amis volages de son mari qui peuvent ainsi lui détailler leur ressenti. Martine Caduc est une sorte de testeuse-née dans le domaine médical et paramédical, et comme elle a une bonne mémoire, ses conseils sont recherchés par la clientèle. D'ailleurs les visiteurs médicaux l'adorent. Elle roule en Tesla blanche et fait ses courses aux Halles Bio où elle a vite été reconnue comme une figure dynamique et chaleureuse de femme moderne et libérale, précise, rapide et attentive aux autres. Il est à noter qu'elle s'est donnée sans compter durant la terrible période du Covid pour vacciner jusque tard le soir les vieux et les moins vieux, du moins ceux qui étaient conscients du terrible danger qu'ils faisaient courir aux forces vives du village. Tout le monde a été responsable et solidaire, mais Martine Caduc a joué sa partition avec une maestria impeccable qui a achevé de la rendre incontournable au sein de l'Agglo. 

Adrien Declavart est son associé. Il a fait sa thèse sur les benzodiazépines et les benzo-like. Tous les deux, ils ont repris l'antique officine exiguë de Mme Guermantine, qu'ils ont agrandie, pour finalement faire construire une immense pharmacie ultra-moderne dans les locaux désaffectés de la vieille cave coopérative revue et corrigée pour en faire un centre médical adapté aux besoins de la population. Ils ont engagé cinq préparatrices mais ils ont gardé Mme X, que je connais depuis longtemps. Il est agréable d'être appelé par son nom, quand on va chercher des somnifères, des antalgiques ou des bêta-bloquants, et plus encore de constater qu'au moins une personne sur terre est au courant de nos malheurs. J'aime répondre aux questions de Mme X et elle s'arrange presque toujours pour me servir. Je me souviens avec émotion du temps où elle me regardait avec un mélange d'étonnement et d'attirance que j'oserais qualifier de sexuelle, ou peut-être sentimentale, allez savoir, mais cette époque est révolue. Elle a aujourd'hui le cheveu gris et court, a pris quinze kilos, et moi je ne suis plus en état de jouer au joli cœur, bien que mon poids ait connu une évolution inverse du sien depuis que mon épouse m'a abandonné pour aller folâtrer avec un écrivain maudit. 

Le soir du drame, j'avais très envie de rester tranquillement chez moi, devant ma série préférée, mais l'invitation qui m'avait été lancée par Monsieur le maire était trop personnalisée et insistante pour que j'aie le front de l'ignorer, et je n'ai pas voulu mentir et inventer une maladie diplomatique. Je me suis donc mis sur mon trente-et-un et me suis rendu à la salle polyvalente où se donnait un bal (je ne suis pas sûr que le mot convienne bien, mais j'ignore le terme juste) qu'animait un groupe de jeunes musiciens du pays. À peine arrivé sur les lieux, je remarquai que Mme X avait “mis le paquet”, comme aime dire Eulalie, ma femme de ménage. On la reconnaissait à peine tellement sa toilette et son maquillage étaient exubérants et peu accordés à sa maturité rondelette. L'ayant aperçue de loin, je restai sagement à ma place, entouré des anciens, comme on dit, et m'amusais un peu, je l'avoue, de la voir se trémousser comme si elle avait vingt ans. Persuadé qu'elle ne m'accorderait pas un regard, je fus très étonné quand elle vint m'inviter à danser ; encore plus quand elle m'appela par mon prénom, ce qui me mit dans une fâcheuse posture, puisque je ne connaissais ni son nom ni son prénom, du moins c'est ce que je croyais. Je tentais de lui expliquer que je ne savais pas danser, ce qui était l'exacte vérité, et qu'elle serait bien mieux accompagnée des élégants qui se pressaient autour de nous. Mais elle me fit comprendre qu'il ne me revenait pas de choisir et nous nous frayâmes un chemin entre les couples. J'étais très loin de deviner ce qui l'animait, comme je l'apprendrai peu de temps après. 

lundi 28 juillet 2025

Pause

 


Gérard Dores écoutait l'andantino de la vingtième sonate de Schubert en buvant un lait-orgeat, dans son fauteuil club de cuir rouge, quand elle vint se poster devant lui à poil. Comme il ne réagissait pas, elle s'assit dans le fauteuil qui lui faisait face et écarta les jambes. 

On était dans le grand crescendo central, avant les cascades de gammes descendantes. Jessica choisissait toujours mal son moment. Cela, il l'avait remarqué dès le départ. À quoi bon s'en offusquer, se dit-il, mais il avait perdu le fil, et ça le contraria. Il attrapa la télécommande et mit sur pause. Elle esquissa un geste pour se lever, tout sourire, mais il l'ignora en lui indiquant d'un geste de se rasseoir et se dirigea vers la cuisine. Il revint très vite et plongea le couteau à pain dans la nuque de Jessica, ce qui ne fut pas aussi simple qu'il le pensait (les vertèbres, sans doute). Comme il voyait bien qu'il avait légèrement raté son coup, il changea de stratégie et lui trancha la gorge. 

Il y eut beaucoup de sang, ce qui ajouta à sa contrariété. Il faudrait sûrement racheter un fauteuil. Il se rassit et reprit là où il avait interrompu le piano. Il pensa que les CD avaient un avantage énorme sur les disques noirs. On pouvait arrêter la musique et reprendre à l'endroit précis de l'interruption. La technologie avait du bon. Il alla jusqu'à la fin du mouvement, puis il arrêta à nouveau la musique car la pensée que le sang allait sécher et devenir plus difficile à nettoyer lui était venue. Il en avait pour une heure, au moins. Il calcula mentalement que cela lui laissait suffisamment de temps avant que Thomas rentre de l'école. Il se mit donc au travail sur le champ en pensant que cette version de Mitsuko Uchida était tout de même étrange. Étrange, oui, mais il n'aurait pas su dire pourquoi. En tout cas, il la préférait à celle de Zimerman, il n'y avait aucun doute là-dessus. 

Pas de bidet

 


Je lui donne des billets mais il m'en réclame d'autres. Je fouille dans mes poches et je ne trouve que des mouchoirs en papier et un trousseau de clefs. Alors je lui crache au visage et m'enfuis en courant. Quand je m'arrête pour reprendre mon souffle, il a disparu. Je marche sur le boulevard de Clichy en direction de la place Blanche. J'ai la vessie pleine. Une fille me hèle. Pourquoi pas, je pourrai sans doute pisser, dans la chambre, même si c'est dans le bidet.

J'ai complètement oublié que j'ai donné tout mon argent à ce salopard et je n'y pense qu'au moment où elle me demande « son petit cadeau ». Alors je fonds en larmes. Du coin de l'œil, je vois qu'elle hésite sur la conduite à tenir, mais contre toute attente, elle me prend dans ses bras et me demande ce qui ne va pas. Son parfum est puissant, mais il ne réussit pas à masquer une vague odeur de pisse. La chambre est minable et le couvre-lit m'inquiète un peu. Je n'ai pas envie d'attraper des cochonneries. Je lui dis que j'ai une envie pressante et elle me montre le lavabo. J'ai un peu de mal à lâcher prise devant elle mais je réussis quand-même à me soulager. Tout en me rinçant la queue à l'eau froide, je lui avoue que je n'ai pas d'argent. Alors tu dégages, me dit-elle très calmement, sans colère. En montant les escaliers, on a croisé un type assez impressionnant qui était posté entre deux étages en train de fumer une cigarette. Je comprends pourquoi elle n'est pas inquiète. Il est là pour veiller à ce que tout se passe bien. Les filles se mettent à plusieurs et louent des types comme ça, qui savent se battre et qui aiment ça, et qui ont souvent un couteau en poche. Je n'insiste pas et je remballe la marchandise. Sur le pas de la porte, je lui demande son nom, sans me faire d'illusions, elle va sans doute me donner un prénom bidon. Franciane, me répond-elle. Je reviens vers elle et lui fais la bise. Elle me dit : attends, je redescends avec toi. Mais avant ça, elle aussi en profite pour pisser. 

Quand elle a fini, elle s'asseoit sur le lit, se déchausse et masse ses pieds en soufflant. Je m'approche d'elle et prends le relai. Elle se laisse faire. C'est bon, qu'elle me fait, tu masses bien. Oh putain, qu'elle lâche en se laissant tomber en arrière, continue, ça fait un bien fou. Tu t'appelles vraiment Franciane, je lui demande. Je te raconte pas de bobards, je m'en fiche, que tu connaisses mon prénom. Mais ici on m'appelle France. J'insiste sur le gros orteil. Elle miaule doucement. J'ai pas tout perdu, je me dis, en reluquant un peu ses seins qui ont l'air énormes. Comme elle a fermé les yeux, je peux faire le tour de la question et je passe au talon. Bon, faut y aller, qu'elle me dit en se redressant. Cette fois-ci, c'est elle qui dépose un baiser sur ma joue et me gratifie d'un sourire. Elle n'est pas moche, quand elle sourit. Pendant qu'elle se rechausse, je lui demande si elle sera encore là dans trois heures. Oui, je viens de commencer. Alors, je reviendrai, et cette fois j'aurai de l'argent. Comme tu veux, mon chou. Je bouge pas. Si tu me vois pas en bas, attends-moi dans l'entrée, ce sera pas trop long. Et toi, tu t'appelles comment ? Gérard. 


vendredi 25 juillet 2025

Raison garder


 

Il était cinq heures et demie quand je suis rentré du travail. En ouvrant la porte de l'appartement, j'ai senti une odeur inhabituelle. J'ai accroché ma veste à la patère de l'entrée, posé mon attaché case à terre et me suis dirigé vers la cuisine pour me servir un rafraichissement. Il y avait de la musique. J'ai reconnu Will You Still Be Mine ?, de Miles Davis, avec Oscar Pettiford, Red Garland et Philly Joe Jones. Ma femme aimait presque autant le jazz que moi, et tout particulièrement cette époque du milieu des années 50. Il faisait chaud, ce mardi soir. J'ai ouvert la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur le balcon, mon verre à la main, et j'ai contemplé le paysage, accoudé à la rambarde. Je n'étais pas très pressé de retrouver Cindy, puisque nous nous étions encore engueulés assez sévèrement ce matin. Elle savait que j'étais rentré, je n'avais aucun doute là-dessus, mais je faisais durer le suspense, et j'étais sûr qu'elle faisait de même. Ce serait à qui ferait le premier pas, comme d'habitude. Dans le court laps de temps qui séparait Will You Still Be Mine ? de I See Your Face Before Me, l'odeur que j'avais sentie en entrant dans l'appartement me revint aux narines et je la trouvai étrange et légèrement écœurante. Je n'avais que quelques pas à faire sur la droite pour apercevoir le salon par la baie vitrée, ouverte elle aussi, à en croire le son de la musique qui me parvenait sur le balcon — ce que je fis. 

Cindy était nue et recouverte de ses organes sanguinolents jusque sur le visage. Elle avait le ventre ouvert et une chaussure (verte) pendait à l'un de ses pieds (elle avait la jambe gauche posée sur la table basse dans une position étrange, naturelle si l'on veut, mais qui ne lui ressemblait pas). L'odeur que j'avais sentie était l'odeur du sang, du sang et de la merde, je le comprenais maintenant. Je fixai son corps quelques secondes, mon verre la main. Ce n'était pas beau à voir. Je fis quelques pas pour entrer dans le salon, posai mon verre sur la table basse et mis en route le grand ventilateur que nous avions acheté quelques jours plus tôt, espérant dissiper un peu l'odeur. J'allumai une cigarette et détournai mon regard du corps de Cindy. Je vis qu'il y avait du sang un peu partout, qu'un verre était brisé et que le tiroir aux CD était ouvert. Je repris mon verre sur la table basse et retournai sur le balcon. Pas beau à voir, non. Quand j'eus finis ma cigarette, je me rendis dans la chambre et m'allongeai sur le grand lit blanc cassé. Je pouvais entendre Night In Tunisia. Je pensais aux billets d'avion pour l'Île Maurice que j'avais achetés vendredi dernier. Allais-je pouvoir me les faire rembourser ? Rien n'était moins sûr. Je décidai de prendre une douche et de sortir acheter des sushis, car connaissant Cindy, j'étais certain qu'elle n'avait rien prévu pour le dîner. J'avais du travail, un travail urgent pour le boulot, et je ne pouvais pas me permettre de prendre du retard. J'irai voir la police demain matin, ou à l'heure du déjeuner. De toute façon, personne ne pouvait plus rien pour elle, il fallait raison garder. Le lecteur de CD jouait There Is No Greater Love



samedi 25 février 2023

Lecture



Au début on n'a pas fait attention à lui. Il s'était approché du livre, posé en évidence sur une des grandes tables qu'il y avait là, l'avait ouvert, et il était resté planté comme ça, sans mot dire, sans bouger : tout se passait comme s'il était en train de lire. Bien sûr, on savait que c'était impossible, puisque la lecture avait été abolie depuis maintenant douze ans. Mais le malaise était perceptible et se propageait dans l'assistance. On entendit des « hum », des « oh ! », et des paroles chuchotées qui semblaient réprobatrices. La rumeur enfla et, enfin, le "lecteur" s'aperçut de ce qui se tramait autour de lui. Il referma le livre avec un peu trop de précipitation, et se hâta vers la sortie, au milieu d'une foule sourdement hostile. 

Une fois l'homme sorti du musée, la sombre clameur suscitée par son comportement incongru diminua progressivement, jusqu'à se fondre en un brouhaha ordinaire. Mais une sensation pesante subsistait. Les gens essayaient de penser à autre chose, d'oublier ce qu'ils avaient vu, mais on voyait bien que l'atmosphère était gâchée. L'incompréhension et l'inquiétude se lisaient sur les visages, comme si cet homme avait réveillé de mauvais souvenirs. Discrètement, les responsables du musée avaient haussé le niveau sonore de la musique qui était diffusée et, en coulisse, de nombreux conciliabules se tenaient dans des bureaux climatisés, des téléphones sonnaient, et des assistantes apportaient des cafés serrés ou des soupes vegan à ceux qui étaient en charge de la sécurité du bâtiment.

Dans les hautes sphères du pouvoir, l'alerte avait été prise très au sérieux, Il était évident qu'on l'avait échappé belle. L'abolition de la lecture était encore, malgré son succès éclatant dans toutes les couches de la population, dans une phase de fragilité — fragilité bien naturelle, si l'on pense à l'ancienneté de cette pratique qu'un temps on avait appelée "culturelle". On savait bien, en haut lieu, que le souvenir de la lecture demeurait dans toutes les mémoires. Douze ans, c'est à la fois beaucoup et très peu. La stratégie qui avait consisté à faire des expositions sur le livre et la lecture fut remise en cause. On avait pensé que le musée donnerait une connotation de vieille chose poussiéreuse au livre, mais on avait peut-être sous-estimé la nostalgie qui pouvait s'emparer des visiteurs, du moins de ceux qui avaient déjà tenu un tel objet entre leurs mains. Pourtant, la réaction très majoritairement hostile de ceux qui avaient assisté à la scène aurait pu rassurer le pouvoir, mais il y avait parmi les membres du Cabinet des hommes d'un âge certain, et ce sont ceux-là qui ont poussé dans la direction d'une vigoureuse réaction. Les livres furent retirés de tous les musées et de toutes les expositions qui en montraient, et une loi adoptée dans l'urgence interdit à tout citoyen de posséder un livre chez lui, même un livre reconditionné en boîte à souvenirs. Les entreprises qui fabriquaient des smartphones furent incitées très vigoureusement à faire des promotions extraordinaires sur leurs produits et le cinéma reçu la consigne de produire des films qui donneraient une image grotesque et avilissante de la lecture.

Le journaliste Robert Laplanche avait essayé de retrouver l'homme qui avait défrayé la chronique. Après bien des fausses pistes, après de nombreux canulars et quelques impasses, il l'avait rencontré au fond d'un sex-shop miteux de la rue Sainte-Apolline, visiblement grimé, portant perruque et fausse barbe, et cachant ses yeux d'énormes lunettes de soleil qui descendaient bas sur les joues. À son allure et à sa voix, le journaliste estima qu'il devait avoir entre vingt-cinq et quarante ans, pas plus. Ils décidèrent d'un commun accord, pour assurer la confidentialité de leurs propos, d'aller s'enfermer dans une cabine de peep-show. Le bonhomme, qui suait à grosses gouttes, interdit au reporter d'enregistrer leur conversation. Très vite, Robert Laplance comprit qu'il y avait méprise : l'homme n'allait pas se justifier, expliquer son geste, faire son mea culpa. Non, il était là pour révéler un secret formidable, et le lieu choisi n'avait rien d'un hasard. Après s'être assis tous les deux dans l'espace exigu de la cabine, le Lecteur (appelons-le ainsi) introduisit quelques pièces dans la fente, et le rideau se leva. Tout d'abord, le journaliste n'accorda aucune attention à la fille qui était sur la piste ronde entourée de miroirs ; il pensait que son compagnon n'avait actionné le mécanisme du peep-show que pour qu'on leur fiche la paix, car les cabines étaient munies d'une ampoule qui signalait ceux qui n'avaient pas payé, qui dormaient là plutôt que dans la rue, ou qui prenaient trop de temps pour faire se relever le rideau, après l'entrée d'une strip-teaseuse. Mais quand Laplanche questionna l'autre, celui-ci lui indiqua d'un signe de la tête ce qui se passait derrière la vitre sans tain.

Elle était nue, mais les regards avides qui de toute part convergeaient vers elle n'en avaient cure. Elle tenait un livre entre les mains. Elle était assise dans un fauteuil noir et l'on voyait ses lèvres remuer. Sur son visage, aucune émotion apparente, mais les lèvres allaient sans cesse. Le journaliste prit soudain conscience du silence alentour, et il en fut comme tétanisé. Plus que tout ce qu'il voyait, et qu'il ne comprenait pas, ce silence l'effrayait. Il resta un moment immobile, n'osant pas regarder son compagnon de cellule, et ce n'est qu'au bout de très longues secondes qu'il reprit enfin sa respiration. À ce moment-là, le Lecteur appuya sur un interrupteur, et la voix de la femme fit irruption parmi eux, et cette voix n'avait rien de commun avec les voix de femmes qu'ils entendaient chaque jour ; rien dans sa tonalité, rien dans son timbre, rien dans ses inflexions qui puisse s'accorder avec ce qu'ils avaient coutume d'appeler une voix de femme, une voix qui demande, une voix qui ordonne, une voix qui minaude, une voix qui se plaint, une voix qui parle. Non, ce qu'ils entendaient là, ils ne le reconnaissaient pas. C'était à la fois plus doux, plus ferme, plus mélodieux, moins insistant et moins péremptoire, cela venait surtout d'un autre corps, ou d'un autre âge, dans lequel les choses prenaient leur temps, se coulaient dans une poche profonde qui les engourdissait un instant puis les exhalait sous une forme plus pure, plus nette et plus subtile. Ce qui parvenait à leurs oreilles n'avait de la parole que son enveloppe, mais tout le reste était différent, comme si les paragraphes avaient été plongés dans un bain merveilleux qui augmentait chaque mot d'une ombre profonde et claire, et l'inscrivait dans la phrase avec une précision surnaturelle. Robert Laplanche se rendit compte qu'il pleurait, et il ne savait pas pourquoi il pleurait. Il sentait le regard de son voisin sur lui, mais n'avait pas le courage ni la force de faire un mouvement. Ses yeux, attachés aux lèvres de la Lectrice, commençaient seulement à voir qu'elle avait un visage, un corps, et une présence, mais la voix le tenait en lisière de l'événement ; tout cela, il le savait, il le voyait, mais c'était une réalité moins réelle que les phrases qui se frayaient un chemin en son esprit, lui tordaient le ventre, contrôlaient sa respiration. Cette sensation, tout à coup, il sut qu'il la connaissait déjà, ou plutôt qu'il l'avait connue, autrefois, et il sut aussi que ce plaisir (était-ce bien un plaisir ?, il n'avait pas le temps de s'arrêter sur cette question) lui avait terriblement manqué, lui avait tellement manqué qu'il l'avait complètement oublié.

Déjà le rideau redescendait, et le Lecteur n'avait pas dit un mot. Il considérait le journaliste qui était resté tassé sur sa chaise, et dont les mains tremblaient. Celui-ci ôta ses lunettes, les essuya, les remit sur son nez, et enfin il considéra celui qu'il avait en face de lui ; il était intimidé, et ne savait par quoi commencer. Mais il fallait sortir : déjà, on tambourinait à leur porte. Ils se levèrent, le Lecteur passa devant, et ils sortirent du sex-shop sans un mot. Robert Laplanche se laissait guider par l'autre, sans savoir où ils allaient, ni ce qui l'attendait. Il était heureux d'être dans la rue, l'air frais le rasséréna un peu, il sentit que la vie ordinaire reprenait ses droits. Cela lui fit du bien.

(…)

samedi 19 novembre 2022

Prostate

— Je n'entendrai plus jamais votre rire, mais c'est normal, car je croyais que vous étiez mort.

— Mais je suis mort ! Et je peux rire tout de même.

— Dites-moi ! Mourir a l'air d'être une drôle de chose.

— Oh oui ! Il faudra que je vous raconte.

— Votre prostate va mieux ?

— Apparemment. En tout cas, je peux vous dire que je ne me lève plus trois fois dans la nuit.

— Vous devez être soulagé.

— Oui et non.

— Tiens donc !

— Ne jouez pas au plus fin avec moi je vous prie. Il est impossible de rivaliser avec un défunt, question humour.

— Pardon, je ne savais pas.

— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, c'est bien naturel.

— Oui et non.

— Croyez-moi sur parole.

— Vous me faites rire.

— Parce que vous n'avez pas d'humour.

— Vous n'êtes toujours pas sympa, vous, même mort !

— Quand je vous disais que vous n'aviez aucun humour…



vendredi 10 juin 2022

911


 

— Allo le 911 ?

— Oui, quel est votre problème ?

— Je ne peux pas sortir !

— Vous êtes enfermé ?

— Oui, on m'a enfermé, je ne peux pas sortir !

— OK. Dites-moi où vous êtes.

— Je ne sais pas, je ne connais pas l'adresse.

— Vous ne connaissez pas l'adresse… On vous a enlevé ?

— Oui, je crois qu'on peut dire ça.

— Dites-moi ce que vous voyez.

— C'est un salon, assez banal, avec une télé et un canapé. Rien de spécial…

— Mais pourquoi ne pouvez-vous pas sortir ? Vous êtes attaché ?

— Non, je ne suis pas attaché. Mais je ne sais pas traverser des parois de verre !

— Des parois de verre ? Je ne comprends pas. Où sont ces parois de verre ?

— Mais autour de l'eau, bien sûr !

— De l'eau ? Il y a de l'eau dans l'appartement ??? Monsieur, avez-vous pris de la drogue ?

— Je n'ai pris que ce qu'on m'a donné, une sorte de nourriture en poudre… Dégueulasse…

— Bon, bon, je vois,  je vais vous envoyer une ambulance.

— Mais je n'ai pas besoin d'ambulance, je suis enfermé, je vous dis !

— Oui, je sais, Monsieur, calmez-vous, je vais trouver votre adresse grâce à votre numéro.

— En plus il n'a pas changé l'eau depuis au moins deux jours !

— De quelle eau parlez-vous, Monsieur ?

— Comment ça, de quelle eau je parle ? Mais vous êtes qui, vous ?

— Je suis le sergent Michael Fulton, Monsieur.

— Sergent Fulton, vous vivez dans quelle rivière ?

— …

— Oh, merde, il y a le chat qui revient ! Faites vite !

— Monsieur, calmez-vous, je vous envoie quelqu'un, éloignez-vous de la porte.

— Mais comment voulez-vous que je m'éloigne de la porte ?

— Vous ne pouvez pas bouger, vous êtes trop faible, c'est ça ?

— Je ne suis pas trop faible, Bon Dieu, je suis dans un bocal, et je ne sais pas faire bouger les bocaux !

— Dans un bocal… Et dans l'eau ?

— Évidemment que je suis dans l'eau, comment je pourrais respirer, sinon ?

mardi 19 avril 2022

La place du mort

Les jours fériés sont des jours où l'on m'épie. Je ne les aime pas, pour cette raison, et pour d'autres raisons encore, mais j'aime le dimanche, car le dimanche je bois du café. 

Ce jour-là, j'étais dans une voiture, que conduisait un inconnu. Nous longions le désert, et par la fenêtre ouverte, je voyais des croix sur lesquelles on distinguait des hommes crucifiés. Ma situation, bien qu'assez peu enviable, était tout de même bien supérieure à celle de ces hommes en train de cuire au soleil. J'étais assis, transpirant, mais j'avais de l'air sur le visage. Bien que la suite de ma vie m'ait été absolument inconnue, et qu'elle aurait pu légitimement m'inquiéter, je me repaissais de ce moment présent, et du soleil sur ma face. En un mot, j'essayais de positiver et j'y arrivais pas trop mal. 

Le chauffeur ne disait pas un mot, et je sentais qu'il valait mieux ne pas lui adresser la parole en premier. Il avait l'air furieux, ou bien très angoissé, ou très en colère, je ne sais pas. En tout cas il ne souriait pas et il était mal rasé. Moi aussi, du reste, j'étais mal rasé. 

La route semblait interminable, mais nous finîmes tout de même par croiser une voie de chemin de fer sur laquelle circulait un train de marchandises. En tête du train se trouvaient trois locomotives bleues suivies d'une infinité de wagons de marchandises d'une couleur brun rouille. Il fallut laisser passer le train, ce qui prit un certain temps, car le nombre de wagons devait dépasser la trentaine. 

Je m'assoupis. Quand je rouvris les yeux, rien n'avait changé. Nous roulions toujours dans le même très beau paysage où seules les croix et le train avaient disparu. Je me risquai à demander où nous étions, mais l'homme ne sembla même pas entendre ma question. Il conduisait avec une attention sans faille, les yeux rivés à la route, sur laquelle, pourtant, il ne me semblait pas se passer grand-chose. On aurait même pu commencer à s'ennuyer ferme si l'absence totale de dialogue entre le conducteur et moi n'avait pas produit cette atmosphère légèrement oppressante qui sans doute m'avait réveillé. J'avais faim mais je m'abstins d'en faire état. Pas de provocation, me dis-je à part moi. J'étais à la place du mort, inutile d'en rajouter.

jeudi 14 avril 2022

Je vais te tuer

Mélanie Chavaux était moche. Fred Lampé était amoureux. Il avait coutume, lorsqu'il la prenait en levrette, le matin dans sa petite studette marseillaise, de lui dire qu'elle était belle, qu'il ne connaissait pas de femme plus belle. Il ne lui aurait pas dit ça une demi-heure plus tard, alors qu'ils étaient attablés devant leurs bols de thé à la mangue, dans la minuscule cuisine sans fenêtre, la radio allumée, mais, de dos, quand il voyait ses grosses fesses bouger avec une sorte de majesté âpre, il avait un irrépressible besoin de prononcer cette phrase rituelle qui invariablement restait sans réponse : « T'es belle, Mélanie. T'es la plus belle ! »

Pourquoi le disait-il ? Pour se donner du courage, pour faire plaisir à Mélanie, pour se consoler ? Le fait était là : à chaque fois qu'il pénétrait Mélanie dans cette position, ses grosses fesses gélatineuses et marquées de vergetures faisaient automatiquement venir à sa bouche la formule rituelle. En s'entendant prononcer les mots : « T'es la plus belle ! », sans voir le visage de Mélanie, il avait vaguement honte de lui, et s'attendait à une réaction de Mélanie, réaction qui n'était jamais venue.

Fred était ce genre de petit bourgeois, professeur de français au collège, qui achète du matériel Hi-Fi à la FNAC et des lave-linge sèche-linge à la CAMIF. Mélanie était aide-soignante à l'hôpital. Elle regardait C'est mon choix à la télé, quand lui préférait Apostrophes et Envoyé Spécial. Rien ne le prédisposait à trouver belle un boudin ; mais s'il avait jeté son dévolu sur elle, c'est bien parce qu'elle était moche. Il le savait, même s'il ne l'aurait jamais avoué.

Fred Lampé n'imaginait pas que Mélanie puisse croire ce qu'il disait dans leurs moments d'intimité. C'est pourtant ce qu'il advint. Mélanie, contre toute attente, finit par se croire belle. Il le comprit le jour où elle commença à lui envoyer par sms des photos de ses fesses, des photos qu'elle accompagnait de mots tendres et sentimentaux. Après les fesses, Mélanie se mit à photographier ses seins, puis son ventre, puis ses pieds, puis ses jambes, puis son sexe. Enfin, un jour, elle photographia son visage. Elle prit un cliché, puis deux, puis trois, puis une dizaine, puis une centaine. Mais elle n'envoya rien. Elle s'enferma chez elle, se fit porter pâle, et passa une journée entière à faire des photos de son visage. Vers six heures du soir, après des milliers de photos sur le même sujet, elle envoya à Fred un écran noir avec ses quatre mots inscrits en blanc : « Je vais te tuer. »

Fred était chez lui, en train d'écouter Jean Ferrat, quand arriva le texto. Il avait son casque sur les oreilles et sirotait un jus de grenade bio. Il n'entendit pas le portable vibrer. Les très nombreux sextos envoyés par Mélanie ces derniers jours l'avaient d'abord surpris, mais la seule chose qui l'inquiétait réellement était qu'il faudrait bien à un moment donné expliquer à Mélanie qu'elle n'était pas jolie. Mais rien ne pressait, et ces envois à répétition le distrayaient un peu de leur morne routine. Il lut le texto une heure après l'avoir reçu, et ne comprit pas du tout ce qu'elle entendait par là. Était-elle en colère ? Pour quelle raison ? Était-ce une plaisanterie ? Une plaisanterie érotique ?

À huit heures, comme elle n'était toujours pas là, alors qu'ils étaient convenus de se retrouver chez lui pour le dîner, Fred repensa au message de Mélanie et tenta de lui téléphoner. Répondeur. Il envoya un texto pour lui demander de le rappeler. À Neuf heures, toujours rien. Il rappela, et il envoya un autre sms, plus pressant, toujours en vain. À dix heures il corrigeait des copies avec son stylo quatre-couleurs tout en écoutant un disque de Jacques Bertin. À dix-heures et demie, il rappela Mélanie, plusieurs fois. Et encore. Toujours en vain. Il se coucha plein d'étonnement. Quelle mouche la piquait ? Ça ne lui ressemblait guère, mais les photos qu'elle lui envoyait depuis quelques jours, ça ne lui ressemblait pas non plus. Il prit un somnifère et s'endormit facilement. 

Le lendemain, Germain Lastrapel, gardien au Centre de la Vieille Charité, eut la surprise de découvrir Mélanie Chavaux, entièrement nue, endormie dans une des salles du Musée d'Archéologie Méditerranéenne. Elle s'était laissé enfermer, la veille, et avait passé la nuit à déambuler et à se prendre en photo. Sur ses cuisses était écrit, au rouge à lèvres : « Je vais te tuer, Fred Lampé. »

dimanche 3 avril 2022

Abandon (ou Rose du sud)

« Abandonne ! » C'est le mot que j'entendis très clairement, je suis formel. Quelqu'un dit « Abandonne ! », tout près de mon oreille, cette invite m'était adressée, je ne pouvais en douter. Quelqu'un, mais qui ? Il n'y avait personne près de moi, j'étais seul. Je ne me risquais pas à regarder autour de moi. Il n'y avait personne, c'était indiscutable. Je décidai de me lever, de quitter mon bureau, d'enfiler un pardessus, un bonnet, et de me jeter dans la rue sans tergiverser.

Il était encore tôt, mais pas suffisamment pour que je croise les ouvriers qui se rendaient à l'usine. La ville était calme, claire, lumineuse. Elle évoquait un premier mouvement de Joseph Haydn. Il y avait quelques ménagères avec leurs cabas, quelques employés de bureau qui marchaient rapidement. Tous avaient l'air de savoir où ils allaient. Ils ne me regardaient pas mais aucun n'avait l'air surpris ou heurté par ma présence. J'en conçus une joie étrange et je décidai de me laisser mener par le bout du nez. J'avais les mains dans les poches de mon manteau, j'avais laissé dans mon bureau toutes les angoisses qui m'avaient serré le cœur les jours derniers. Mes joues étaient durcies par le froid mais je sentais une chaleur intense me monter au front.

Comme j'arrivais près du square, j'aperçus une Espagnole, ou peut-être une Albanaise, accroupie à quelques pas de l'entrée, les jupes relevées, qui urinait paisiblement en me souriant. Le monde était beau, comme on me l'avait souvent affirmé — c'était bien la première fois que j'en arrivais à pareille conclusion. (J'aurais vu un œuf sous le cul de cette Albanaise, ou Espagnole, que je n'en aurais été nullement surpris. Celle-là se serait redressée en me déclarant qu'elle m'aimait, tout en jetant négligemment au sol le mouchoir de papier blanc avec lequel elle venait de s'essuyer la moule, que là non plus je n'aurais pas éprouvé le moindre étonnement.) Pourtant nous étions en guerre, comme nous l'avait rappelé le Président-Jeune-homme, hier-soir, dans une allocution dramatique qui avait parcouru les foyers de mes compatriotes en une onde grandiose et triste. 

J'étais tout disposé, quant à moi, à abandonner. Je n'attendais qu'une chose : qu'on me demande expressément d'abandonner tel ou tel bien, tel privilège, tel sentiment, et je crus un instant que la femme, qui s'était redressée, et dont le sourire s'était effacé, allait me faire une telle demande. 

Un peu plus loin, j'aperçus M. Turchet, adossé à la devanture de sa pharmacie de première classe, qui fumait, plongé dans ses pensées. Sous sa blouse blanche entrouverte, on apercevait un strict costume trois pièces gris foncé. Quand je passai devant lui, il m'adressa un petit signe de tête, sans dire un mot, et tira sur sa cigarette, sans autre forme de procès. Sur le même trottoir que moi, venant en sens inverse, un chien fauve, au regard doux, me regardait avec ce que je pris pour de la reconnaissance. Je lui souris, je crois. 

Mes pas étaient légers, amples et tranquilles, bien que rapides. Je n'éprouvais aucune impatience. Mais je voudrais ici qu'on me permette une notation qui, je ne l'ignore pas, va paraître étrange au lecteur ; elle me semble pourtant avoir sa place dans ce récit. La ville, familière, que j'étais en train de traverser, un matin du mois de mars, était tout à la fois diurne et nocturne. Je m'explique. Nous étions le matin, et, comme je l'ai déjà dit, les rues étaient baignées d'une luminosité tout à fait satisfaisante, heureuse, même, qui aurait semblé normale à cette heure de la journée, si cette clarté ordinaire (ou peut-être extraordinaire, je ne sais) n'avait pas eu un caractère qu'il est impossible de ne pas qualifier de nocturne. Il faisait jour, et j'avais le sentiment d'être dans la nuit. Tous les êtres que je voyais étaient des êtres qui ne pouvaient se mouvoir que dans la nuit, j'en avais la certitude, sans pouvoir l'expliquer. 

La ville que j'arpentais était une photographie de la ville. Une photographie vivante, mobile, sensible, en trois dimensions, à l'intérieur de laquelle je pouvais me mouvoir tout à fait naturellement, exactement comme je l'aurais fait dans l'original. Tous les personnages qui devaient être présents étaient là, parfaitement et fidèlement représentés, à leurs places. Ils étaient vrais. Leurs corps étaient chauds, élastiques, convaincants. Si j'avais rencontré une femme désirable, ou une femme aimée, j'aurais pu l'embrasser ou la caresser sans être déçu ; elle-même aurait répondu à mes gestes par des gestes tout à fait adaptés, ou espérés, j'en suis sûr. Son parfum, même un peu exagéré, m'aurait séduit, et son haleine aurait exacerbé mon désir. Ce chien fauve était merveilleusement fauve, merveilleusement chien, et la douceur de son regard m'était déjà un souvenir agréable. Son collier vert, je m'en avise maintenant, avait contribué encore à me le faire paraître inévitable, et même nécessaire. Je n'avais pas aperçu M. Turchet par hasard. Tous les éléments de la vie — et de la vie sociale, en premier lieu — étaient rassemblés dans l'espace que je traversais d'un bon pied et de bon matin. J'étais entre l'émotion et le ravissement, j'étais entre le jour et la nuit, entre la vie et la non-vie. 

Il ne pleuvait pas, bien que le ciel ait été uniformément gris et que la lumière ait semblé provenir de tous les horizons à la fois. Même le bitume des trottoirs était limpide et d'une simplicité sans réplique. Il y avait dans l'air une douceur océane qui me portait, qui m'encourageait, qui rendait ma marche fluide et clairvoyante. Je ne me reconnaissais pas alors que je reconnaissais tout autour de moi. Je reconnaissais la rue Joseph de Maistre, la rue Le Pelletier, la rue du Comble, je reconnaissais les fenêtres de l'hôpital, la boulangerie de la rue Maupuis, et l'agence bancaire qui fait l'angle. J'entendais distinctement la rumeur ordinaire de la ville. Je n'étais pas étranger aux gens du quartier, je pouvais le voir à leurs regards. Ils agissaient comme ils le faisaient chaque jour, sans déroger à la règle, sans excès ni improvisations inutiles, et, s'ils étaient désespérés, ils le cachaient soigneusement — mais ils n'avaient aucune raison d'être désespérés. La vie s'écoulait comme elle fait quand les vivants n'y pensent pas, quand le fait de vivre nous rend insensibles à la vie même. Il faut être immunisé contre la vie, pour vivre. 

Je continuai. À vivre, à marcher. Je ne savais toujours pas ce qu'il fallait abandonner. J'avais envie de demander, à ceux que je croisais, ce qu'ils avaient dû abandonner, eux, pour avoir le droit d'être là, dans cette ville, dans cette vie, mais je savais qu'ils ne me répondraient pas, qu'ils ne pouvaient pas me répondre. Qu'importe. Il me semblait que j'étais vivant. Léger. Il me semblait que cette légèreté était la condition de la vie. Je sentais l'air qui pénétrait dans mes poumons, et l'air qui me tenait debout, et l'air qui me séparait des autres. Je respirais le même air que le chien fauve, que M. Turchet, que l'Espagnole, ou l'Albanaise, ou la boulangère, l'air circulait entre nous, nous nous l'échangions, en bonne intelligence, ainsi que les rues, les trottoirs, les places, les squares, les entrées d'immeubles et les abris de bus. 

« Qui voudrait mourir sans spectateurs ? Qui désirerait être seul au moment de franchir le dernier seuil ? » furent les pensées qui me vinrent lorsque je passai devant un grand café presque désert. L'intérieur était faiblement éclairé, et l'on ne distinguait qu'à peine les consommateurs attablés au chaud. Je ne leur jetai qu'un bref regard mais là encore tout était indiscutablement à sa place. Des noms me vinrent à l'esprit : Martine Toffolo, André Tresch, Mark Eaton, Christine Loison, Jérôme Vallet. Peut-être étaient-ils tous morts. Peut-être avaient-ils pensé à moi, eux aussi, en marchant dans les rues d'une ville, ou à la campagne. Nous n'avions pas été des spectateurs bien assidus, je le crains. Il nous avait manqué cette constance qui fait les personnages célèbres ou admirables. 

Je m'arrêtai soudain, pris du besoin d'écouter à nouveau la rumeur de la ville. Je distinguai le bruit des voitures, celui des autobus, un cri, des bribes de paroles, le bruit des talons d'une femme qui approchait, et cette sorte de halo doux, fait peut-être de tous les sons indiscernables, qui enveloppe les éclats sonores dans une housse spongieuse, neutre et grise. La femme m'avait dépassé, et les petites notes sèches de ses talons allaient en s'estompant, vite remplacées par le grondement furieux d'un camion qui arrivait en trombe. La semaine prochaine, c'est décidé, je mangerai une choucroute.

Je ne fanfaronnais pas, je marchais, je me sentais vivre, mais sans plus. J'avais à l'esprit qu'il n'était pas impossible du tout qu'il m'arrive un accident, que je sois renversé par une camionnette, par exemple, mais cette éventualité ne m'effrayait pas, j'irais même jusqu'à dire qu'elle me semblait parfaitement normale et envisageable. « Un bruissement, haut et léger, se faisait entendre depuis l'extrême cime des sapins. » J'ignore pourquoi cette phrase, lue quelques heures plus tôt, me vint à l'esprit. J'eus envie d'étreindre une femme, de sentir sa sueur couler sur ma poitrine. Je fis défiler mentalement quelques prénoms en moi, mais le spectacle de la ville finit par balayer ces vues. 

De temps à autre, il faut poser sa plume. Il n'est pas bon d'écrire toute la journée, il ne faut pas que l'encre recouvre les gestes et les âmes. Il ne faut pas non plus croire qu'on vit en son temps. Il s'agit d'une illusion. La promenade que je relate ici n'est en rien celle que pourrait effectuer mon voisin de palier car mon voisin de palier croit dur comme fer, lui, qu'il habite le présent, que ce présent est la seule réalité à laquelle il a affaire, qu'il n'en connaît pas d'autre, qu'il n'en existe pas d'autre. Il a même transformé un adjectif en substantif, pour faire état de cette réalité indépassable : il appelle ça le quotidien. Mon voisin de palier vit à cent pour cent avec son temps. Il en tire même une fierté qu'il ne dissimule pas. Il connaît sa ville, il connaît son pays, il connaît son temps. Il est bien dans sa vie. Il y est tout entier, il en épouse le moindre des plis, il ne se sépare jamais du sentiment de sa vie vécue, qui lui colle à la peau, qui l'habille, même quand il est nu, surtout quand il est nu, et seul. Le quotidien fait sens, pour mon voisin de palier qui a pour voisins de palier d'autres quotidiens tout aussi réels et indiscutables. 

C'est dans ce réseau serré que je me promenais ce matin, c'est ce réseau serré que je traversais en y appartenant, en éprouvant la vie partagée, la vie diffuse, qui sourd des corps et les rend compréhensibles autant que définitivement étrangers. J'avais tout à voir avec eux, malgré que j'en aie, et ce qu'il me fallait abandonner, oublier, c'était le sentiment de ma singularité. C'est ce qui m'avait poussé dans la rue, ce matin, le désir d'éprouver le jeune et innocent bonheur de vivre et d'aimer, de chanter comme les autres, de danser comme les autres, de parler comme les autres, de voir ce qu'ils voient, d'entendre ce qu'ils entendent, d'aimer ce qui nous fait appartenir à la ville, au temps, au sens commun, d'abandonner le désir de l'homme seul et séparé, le désir de l'homme inconsolable, de laisser son être flotter avec tous les autres jusqu'aux bords du monde, là où des chansons populaires nous consolent d'avoir trop vécu. 

Un bruissement, haut et léger, se faisait entendre depuis l'extrême cime des sapins. (Il aura suffi que je supprime les guillemets qui encadraient cette phrase pour que ma promenade prenne un tour merveilleux.) Ce matin-là, je me mis à entendre aussi le chant des hauts sapins, au moment où j'entrai dans une boucherie pour y acheter un morceau de bavette. Je voulais vérifier que ces boutiques n'étaient pas seulement des boutiques pour rire, et que l'on pouvait, dans une boucherie, acheter de la viande, comme au temps jadis. Le boucher, parfaitement aimable, professionnel et moustachu, découpa pour moi une belle tranche de bavette d'aloyau qu'il enveloppa soigneusement dans un papier rose portant le nom de son commerce. Je réglai mon dû, saluai et sortis. L'endroit ressemblait en tout point à toutes les boucheries que j'avais connues depuis l'enfance, les bruits étaient les mêmes, les odeurs étaient identiques, la planche à découper creusée ne semblait pas différente de toutes les planches à découper que j'avais vues chez tous les bouchers de ce pays. Le chant des hauts sapins avait cessé. L'air s'était adouci, la rumeur de la ville n'avait pas disparu, quelques autos passèrent dans la rue, puis un vélo, je tenais mon paquet à la main, j'étais presque sûr de pouvoir rentrer chez moi sans encombres, et je m'imaginais déjà en train de décrire ma petite promenade, d'ouvrir le grand cahier et d'y inscrire des phrases en m'appliquant, me levant pour aller pisser, regardant par la fenêtre, tournant le bouton de la radio pour mettre un peu de musique. « La circulation dans l’autre sens était bloquée par une série d’accidents entremêlés, une voiture calcinée, plusieurs autres sur le talus, un camion en travers de la chaussée. »

Le point commun entre Brahms et Wagner ? Une semblable admiration pour les valses viennoises. Oui, parfaitement ! Les grands hommes ont tous des penchants coupables, fort heureusement. Mais tout cela ne me dit toujours pas quel titre je vais donner à cette nouvelle. Ce n'est pas une question secondaire, comme vous pourriez le penser. Et pourquoi pas Rose du sud ? Il ne sera pas dit que j'aie insuffisamment rendu hommage à la radio ! 

La grande supériorité de la musique sur la littérature, je l'ai déjà dit cent fois, mais il convient de répéter et répéter encore, car personne n'écoute jamais ce que je dis, c'est qu'elle est en mesure de travailler sa matière à la fois horizontalement et verticalement. Le développement d'une œuvre musicale se fait dans le temps, c'est l'évidence, mais aussi dans l'instant (dans l'ins-temps). En effet, il est tout à fait possible, pour un compositeur, de faire entendre simultanément plusieurs thèmes, chose impossible dans un texte. Nous sommes en guerre, certes, mais cela ne m'empêchera pas de raconter tranquillement ma petite promenade — comme si de rien n'était. La vie est faite d'une série de tiroirs qui ne s'ouvrent qu'à certains moments de l'existence, programmés dès l'origine pour ne livrer leurs secrets que durant un laps de temps déterminé. L'essentiel est dans la ponctualité. Il ne sert à rien de s'acharner sur un livre ou sur un amour, quand son heure n'est pas venue, ou qu'elle est passée. Ces tiroirs s'ouvrent et se referment selon une loi dont la logique nous échappe, mais dont nous sentons bien qu'elle relève d'une structure inscrite au plus profond de nous. La petite promenade que je suis en train de faire, ou d'écrire, n'est qu'une manière de tenter d'ouvrir quelques uns de ces tiroirs. (Je n'en serais pas là si elle n'avait pas eu cette attitude parfaitement idiote. Grâce lui soit donc rendue !)

Quelle peut être la température, à l'instant où je vous parle ? Huit, neuf degrés ? Peut-être moins. Ce détail n'est pas d'une importance capitale, je vous l'accorde, mais rien n'est à négliger, cependant, quand on prétend faire des phrases. On peut être écrivain et avoir froid, ce n'est pas interdit, que je sache. Mais revenons à nos roses du sud. Le temps de la vie et le temps de la musique se croisent dans l'incarnation, dans le corps confronté à sa mémoire et à ses sens. J'ai donc une bavette en poche, une radio, à la maison, un pardessus, un bonnet, des souvenirs, des ennuis, quelques notions musicales, quelques lectures, des habitudes, des angoisses, des inimitiés, des désirs, des croyances, des amis, des photos, et quelques livres. Des vices, aussi, sans quoi je ne serais pas là en train d'écrire comme un idiot de ruminant. Je ne peux pas concevoir d'écrire un texte sans le relier d'une manière ou d'une autre à des notes de musique, et même, pour être plus précis, à une partition. Dès que le texte se présente à moi, je dois ouvrir une partition pour voir s'il s'y retrouve. Le tout est de savoir dans quelle œuvre chercher. Je ne sais pas écrire autrement que par différence — différence entre une instance et une autre, entre deux langages, entre deux formes —, en comparant l'incomparable, donc. C'est ce que j'appelle ruminer. Je mâche, je mâche et remâche. Certains mots ont été mâchés si longuement qu'il n'en reste qu'une bouillie pour enfant, ou pour vieillard. Il faudrait que j'en fasse la liste, de ces mots remâchés qui fermentent en moi depuis ma jeunesse. Je crois que cette liste suffirait à faire un beau roman, mais je ne suis pas fait pour écrire des romans, je ne sais pas raconter des histoires, je n'ai pas assez de mémoire pour ça. Mon oubli est abyssal. Il m'arrive d'oublier l'Enchantement du vendredi saint, par exemple, et toutes sortes d'autres choses, vécues ou rêvées. Heureusement que j'ai écrit cette histoire, car sinon j'aurais déjà oublié de quoi il était question quand j'ai commencé de raconter cette petite promenade matinale. Le temps d'une vie humaine est musical en ce sens qu'il obéit aux lois de l'harmonie, du contrepoint et du rythme. Voilà ce que je voulais dire. Le reste n'a aucune importance. 

Écrire, dans mon cas, consiste à mettre impudiquement sous les yeux de mon lecteur mon incapacité foncière à raconter quelque chose. Je suis plein de bonne volonté, souvent, mais très vite l'ennui me gagne, et la narration est interrompue par des digressions sans fin, ou même abandonnée définitivement au profit de spéculations dont personne n'a rien à faire. C'est un travers bien ennuyeux, pour les autres mais d'abord pour moi-même. Si j'avais un maître d'écriture, un professeur aussi exigeant qu'intransigeant, qui ne me passe rien, je pourrais peut-être réussir à terminer une histoire, et ainsi à captiver mon lecteur, mais en plus d'être paresseux, je suis complètement réfractaire à l'autorité. Mon vice est profond. Et comme vous pouvez le constater vous-mêmes, mon histoire est en train de se tordre sur elle-même, comme prise de convulsions. Je suis désolé, mais il faudra vous y faire. Même les roses du sud, qui, un instant, m'avaient semblé être en mesure de me tirer de ce mauvais pas, ne peuvent rien contre ma nature de ruminant. Arrivé à un certain âge, il est bien possible que combattre ses vices soit une entreprise vouée à l'échec ; et non seulement vouée à l'échec, mais néfaste. Je suis un mauvais exemple pour la jeunesse, c'est indéniable. 

Lisant une nouvelle de Robert Walser, je suis irrité au plus haut point par la traduction. Bien sûr, je n'ai aucun moyen de savoir si mon irritation est fondée ou non, puisque je ne connais pas le texte originel, mais j'ai de plus en plus souvent le sentiment que tous les traducteurs sont des imbéciles et des prétentieux qu'il faudrait punir sévèrement. Je crois qu'on devient traducteur comme on devient chanteur, ou musicien, ou bachelier, de nos jours. J'aurais de nombreux exemples à donner, mais passons. Quoi qu'il en soit, il ne faudrait jamais lire de littérature étrangère. Encore une supériorité de la musique sur les Lettres ! Vous me direz, aujourd'hui, il n'y a plus que des langues étrangères, puisque les Français, pour ne parler que d'eux, ne connaissent plus leur langue maternelle. C'est un peu normal, puisque les mères ont disparu au profit des mamans. Il n'y a plus de langue maternelle, il n'y a plus qu'une langue mamanelle

Tout le monde a depuis longtemps compris que l'injonction inaugurale de ce récit s'appliquait à lui-même. Il s'est abandonné, ou plutôt, je l'ai abandonné. Les lettres composant le mot “récit” se sont déplacées, se sont réordonnées en “écrit”, par l'effet de mon impéritie. Le “r” de Récit n'a pas supporté sa position majuscule (et ses responsabilités attingentes), il a préféré aller s'ensevelir dans l'écRit.

Le lecteur se sentira lésé, à juste titre, par cette histoire qui ne va nulle part, comme ma promenade, mais qu'il se dise bien, ce même lecteur, que je suis encore plus lésé que lui. En effet, une fois qu'il aura abandonné ce récit qui n'en est pas un, il passera à autre chose avec facilité, à un gros roman de Thomas Mann, par exemple, ou, mieux encore, à un jeu vidéo, et oubliera bien vite qu'il s'est un instant fourvoyé en me lisant, alors que moi, je resterai éternellement avec ce récit interrompu, inachevé, avec cet écrit dont l'impuissance est la substance définitive. Une fois de plus, je me serai noyé dans mes propres phrases : jamais je ne réussis à traverser le bras de mer qui me sépare du Sens (ou de l'Être). Cette terre est décidément trop éloignée de moi. Elle est comme les femmes que j'aime. Plus je vais vers elles, plus je veux les rejoindre, les étreindre, plus elles fuient, après avoir fait des signes désespérés m'incitant à venir les sauver. Ce sont des maîtresses d'abandon.

dimanche 28 février 2021

Vaginette & Clitorine – aventures sur le palier (politesse mon cul)

Vaginette et Clitorine collectionnent les moules de neige et les pinces-à-fesse en bois. Leur appartement n'est pas chauffé, bien sûr, et c'est la salle de bains qui leur sert de tribunal. Les moules de neige ont parfois des accès de rage qui les conduisent à de sales extrémités, aussi Vaginette et Clitorine sont-elles très précautionneuses quand elles déplacent les objets qui se trouvent dans le couloir qui mène de la salle de bains à la cuisine. 

Ce jour-là, Vade Mecum sonnait à la porte. Malgré son masque, ridicule, on le reconnaissait (par l'œilleton) à son éternelle lampe-torche dépassant de la poche droite de sa veste trop grande. Clitorine était d'avis de lui ouvrir la porte en grand, mais Vaginette semblait en désaccord radical avec sa colocataire. Elle exigeait que Vade Mecum commence par ôter son masque. Après, on verrait. Alors Vade Mecum, vexé et lassé, rebuté et désolé, tourna les talons, et même tout le reste de son corps qu'il dirigea vers l'escalier. Clitorine, voyant ça, poussa Vaginette d'un coup d'épaule, et ouvrit la porte de l'appartement. Un souffle d'air chaud s'engouffra dans l'entrée, et Vade Mecum fit demi-tour. Il ne se le fit pas dire deux fois, ni même une seule fois, et pénétra dans l'appartement d'un pas décidé, presque enthousiaste, au minimum enjoué. Vaginette, revenue à elle, lui arracha son masque d'un geste foudroyant.  C'était bien Vade Mecum, le Sans-Dent haltérophile, dont la bouche exhala un peu de vapeur d'eau chargée de bactéries, en plus d'une haleine fétide — on ne pouvait plus douter de ce qu'on appelle "la réalité des choses". Ils étaient trois, dorénavant, à l'intérieur, car Clitorine avait déjà refermé la porte. 

La valse de l'adieu résonne en sourdine au fond de l'appartement, ce qu'entendant, Vade Mecum se met à pleurer comme un enfant. Pour le consoler, Clitorine lui prend la main et la colle sur ses petits seins durs. Vaginette, elle, est déjà retournée au travail. Les moules de neige n'attendent pas et il sera bientôt l'heure de la visite d'Henri Michaux. 

L'austère cataclysme que l'on voit se porter comme une ombre ajoutée à son lent paroxysme prévient de son soupir celle qui va florir. Allongée ici, tue sous la chair de ces phrases et comme on apprivoise un amant inconnu, le soleil est debout sur elle, et sur ce trône, le profane au rire effronté souffle gaiement des bulles rondes qui montent dans l'air rejoindre les mondes au fond de l'éther. Le globe lumineux et frêle prend un grand essor, crève et crache son âme grêle comme un songe d'or. J'entends le crâne à chaque bulle prier et gémir : Ce jeu féroce et ridicule, quand doit-il finir ? Car ce que ta bouche cruelle éparpille en l'air, monstre assassin, c'est ma cervelle, mon sang et ma chair !

Henri Michaux note une phrase sur un petit carnet noir, le remet dans sa poche, et poursuit sa promenade au jardin du Luxembourg. Accord répétés et fesses plates au delta. La porte est grande ouverte. Do majeur : On marche sur les plates bandes. Eintritt, M'sieurs-dames.

Pendant ce temps-là, Vade Mecum inspectait l'appartement de Clitorine et Vaginette en sifflotant (mal, car siffloter sans dents est difficile) un air que personne ne connaissait, même pas lui. Il promenait sa lampe-torche dans les moindres recoins, à la recherche d'une pince-à-fesse égarée. Il arrivait qu'il en trouvât, et c'était à chaque fois un moment de liesse intense, durant lequel il faisait avec sa lampe-torche quelques signaux de morse, ce qui avait le don de mettre Clitorine en transe. Alors, joyeuse et tendre, elle appliquait les grandes mains calleuses de Vade Mecum sur ses petits seins durs en poussant de petits cris aigus. Vaginette, quant à elle, ne se laissait pas distraire par de pareilles fariboles. Tout à son labeur, qui consistait à épousseter les moules de neige avec son plumeau quantique, elle plissait les yeux, de l'air de celle qui ne s'en laisse pas compter et qui sait que le monde dépend de son application. 

DRINGG ! DRINGG ! Henri Michaux, ponctuel comme un chef de gare, était à la porte, et il avait pris soin de retirer son masque, en entendant les pas précipités de Clitorine, qu'il n'arrivait jamais à distinguer de ceux de Vaginette, même en collant l'oreille à la porte. 

« Nous nous sommes rencontrés dans l'escalier. Ressers-moi un verre, et baisse la musique. Sous leurs airs, donc ils sont partout, forcément, un verre de lait fraise, ils me remontent en rougissant non, non, oh sers-moi un verre. Crimes & désirs. Et les femmes, pareil. J'ai besoin de repos mais l'asphalte me brûle la plante des pieds. Où irais-je, sans vous, quand d'obscures boutiques me refusent une simple halte ? Après le delta, le paysage est plus doux, plus profond. Remonte-moi, remonte-moi, mon élastique pendouille. » (Extraits d'une conversation entre Henri Michaux et Clitorine, retranscrite par Vade Mecum qui avait placé des micros dans le boudoir de Clitorine)

Pendant ce temps, Vaginette ne chômait pas. Elle avait mis Weather Report sur la chaîne Hi-Fi et se donnait à fond. Ses moules de neige brillaient autant que des vérités scientifiques présentées à la télé. L'appartement lui appartenait. Elle se sentait investie d'une mission. Son corps était électrique. Quelle vie de rêve ! Mais rêver, précisément, elle n'en avait pas le temps. Les pinces-à-fesse en bois n'attendaient pas, et encore moins les moules de neige. Savoir cela tenait Vaginette en une euphorie (légèrement teintée d'angoisse, il faut le reconnaître) qui imprimait à son visage la marque…

— On ne sait pas toujours ce qu'on veut dire, vous savez. Terminer une phrase n'est pas toujours signe d'intelligence. C'est mon avis.

— Mais c'est par politesse, que nous terminons nos phrases. 

— Politesse mon cul !


dimanche 11 octobre 2020

Le vrai sujet, c'est moi



O. Ce n'est pas parce qu'on a un clavier d'ordinateur sous la main qu'on est obligé d'appuyer sur toutes les touches. (Poursuis la “purge” de mon “bureau” virtuel extraordinairement encombré, d’où les ennuis informatiques quotidiens. Ent(re parenth)èses, les m(ots se)mbl(e)nt m(ieux) armé(s pou)r a(ff)ronte(r le(s i(dée)s, car (les idées) sont (un acid)e pour (les mot)s. N’oubliez pas que je suis en très bons termes avec le procureur de la République de Bordeaux. P. Ma haine n'est jamais au niveau de mon dégoût. C'est ce qui me rend si triste. On est révolté par la bêtise qui se dresse sur ses pattes de derrière et vient renifler les quelques denrées qu'on avait préparées pour ne pas mourir de faim ou de désespoir. Ne pas se reconnaître, mais que les autres nous reconnaissent. H. Quelle malédiction de ne pas savoir parler fort ! La majorité des phrases qu'on écrit, on peut les effacer sans dommage, et même on le doit. Comme on se sent faible et en danger, face à la laideur qui ne prend même pas la peine de se déguiser. Quentin passant son “examen de conduite” auprès de Pierre, pour savoir s’il peut utiliser les voitures (il a son permis depuis un mois). Un Beethoven qui aurait su qu'il composait de la musique classique aurait écrit beaucoup moins de bêtises ! Il écrit de très longues dédicaces sur les pages de garde des livres qu'il n'écrit pas. Ces dédicaces sont si longues qu'elles tiennent lieu de texte pour les livres qui n'en ont pas. Nous avons tous un diable, dans notre vie, un démon particulier qui s'est attaché à nous. É. (Le carnet de Georges Dumézil tombe de sa poche, sur la plateforme de l'omnibus à cheval Panthéon-Courcelles. Dans ce carnet, il avait rédigé des notices sur les Incas célèbres en "latin de Tacite".) Je ne sais s'il est possible de s'en débarrasser. De Retour dans la neige, de Robert Walser, je ne me rappelle rien, sauf la chambre (rose) dans laquelle j'ai lu ce livre. Il a planté ses crocs si profondément dans notre esprit qu'à certains moments il semble faire partie de nous. L. En général, il survient dans une vie en son milieu ; il a pris son temps pour nous étudier. Il ne faut pas le décrire, car il lit par-dessus notre épaule. Dormi énormément et plutôt bien, malgré la prostate, de onze heures du soir à sept heures vingt. I. Quand je suis pris d’une crise de mégalomanie, j’ai besoin de la laisser s’épanouir. Les religions s’installent et travaillent sans effort dans le 8eme, avec une éducation meurtrière et d'évitement en conscience payante ?, une sorte de flambeau d’immunité de loge Se relire sans éjaculer, c'est difficile, mais avec beaucoup d'entraînement… Même dans mes rêves, je cherche mes mots. Plusieurs conversations téléphoniques avec Crédipar (Peugeot) et M. Guizelin de Skoda, à Agen, à propos du prélèvement Peugeot simultané au chèque Skoda, ce qui est contraire aux engagements guizeliniens (pas de chevauchement des prélèvements — je n’ai guère les moyens de payer les deux voitures à la fois… ). Pourquoi ne trouve-t-on pas l'histoire des Girondins en Pléiade ? J'espère qu'elle a formé de bons ingénieurs au Mali avant sa captivité. Mais il faut d'abord les écrire pour savoir qu'elles sont effaçables. E. Ce n'est qu'une fois écrites que leur inutilité nous apparaît.) C'est dans l'agenda de Renaud Camus que j'apprends la séparation de Quentin et de Camille. 

Il faudrait réduire ça à deux phrases.


dimanche 23 août 2020

Sans visage


C'est donc maintenant. Le pire n'a pas de visage et ils sont heureux du pire. La guerre, la famine, la peste, les catastrophes avaient un visage, notre époque n'en a plus. C'est arrivé doucement, sans annonce et sans cris. Les médecins ont un temps pris le pouvoir, et puis l'ont laissé à ceux qui en voulaient. Tous ont poussé un soupir de soulagement. Ils ne voulaient pas mourir.

Les visages n'avaient plus aucune utilité, on ne les regardait plus, les gens marchaient la tête baissée, les yeux rivés aux larges trottoirs, personne ne regardait personne, ni les hommes les femmes, ni les femmes les hommes, ni les jeunes les vieux, ni les vieux les jeunes, les yeux ne servaient plus qu'à voir les objets, les oreilles qu'à entendre les consignes, très simples, toujours les mêmes, on avait supprimé tous les obstacles, tous les monuments, statues, édifices qui n'avaient pas une utilité pratique. Il n'y avait plus qu'un seul prénom masculin, et un seul prénom féminin, tout ce qui aurait pu distinguer un individu d'un autre individu avait été soigneusement effacé, ou caché, il n'y avait plus ni étrangers ni différences, à part, très atténuées, celles de l'âge et du sexe, la disparition du visage ayant beaucoup facilité les choses, tout le monde avait la même couleur de peau, et il ne restait qu'une seule langue. Personne ne mourait plus, et l'on s'arrêtait de vieillir aux alentours de la cinquantaine. Bien entendu, il n'y avait plus de naissances, pour maintenir stable la population. Les interactions entre les individus étaient réduites au stricte nécessaire, la sexualité était interdite, la parole de divertissement aussi. Le plus étonnant était qu'il n'y avait aucune puissance gouvernementale et coercitive à l'origine de ces changements, les choses s'étaient faites toutes seules, c'est le peuple lui-même qui avait organisé la vie nouvelle de cette manière, et chacun semblait trouver qu'il n'en existait pas de meilleure.

(…)

samedi 11 juillet 2020

La loi des contresignes


Lorsque les oiseaux lui avaient annoncé à l'aube que l'on disait contre lui une messe noire, il parfumait ses orteils de romarin et de sauge, et parcourait en tous sens la colline proche, qui dans le jour montant imitait mal le corps de la bien-aimée.

Pour une fois, on voit la mère qui meurt. Le monde de l'âme est en pleurs. Qui parle, ici, de derrière le rideau tombant comme une lame ? Est-ce toi, Yvonne ? Est-ce toi, Pauline ? Vos voix se confondent, là-bas, comme deux laits brûlés par le feu, qui montent et fument. Vous regrettez de lire mes dernières lettres : elles disent trop, pour ceux qui restent. 

Allongée sur le ventre, la tête redressée, elle fixe le chien qui la fixe. Il finit par baisser la tête, qu'il met entre ses deux pattes, et son regard doux n'est pas une défaite. 

Le verbe est court et sanguin, tranché de frais, on voit bien ses bords et ses entrailles. Posé sur la feuille, comme un osselet, il attend et palpite. On n'ose lui ajouter un sujet, qui serait le limiter. Choisir un timbre de voix 'est suffisant. La vérité ne se retient pas, quand le mouvement est donné. Elle est le prescripteur et le malade. 

Ce matin encore j'ai mangé deux croissants. Les cigales sont folles, et l'on ne peut rien leur reprocher. 

mardi 7 juillet 2020

Bourrée


J'ai rêvé que je rêvais de vous, et, dans mon rêve, vous rêviez de rêver enfin de moi. 

À chaque fois qu'elle dit « oui », elle croit jouir.

Du café, du temps, du silence. On verra ça au montage. 

Gould peut bien enregistrer une bourrée, c'est toujours comme si le premier jour se levait.

Il dit : « Revenez deux mesures plus haut. » C'est ça que je dois faire : revenir deux mesures plus haut. 

Deux mesures plus haut, il y avait tel et telle, que je n'avais pas vus, et qui étaient là, pourtant. Où ça ? Mais dans le rêve. Dans le silence.

« Et je jouis davantage lorsque l'autre jouit. »

Oui, oui, oui ! Coupure. Montage. Deux mesures de silence. « Tiens tiens… »

Ça sonne à la porte !

— Tu as pris ta vitamine B6 ?

— Je préfère pas.