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jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)

mardi 5 novembre 2024

Fuir

 

« Je n'écrirai jamais de symphonie ! Tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est que d'entendre constamment résonner les pas d'un tel géant derrière soi ! » 

Cherchez-vous un moyen rapide de prendre connaissance de l'abjection de notre époque ? Parcourez l'entrée Wikipedia consacrée à la troisième symphonie de Brahms. Vous verrez qu'en cette fiche très succincte un paragraphe entier est consacré à ce qu'ils nomment « reprises et adaptation », où il est bien sûr question du troisième mouvement : Savoir que Gainsbourg et Frank Sinatra ou Carlos Santana ont repris un thème de Brahms lui confère sans doute, pour ces tortionnaires de la grandeur, la majeure partie de son intérêt. 

Quel rêve extraordinaire j'ai fait, en fin de nuit, vers six heures ! J'aime ces rêves complexes, stratifiés, avec beaucoup de personnages, dont certains sont des revenants, ou des habitués — qui reviennent régulièrement dans mes rêves, personnages à la fois singuliers et multiples. Singuliers parce qu'on les reconnaît immédiatement, sans le moindre doute, que leur aspect et psychologie sont à peu près conformes à ce qu'on attend d'eux dans la vie diurne, mais multiples parce qu'ils sont en chaque occurrence très différents, et offrent au rêve des qualités et des fonctions qu'on n'aurait pas imaginées, qu'ils sont, dans chaque songe, très originaux, drôles et profonds à la fois, très caractérisés, ductiles et malléables. Il se trouve que deux de ces gaillards sont revenus à peu d'intervalle (environ une semaine) dans mes rêves : R.C. et Q.V. Les rêves dans lesquels intervient R.C. (j'ai dû en faire une dizaine depuis vingt-cinq ans) sont toujours merveilleusement subtils, très poétiques, très complexes et empreints d'une intelligence et d'un esprit étincelants. 

En plus de ces deux-là, il y avait beaucoup de rôles masculins (l'un d'eux, innommable — je crois savoir de qui il s'agit, je vois s'esquisser son visage assez caractéristique, mais je n'ai pas envie de le nommer), et deux femmes. Parmi les acteurs du rêve, les deux femmes avaient un rôle important. Christine S était très nettement un premier rôle, et MPF avait un rôle subalterne mais tout de même frappant (que j'ai en grande partie oublié (elle avait une jambe de bois)). Chez les hommes, hormis les deux déjà cités, Daoud B. incarnait son propre rôle (ce qui n'est guère flatteur). Christine, à la fois flamboyante et exaspérante (mais très sexuelle), incarnait un personnage à la limite du ridicule, et quelque chose me disait, sans que je me le formule explicitement, qu'elle était la couverture (ou la doublure) de quelqu'un d'autre (sans doute Isabelle). Pourtant c'était bien elle, sans qu'il soit permis d'en douter. Elle était à la fois odieuse et impériale mais aussi, j'insiste sur ce point, assez ridicule pour qu'elle soit crédible. 

J'ai oublié l'essentiel, c'est-à-dire tout ce qui faisait le sel et le charme incomparable de ce rêve. (Ma vie n'est faite que de rêves à demi oubliés.) Ne sachant comment retrouver l'essence de cette construction onirique, sa formule cryptée, j'ai cherché une musique qui soit à même de l'évoquer, au moins un peu, et j'ai immédiatement pensé à Stravinsky. Le Stravinsky de Petrouchka. Petrouchka dans sa version pianistique, avec ses accords très riches, pleins de doigts. Petrouchka volubile, acrobatique, virtuose, mais aussi grotesque et pathétique. J'espère que des souvenirs plus nets de ce rêve me reviendront, comme cela arrive parfois à l'improviste. Écrire n'est jamais que retrouver par inadvertance des bribes de rêves évanouis et tenter de les organiser quelque peu.

Mon rêve de la semaine dernière était une sorte de prologue à cette dernière chimère, beaucoup plus simple, moins narratif mais très gai et assez mystérieux. La couleur jaune y était prégnante. Je l'ai noté quelques minutes après le réveil, de manière succincte : En préambule, un rêve érotico-amoureux, très bref, dont Anne est encore une fois l'héroïne (…). Ses lèvres, épaisses, cartonneuses, mais ô combien pourvoyeuses de plaisir… Mon désir… Son attitude à mon égard — c'est tout ce que j'aime… Son mec (mari, amant ?) est très jaloux de moi. Puis, sans transition, rêve avec R.C. en courrier, en estafette, si vous préférez. Il vient en trottant, diplomate très élégant, sans veste, avec un chandail sans manches, me délivrer un message de la part de Q.V. Le message consiste en un mot-de-passe : « Tohu-Bohu ». Je suis gêné qu'il ait pénétré dans mon intérieur qui est sale et en désordre (je vois encore très nettement la table du salon sur laquelle s'étale un grand méli-mélo, et même des miettes de pain, mais où se trouve également un très joli disque dur jaune, laqué, fin, allongé, d'une grande élégance et netteté qui contrastent avec le reste. La porte-fenêtre qui donne sur le jardin était ouverte. Il fait beau. L'Émissaire est très aimable, « très-R.-C. », en somme. J'ai malheureusement oublié la substance (ou le prétexte) du message de Q.V., mais il avait un rapport avec mes manuscrits, j'en suis convaincu. Un peu plus tard (mais c'est le même rêve), je me balade dans le village en compagnie d'une grande femme inconnue d'un certain âge, aux cheveux gris et longs. Tout en marchant, je lui apprends, sans le nommer, qu'un écrivain très important et très célèbre habite dans notre village. Elle semble intéressée par cette révélation. Elle aimerait en savoir plus. Je reste évasif, sans savoir ce qui me retient de lui dire la vérité. La tonalité générale de ce second rêve est très gaie, pleine d'humour et de vivacité. C'est une fiction très agréable dont malheureusement j'ai oublié la fin. L'atmosphère est à l'intelligence et la gentillesse. Allegro.

J'ai du bois à fendre, écrit quelqu'un que je ne connais que de réseau. Moi, du bois, je n'en ai pas, et je le regrette. Je regrette ce temps (les années 80) où j'allais de l'autre côté de la ruelle fendre du bois pour alimenter mes trois cheminées et ma chaudière. Il écrit aussi que tous les discours sur l'amour l'ennuient. Je dois beaucoup l'ennuyer, s'il arrive qu'il me lise, ce que je crois. L'avenir est sombre. Depuis un mois, j'ai comme on dit gardé la chambre. Je l'aime, ma chambre. Si au moins j'avais dormi… Je m'avise avec beaucoup de retard que les douleurs continuelles que j'ai endurées depuis presque un mois ne sont pas une nouveauté. Il y a quelques années, les mêmes douleurs m'avait conduit aux urgences d'Alès. Je croyais alors être empoisonné à l'arsenic. En deux autres occasions sont revenues ces mêmes douleurs qui m'avaient conduit à appeler un médecin à sept heures du matin, lequel m'avait soulagé avec des piqures. C'est la première fois que je supporte ça aussi longtemps. Les antispasmodiques ne soulagent pas du tout. Comme la douleur n'est pas réellement insupportable, on essaie de la supporter (c'est ce que j'ai fait depuis le 30 septembre). Mais ce qui est insupportable, c'est qu'elle soit sourde, lancinante — et surtout constante —, et que rien ne puisse la faire céder. On peut dire qu'elle m'aura bien occupé, durant ce mois d'octobre, jusqu'à m'empêcher de lire, d'écrire, et même d'écouter de la musique. Raphaële me parle d'appendicite, mais je suis sceptique. Je me suis traité avec de l'argile, des clous de girofle, une nourriture adaptée et quelques jeûnes. Je ne crains pas ce qu'on appelle « la maladie ». Je ne crois pas aux maladies, que je préfère appeller « symptômes ». La seule chose qui me fasse réellement peur, c'est l'absence de sommeil. La folie n'est jamais loin, alors, et ça terrorise. Durant des jours et des jours, j'ai cru que plus jamais je ne pourrai me nourrir normalement ; perspective assez inquiétante. Il faut toujours essayer de se rappeler, quand on est « malade », que ce qu'on nomme maladie n'est que l'effort que produit notre corps pour retrouver un équilibre toujours instable. Ce n'est pas facile. Tohu-bohu… Tout est langage. Surtout la maladie. Mais lorsqu'on est malade, on n'entend pas, on n'entend plus, on ne distingue pas les paroles que nous adresse notre corps, car on n'est pas habitué à ce qu'il parle fort. On croit qu'il s'agit d'une langue étrangère alors que tout au contraire c'est le seul langage réellement personnel et intime qui nous traverse, le seul discours qui nous est adressé singulièrement. 

La langue de la maladie et la langue des rêves ont beaucoup de points communs. Nous prenons leurs discours pour un tohu-bohu parce que les croyances partagées avec les autres nous ont éloignés de nous-mêmes, de la vie qui quoi qu'il arrive persiste en nous, cherche à se rétablir. Je suis un mammifère avant d'être cartésien ou libéral ou musicien. Je suis une bête qui va mourir, quoi que je puisse dire ou écrire, ou croire. Se nourrir, produire des déchets, et dormir, voilà ce que l'idéologie ne pourra jamais contredire, quelles que soient ses prétentions et ses fanfaronnades. L'utopie et la justice viennent se briser sur les besoins fondamentaux de la cellule vivante. Dans nos rêves et dans nos douleurs il y a le feu incorruptible de la biologie qui ne cesse de s'exprimer. C'est elle qui est première. Ce que l'homme appelle désordre n'est qu'un ordre supérieur et nécessaire qu'il ne sait pas déchiffrer. Les langues se déploient toutes en même temps, parallèles les unes aux autres, et c'est de leurs rares croisements que naît l'angoisse de celui qui ne dort plus. L'eau monte. C'est la danse des nounous. J'ai l'intuition qu'il faudrait repartir de l'origine et remonter le courant mais je n'en ai plus le courage, ni la force, si je les ai jamais eus. Pourquoi nous avez-vous mis au monde ? Elle avait une jambe de bois…

Quelques incursions brèves et erratiques dans l'époque me signifient sans ménagements qu'il faut impérativement l'éviter. Nous n'avons rien à nous dire, elle et moi. La nostalgie n'est le plus souvent que le dégoût travesti, c'est un leurre, un déguisement. Ils parlent de littérature, ils parlent de musique, ils parlent d'art, ou plus simplement d'amour, de mode et de morale, et nous voyons d'atroces grimaces et des torrents de merde qui nous montent à la taille, des charognes et des clowns terrifiants qui s'invitent dans nos alcôves. Toute cette racaille ne cesse de parler, de parader, d'exister, de nous prouver sa monstruosité par un constant excès de banalité. Alors on se réfugie dans le souvenir, bien sûr : c'est le seul sanctuaire qu'ils n'ont pas encore su détruire. Mais même lui, le Souvenir, est entrelardé de publicités et d'échardes de vulgarité. L'eau monte. Elle avait une jambe de bois. Ils ou elles ont de gros muscles, ils ou elles ont de l'argent, ils ou elles ont de belles bagnoles, ils ou elles ont des baskets aux pieds, ils ou elles connaissent les paroles des chansons, ils ou elles sont tatoués et vaccinés, ils ou elles lisent les livres d'Amélie Nothomb, on a de la merde jusqu'au nombril, je préfère ne pas connaître les noms des hommes et des femmes politiques, ils ou elles se filment en train de jouer le troisième mouvement de la sonate au clair de lune sur Youtube, elles ont de grosses fesses et de grosses lèvres, ouais, elles jouent de la batterie ou elles dirigent des orchestres, elles se foutent de grandes mandales dans la gueule et s'en battent les couilles. L'eau monte toujours. L'homme aime construire et défricher — c'est indiscutable. Mais pourquoi aime-t-il passionnément aussi la destruction et le chaos ?

J'avais oublié à quel point le dernier mouvement de la troisième symphonie de Brahms est extraordinaire. J'imagine Schumann écoutant cette musique. Il aurait eu l'impression de se trouver face à la réincarnation de Beethoven, ou au moins à la seule personne sur terre capable de continuer ce que le grand génie avait entrepris au tout début du XIXe siècle, d'en donner des développements viables, solides et inspirés. (Est-ce que Brahms aurait composé cela si Schumann avait été encore vivant ?) Le romantisme est chose complexe. On ne sait jamais à partir de quel moment il a quitté définitivement les rives du classicisme allemand. Je revenais du scanner à Alès quand j'ai entendu la fin de cette symphonie, dans la voiture. Que ce soit le finale de la Troisième ou celui de la Première — adagio, piu andante, allegro non troppo ma con brio, piu allegro —, je ne peux imaginer ces mouvements dirigés autrement que par les bras de Karajan, ses bras en avant de lui, vers le bas, sans baguette, brassant une matière dense et lumineuse, souple mais dense. Cinquante-deux coups de timbales à l'unisson avec les contrebasses, sur le do. Il y a une atmosphère humide d'étoffes mouillées et des respirations épaisses. Il y a des moments, dans la vie inexplicable de ceux qui aiment la musique, où l'écoute sans préméditation d'une œuvre bien connue soudain les conduit à entendre toute la musique, où, dans quelques mesures d'un mouvement de Brahms, ils entendent bien autre chose que ce que le compositeur a écrit. L'espace de quelques secondes, cet auditeur-là ne sait plus exactement ce qu'il entend, car dans la musique de Brahms c'est aussi Beethoven, Bach, Schumann, Bruckner, en un mille-feuilles subtil et paradoxal, et d'autres encore, qui passent comme des spectres sans épaisseur, sans qu'ils se contredisent le moins du monde : on descend dans les profondeurs de la matière sonore, dans le temps, on descend si profond qu'arrivé à un certain point les compositeurs n'existent plus. Le son, à ces profondeurs, n'appartient plus à personne. C'est l'orchestre, qui parle. C'est l'esprit et la matière indissociables. J'ai de la fièvre. Je ne dors pas. L'eau monte. Je vais me noyer. J'ai rêvé de Rosa Luxemburg, Rozalia Luksenburg, née le 5 mars 1871 à Zamość en Pologne et morte assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne. Je me souviens des Spartakistes de ma jeunesse. Le thème principal du dernier mouvement de la première symphonie de Brahms revient et emporte tout sur son passage (largamente). Les larmes me montent aux yeux. Je vais me noyer. Je suis comme l'eau qui s'écoule et tous mes os sont disjoints. Mon palais est sec comme un tesson d'argile et ma langue s'attache à la mâchoire. Il est une heure du matin, Dieu est mort. Eux, ils m'observent et me contemplent. Le temps semble long, sous la pluie. La maladie et les rêves ont bien des points communs. La peur à reculons me prend, me fait repasser par ce frémissement, ce souffle de l'inconnu. Elle criait « encore ! encore ! », à l'étage, juste au-dessus de la pièce où je dormais. Cinquante-deux coups de timbales… Le grand silence de la chambre. Je rallume la lampe de chevet. 

La laideur distrait. Elle possède. Elle possède les êtres bien plus que la beauté. Elle les fait se trémousser, s'agiter, gesticuler. La beauté est une grande vague souterraine, large, océanique. Les thèmes de Brahms sont souvent de cette nature. Mais qu'est-ce que j'ai à vouloir vous parler de ça ? Qui s'en soucie, de Brahms, de Stravinsky, des timbales et des contrebasses, des douleurs et des terreurs d'un vieux solitaire au fin fond d'une chambre qui rêve et qui pleure ? Il faudrait raconter une histoire, il faudrait parler des animateurs télé, des influenceurs, des virus effrayants, du sexe de Brigitte Macron et des dents de Polska, de Frédéric Beigbeder ou de Maxime Chattam, ou alors d'Israël et de Mélenchon, à la rigueur du Grand Remplacement et de la Nouvelle Droite. Participer. Aimer les gens. Émouvoir. Créer du lien. Critiquer le wokisme. S'indigner. Créer du contenu. Parler la langue : la leur. Se taire. Oublier. Sourire comme un vieux sage tranquille et malin. Répondre au téléphone. S'intéresser. En être, quoi ! Mais si je m'éveille, alors, c'est que je dormais ? Cache ton dégoût, Clochemard ! Tu parles trop, toujours trop. Tu es insensible. On te l'a dit. Ou alors trop, je ne sais plus. Écoute-moi, quand je te parle, moi ! Écoute-toi, quand je me parle de toi qui es moi et tous les autres qui n'existent pas et toutes ces saintes immondes qui se baladent en leurs auréoles glaireuses. Toutes des putes. On tremble de poser un pied dehors, tout est contaminé. C'est la danse des nounous. Elles n'ont plus de jambes de bois, elles sont entièrement reconstruites, améliorées. Libérées. Puissantes. Directrices. Premières. Plus le temps de baiser. Branlez-vous, les mecs, les boomers, les débris. Taisez-vous. J'étouffe. Le jour où j'ai arrêté la musique, je me suis condamné à mort. Cancer qui a commencé à grandir silencieusement, à s'infiltrer partout. L'eau monte toujours. La journée va être rude. Toute cette laideur qui m'est tombée dessus. Rien ne m'avait préparé à ça ! Tohu-bohu et possession. Il faudrait un exorciste. Les faire taire une fois pour toutes.

Brahms, Mozart ou Beethoven n'ont composé que pressés par la noble et vertueuse ambition d'être un jour repris par Gainsbourg ou Frank Sinatra, il va sans dire. Leur art balbutiant et primitif n'aurait pu survivre sans la générosité indolente et vaguement apitoyée de nos téméraires contemporains, les Revisiteurs du soir, hilares et décalés, le précis de déconstruction dépassant de leur poche revolver. Dévouons-nous pour dire ce qui va sans dire : il faut rendre hommage aux vrais artistes, les Lilliputiens à subvention et villas à piscine, les Morveux enrappés, les Californiens planétaires qui font la sieste à dix mille mètres d'altitude après avoir vidé une coupe de champagne. C'est du cinéma. Oui, en effet, c'est du cinéma, à tous les sens du mot. Ils ont multiplié les lanternes magiques à partir de vessies mal vidées. Ça sent vaguement la pisse, mais comme leurs sens sont réduits à peu de chose, personne ne semble incommodé. Depuis longtemps le chagrin n'a plus ni peau ni noblesse. On le laisse volontiers aux mauvais coucheurs qui rêvent seuls dans leurs chambres ; ceux-là ont déjà perdu toute dignité, à ne pas distinguer la beauté du monde qu'ils désertent en poussant quelques râles inarticulés ne dérangeant même pas les araignées tapies dans leurs cerveaux exténués. 

Si je devais écrire quelque chose, aujourd'hui, ma seule ambition, mon seul désir seraient de disparaître totalement aux yeux du présent, de m'en séparer si radicalement que plus personne ne serait en mesure de comprendre de quoi je parle, quel est le sujet de mon livre. Mon plancome est nul, inutile de me le signifier. Qu'y puis-je, moi, si la voix de mon époque me répugne tant — Adèle Exarchopoulos est un exemple presque chimiquement pur de cette voix si repoussante, si antipathique à mes oreilles que je comprendrais fort bien qu'elle soit choisie par mes congénères comme une sorte de Marianne universelle ? Vous entendez ? Non, bien sûr. À quoi bon poser la question… Je ne sais pas exactement quelle forme pourrait prendre un suicide littéraire, en 2024, mais cela me semble la seule voie envisageable. La chose est d'ailleurs merveilleusement illustrée par le destin d'une maison d'édition prestigieuse comme Gallimard. Quoi de plus radical et limpide que le passage de Gaston à Antoine ? Ici comme ailleurs, la liquidation est à l'honneur, mais elle se montre avec une transparence impressionnante. C'est le discours de la Méthode. C'est le Modèle, un peu comme le pape François succédant à Benoît XVI l'est à une autre échelle, celle de la civilisation européenne. On peut dire en tout cas que ces deux vaillants soldats n'auront pas rechigné à la tâche, qu'ils auront bien mérité les honneurs que mon époque leur rendra nécessairement. Ma seule véritable contribution à l'humanisme contemporain pourrait être de rédiger un anti manuel de savoir-vivre, c'est-à-dire d'expliquer scrupuleusement à qui voudrait s'y risquer comment l'on peut être encore plus seul parmi la multitude. Il me semble avoir développé en ce domaine une expertise unique. Nous apprenons, souvent contre notre gré, à gravir les échelons qui conduisent à notre perte, mais nous l'apprenons avec une habileté et une gourmandise qui nous étonnent nous-mêmes. Sans doute y faut-il quelques dispositions, au départ, une nature un peu singulière, peut-être, mais je crois surtout que le monde nous aura ici grandement aidés. Commençons par écouter le troisième mouvement, adagio sostenuto, de la vingt-neuvième sonate pour piano de Beethoven, la dite “sonate Hammerklavier”, dans l'interprétation d'Emil Gilels, car il faut toujours revenir à l'essentiel, c'est-à-dire à la musique qui sépare, à la musique qui vous coupe radicalement des autres, à la musique qui fait de la solitude non pas une expérience, mais la seule réalité à la fois indiscutable et impartageable. Que Dieu est facétieux de nous avoir plongés dans une époque dont les noms connus de tous sont Hanouna, Nagui, Ruquier, Nothomb, Arthur, Joey Starr, Laurent Baffie, Mbappé, Paul McCartney, et tous ceux qui sont qualifiés de « stars », dans quelque domaine que ce soit. Que le premier qui a eu l'idée funeste de parler de « star » soit maudit à jamais ! Son initiative est à mettre sur le même plan que la bombe atomique, le clonage ou la viande synthétique. Les trous noirs auraient dû rester invisibles, inexistants, du domaine du rêve ou du cauchemar, comme Dubaï ou la musique de Phil Glass. Mon époque n'entend plus les pas des géants, dans son dos, car la langue qui permettait de les entendre a été abolie. Elle a inventé le microscope électronique à « stars » : ceux-là sont en pleine lumière et projettent une ombre gigantesque sur la civilisation réduite à l'état de poussière. Brahms, Beethoven, Goethe, Rodin, Debussy, et même Stravinsky se taisent et se terrent, bien heureux d'avoir échappé à ce qu'ils n'auraient jamais pu imaginer, peinards dans leurs tombeaux, tranquilles dans leur solitude exaspérée, à des millions d'années-lumière de nous. On peut même penser qu'ils espèrent un oubli total et définitif, trop effrayés de voir ce que leur descendance a imaginé, trop humiliés de voir à quoi leur art est comparé, trop désemparés devant ce qu'il leur est impossible de comprendre. Mais tout va si vite. La bêtise majuscule s'est accumulée brusquement en une amplification démoniaque, c'est une avalanche impérieuse et impatiente, pleine de rage et de fureur. Mon père est mort en 1972, et, très souvent, je pense à lui comme un bienheureux, un Épargné. Sa vie s'est arrêtée juste au seuil du Désastre. Épargnés, nous ne le sommes pas, nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Il faudrait un tombeau si profond et si superbement étanche que rien ne nous parviendrait plus de la rumeur maudite de ce siècle et de ses enfants hurleurs, de leur sale langue merdeuse, de leurs chansons terrifiantes, de leur morale immorale, de leur esthétique infâme et répugnante. Fuir ! C'est le plus beau verbe du XXIe siècle. Le seul qui ne mente pas. La seule promesse. C'est un trou de souris par lequel nous espérons disparaître, l'infiniment petit étant notre sauf-conduit, puisque la vie nous refuse la vie, puisque la paix se retourne contre nous et vient nous torturer au creux de la nuit. 

Reprises et adaptations… Dieu se tait. On le comprend. Lui non plus ne reconnaît plus ce qu'il a pourtant créé, il a été dépassé par ses créatures, il a laissé faire, sans doute lassé de la Bêtise arrogante qui insiste et jamais ne se lasse, qui ne connaît ni le repos ni la honte de ce qu'elle est. Il est capable d'indifférence, au contraire de nous, car il a mis tellement de distance entre lui et le monde que nos cris et nos terreurs sont incapables de troubler son splendide isolement. Je suis désolé de devoir vous le révéler, mais Dieu est Dieu, c'est-à-dire qu'il est divin. Ce n'est pas un homme augmenté, ou plus intelligent, ou meilleur que nous, il ne pense pas comme nous ; et d'ailleurs il ne pense pas. Sa nature l'en préserve. La pensée est une petite chose, à cette mesure. C'est notre besoin d'avoir un semblable à qui nous adresser qui nous aveugle, c'est notre incapacité à imaginer le tout autre, qui nous fait croire qu'il n'existe qu'une sorte de vie et d'intelligence, c'est notre pauvreté spirituelle et nos peurs qui nous empêchent de voir plus loin que ce que nous pouvons comprendre et expliquer, c'est notre invraisemblable arrogance qui limite le monde sensible à ce que nous croyons être : nos yeux ne voient que notre reflet varié dans le miroir. Je n'avais jamais réellement entendu ce solo de violon (d'abord doublé par le hautbois et le cor) dans le second mouvement de la première symphonie de Brahms : il suffit à transformer complètement mon écoute. Comme toujours, il suffit d'apercevoir un chemin insoupçonné pour que le monde prenne un sens nouveau. Combien de fois cela m'arrive-t-il avec les mots, qu'un beau jour je me mets subitement à entendre, alors que je les prononce chaque jour sans que la chair vivante de leurs sonorités parvienne à mon esprit. Si la musique a un sens, c'est bien celui-là : qu'elle nous révèle la richesse d'un monde que sans elle nous ne percevrions pas. Si elle n'est pas révélation, dévoilement, elle n'est à peu près rien.

Il y a quelques années, j'avais eu une initiative étrange. J'avais eu l'idée saugrenue d'inviter publiquement, sur un réseau social, à une sorte de rendez-vous virtuel avec la Beauté. Je demandai que tous ceux qui comprendrait le sens de ma proposition déposent simultanément sur la Toile la Rhapsodie pour alto, chœur et orchestre de Brahms. L'idée étant qu'une même œuvre soit mise en lumière (existe) dans le monde au même instant par un certain de nombre de personnes qui ressentaient le besoin de créer une sorte de rupture dans la trame ordinaire de la laideur, d'ouvrir une brève parenthèse qui fasse place à l'ancien monde. Il fallait donc impérativement se mettre d'accord sur une heure précise et agir de concert. La gratuité absolue de ce geste commun me semblait devoir lui octroyer une certaine force symbolique. J'ai dû renoncer bien vite, car aussitôt, ce ne fut que critiques, propositions alternatives, chacun désirant surenchérir et se singulariser à peu de frais. Pas cette version, pas cette œuvre, pas ce moment, pas de cette manière, etc. Tout à coup, c'est comme s'ils avaient eu cette même idée depuis toujours, et bien meilleure que la mienne, bien sûr. Las… J'aurais dû m'en douter : c'est toujours le subalterne qui triomphe de l'essentiel, c'est toujours la pose qui l'emporte sur la vérité, la loi du nombre qui terrasse l'exception. Ce fut une grande leçon. Il faut parler seul, quitte à ce que personne n'écoute. C'est la seule manière de dire quelque chose. Dès qu'un groupe se forme, la beauté et la vérité s'enfuient, car elles n'existent que dans la singularité. Il est possible que cela n'ait pas toujours été ; c'est en tout cas le monde dans lequel je vis, et je ne connais que celui-là. Peut-être est-ce mieux ainsi… La musique, telle que je la conçois, du moins, ne peut exister que dans l'amour et l'inlassable et incalculable émerveillement de l'éphémère. Ce rendez-vous était un rendez-vous amoureux, à la fois public et clandestin, hautement improbable. C'était sans compter sur la banalité prévisible des mentalités, qui ne déteste rien tant que ce qui lui échappe, car elle est peureuse et conformiste. Tant pis ! Il faut croire que je manque à tous mes rendez-vous. Nous n'avons pas les mêmes points-de-vue temporels, les mêmes rythmes circadiens, mes contemporains et moi. Je les trouve grossiers de n'être jamais à l'heure, ils trouvent que je suis à contretemps, ce qui est sans doute vrai. Quand je parle avec sincérité, on ne me croit pas. J'ai longtemps essayé, pourtant, de me conformer aux rythmes des autres, d'apprendre leur langue, mais je dois admettre que nos pas et nos mesures ne sont guère compatibles, que nous n'entendons pas les mots et les gestes selon les mêmes modes. À la fin des fins, c'est l'oreille qui décide. Le son est le grand organisateur secret du monde ; au commencement était la vibration. Mon idée était vouée à l'échec, je m'en avise aujourd'hui, et finalement, c'est cet échec en quelque sorte inéluctable qui était précieux. Reste la Rhapsodie, immortelle et toujours à découvrir, au sens propre. Les vraies musiques sont toujours cachées, recouvertes par la contingence et le bavardage, et ne se révèlent qu'à ceux qui font l'effort d'apprendre à les aimer. Et pour aimer, il faut une rencontre singulière, à nulle autre pareille, fragile et instable. Qu'elle soit par définition inadmissible ne devrait pas surprendre. 

L'amour, le rêve, les douleurs et la musique, voilà la trame en deçà de laquelle on ne peut aller sans se perdre soi-même. C'est une sorte d'épiderme, ou de muqueuse, toujours un peu à vif, fine et fragile, qui nous sépare des autres et nous donne forme ; c'est notre timbre propre, irréductible. Je pense souvent à cette leçon que Cortot avait donnée, sur Le Poète parle, de Schumann, la dernière des pièces des Kinderszenen. Il s'était mis au piano, pour montrer ce qu'il ne savait pas expliquer avec des mots, et il avait eu ces paroles admirables : « La vérité est qu'il faut rêver ce dernier morceau, et pas le jouer. » Le vieux spectre, déjà de l'autre côté du miroir, ne joue pas du piano avec ses doigts, mais de la pointe de son esprit, et même de son âme. Je ne connais rien de plus beau que ces deux courtes minutes, qui valent toutes les “masterclasses” du monde. La musique le traverse, son corps est si léger, si diaphane… « Être en présence d'un rêve qui se poursuit… » Le Mystère est palpable, intimidant, presque suffocant, on le respire, on l'entend, stupéfié par ce que la musique peut, lorsqu'elle est laissée tranquille, lorsqu'un musicien de ce calibre lui sert de vecteur, sans se mettre entre elle et nous. Et l'on réalise alors à quel point les grands compositeurs sont aussi de grands penseurs dont les spéculations sonores valent bien celles des philosophes.

dimanche 19 novembre 2023

Le dos de Pierre Monteux


« L'entrée de la maison est extraordinaire. Une véritable entrée de bordel. Tentures, moquettes, et un gros cordon de panne rouge servant de main-courante à l'escalier. Dans l'antichambre, une lampe mauresque de bazar, et tout cela feutré, silencieux, d'une discrétion sourde, équivoque et clandestine. » C'est le 21 avril 1913 que François-Paul Alibert (« Le supplice d'une queue ») note ces quelques phrases dans son journal, alors qu'il a rejoint Gide et Henri Ghéon à Rome. « La chambre de Gide donne sur un jardin intérieur, un véritable jardin suspendu, un puits retourné de feuilles et de fleurs, tout à fait surprenant à cette hauteur, et d'un retiré, d'un confiné, d'un mystérieux à vous plonger dans un abîme de rêveries : un véritable jardin de Bethsabée. » 

J'aurais voulu vivre en 1913. Être romain et français. 

Sa première composition s'intitule « le Jeune Faune et la bergère ». Il m'aura fallu attendre un âge mûr pour apprendre et surtout comprendre que les thèmes du Sacre du printemps, que je pensais être des thèmes originaux, sont empruntés (entre autres) au folklore lituanien. La haute création recherche l'obstacle.

« Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité. Ce fut comme si la salle avait été secouée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups ! Les mots semblent bénins, lorsqu'on évoque une telle soirée. Le calme reparaissait un peu, quand on donnait soudain la lumière dans la salle. Je ne cacherai pas que notre calme rivière était devenue un torrent tumultueux. On y voyait entre autres Maurice Delage, rouge, grenat, même, vraiment grenat d'indignation, Maurice Ravel, combatif comme un petit coq furieux, Léon-Paul Fargue, vociférant des épithètes vengeresses vers les loges sifflantes. Je me demande comment cette œuvre si difficile pour 1913 put être jouée et dansée jusqu'au bout dans un tel vacarme. On a tout raconté sur ce sujet : les danseurs n'entendant plus la musique, Nijinsky très pâle criant les temps des coulisses, Diaghilev donnant des ordres de sa loge, les horions donnés et reçus. Quant à moi, je ne perdis rien du spectacle qui se passait autant dans la salle que sur la scène. Debout entre les loges centrales, je me sentais très à l'aise au milieu de la tempête, et j'applaudissais avec mes amis. » (C'est Valentine Marie Augustine Hugo, née Gross, qui raconte.)

Le Sacre du printemps ne fut joué à l'époque que cinq fois à Paris, trois fois à Londres… et c'est tout. La carrière de Nijinsky, en Europe, n'aura duré que cinq ans. C'est pourtant encore à l'heure actuelle le danseur le plus connu du monde. 

« Mais il y a dans le Sacre du printemps quelque chose de plus grave encore, un second sens, plus secret, plus hideux. Ce ballet est un ballet biologique. Non pas seulement la danse de l’homme le plus primitif ; c’est encore la danse avant l’homme. Dans son article de Montjoie, Stravinsky nous indique qu’il a voulu peindre la montée du printemps. Mais il ne s’agit pas du printemps auquel nous ont habitués les poètes, avec ses frémissements, ses musiques, son ciel tendre et ses verdures pâles. Non, rien que l’aigreur de la poussée, rien que la terreur “panique” qui accompagne l’ascension de la sève, rien que le travail horrible des cellules. Le printemps vu de l’intérieur, le printemps dans son effort, dans son spasme, dans son partage. On croirait assister à un drame du microscope ; c’est l’histoire de la karyokinèse ; profonde besogne du noyau par quoi il se sépare de lui-même et se reproduit ; division de la naissance ; scissions et retours de la matière inquiète jusque dans sa substance ; larges amas tournants de protoplasme ; plaques germinatives ; zônes, cercles, placentas. Nous sommes plongés dans des royaumes inférieurs ; nous assistons aux mouvements obtus, aux va-et-vient stupides, à tous les tourbillons fortuits par quoi la matière se hausse peu à peu à la vie. » (Jacques Rivière)

« Ce n'est pas là simplement une nouveauté négative. Stravinsky ne s'est pas simplement amusé à prendre le contre-pied de Debussy. S'il a choisi des instruments qui ne frémissent pas, qui ne disent rien de plus que ce qu'ils disent, dont le timbre est sans expansion et qui sont comme des mots abstraits, c'est parce qu'il veut tout énoncer directement, expressément, nommément. Là est sa préoccupation principale. Là est son innovation personnelle dans la musique contemporaine. Plus d'écho, parce que plus rien ne doit être exprimé par simple allusion. Dans le sujet qu'il se propose, il veut qu'il n'y ait aucun détail qui soit atteint par la seule diffusion des ondes sonores, qui soit seulement touché par les franges de l'orchestre. Il s'interdit d'utiliser l'ébranlement. Il ne veut pas compter sur ce que la symphonie entraîne en passant, par une adhérence fortuite et momentanée. Mais il se tourne vers chaque chose et la dit ; il va partout ; il parle partout où il faut, et de la façon la plus exacte, la plus étroite, la plus textuelle. Sa voix se fait pareille à l'objet, elle le consomme, elle le remplace ; au lieu de l'évoquer, elle le prononce. Il ne laisse rien en dehors; au contraire il revient sur les choses : il les trouve, il les saisit, il les ramène. Son mouvement n'est point d'appeler, ni de faire un signe vers les régions extérieures, mais de prendre, et de tenir, et de fixer. Par là Stravinski opère en musique, avec un éclat et une perfection inégalables, la même révolution qui est en train de s'accomplir, plus humblement et plus péniblement, en littérature: il passe du chanté au parlé, de l'invocation au discours, de la poésie au récit. » (JR)

1913, c'est une année avant la naissance de mes parents, une année avant la Grande Guerre, dont l'Europe ne se remettra jamais tout à fait. Concentré de création (et de remous politiques) comme jamais, année miraculeuse et tragique, mouvement prodigieux interrompu brutalement. Danse sur un volcan…

« L'image du dos de Monteux est plus présente aujourd'hui à mon esprit que le spectacle sur scène. Encore maintenant, il me semble incroyable qu'il ait réussi à tenir l'orchestre jusqu'au bout. Quand le vacarme se déchaîna pour de bon — dès le début il y avait de petits bruits — je quittai ma place et me rendis en coulisses pour aller rejoindre Nijinsky côté jardin. Debout sur une chaise, juste hors de la vue du public, il criait des numéros aux danseurs. Je me demandais ce que ces numéros pouvaient avoir affaire avec la musique, car il n'y avait ni 13 ni 17 dans la partition. » (Stravinsky)

Le futurisme de Marinetti est essentiellement contre l'Italie de 1909. L'idéal futuriste est un idéal prométhéen : « La guerre est la seule hygiène du monde. » La vitesse est née là, avec ceux qui avaient les musées et le repos en horreur. La vitesse, chère à Paul Morand…

Et Varèse, et Webern ? Et Nadia Boulanger, amoureuse de Raoul Pugno (éditeur des œuvres de Chopin et Schumann pour les éditions Universal) qui avait joué la Fantaisie pour piano et orchestre de “Mademoiselle”…

L'image du dos de Monteux… On voit la photographie célèbre de Stravinsky, en noir et blanc ; il est assis devant un piano, une partition manuscrite sur le pupitre ; il est tourné sur le côté, le bras gauche posé sur la piano, il ne regarde pas le photographe : très élégant, un front énorme, en deux parties étagées, une fine moustache, de petites lunettes rondes, des sourcils très fins et très dessinés, la bouche à demi-ouverte, un gros nez terrien. J'aurais voulu voir le dos de Monteux. On est à la veille de la Grande Boucherie. Stravinsky touche la terre russe de ses ancêtres. Violence et élégance. Creuset où se sont déversées les pulsions de l'époque. Vieillards et jeunes filles. Ballet ou symphonie ? Ni l'un ni l'autre. La danse est rattrapée par la musique, ô combien. Mais il faut néanmoins regarder la chorégraphie originelle, celle de Nijinsky, à la création, pour comprendre qu'une autre partition s'est à l'époque surimposée à celle de Stravinsky : les pieds des danseurs étaient des instruments de percussion. Ça change tout et depuis que j'ai vu cette chorégraphie, je n'entends plus cette musique de la même oreille.

Stravinsky aurait pu être Premier ministre, ambassadeur, écrivain ; à dix-huit ans, il ne sait pas très bien ce qu'il va devenir. 

Wagner ? « Je dois avouer que je trouve ses créations sans importance. »

Je n'arrête pas de me demander comment il se fait qu'après le Sacre il n'ait plus jamais fait ce genre de musique. Il y est monté très rapidement, au Sacre. En quatre ans et trois ballets. Les marches étaient très hautes. L'Oiseau de feu, encore d'inspiration tchaïkovskienne, puis Petrouchka, qui abandonne tout romantisme, et déjà le Sacre surgit ; de rien, dirait-on. Il a construit ses propres armes et les a utilisées jusqu'à leurs dernières cartouches. Il ne restait plus rien. Est-ce la guerre et ses limitations qui a interdit au compositeur de poursuivre ? La guerre, la révolution… Et puis la rencontre miraculeuse avec Ramuz, bien sûr. L'éloignement. Des mots simples, tranchants, rares. Paris est loin, alors. Et puis, comment dépasser un chef-d'œuvre de l'ampleur du Sacre ? Il faut faire autre chose si l'on ne veut pas péricliter. Quand on écoute Stravinsky, on apprend à écouter aussi bien Beethoven que Mozart que Ravel. Il déshabille la musique. On se met à en voir le squelette, on descend au fond des cellules, on glisse d'un organe à l'autre, des oreilles neuves nous poussent un peu partout sur le corps. Ça râpe et ce n'est pas aussi douillet qu'on l'imaginait. Les combinaisons musicales que nous croyions connaître comme notre poche, il nous les présente sur une table de dissection et nous ne les reconnaissons plus. La grammaire, sa grammaire, est inouïe. Il peut prendre une musique du XVIIIe ou une chanson populaire lituanienne, ça n'a aucune importance, ce sera du Stravinsky. Il s'adapte à tout, même au dodécaphonisme, et il pratique la cure d'amaigrissement. Impossible d'imaginer un Stravinsky ventripotent. La tonalité, bien que transparente, a pris elle aussi un air nouveau : on se met à la regarder autrement, comme si elle venait d'être inventée. Stravinsky a voyagé à l'intérieur de l'histoire de la musique. Il en a effectué un relevé d'apprenti. En quelques années seulement, nous avons tout le paysage, et même le jazz. Et pourtant…

À la même époque se tenaient Debussy et Schoenberg, qui avaient choisi des voies radicalement autres. Le croisement de ces trois-là, en 1913, est l'un de ces carrefours d'où partent toutes les routes que nous arpentons aujourd'hui sans y penser. J'aime imaginer ces trois cerveaux mélangés en un seul : quelle musique aurait pu en sortir ? Sans doute aucune. Il fallait qu'ils empruntent des chemins tout à fait séparés, qu'ils se regardent de très loin, pour qu'ils restent bons amis, ou bons ennemis. Il est impressionné par la « grandeur impassible » du catholicisme. On fait les choses, on les fait bien, et après on passe à autre chose. Il orchestre l'hymne américain. Il se prend très au sérieux. Il est radin. Il habite à Hollywood. Schoenberg aussi. Craft fait le va-et-vient entre les deux compositeurs, mais ils ne se rencontrent pas. Craft montre à Stravinsky les partitions de Webern. Le cabinet de travail du Russe était une pièce extraordinaire (dix mètres sur douze), le bureau le mieux organisé et le mieux installé qu'on puisse imaginer : deux pianos (un piano droit et un piano à queue), deux grandes tables, un petit bureau élégant et une table de dessinateur, deux armoires à rayonnages, contenant des livres, des partitions et du papier à musique. Il y avait en outre plusieurs autres petites tables, dont l'une d'elles était réservé au fumeur, sur laquelle étaient posés de nombreux paquets de cigarettes, de fume-cigarette et de cure-pipe, cinq ou six chaises confortables, et un divan sur lequel il faisait sa sieste. Il va poliment attendre que Schoenberg meure pour écrire de la musique dodécaphonique. Il a besoin de structurer rigoureusement sa pensée, comme son bureau. Il ne finira jamais d'expérimenter, il passe à travers les styles en y laissant sa marque et il déclare que seuls les compositeurs sont de bons chefs d'orchestre : « Richard Strauss, Pierre Boulez et moi ». Aucune technique de direction mais une aura hors du commun… Il était impitoyable avec les chefs qui dirigeaient sa musique, même les meilleurs, comme Ansermet ou Monteux. 

« Les artistes qui représentent des corps ont certaines mesures selon lesquelles ils composent leurs œuvres comme il convient ; ils utilisent leurs instruments pour faire en sorte que l'objet extérieur corresponde le plus exactement possible à cette lumière d'harmonie qu'ils sentent en eux, et que l'œuvre, par la voie des sens, plaise à ce juge intérieur qui contemple les nombres supérieurs. » (Saint Augustin)

Pour ses quatre-vingts ans, il fait un pèlerinage en Russie. Rencontrant Tikhon Khrennikov, le secrétaire général des compositeurs soviétiques nommé par Jdanov en 1948, et alors que celui-ci veut lui serrer la main, Stravinsky refuse et lui tend sa canne, dont l'autre attrape le bout en caoutchouc, faute de mieux. Le vieux avait de la mémoire. 

« Comme la beauté, Nijinsky est un drame. » C'est Cocteau qui parle ainsi. « Tout lui était danse, l'immobilité comme le saut, et le geste, et le regard, et la manière de tourner la tête de droite à gauche et de gauche à droite, et même le salut final, qui était encore un spectacle dont le public ne se lassait pas, le rappelant et l'acclamant, jusqu'à ce que ses aides et son domestique Vassili le douchassent, le frottassent et le soignassent dans la coulisse comme un boxeur après le match. »

Les compositeurs qui comptent ne gardent pas le silence mais sont gardés par le silence, qui fait un écrin profond à leur musique. C'est dans ce silence-écrin que le drame de leur musique peut se déployer sans arrière-pensée. 

« On me dit souvent que la musique moderne n'est pas mélodieuse et qu'il ne saurait y avoir de musique réelle sans mélodie. Quelle sottise ! » « Il m'est difficile de dire lesquels, de mes amis ou de mes adversaires, m'ont fait le plus de mal. » « Le jazz, tant critiqué par les partisans de la musique “sérieuse”, a une importance proprement considérable. Je l'ai devancé dans mes premières œuvres, avant que personne en Europe eût entendu parler du jazz. » 

« Francis Poulenc, voulant s'excuser et excuser les musiciens de son entourage, d'avoir ignoré, négligé et mal compris l'importance d'Arnold Schoenberg, avait dit : “Que voulez-vous, nous étions tous éblouis (aveuglés ?) par le soleil du génie Stravinsky… Le surnaturel ne lui a jamais manqué.” » (Pierre Souvtchinsky)

Les sauts célèbres de Nijinsky, on les entend dans la musique de Stravinsky. C'est peut-être ce qui déplaisait tant à Glenn Gould, qui parlait des « éjaculations sarcastiques » du Sacre. Le Russe n'était pas un puritain, lui. Il ne craignait pas de sortir du cercle, et, en matière de cercle, il en connaissait un rayon. La structure et le dogme lui étaient aussi nécessaires que la géométrie. Sa musique est une (dé)monstration de l'espace plus que du temps. Son partenaire intérieur fixait les distances et les angles, et le compositeur choisissait les couleurs et les textures qui habillaient au mieux ces figures abstraites, leur donnaient une physionomie simple et efficace, dénuée de pathos. « Si je crois en Dieu, Dieu doit croire en moi. » Stravinsky se sépare de lui-même et se reproduit selon des rites précis, élégants et hautains. 

Il ne crée pas de la violence, il la canalise et la maîtrise. Il lui donne un cadre et une forme. Elle est là, même quand elle reste dans les coulisses, comme dans les Symphonies d'instruments à vent. La douceur trompeuse de la consonance, prise non pas dans son sens harmonique, mais plus radicalement de ce qui sonne ensemble, en même temps, de ce qui sort des consonnes qui font vibrer le son, qui lui donnent un point de départ, une origine, qui frappent l'air pour le mettre en mouvement. Il y a chez Stravinsky une qualité percussive (un souvenir ou un écho de la percussion) même dans les sons tenus. C'est ainsi qu'il faut comprendre le titre : « Symphonies d'instruments à vent », la deuxième des œuvres de Stravinsky dédiées à Claude Debussy. « En composant mes Symphonies, je pensai naturellement à celui à qui je voulais les dédier. Je me demandai quelle impression ma musique lui aurait faite, quelles auraient été ses réactions. Et j'avais le sentiment net que mon langage musical l'aurait peut-être déconcerté… Mais cette supposition, je dirais même cette certitude que ma musique ne l'aurait pas atteint, était loin de me décourager. Dans ma pensée, l'hommage que je destinai à la mémoire du grand musicien que j'admirais ne devait en rien être inspiré par la nature même de ses idées musicales ; je tenais au contraire à l'exprimer dans un langage qui fut essentiellement le mien… Je ne comptais pas et je ne pouvais compter sur un succès immédiat de cette œuvre. Elle ne contient pas de ces éléments qui agissent infailliblement sur l'auditeur moyen ou auxquels il est accoutumé. On y chercherait en vain un élément passionnel ou l'éclat dynamique. C'est une cérémonie austère qui se déroule en de courtes litanies entre différentes familles homogènes. Je prévoyais bien que des cantilènes de clarinettes et de flûtes reprenant fréquemment leur dialogue liturgique et les psalmodiant tout doucement n'étaient pas un attrait suffisant pour le public qui, encore tout récemment, venait de me manifester son enthousiasme pour le “révolutionnaire” Sacre du Printemps. » L'œuvre date de 1920 (à l'époque de sa liaison avec Coco Chanel) et lui a été commandée par la Revue Musicale. Elle est créée à Londres le 10 juin 1921. Plus d'éjaculations sarcastiques, ici, plus de déchainements cataclysmiques, mais une tonalité douce-amère et astringente qui nous plonge dans un état second. Les timbres frôlent nos nerfs et les litanies placides des instruments à vent nous portent au bord d'une sorte de tétanie qui contraste avec le calme apparent de la musique — calme qui ne contredit pas l'âpreté, puisqu'il n'existe pas de transitions, dans cette musique austère : les sections s'enchaînent directement ou plutôt ne s'enchaînent pas, elles sont juxtaposées les une aux autres, par blocs. Ces sections hiératiques ne s'influencent pas les unes les autres, elles restent de marbre, ou presque ; identiques à elles-mêmes, elles constituent des moments, au sens où Stockhausen a employé ce terme plus tard. Mais si l'on oublie un peu cette forme nouvelle, et peut-être choquante, le caractère qui prédomine est celui du rituel

Pour en revenir au Sacre (autre rituel, si l'on veut), et donc à l'année 1913, il faut absolument citer Stravinsky lui-même : « Dans le Prélude, avant le lever de rideau, j'ai confié à mon orchestre cette grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance, s'élargissant dans tout l'orchestre. C'est la sensation obscure et immense que toutes les choses ont à l'heure où la nature renouvelle ses formes ; c'est le trouble vague et profond de la puberté universelle. » Tout est dit, et magnifiquement dit, il me semble. On peut voir une analogie avec cette année 1913, où toutes les choses renouvellent leurs formes. Et Stravinsky n'était pas le seul à y concourir, même si sa musique a eu le retentissement le plus considérable. La crainte est donc inscrite au cœur de la création de Stravinsky, et cette crainte nous met par contagion en état d'alerte : le mystère sonore parle une langue dont les accents incongrus et imprévisibles viennent agacer notre identité étale, nous nous sentons pris par une métamorphose incessante dont nous sentons bien que nous ne sommes pas seulement les spectateurs, qui ronge notre moi de l'intérieur. À la même époque, James Joyce écrivait : « Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Stravinsky est tout cela, quand il compose le Sacre : il fait confiance à son oreille qui retient tout ce qui vient à elle, et il dispose ensuite ces éléments hétérogènes dans un cercle magique qui les tient ensemble en une ronde sacrée et extatique ; c'est par le rythme et la répétition qu'il administre la forme. Son développement à lui, c'est la variation des figures au sein d'un tissu orchestral fait d'accumulations successives et de superpositions stratifiées. La puberté universelle… Ça pousse, là-dessous ! Prendretenirfixer, disait Jacques Rivière. À l'heure où tout change, où tout se transforme, il faut fixer et tenir, prendre appui sur le sol, revenir à la terre, mettre ses pas dans ceux de la nature, et également de la tradition, celle de la liturgie orthodoxe byzantine, audible entre autres dans les Symphonies d'instruments à vent. En étudiant le Sacre du printemps, on s'aperçoit que beaucoup de choses qu'on prenait pour des fulgurances de la modernité étaient plutôt des archaïsmes. En cela, Stravinsky n'est pas si éloigné qu'on pourrait le penser d'un Béla Bartók, son exact contemporain, qui lui aussi a beaucoup puisé dans le folklore de son pays pour élaborer un vocabulaire neuf. 

1913 est une année décisive dans la vie de Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, puisque les éditions du Mercure de France éditent Alcools, somme de son travail poétique depuis 1898, premier recueil de la poésie lyrique moderne — recueil dans lequel Apollinaire avait supprimé toute ponctuation (même si la décision de ne pas ponctuer doit beaucoup au hasard, puisqu'elle est due en partie aux épreuves que le poète avait reçues, qui étaient involontairement dénuées de ponctuation : « C'est pas la peine de la mettre, ça ira très bien comme ça »). Apollinaire, lui aussi faux (ou vrai) moderne…

En 1913, Bartok a 32 ans, comme Picasso. Il compose de la musique pour piano, sa Danse orientale Sz 54, Mondrian a 41 ans et peint sa Composition XIV, Webern a 30 ans. Debussy a 51 ans, cette année-là, un cancer du rectum le fait beaucoup souffrir mais il part tout de même en tournée à Saint-Pétersbourg, où il rencontre son amour de jeunesse, Sonia von Meck, devenue la princesse Galitzine, qui lui dit : « Il semble que nous avons beaucoup changé. » À quoi Debussy répond : « Oh non, Madame, nous n'avons pas changé, c'est le temps qui a changé. » L'année précédente il a composé Jeux, un ballet commandé par Diaghilev, qui sera créé le 15 mai au théâtre du Châtelet deux semaines avant le Sacre. Sa musique, extraordinaire, prophétique et d'une finesse inouïe (beaucoup moins tapageuse que celle de Stravinsky) est accueillie froidement. Assez réticent quant à la chorégraphie de Nijinsky (« Il paraît que cela s’appelle la “stylisation du geste”… C’est vilain ! c’est même Dalcrozien »), il écrit un texte très drôle : « Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisque aujourd'hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi je me suis lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? Parce qu’il faut bien déjeuner, et parce que, un jour, j’ai déjeuné avec Monsieur Serge de Diaghilev, homme terrible et charmant qui ferait danser les pierres. Il me parla d’un scénario imaginé par Nijinsky, scénario fait de ce “rien du tout” subtil dont j’estime que doit se composer un poème de ballet : il y avait là un parc, un tennis, la rencontre fortuite de deux jeunes filles et d’un jeune homme à la poursuite d’une balle perdue, un paysage nocturne, mystérieux, avec ce je ne sais quoi d’un peu méchant qu’amène l’ombre ; des bonds, des tours, des passages capricieux dans les pas, tout ce qu’il faut pour faire naître le rythme dans une atmosphère musicale. D’ailleurs, il faut bien que je l’avoue, les spectacles des “Russes” m’ont si souvent ravi par ce qu’ils ont de sans cesse inattendu, la spontanéité naturelle ou acquise de Nijinsky m’a si souvent touché, que j’attends comme un enfant bien sage à qui on a promis le théâtre, la représentation de Jeux dans la bonne Maison de l’avenue Montaigne — qui est la Maison de la Musique. Il me semble que les “Russes” ont ouvert, dans notre triste salle d’études où le maître est si sévère, une fenêtre qui donne sur la campagne. Et puis, pour qui l’admire comme moi-même, n’est-ce point un charme que d’avoir Tamar Karsavina, cette fleur doucement infléchie, pour interprète et de la voir avec l’exquise Ludmila Schollar jouer ingénument avec l’ombre de la nuit ?… » Mais aussi : « Le génie pervers de Nijinsky s’est ingénié à de spéciales mathématiques ! Cet homme additionne les triples croches avec ses pieds, fait la preuve avec ses bras, puis subitement frappé d’hémiplégie, il regarde passer la musique d’un œil mauvais. »

Quatre chefs-d'œuvre de cette époque (Jeux, de Debussy, le Sacre, de Stravinsky, le Prince de bois, de Bartok, et les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d'Anton Webern) pourraient suffire à en faire la plus passionnante de toutes (Ravel décrira ce temps comme le plus heureux de sa vie), mais il faut encore y ajouter tant de créations et tant d'esprits incomparables, tant de subtilité et d'espérance, et la grande ombre de Proust… Lorsque nous nous penchons rétrospectivement sur l'année 1913, il nous semble que toute l'intelligence, tout l'esprit, tout le raffinement d'une civilisation s'étaient donné rendez-vous en ce point de l'espace et du temps. Cent-dix années se sont écoulées depuis lors, et ces cent-dix années nous semblent, avec la Grande Guerre qui les a ouvertes, les portes du Désastre mondialisé et déculturé au fond duquel nous suffoquons. Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves. Ils vivaient au printemps, nous vivons au fin fond de l'hiver. En août de cette année-là, Guillaume Apollinaire, déprimé, qui venait de se séparer de Marie Laurencin (il a « le vin trop mauvais »), fit un séjour à la villa Printania, à La Baule, au 27, avenue de Chateaubriand. « Chère petite Marie, je suis parti pour La Baule au lendemain de mon arrivée à Paris, Achète-toi le chapeau de feutre, je te rembourserai en rentrant. (…) Il paraît qu'il y a un monde fou, mais comme la plage a douze kilomètres de long, on dirait qu'il n'y a personne. (…) Soigne-toi, Coco chérie. Je te baise partout et pense à toi sans cesse. C'est toi mon souvenir et c'est toi ma richesse. » Marie Laurencin, qu'Apollinaire surnommera Tristouse Ballerinette, morte en 1956, se fera enterrer, vêtue de blanc, avec les lettres du poète sur son cœur.

André Gide, dans son journal, à la date du 26 juin 1913 : « Il me semble parfois que je n'ai rien écrit de sérieux jusqu'ici, que je n'ai présenté qu'ironiquement ma pensée, et que si je disparaissais aujourd'hui je ne laisserais de moi qu'une image d'après laquelle mon ange même ne pourrait me reconnaître. (…) Peut-être après tout cette croyance en l'œuvre d'art et ce culte que je lui voue empêchent-ils cette parfaite sincérité que je voudrais obtenir de moi-même. Qu'ai-je à faire de la limpidité qui n'est qu'une qualité de style ? » 

« Le particulier importe plus que l'essentiel. » C'est Gide, encore, qui note cela dans son journal, le 21 mai 1913. « Ce soir mon encre est bourbeuse et ma plume émoussée. Avant d'écrire le premier mot de ma phrase, j'attends qu'elle soit toute formée dans ma tête. Déplorable… Plutôt l'incorrection ! » Le particulier importe plus que l'essentiel… Voilà qui fait une belle devise pour qui veut noter ce qui passe. Ne pas attendre que la phrase soit formée pour entamer son écriture, la prendre au saut du littéraire. Oser écrire. Écrire plus et penser moins. Oser, tout simplement, comme on ose avec une femme. 

Journal de Roger Martin du Gard, ami d'enfance de Gaston Gallimard, 9 avril 1913. Il trouve un brouillon de lettre, dans les papiers d'Hélène, sa femme : « Le passé ne me donne que du regret, et je n'attends plus rien de l'avenir, alors quelquefois je n'ai plus aucun courage. » Cette lettre lui a sauté au visage car il croyait son épouse heureuse au sein de leur ménage. « Tout un commerce à mon insu. [Une lettre] écrite [à qui ?] depuis que nous sommes ici, certainement. Et c'est ça qui m'affole. Depuis que nous sommes ici, Hélène paraît gaie et heureuse. Elle me dit même souvent combien elle est tranquille et combien elle aime cette villa. Et je découvre à quel point elle dissimule son désenchantement, à quel point elle me dupe en jouant le calme bonheur. C'est effroyable. (…) Nous avons l'air non seulement d'un ménage heureux, mais même d'un ménage très uni et très tendre, et voilà les abîmes que recouvre un pareil ménage. Hélène est malheureuse, atrocement déçue par la vie, et pourtant, quand je pense à toutes les concessions que j'ai faites, je ne peux pas croire que j'aurais pu la rendre plus heureuse. (…) Le physique, pour elle, n'existe pas. C'est la chair. C'est le péché. » L'effroi ressenti par Roger Martin du Gard le fait littéralement sortir de la paix, et ce qu'il découvre par hasard c'est un monde inconnu, insoupçonné et inquiétant. Je vois l'année 1913 comme la dernière (bien sûr, il s'agit en partie d'une illusion) d'un monde heureux et d'une civilisation en paix avec elle-même. Nous ne pouvons, comme Hélène, que regretter les heures heureuses, même si elles furent tumultueuses et parfois obscures, et, comme elle, nous ne pouvons pas en parler ; il nous faut sans cesse imiter la béatitude tranquille de ceux qui adorent le présent comme on adore un dieu possessif : leur torpeur est un sauf-conduit dont le prix est trop élevé pour nous. Nous n'avons pas changé, non, c'est le temps qui a changé, comme le dit Claude-de-France. 

« Juillet. Dimanche 27. Vite, avant le déjeuner, je trouve un moment pour m'isoler un peu et épancher mon cœur. Tout le monde est en bas. Maman et Simone sont en bas avec Mme Bohé et Mlle Marguerite Jeay. Elles organisent la course de mardi. Grand-mère est partie dans le village pour chercher du champagne. On espère que cela fera du bien à la pauvre Marie-France qui, étendue dans la chambre de Maman, ne peut plus respirer. Son état est toujours tellement épouvantable qu'on ne sait qu'y faire. Il lui faut un calme extraordinaire. Au moindre mouvement, elle pleure, et tout à l'heure j'ai été remballée de la belle façon ! » « J'ai très bien goûté et puis Odette et moi avons causé. Simone a merveilleusement chanté. Papa a joué la Sonate au clair de lune de Beethoven. Ensuite il a joué une symphonie de Beethoven à quatre mains avec Maman. Puis nous avons dîné. À table, on a dit beaucoup de mal des sports. » (Une jeune fille de treize ans tient son journal.) Il existe un livre qui recueille des lettres et des écrits plus ou moins anonymes de l'année 1913. « J'ai dit à Nadia que je n'épouserai qu'un homme capable de me porter dans ses bras. » « Chère Coco, c'est jeudi ta première communion, je suis content et je penserai à toi ce jour-là. D'ailleurs j'y pense tous les jours. Le jour du grand événement, je serai sans doute à cheval dans les champs. Prie bien le bon dieu pour ton papa et ta maman. Ton grand-frère qui t'aime bien. » Il suffit de lire ces gens et de les écouter parler pour avoir les larmes aux yeux. La banalité ici est à la fois salvatrice et déchirante. 

Devant nous, le dos tourné de Pierre Monteux, imperturbable, muet, indéchiffrable. À côté de nous, (et parfois en nous) le vacarme, les cris et les coups, les discours et le ressassement ; les guerres en cours ou qui approchent (comme en 1913). Loin en arrière, et tout proche, un siècle où les gens s'écrivaient, au deux sens du verbe. Ça ne cliquait pas encore. Ça ne scrollait pas non plus. Ça n'était pas branché en permanence sur le monde planétaire et ses soubresauts inarticulés. Je rêve, sans doute, mais les heures de ce temps-là me semblent des heures véritables, au sein desquelles chaque seconde était à la fois vécue et rêvée, révélée : le printemps vu de l'intérieur, le printemps de la poésie la plus réelle, la plus exigeante — la fragilité et l'intense beauté de la vie révélées par l'art. 

L'année 1913 a vu naître le réfrigérateur et le soutien-gorge, les meetings aériens, ou encore le travail à la chaîne : la Modernité fait son entrée dans les foyers, accompagnée de l'individualisme. La modernité, c'est bien, quand on est à son commencement. C'est nettement moins bien quand on se trouve à son dénouement et qu'on aperçoit tout le meurtre qu'elle portait en elle. Aller au cinéma, posséder une voiture, se saouler de publicité grisait. Tant que la nouveauté n'est pas émoussée, tant qu'on a la sensation d'être libre, tant que ce mode de vie parvient à cacher les chaînes qu'il apporte avec lui, il y a une euphorie indiscutable à épouser la dynamique d'une époque. L'année 1913 est l'année du surgissement du présent : le sentiment exaltant de pouvoir en découdre avec ce qui contraint, dans la société, avec ce qui ralentit, avec ce qui pèse. On sort de l'hiver, la sève jaillit, les individus se sentent partie prenante d'un mouvement général, d'une accélération générale. L'Avant-garde, tout le monde veut en être. 

Bien sûr, le présent porte sa perte en lui-même, mais cette perte est d'abord souterraine, asymptomatique. Seuls les visionnaires ou les poètes savent ce qu'on perd en gagnant. Seuls les véritables modernes connaissent le danger de la modernité (ici, pensons à la « grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance » de Stravinsky), et donc s'y opposent de toute leur âme, même et surtout quand ils sont en avance sur les autres. L'attitude d'un Schoenberg est à cet égard édifiante, lui qui, dans ses œuvres les plus audacieuses (je pense en particulier à la suite pour piano opus 25, déjà pleinement dodécaphonique), ne cesse de revenir à des formes anciennes strictement codifiées (ici, la suite de danse baroque, avec ses préludes, gavottes, musettes, menuets, gigues). On ne peut pas mettre au même moment ses deux pieds dans la modernité sans risquer le déséquilibre qui conduit à la chute. La conscience de ce qui se perd est essentielle, quand on prétend innover, ou découvrir, ce qui n'est pas tout à fait synonyme. La conscience de ce qui se perd est aujourd'hui perdue. « La modernité, ce n'est pas l'illusion progressiste », dira, beaucoup plus tard, Antoine Compagnon. 

Il faut relire la déclaration de Hugo Ball et Richard Huelsenbeck, du Manifeste littéraire, à Berlin, seulement deux années après 1913, qui se prétendaient « négativistes » : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires. » C'est à partir de cette déclaration que s'élabore le Dadaïsme. Le Futurisme naît en Italie autour du poète Filippo Tommaso Marinetti (Manifeste du futurisme, 1909). Auteurs de deux manifestes en 1910, les premiers peintres du mouvement, Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Gino Severini, Luigi Russolo, empruntent à la technique divisionniste et au cubisme pour faire interférer formes, rythmes, couleurs et lumières afin d'exprimer une « sensation dynamique/énergique », une simultanéité des états d'âme et des structures multiples du monde visible. Comme Rabindranath Tagore, avec sa diplopie, les hommes de ce temps-là voient et entendent double, mais aussi triple, quadruple, ils sont à la fois dans plusieurs états, dans plusieurs perspectives, dans plusieurs langages, c'est le monde sensible qui s'ouvre, dans toutes ses dimensions simultanées. Ils ne croient pas dans le progrès, ils sont le progrès, et, comme tels, n'ont que faire du progressisme. Ces mystiques du détail, ces clairvoyants ont les yeux et les oreilles grand ouverts, ils se situent entre l'invention du magnétophone, en 1877, et celle du microscope électronique, en 1931 : ils ont pleinement intégré l'importance des dispositifs techniques (radio, photographie, enregistrement) dans notre perception du monde (« Nouvelle Vision »). 

Futurisme (1910), Cubisme (1911), Dadaïsme (1916), Neues Sehen, en Allemagne (1920) et… en 1913, proclamation d'indépendance du Tibet vis-à-vis de la Chine, le 23 janvier, coup d'état à Constantinople, le 17 janvier, Raymond Poincaré est élu président de la République française, arrestation du révolutionnaire Joseph Staline, le 23 février à Saint-Pétersbourg, le 4 mars, victoire des Grecs sur les Ottomans à la bataille de Bizani, le 13 avril, attentat anarchiste contre le roi Alphonse XIII à Madrid, le 11 juin, les femmes obtiennent de droit de vote en Norvège, le 7 juillet, création du ministère de l'Instruction publique au Portugal, le 26 octobre, le Kaiser annonce à son chancelier Berchtold que « la guerre entre l’Est et l’Ouest sera inévitable à la longue », le 25 novembre, en Irlande, création de la milice des Irish Volunteers pour l’application du “Home Rule”, le prix Nobel de littérature est décerné à Rabindranath Tagore (« le lion du soleil ») dont les poèmes inspireront à Alexander von Zemlinsky (qui a tellement influencé Arnold Schoenberg (et Alban Berg, dans sa Suite lyrique, de 1926)) sa Symphonie lyrique, composée en 1922. En cette même année 1913 naissent Richard Nixon, Witold Lutosławski, Rosa Parks, René Leibowitz, Paul Ricœur, René Clément, Jacqueline de Romilly, Irène Joachim, Charles Trenet, Maurice Ohana, Aimé Césaire, Gérald Ford, Roger Garaudy, Madame Soleil, Menahem Begin, Jesse Owens, Félicien Marceau, Gilbert Cesbron, Claude Simon, Robert Capa, Klaus Barbie, Burt Lancaster, Albert Camus, Lon Nol, Benjamin Britten, Willy Brandt. 

Voici l'incipit du premier chant de la Symphonie lyrique de Zemlinsky, que j'aurais pu utiliser comme épigraphe : « Je n'ai pas la paix, je suis assoiffé de choses lointaines ». Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité, disait Valentine Hugo. Tout ce qu'on pourrait écrire sur 1913 reste bien en deçà de la réalité, cela va de soi, et je ne prétends pas résumer ce qu'il faut en retenir — seulement donner mon sentiment quant à ce qu'il m'en est parvenu. Notre époque nous semble riche et agitée ? Comme je la trouve plate et ennuyeuse, comparée à 1913 ! Comme je la trouve paresseuse, léthargique, anémiée, même dans sa violence la plus tapageuse ! Si 1913 était l'acmé de la civilisation, 2023 en est la sortie patibulaire, bête, bornée et brutale. Dans la forêt des corps trébuchants et dévitalisés qui m'entourent, je cherche vainement le dos imperturbable d'un Pierre Monteux et les sauts émancipés d'un Nijinsky. 

« Échangerais vacarme de 2023 contre tumulte de 1913. Stop. »