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dimanche 8 septembre 2024

Générique

 

Le scorpion courait sur le sol de la cuisine et s'est arrêté net quand il m'a vu. Nous nous sommes dévisagés.

J'écoute Presque rien (1970), de Luc Ferrari. Cette pièce a beaucoup compté, dans notre jeunesse. Je l'ai découverte sept ou huit ans après qu'elle a été composée, à la fin des années 70, quand j'étais élève au conservatoire de Pantin, en percussion et zarb, avec Gaston Sylvestre et Jean-Pierre Drouet. 

Luc Ferrari est allongé sur le sable, au bord de la mer, près de Christine qui est à poil, comme toujours. Il se lève pour aller se baigner et dépose un baiser sur son ventre, comme ça, en passant, l'air de rien, juste au dessus de sa touffe. Ça se passe dans l'Aude, le 11e département français. 

J'ai tué le scorpion. Pas envie de lui marcher dessus par inadvertance, pieds nus. Il n'y en a pas beaucoup, ça doit être mon cinquième, ou sixième, en dix-huit ans. On n'a pas beaucoup entendu les cigales, cette année. Un été paralympique.

Bruits de tracteur. Bruits des vagues. Voix. Christine photographie sa chatte dans le miroir des bains. L'endroit est magnifique, les baignoires sont en pierre. Ça sent l'œuf pourri. Feuilletés aux oignons, feuilletés aux blettes. Café. Luc et Brunhild Ferrari, Henri Fourès, Michel Maurer, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Patricio, Michel Portal, Irène Jarsky, Michel Decoust, Georges Aperghis, Jacques Le Trocquer, Carlos Alsina, Paul Méfano, Edith Scob, Vinko Globokar, Gérard Frémy, je fais défiler le générique, assis sur mon cul. On avait toujours plus ou moins un casque sur les oreilles, il y avait toujours un magnétophone qui tournait dans un coin, les micros étaient branchés en permanence. Pas d'autre dieu que le son. Les journées étaient bâties comme ça : un piano, un micro, une partition, de la bande magnétique, le Sud ; la chair, dès qu'on pouvait. 

J'ai rêvé de Robin, cette nuit. J'ai aussi rêvé que je ne retrouvais plus ma voiture. Impossible de savoir où je l'avais garée. J'entends du trombone. Je grimpe les escaliers, mais je ne reconnais rien. Tout a changé. À quel étage habitait-il ? Est-ce lui, dans la rue, à vélo ? Je lui cours après, non, ce n'était pas lui. Son rat. Sun Ra

Un scorpion court sur la couverture. Je me lève pour aller pisser. Presque rien. J'improvise. On dort dans les vignes, dans l'Ami 6, je suis épuisé. On se les gèle comme jamais. Société. Pablo fait le con, il fait rire tout le monde. Caisse claire piano. On improvise. Christine danse, elle râle, en collants, moi à l'orgue Farfisa et au synthé. On lave Sarah à l'eau froide dans l'évier de la cuisine. La maison tremble à chaque camion qui passe. On écoute Cecil Taylor et Shakti. On mange des asperges et des cerises. Je reluque les gros seins de Catherine. Elle n'a froid ni aux yeux ni aux fesses. Manuel est jaloux. On va se baigner aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'aube, tous ensemble. Christine pisse dans l'eau, très naturellement, sa belle touffe dépasse tout juste, à contre-jour. L'image s'imprime. Les Indiens sont là. Krishna, Narendra, Françoise. Ils chuchotent dans la chambre. Raga d'août. 

C'est l'été le plus chaud. Le plus gai, aussi. Le plus sexuel. Je lisais le Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. J'avais trouvé Irène tellement belle, quand elle m'avait reçu dans son bureau de directrice. Pourquoi fallait-il que tout le monde ait envie de baiser Christine ? 

On avait des dents solides. On était heureux. Le Gardon était encore pratiquement désert, à Collias. Personne ne nous avait dit qu'on vivait au paradis. On n'avait presque rien et c'était amplement suffisant. Le réseau était tout sauf social. La société, on ne la croisait qu'exceptionnellement. On s'ignorait mutuellement.

La mort était une hypothèse dont on avait entendu parler, guère plus. La culture ? On aurait ri, si la question était venue sur le tapis. Elle ne se posait pas. Absolument pas. Peine perdue. Les corps, la musique, la joie, les voix, les fruits, défendus ou pas, les odeurs, les caresses, les vendanges, les cuisses et la parole, c'était ça, notre culture, notre histoire. Le seul mot qui pourrait embrasser tout, c'est désir. Désir dans les voix, désir dans les gestes, désir dans la musique et la nourriture. Je te mords parce que tu es vivante. 

Frelon brun, Tout de suite, Petits machins, Filles de Kilimandjaro, Mademoiselle Mabry, Silent Tongues, Brotherhood of Breath, la Grande Partita de Mozart et les trois pièces pour clarinette de Stravinsky. Dans le ciel passaient des avions de chasse. Le ciel était bleu, vraiment bleu, la lumière à son maximum, mais les nuits étaient bien noires, longues et profondes. On avait tout le temps de baiser, les filles étaient bien là, en travers de notre route, sorcières adorables et virtuoses, suaves et généreuses. On pouvait se rencontrer, puisqu'on ne prétendait pas encore être les mêmes. Et derrière tout ça, en toile de fond, il y avait le jazz, comme une jungle offerte, exubérante, d'une prodigieuse richesse, presque rien mais presque tout. Tout était possible, tout était dicible, on n'avait pas besoin de ricaner. On vivait encore au premier degré. Paris était encore Paris mais c'était déjà la fin. On était dans l'histoire, donc personne n'en parlait. On improvisait sans scrupules et sans remords. 

Cette réalité n'est pas la mienne. J'écoute d'une oreille distraite les noms qui reviennent en boucle sur les ondes mais ils me paraissent de plus en plus inexistants. C'est assommant, cette litanie incessante dont personne ne se lasse. Ils tapent sur le même clou, depuis vingt ans, comme des automates. Cette nuit, j'ai regardé un film très étrange : Un homme est mort, avec Trintignant. J'ai écrit une longue lettre pleine de fureur. Elle me fait rire, maintenant, mais j'ai eu raison de l'écrire. Il faut parler. Vincent écrit que j'appartiens à la même famille que les rappeurs et Nabe. Ils sont tous nés là-dedans. C'est leur langue naturelle. Ce n'est pas la mienne. J'essaie de faire illusion, mais je vois bien que ça ne marche pas. La société courait sur le sol de la cuisine. Quand nous nous sommes aperçus, elle s'est arrêtée net. Nous nous sommes dévisagés. Je l'ai écrasée sans hésitation. 

Contrairement à ce qu'on croit, il reste beaucoup de sujets dont personne n'a jamais parlé. Il reste beaucoup de langues à inventer. Ce n'est pas grave, si personne ne comprend. Écrasons l'infâme. Le dieu du présent est toujours un imbécile qui se prend pour un sage. Remontons à la source sans préavis. 

Quand on regardait les films en famille, le moment le plus important, c'était le générique. Les noms qui défilaient. « Il est bon, lui. » L'autre soir, j'ai regardé Mort d'un pourri, avec Delon et Maurice Ronet. Delon passe sa main sur la tête de Ronet, comme le ferait un grand-frère. Il l'adoube. C'est lui le patron. Ces deux visages ont coexisté. La France est morte en 1989, quand elle a célébré sa Révolution avec une grandiloquence de pacotille et déjà ce mauvais goût qui allait avoir une si grande prégnance par la suite, mais on ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Nabe l'a compris, lui. Il s'en réjouit. Bon. Nabe est un scorpion qui ne peut pas s'empêcher de piquer. C'est Nabe. J'ai eu la curiosité de regarder quelques vidéos sur l'Idiot parisien qui s'enlève lui-même, Jean-Edern Hallier. Quel pauvre type, celui-là. Je le croisais souvent en train de jouer au GrandÉcrivain devant sa vodka, à la fin les années 80, puisqu'il habitait rue de Birague. Nous étions voisins. Comment des gens aussi creux peuvent-ils faire illusion si longtemps ? Le culot, tout simplement. Dans Ultima Necat, on se bidonne très souvent, car Muray les a fréquentés, ceux qui tenaient le haut du pavé médiatique. « les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. » « Monsieur et Madame Vu-à-la-télé ». Ça existe encore, bien sûr, mais ce n'est plus à la télé que ça se passe. 

Nabe avait raison quand il parlait du « dernier soupir des Lumières ». La France a expiré en 1989, en même temps que le mur de Berlin, après quatorze années de Giscard-Mitterand qui ont creusé une tombe profonde et confortable (ces deux-là ne se sont pas du tout affrontés, ils ont uni leurs efforts, dans des styles différents). 74, deux ans après la mort de mon père, c'est le moment du basculement (ça s'appelait le “choc pétrolier”), je m'en souviens très bien. Ces deux septennats furent heureux parce qu'on vivait sur le cadavre encore chaud de la France, y avait encore de la viande, y avait encore à becqueter. Aujourd'hui, tout est froid, glacé, reconstitué, lyophilisé. Giscard, c'est le premier à avoir fait du fake. Il jouait de l'accordéon et il écrivait des romans, mais c'était déjà du trompe-l'œil, du toc, du bidon. Les bals musette allaient mourir de leur belle mort, inéluctablement. Les Halles avaient déménagé. Les Parisiens n'allaient pas tarder à faire de même. J'ai retrouvé une photographie splendide des quais de la Seine avant les sinistres voies-sur-berges de Pompidou. On a du mal à imaginer (et même à se rappeler) comme Paris a pu être belle, avant le charcutage et le toilettage qui annonçaient la Post-Histoire dont parle Muray. C'est allé si vite que personne n'en a cru ses yeux. C'est à partir du moment où l'admirable métro vert et rouge avec ses sièges en bois a été remplacé par un truc bien laid et bien confortable que j'ai commencé à deviner que ça allait se gâter. Mais qui aurait pu imaginer une Anne Hidalgo ou un Gabriel Attal ? Impossible. Le rire des filles a changé du tout au tout. Mais je parle aux murs. On est tous morts. On regarde le générique d'un film et on reconnaît les noms, dont le nôtre. C'est tout. Nous agonisons gentiment dans un Tupperware géant à la surface duquel on projette des images.

mercredi 21 août 2024

De Cambridge à Nice

 

Ben Webster, Art Tatum, Red Callender, Bill Douglass. C'est l'un des disques que j'ai le plus écoutés dans ma vie. Je l'avais découvert un peu par hasard en fouillant dans la discothèque de mon frère, à Cambridge, à la fin des années 70. Il y avait aussi un disque merveilleux de Billie Holiday, que je dois avoir quelque part là-haut. On a écouté ça tous les jours pendant deux semaines, dans la maison que Sylvain habitait avec celle qui allait devenir sa femme, Hélios, un ami toulousain aux très belles moustaches, très drôle, et la ravissante Tracie, qu'Hélios appelait méchamment La Trace. Follement amoureuse. Les breakfasts étaient le grand moment de la journée, qui duraient au moins deux heures, dans le joli jardin ensoleillé. Ma mère était là aussi. C'était gai, c'était bon. Rarement l'insouciance aura été si éclatante, la vie si légère. 

Art Tatum, je croyais ne pas aimer. Je devais ne pas aimer. Ben Webster, à la rigueur… Et je ne me privais pas de critiquer le bassiste et le batteur. Il m'aura fallu quelques années pour comprendre vraiment. Aujourd'hui, presque cinquante ans après, ce disque est un des joyaux de ma discothèque, et je ne peux l'écouter sans une immense nostalgie. On a connu le bonheur. J'ai. Nostalgie, oui, mais surtout plaisir, un plaisir qui se répand partout dans le corps, qui fait entrer la lumière en soi.

L'année dernière, on l'a écouté, ce disque, Yohann, Vincent et moi, chez moi. Je ne sais pas ce qu'ils ont entendu, mais j'ai l'impression qu'ils ont compris. J'ignore comment on fait pour transmettre ce qu'il y a au fond de soi. Je ne sais pas faire. Ça reste là, quelque part en suspension. On se trouve lourdaud et ridicule ; on le fait quand-même. Mais parfois il y en a qui comprennent, qui sentent, sans mots. Je ne sais pas. Quand j'avais leur âge, j'étais si différent d'eux qu'ils m'auraient sans doute méprisé, ou ignoré. 

Vincent est à Nice. On parle de Duke Ellington, de soleil, de lumière. De bonheur. Je suis heureux qu'il soit là-bas. Cette ville lui va bien. Il comprend tout ce que je dis, sans efforts. C'est reposant.

Ils sont si élégants, si naturels, si simples. Simples, oui ! Pourtant Art Tatum c'est deux mille notes à la minute alors que Ben Webster c'est tout le contraire. Il « distille », comme on disait à l'époque. Mais tout cela se fait sans y penser. Il émane de cette musique une fraicheur et une douceur qui me paraissent éternelles. Mais je vois que le disque a été enregistré en 1956 ! Pas de hasard, donc. Il y a dans le jazz, quand il est fait par de très grands musiciens, une sorte d'élégance que je ne trouve nulle part ailleurs. L'alliance miraculeuse du temps et de la couleur, de la confidence et du secret. Ce calme est une bénédiction.

Je lis Muray, qui lui aussi était à Nice, dans les hauteurs de Nice, en 96. Il y a une grande, une énorme absente, chez Muray, c'est la musique. Ce type n'a aucune oreille. Il n'a que des yeux. De très bons yeux, mais pas d'oreille. J'ai vu que lui aussi prenait de l'Ordinator, ça m'a fait rire. Il aurait mieux fait d'écouter Art Tatum et Ben Webster. 

samedi 30 décembre 2023

Nénette

 


Il est né le 31 janvier 1908, en Argentine, et mort le 23 mai 1992, à Nîmes. En 1948, après deux emprisonnements pour son appartenance au Parti communiste argentin, sous le régime de Juan Perón, Atahualpa Yupanki s'exile en France. Il fait ses débuts sur scène en 1950, présenté par Édith Piaf au théâtre de l'Athénée, à Paris. Il acquiert une certaine notoriété et il devient l’ami de Louis Aragon, Paul Éluard, Picasso, Rafael Alberti. Il multiplie les tournées en Europe et dans le monde entier. En 1952, Yupanqui rompt avec le communisme. 

Antoinette Paule Pepin Fitzpatrick, dite « Nénette », née le 9 April 1908, à Saint-Pierre-et-Miquelon est la fille d'Emmanuel Victor Pepin et d'Henriette Fitzpatrick. Elle épousa Héctor Roberto Chavero Aramburu  en 1946, à Montevideo, en Uruguay. Elle est morte le 14 novembre 1990, à Buenos Aires, en Argentine, à l'age de 82 ans. Pianiste et compositeur, elle signait du pseudonyme Pablo del Cerro les musiques qu'elle composait pour son mari. 

Je suis très touché par ces familles latino-américaines du commencement du XXe siècle, je ne sais pourquoi. Je pense à mon vieil ami Patricio, qui ressemble beaucoup au fils d'Atahualpa, sur la photo, et dont les quelques clichés en noir et blanc que j'ai vus, en compagnie de ses parents, au Chili, m'ont toujours bouleversé, mais je pense également à Carlos l'Argentin, qui est mort sans que je sache s'il a reçu et lu ma lettre.

Les Indiens et les Savoyards, dans le creux de la main… Il paraît qu'« Atahualpa Yupanki » signifie « celui qui vient de contrées lointaines pour dire quelque chose », en langue quechua. Dans l'âme d'un jeune garçon timide et provincial des années 60, il aura fallu quelques unes de ces paroles simples venues de loin pour que s'esquisse cet alphabet étrange et chaud qui disait quelque chose qu'on ne comprenait pas mais qui suscitait des sentiments et des émotions qui nous ouvrait littéralement le cœur : il y avait cette ardeur que nous n'avions pas encore éprouvée, mais aussi une simplicité et une fraternité qui s'accordaient bien à notre âge. 

Merci, Nénette.

samedi 6 mai 2023

Sollers

 


Il vient de mourir. Sollers, c'est d'abord un nom : tout entier art (rusé, habile). Sollers, c'est d'abord une gueule, une allure, une certaine désinvolture, et surtout une voix. Sollers, c'est d'abord une longue partie de ma vie. J'ai beaucoup aimé la voix de Sollers, que j'ai écouté à la radio avant même de connaître sa figure. Je me rappelle ses apparitions au Panorama de Jacques Duchâteau, que je guettais avidement. C'est Christine, je crois, qui me l'a fait connaître, quand j'avais un peu plus de vingt ans. Elle lisait Paradis, ce livre rouge, à plat ventre sur le divan de la maison en Bourgogne, le chat sur son dos, et comme elle était plus cultivée que moi, j'ai voulu savoir à quoi ressemblait ce livre au titre ahurissant. Ah non, je me trompe, c'est Paradis II, qui avait une couverture rouge. Paradis, lui, était encore publié aux éditions du Seuil. Et je me trompe encore, car elle me l'avait offert pour Noël, ce livre, que je viens de retrouver, et sa jolie écriture, en décembre 1982. « (…) vers l'aveugle-né valse freloutée lesbielle mumelle taffetics de torse s'engantant l'ouaté ça n'en finit pas pour elles de se redouter et de s'y complaire et de s'y soustraire et d'y ajouter leur pétale arqué (…) » Elle parle de ses mouillettes, Christine… Quelles mouillettes ? Sollers, c'était aussi et surtout un certain rapport à l'érotique. « Ici, on ponctue autrement, et plus que jamais, à la voix, au souffle, au chiffre, à l'oreille ; on étend le volume de l'éloquence lisible. » 

Pourquoi pas une histoire mais cent mille histoires ? Pourquoi pas ? Une histoire cent mille et freloutée… Ici-là-maintenant et pour toujours ailleurs. Pourquoi pas le paradis ? On l'a connu. J'avais la sale manie, quand j'étais jeune, de toujours ôter la jaquette des livres que j'achetais. Je voulais que les Gallimard soient tous pareils, nus dans leur principe, et j'ai jeté la jaquette rouge de Paradis II. J'aime énormément, j'en ignore la raison, les livres édités au Seuil, dans ces années-là, et spécialement ceux de la collection “Tel Quel”. Eux aussi étaient simples, presque arides. Fond blanc et bordure brune. Cette sobriété janséniste me séduisait infiniment. Tel Quel… Voilà ! C'est ça, le commencement. C'est bien Tel Quel. On voulait voir le monde tel qu'il était, et je me rappelle avoir lu, relu et relu, ce volume, format de poche, comment s'intitulait-il déjà, à l'intérieur duquel on trouvait des textes de Derrida, le premier Derrida, ah oui, c'est ça, Théorie d'ensemble, Michel Foucault, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg, Jean-Joseph Goux, Jean Thibaudeau, Denis Roche, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Jean-Louis Houbedine, le texte de Derrida, La Différance, avec un a, m'avait donné du fil à retordre, et j'avais adoré retordre ce fil-là. La poésie doit avoir pour but… Ah, ce Marcellin Pleynet, comme il nous aura divertis, quand il passait à la radio. La poésie est inadmissible, et d'ailleurs elle n'existe pas, c'est Denis Roche qui parle. Tout était possible, en ces années-là, croyez-moi ! Possible et inadmissible. C'est ce qu'on ne peut plus faire comprendre aujourd'hui. J'ai été mot parmi les lettres… C'était un petit monde, si vous voulez, oui, mais de ce petit monde sortaient par moment des éclats d'intelligence et de lumière qui nous tenaient en haleine, des éclats arrachés à ces esprits et à ces corps. Nous avions le sentiment de vivre dans un printemps perpétuel : Éros et culture se tenaient par la barbichette et nous faisaient danser. Et puis le jazz, et puis cette sensation inoubliable d'un monde qui s'ouvre pour nous seuls. Tel quel ! La poésie quotidienne dont j'aimerais donner une idée s'écrivait en soulevant des liasses de prose et en les laissant retomber dans la poussière du soleil, comme des billets de banque. Et je faisais la même chose en musique, alors, sans trop me poser de questions. L'Espagne, l'Italie, la France, la lumière portée de New York et le corps des femmes nous chauffaient les sens et la pensée, nous étions branchés sur une même vague harmonique et atonale. En ce temps-là, je croyais encore qu'il fallait tout comprendre et tout connaître, et que j'avais le temps, que c'était une raison suffisante d'habiter le monde. C'est cette langue que nous parlions. Écoutez la Suite espagnole, d'Albeniz, écoutez Ionisation, d'Edgar Varèse, écoutez la Sinfonia de Luciano Berio, et son Larorintus II, écoutez le Michel Portal Unit des années 70, écoutez Steve Potts et Mingus, l'XTet et le New Phonic Art, écoutez Djamchid Chemirani et Nusrat Fateh Ali Khan, écoutez Cecil Taylor et le Brotherwood of Breath de Chris McGregor, Miles Davis bien sûr, et les Mantra de Stockhausen, et les préludes pour piano de Maurice Ohana, et voyez tout ce monde englouti qui remonte à la surface comme si c'était hier… On a le cœur qui déborde, ce matin ! C'était un monde sans frontières entre la littérature et la musique, sans pause entre la liberté et la joie, entre l'invention et la solitude, entre l'amour et le temps. Impossible à expliquer. 

Voilà. Pour moi, Sollers, c'est d'abord, surtout et toujours l'envie de lire (je ne dis pas le besoin). L'envie d'aller voir les écrivains. Pas leurs palais ni leurs chaumières, mais leurs liasses de papier, leurs brouillons, leurs stylos et leur machine à écrire, leur table et les fenêtres devant lesquelles ils se tiennent immobiles. Ce qui se trouve sous leurs textes. De nous tenir un instant près d'eux, dans leur chambre. J'ai envie de citer ce passage de Femmes :

« Je m’étonne toujours de constater à quel point ils ou elles ont peur d’être seuls… Alors que, pour moi, c’est depuis toujours le plaisir fondamental, les yeux ouverts du petit matin vide, la soirée qui n’en finit pas, la beauté insensée des murs… J’aime manger seul au restaurant ; j’aime rester seul trois jours sans adresser la parole à personne… J’aime sentir le temps passer pour rien, n’importe où, dormir, dépenser le temps, me sentir le temps lui-même courant à sa perte… Je suis là, encore un peu là, et un jour je ne serai plus là, je boucle doucement sur moi ma place dans la bande dessinée, la rapide atmosphère ambiante… Je me sens de passage, agréablement, simplement, je n’ai pas peur… Tout le malheur des hommes est l’impossibilité où ils sont de demeurer seuls dans une chambre ? Oui, avec Pascal sur la table de nuit, ça devrait suffire, cependant, pour la grande nuit du séjour parmi les hommes… Café très fort, whisky, tabac, radio… Et vogue la plage ! Et plane le temps ! De temps en temps, je loue une chambre d’hôtel, pas loin de chez moi… Je vois tout comme si j’étais en visite dans le coin où j’habite, j’ai l’impression de venir faire une étude après ma mort sur ma vie dans la région… » Et puis aussi, dans Carnet de nuit : « J'étais le dernier paragraphe, son ondulation, sa modulation. Surpris, navré, amusé de me retrouver quand même avec un corps, alors que j'étais passé de l'autre côté : dans l'air, entre les phrases. » Vous me dites que ce n'est pas de la grande littérature ? Je suis d'accord. Ce n'est pas de la grande littérature, mais ce “Carnet” m'a aidé à vivre, et j'en avais fait une sorte de bréviaire secret. Mozart n'est jamais loin. J'habitais à Paris dans un très bel appartement qui était devenu une sorte de tanière magique. J'avais beau être entouré, j'y ai beaucoup souffert de la solitude, et Sollers m'a parlé à l'oreille. Ça n'avait pas de prix. Je crois bien avoir inventé sa littérature autant que je l'ai lue, et peut-être plus. J'aurais toujours une dette envers lui. C'est comme ça. Je me souviens d'une fois où Sophie était venue me chercher au train, à la gare de Lyon, il faisait beau et nous avions décidé de marcher jusqu'à notre appartement de la rue Villehardouin. En chemin, près de l'Observatoire, j'ai aperçu Sollers en train de lire à la terrasse d'un café. Je l'ai indiqué discrètement de la tête à Sophie et elle m'a immédiatement dit : « Oh ! Allons le voir ! » Mais non ! Jamais de la vie ! Je ne voulais pas le déranger. Il était dans l'infini, et nous, nous étions seulement à Paris. Un peu plus tard, j'ai mieux compris pourquoi mon amie voulait aller le voir. Un soir que nous étions en train de regarder la télévision comme un vieux couple las, l'habile Bordelais se montrait dans la petite lucarne, et Sophie, sans me regarder, prononça ces mots stupéfiants : « J'ai envie qu'il me baise. » Je crois qu'elle ne lui aurait pas déplu. 

La solitude et Sollers, donc, la curieuse solitude qui peut aussi bien nous tuer que nous amener au paradis. C'est compliqué, une vie d'homme ! C'est très simple et très compliqué. Je m'en aperçois par exemple quand je reprends un de ses romans (Portrait du joueur) et qu'il me tombe littéralement des mains. Comment ai-je pu aimer ça ? Ça me semble inconcevable, et pourtant… Mais je sais bien que le même phénomène pourrait m'arriver avec d'autres et je ne suis pas pressé d'en tirer des conclusions. C'est moi qui ai changé, et je ne crois pas qu'il faille s'en désoler. Il y a des saisons pour certains livres, pour certains écrivains, et puis les saisons passent, et nous passerons aussi. Je préfère ne me rappeler que les bons souvenirs, et ce que Sollers a fait germer en moi. Il aimait Mozart, il aimait Bach, il aimait le jazz, il aimait Argerich et Bartoli, et Gould, c'est déjà bien. Je ne l'ai jamais rencontré et c'est très bien aussi ; je ne l'aurais peut-être pas aimé, il ne m'aurait peut-être pas aimé. La solitude et la musique, entre nous, c'est ce qu'il y avait de plus précieux. Ça laisse des traces indélébiles. Même si je me sens un peu orphelin, aujourd'hui, sa mort me fait paradoxalement du bien. J'ai rouvert des livres, moi qui depuis quelques semaines avais la littérature en horreur ; j'ai rouvert des livres et j'ai reconnu la joie qui accompagne ce geste comme on reconnaît un vieux compagnon qu'on a essayé d'oublier en vain. Ça me console de bien des choses. 

Du double mouvement de la ponctuation invisible et de l'illisible saturé, il a su se tirer habilement en se cachant comme personne. Tous ceux qui disent le connaître mentent, très naïvement. Je n'ai pas cette prétention, mais j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir marché un temps en sa compagnie, sans mots, sans phrases, comme on suit silencieusement une belle fille dans la rue pour savoir où elle habite. Heureusement, il m'a semé en chemin. Restent le désir et le mystère. Merci, Sollers ! Tu as étendu le volume de l'éloquence lisible. J'ai été mot parmi les lettres, peu importe ce qu'il en restera.

mardi 8 août 2017

Bénédiction



Souvent malade, et très heureux de l'être. Un romantisme des muqueuses. Hallucinations, terreurs, temps long, ennui, visions, le jardin, la chambre, les bruits de la maison. Les biscottes avec le miel. Les chats. Les livres. La neige sur les collines. Le bonheur est un péché vibrant. 

Les chambres. La chambre de la sœur. La chambre du pigeonnier. La chambre aux deux lits. (Chambre est un mot étrange. Ambre à laquelle s'ajoute le ch de "chut".) Et la chambre des parents, avec son balcon, la seule chambre qui donne directement sur la salle de bains. 

Le père est silencieux. C'est la mère qui parle. Il parle, mais ailleurs, avec ses amis, avec ses maîtresses. À la maison, il est là pour signifier la loi, c'est tout. Il est là pour corriger les fautes de français et pour imposer le silence. Ou mettre de la musique. 

Au milieu de la nuit, un ami de mes frères ainés est descendu se cacher dans le cellier. Mon père descend, ouvre la porte, prend quelque chose à boire, et, au moment d'éteindre la lumière et de refermer la porte, dit très tranquillement, presque à voix basse et sans le regarder : « Bonsoir, Lalo. » 

Dans sa famille, les garçons portent des prénoms qui commencent par un "R". René, Robert, Roger. Il joue du violon au théâtre, le soir, pour payer ses études. 

J'entends ma mère me dire : « Tu es le seul avec qui il parle. » et aussi : « Tu es le seul qu'il ait jamais pris dans ses bras. » 

À quinze ans, j'ai voulu reprendre le piano. À ce moment-là le regard du père a changé. Ricanement général dans le reste de la famille. Il fera comme nous

Comment s'appelait le type qui l'avait escroqué ? Ah oui, Metzger. « Un franc-maçon ! », avait lâché mon père, à table, avec un mépris formidable. Un million quand-même. Pour lui, la parole était sacrée. J'ai compris ce jour-là qu'il n'en allait pas de même pour tout le monde. 

Hors de Gaulle, il n'y avait rien (ça n'a pas changé). Ma mère était plutôt du côté de Pompidou. Normal.

Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… 

« Le génie c'est l'enfance retrouvée à volonté. » CRAC ! L'autre imbécile de Faurisson qui "analyse" Rimbaud… On croit rêver ! Et la mémoire, vous y croyez, M. Vallet ?

Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. 

Dans la chambre de la sœur, il y avait un placard en deux parties. La partie basse servait de penderie, et la partie haute de placard. Elle y cachait les livres licencieux

Vaut-il mieux être un enfant raté ou un enfant gâté ? 

Quand il me donne cette gifle, nous sommes sur le perron, devant la maison. Puis il me prend dans ses bras. L'odeur.

Chambres, penderies, placards, bijoux, cheveux, parfums, odeurs, présences-absences. Après-midi… La maison pour soi seul.

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, 
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. 
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort.

Madame Bovary, 1856, l'année de la mort de Robert Schumann. Le dogme de l'Immaculée Conception date de 1854, Ineffabilis Deus. Cette histoire impressionnait beaucoup Flaubert.

Expérience intérieure : l'amande de l'angoisse extatique. Comment comment ? Angoisse ou extase, faudrait savoir ! Eh bien non, l'angoisse de l'abandon est indissolublement liée à l'extase. 

Faire des phrases qui nous acheminent vers la Parole, parce que tout à coup notre solitude est à son apogée, n'est-ce pas un peu la même chose que de procréer ? Se continuer dans un autre corps que le sien, est-ce toujours et forcément lié à un acte sexuel ? Être l'enfant de Dieu, est-ce être divin ?

Dans cette maison-là, dans ces après-midi-là, dans ce temps-là, c'était divin. Tiroirs, lingerie, livres, poussière, photographies, heures longues, longues, silence… Les six autres avaient vidé les lieux, je restais seul en pleine possession du royaume et entrais en communication directe avec les parents absents. Nul obstacle. Je peux faire pivoter mon regard comme un périscope temporel, je revois parfaitement les coins et recoins du galetas, dans lequel je passais des heures. La salle de bains, avec son immense œil de bœuf, avait un plafond surélevé par rapport au reste de la maison, ce qui faisait par contrecoup dans le galetas comme une sorte d'estrade, comme un ring de boxe, ou comme une scène.

Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce

J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.

Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.

Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !

On oublie tout mais on peut, aussi, se rappeler tout. Non pas se souvenir, mais se rappeler.  Rappeler l'enfant. Rappeler la musique. Rappeler l'odeur. Se rappeler dans l'enfant, se rappeler dans la musique, se rappeler dans l'odeur. On ressuscite, à condition de le vouloir. Regardez autour de vous, plus ils sont de vieux enfants ratés, moins ils ressuscitent. Ils n'ont pas cherché la clé, elle leur pend autour du cou. Ils n'appellent pas. Ils ont oublié les noms, les sons, les corps, leurs corps. Pour être heureux il faut avoir un corps multiple.

L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.

De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?

« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.


lundi 1 mai 2017

Le petit coussin de velours bleu

Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique. Quand l'oreille est bouchée, quand le corps n'a pas appris depuis l'enfance à laisser passer ce souffle, à lui faire place, au plus profond des organes et des rêves, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, quelque chose qui nous tient éloigné de ces êtres, il y a un-je-ne-sais-quoi dans leur phrasé qui ne correspond pas à notre souffle et à nos aspirations, la pente n'est pas adaptée à la densité de notre chair, la main ne trouve pas la bonne résistance, le bon volume

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité. Je suis persuadé que ce rapport à l'autorité, précisément, fait une grande différence avec les autres arts, sauf pour ce qui concerne le théâtre (le théâtre de textes)

« Tiens-toi tranquille, ô, ma douleur ! » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question ! À quelle distance de la musique nous trouvons-nous ? Voilà la vraie question. Trop près on brûle, trop loin ce n'est pas la peine. Les violonistes posent l'archet sur la corde, c'est-à-dire le souffle sur le cœur vibrant, on ne pourra jamais faire mieux : soufflent sur la flamme 

mardi 27 décembre 2011

Au bord du fleuve


Je suis catholique. Et vous ? Non, vous ne l'êtes pas, vous ne pouvez pas l'être. « Au bord du fleuve, le miracle des fleurs, sans fin. / A qui se confier ? On en deviendrait fou. » Le catholique est celui qui a rencontré une fleur, et qui deviendrait fou de ne pas savoir annoncer la bonne nouvelle. Les pires sont sans doute ceux qui vont à la messe et participent aux processions, et recopient pieusement des extraits de la Bible dans leurs semainiers. À Sainte-Agathe, l'orgue est dans un profond sommeil, personne n'écoute plus sa voix, alors il se tait. Il attend. Personne n'est plus catholique, là-bas. Dans ma jeunesse déjà la chose se faisait rare. Il fallait sentir alors ce qui allait advenir. Une certaine manière d'écouter le premier concerto de Chopin, avec Papa, qui pleurait, son violon sur les genoux. Voir la lumière à travers les larmes du père, comme on voit le saint Esprit dans la lumière qui tombe des vitraux dans la nef. Je suis assis à la tribune, là-haut, à côté de Georges, je sens son exaspération pendant que le prêtre fait son office, d'un air las. Georges était déjà dans la tombe, avec ses sourcils en bataille et sa voix suave, me parlant d'étymologie pendant que les fidèles répétaient les vieilles phrases, sans les comprendre. Je suis en culottes courtes et je regarde Maman, en bas, la plus belle, et je me demande ce qu'est un miracle.

Je pose mes mains, doucement, sur l'ivoire jauni du vieil Erard. Je n'enfonce pas les touches, je reste là à sentir la voix qui monte, j'ai la chair de poule, j'entends Maman qui s'affaire dans la cuisine, qui prépare le petit déjeuner pour tout le monde, je sens l'odeur de la brioche. Je regarde, au-dessus du piano, les deux portraits de Mozart et de Beethoven, et, sur l'autre mur, celui de saint Jérôme, et je me sens au bord d'un fleuve. Les bruits dans la maison, les odeurs de la maison, le chat Abdou qui grimpe sur mes genoux, la voix de ma mère, la partition sur le pupitre, et l'hostie que je viens d'avaler, dont je sens encore le goût fade, sur ma langue, le corps du Christ, ne pas mâcher, Wilhelm Backhaus qui joue le premier concerto, le thème en mi majeur, que j'attends chaque fois, les larmes aux yeux, et l'incroyable modulation en ut majeur, et alors je me lève, je vérifie que personne ne peut me voir, et je dirige l'orchestre, c'est moi qui fais couler le fleuve. Ce bonheur, c'est à devenir fou.

lundi 7 novembre 2011

Syndicat


Nicole, j'ai du désir d'enfant, ce soir, on va dire. Veux-tu venir là écarter les jambes, nous t'en prions. Mais c'est qu'elle veut pas, la conne ! J'ai pourtant bien vérifié sur l'almanach marmots, c'est un droit que j'ai, faudrait pas trop déconner avec ça, Fifille !

Quand j'étais jeune, moi aussi je voulais perpétuer l'espèce, mais dans les années que nous baissions le futal plusieurs fois par jour, la mode en était un peu passée, et personne ne voulait jouer au réac de service.

J'en ai d'abord rencontré une qui faisait bander tout le lycée, mais c'est à peu près à l'époque qu'ils nous ont inventé la pilule. Ensuite on s'est habitué, la purée c'était déjà du décor, une sorte de signature virtuelle, si on veut.

Le temps a passé sacrément vite, on peut pas dire le contraire. Maintenant quoi, aller à la banque la plus proche pour se vider les poches ? C'est contraire à notre religion. Sur Flickr, il y a un groupe que j'adore, c'est le groupe qu'on appelle "Hommage". On y voit des photos de photos, des écrans qui représentent des écrans. Avec sur la photo, devant l'écran, une longue traînée blanchâtre, le canon encore chaud du type bien en évidence, comme un autographe mou entre deux tranches de réel.

On ne demande plus un autographe à une pinup, on lui envoie sa béchamel en bits, pour lui montrer quel effet elle nous fait. C'est là qu'on voit que l'époque n'est plus la même. Décharger avant terme ou hors contexte, quand on avait quinze ans, c'était la honte de la honte, pire que d'être à la CGT.

jeudi 8 septembre 2011

Tout d'abord, Bonjour !


— Georges, il paraît que vous "énervez beaucoup Renaud Camus" ? En êtes-vous conscient ? En êtes-vous heureux ? En êtes-vous fier ?
— Je n'en suis pas heureux, non, mais j'en suis assez fier, je ne peux pas le cacher.
— Que pensez-vous de Martha Argerich et de Sviatoslav Richter ?
— Beaucoup de choses, mais je préfère ne pas en parler.
— Pourquoi ne jouez-vous plus de piano ?
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
— Pensez-vous avoir quelque chose à dire ?
— Non. Et vous ?
— Quelle est l'acte, le livre, la musique, la circonstance, le héros ou la philosophie qui vous caractérise le mieux ?
— Enfant, avoir fait des trous dans les murs de la maison, et y avoir enfoui des noms écrits sur des feuilles de papier à cigarette. Ils y sont toujours.
— Êtes-vous fidèle ?
— Jusque par-delà la mort.
— M'aimez-vous ?
— Non.
— Qu'est-ce qui vous est insupportable chez Evgeny Kissin ?
— Son physique. Sa figure, tout particulièrement.
— Une date ?
— Le 10 septembre 2001.
— Le nom d'un homme politique français ?
— Villepin.
— Pourquoi lui ?
— C'est le pire.
— Uu slogan, vous auriez un slogan ?
Libérez la bloge !
— Je ne suis pas certain de comprendre…
— Si vous aviez compris, c'est que je me serais trompé.

dimanche 7 août 2011

Busy Line


Put a nickel in the telephone

Ma chère Rose Murphy chante une des plus jolies chansons que je connaisse, Busy Line. "Mettre une pièce dans la fente du téléphone" et entendre (comprendre) que "la ligne est occupée". Y a-t-il plus merveilleuse métaphore de l'amour ? Les hommes passent leur vie à "mettre une pièce dans la fente" et à "entendre que la ligne est occupée" : tut tut tut tut… ! Ils ne peuvent dès lors que rester au bord (de la fente), avec leur nickel à la main, à attendre que la ligne se libère, ce qui n'arrive évidemment jamais. Une femme est toujours occupée ailleurs, même quand elle semble si proche de vous que la géométrie en est défaite.

"Votre correspondant est déjà en ligne"… (c'est une voix de femme qui le dit !) Toujours déjà ! Quand la ligne se libère et que "celle qui vous correspond" semble s'offrir à vous, rien qu'à vous, c'est pour un autre qu'elle est indisponible, voire indisposée. Vous ne faites que prendre place dans la ronde, vous faites un tour de manège. Vous avez un ticket, mon vieux, allez, ne laissez pas passer votre tour ; et vous êtes prié de jouer à l'Unique.

J'ai vécu une expérience traumatisante, un soir, à Paris, dans un taxi, au long du boulevard Saint-Germain. J'étais en compagnie d'une très belle jeune femme dont le téléphone portable a sonné. Elle n'a d'abord pas répondu. Puis, devant l'insistance de celui qui appelait, elle a fini par décrocher, et j'ai dû subir, pendant de longues minutes, le discours terriblement convaincant de celle qui jurait à l'autre qu'elle était seule, mais qu'elle ne pouvait pas lui parler à l'instant, qu'elle était indisponible, voire indisposée. Son discours s'adressait à l'autre, l'appelant, celui qui voulait mettre un nickel dans la fente, mais aussi bien à moi, évidemment, l'appelé, l'élu d'un soir. Ce que j'entendais, pendant qu'elle parlait à voix basse, dans ce taxi, c'était les "tut tut tut tut…"qui m'attendaient, moi aussi.

L'amusant est que, contre toute évidence, celle qui vous joue cette scène pourra vous jurer l'instant d'après qu'à vous elle ne mentira jamais. Et il faudra bien entendu faire semblant de le croire, sous peine de ne pas être admis au cercle, de ne pouvoir entrer dans le jeu.

Les femmes sont comme la musique et la mer, il faut rester au bord. De toute façon, qui pourrait bien vouloir plonger au cœur du néant ?

mercredi 6 avril 2011

Et si on parlait un peu de Cioran ?



« La France a besoin d'honneur, crie Napoléon, elle n'a pas besoin d'hommes ! »

Et tout le monde de se dire : ça y est, Georges le dingue est revenu, et il commence très fort, avec une phrase à la con que personne, et certainement pas lui, ne comprend. Eh oui, c'est comme ça. Quand Georges s'éveille, il pense à Napoléon, et il met la deuxième sonate de Graźyna Bacewicz à plein tube. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Graźyna Bacewicz, car j'imagine que tout le monde ici l'ignore. Rêver de Marie Walewska, ça vous arrive ? À Georges, oui.

Bref, du temps où Georges fréquentait des veuves joyeuses et jouait à la pétanque dans le massif de la Sainte-Beaume, la boisson obligatoire était le thym au caramel. Le matin, après les cours d'électroacoustique, on allait écouter les conférences de Boucourechliev sur Wagner. Boucou arrivait au volant de sa décapotable rouge, avec une minette de vingt ans à ses côtés, lui qui devait en avoir cinquante à l'époque. 77, on venait de lire les Fragments d'un discours amoureux, mais on ignorait que Barthes prenait des cours de piano avec le juvénile professeur qui nous parlait de son maître Bruno Maderna avec la tendresse de tous ceux qui l'ont connu. Il y avait beaucoup d'Italie dans la France de ces années-là, mais pas de SIDA, et il ne fallait pas nous le dire deux fois. À part la pétanque de l'après-midi, il y avait le dortoir commun, où je m'étais trouvé une place à côté d'une pianiste au gros derrière qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok toute la journée. Michèle, qu'elle s'appelait, et elle était très timide. Avant d'aller la rejoindre dans le lit minuscule qu'elle occupait, il fallait se taper l'illuminé qui, debout sur son plumard et trépignant comme un paon névrosé, nous déclamait du Cioran à plein poumon pour que nos rêves soient plus gais, j'imagine. Je n'ai compris que plus tard qu'il avait des vues sur la Michèle en question et que Cioran était surtout une manière de pallier sa trouille de lui mettre la main aux fesses. Comme l'endroit ne manquait pas de jolies filles, et que je peux parfois être d'une abnégation frisant le martyre, j'ai alors jeté mon dévolu sur une Suisso-mexicaine qui jouait aux boules avec une nonchalance admirable. Alors que j'étais perdu dans la contemplation de son postérieur, elle se retourna et me dit avec beaucoup de naturel : « Oui, je sais, j'ai de très belles fesses, je les appelle mes cloches de Pâques. » Ce "je sais" m'a longtemps travaillé, je dois le reconnaître…

Voilà comment on apprenait la musique, dans ces années-là. Il y avait bien déjà (ou encore) quelques petits cons qui nous les brisaient avec leur refus d'aller assister aux cours sur Wagner au motif que c'était un nazi, mais ça ne nous empêchait pas de dormir, ni de baiser. Je garde de cet été le souvenir des odeurs des Revox, du thym, et des savonnettes bon marché qu'on nous avait distribuées pour nous décrasser, et la voix métallique de Boucou, bien sûr, quand il nous disait, joignant le geste à la parole, en parlant de la bande magnétique qu'il ne fallait pas avoir peur de mettre à la poubelle : « Coupez ! Coupez ! Mais coupez, nom de Dieu ! Senza pietà ! »

Quel est le rapport avec Napoléon ? J'avoue que je ne sais plus. Ça me reviendra. Peut-être…

À la fin du stage, je suis passé par Avignon, où je me suis fait casser la gueule par un jaloux, devant la gare SNCF, qui m'a lancé un Solex dans la poire. Je n'avais pas un rond pour rentrer en Haute-Savoie. J'ai donc fait du stop. Pas facile de se faire prendre quand on a le visage en sang, je vous assure. Mais j'ai fini par arriver, vers trois heures du matin, dans la maison familiale désertée car tout le monde était en Corse. J'ai appelé ma Suissesse qui est venue me rejoindre, et nous avons pris des bains en chantant la Veuve Joyeuse et en mangeant des groseilles.

Cioran n'est pas polonais ? Non, et alors ?

mardi 23 novembre 2010

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir…


Aix-en-Provence

Les Noces, de Stravinsky. Sur scène, Carlos, les sœurs Labèque, Sylvio Gualda, Drouet, je ne me souviens plus des autres, peut-être Pludermacher, ou Jean-François Heisser. Il fait très chaud, Katia a cassé une corde de son piano (c'est bien le moins), et dans le chœur, cette soprano que je fixe depuis un bon moment… À la fin du concert, je vais la voir, elle est brune, pulpeuse, très charnelle, et son parfum, très capiteux, me fait tourner la tête. La couleur de ses bras, la chair un peu amollie autour de ses biceps me rendent fou. Elle a la poitrine d'une soprano et l'accent de Bordeaux.


jeudi 13 mai 2010

Les vacances de Serge


Il n'était pas vraiment très beau. Roux, très myope, un peu négligé. Fumant des Dunhill, le paquet rouge. Il entre dans la classe du nouveau professeur de flûte. Elle a la trentaine, porte un col roulé blanc. Il lui demande, avec un grand naturel : « Est-ce tu peux me montrer tes seins ? » Et en guise d'explication : « Je suis musicien de jazz, je ne pars pas souvent en vacances. »

Irène




Elle avait ses lunettes et un petit pull noir qui laissait voir la chair de ses hanches, qui étaient dodues, lustrées, d’une finesse de peau réellement merveilleuse. J’avais envie de me jeter sur elle et de poser mes lèvres sur cette petite portion de peau que j’essayais de ne pas trop regarder. Elle avait l’air fatigué, sa figure avait rétréci, elle était pâle.

Elle a un tic, de plus en plus souvent. Avant de commencer à jouer, elle se met à taper sur ses cuisses avec la paume de ses mains, en alternance, comme le font si souvent les percussionnistes amateurs, mais avec une irrégularité caractéristique, comme si l’impatience simulée que ce geste est censé traduire tenait tout entière dans cette irrégularité. Pendant qu’elle martèle ses cuisses, elle relève le visage et regarde droit devant elle, comme si elle voulait dire à la tranquille partition qui lui fait face : « Tu vas voir ce que tu vas voir, toi, tu ne perds rien pour attendre ! » Malheureusement, ou heureusement, la partition, impassible, est l’indiscutable vainqueur de ce bras de fer qui tourne au rituel.