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dimanche 22 juin 2025

Les rêves Dupont


En ce moment, les rêves merveilleux s'enchaînent aux rêves érotiques. Hier, les rêves Dupont. Aujourd'hui, j'ai rêvé d'Anne et de Raphaële. Bon, le rêve dans lequel il était question de Raphaële, je ne suis pas sûr qu'on puisse le déclarer merveilleux, mais les rêves ne sont jamais univoques, n'est-ce pas… J'étais à l'hôpital en tant que patient, on devait me faire quelque chose (opération, injection, transfusion ?) et j'étais entre les mains d'une doctoresse ou d'une infirmière, je ne sais plus, quand celle-là, lisant la prescription, me demande, se demande qui l'a faite, cette prescription, et je lui réponds, en même temps qu'elle le lit sur l'ordonnance (pourquoi me l'a-t-elle demandé ?), Raphaële D. Au moment où je prononce ce nom, elle a une réaction qui m'incite à la questionner : qu'est-il arrivé à Raphaële D., à quoi elle répond que celle-ci a fait un arrêt cardiaque. Je me précipite hors de l'hôpital, complètement affolé, pour aller au chevet de Raphaële. Où ? J'espère que les rêves prémonitoires n'existent pas, du moins pas chez moi. 

Un peu plus tôt dans le matin, j'ai rêvé d'Anne. J'étais revenu à Planay, il me semble qu'il s'agissait de Planay, même si ça n'y ressemblait pas du tout, et j'étais heureux d'y retrouver Anne et tout ce que j'avais aimé là-bas. D'ailleurs cette phrase est idiote : que serait Planay sans Anne ? Qu'aurait été Planay sans Anne (voilà la question que je devrais me poser). Mais le rêve continuait. Je lui annonçai que j'allais me doucher et me rendis à la salle de bains. Là je rencontrai plusieurs personnes, d'abord des femmes, inconnues, qui en sortaient, puis Julien, le fils, qui tint étrangement à m'expliquer le fonctionnement de la maisonnée en ces lieux, chose qui ne me paraissait guère utile. Au sortir de mes ablutions, Anne était venue me rejoindre. Elle m'expliquait comment il convenait de s'habiller, et semblait justifier sa tenue à mes yeux, ce dont elle n'avait nul besoin. Je l'arrêtais et relevais au-dessus de sa tête ce qu'elle portait, en un grand geste rapide, ce qui découvrit ses aisselles, pas complètement rasées, ou plutôt rasées, mais dont les poils avaient commencé à repousser, chose que je trouvai extrêmement sexy, et d'une rare élégance. Elle était à la fois fraîcheur et étuve, érotisme et innocence, femme et enfant, amie et amante. J'étais comblé. Elle riait et nous nous embrassâmes d'un long baiser fougueux, profond, immobile et tournoyant, sur lequel j'avais un contrôle précis. Je pouvais le moduler à ma guise, en faire varier l'onctuosité, l'humidité, la chaleur, les mouvements et la profondeur, chose dont je ne me privai pas. Il faudrait écrire l'histoire des baisers qui nous ont bouleversés, il n'y en a pas tant que ça, dans une vie. Comme je regrette cette brouille stupide avec Anne, à cause d'une amitié littéraire ! Chaque 19 janvier, je pense à elle, ma petite sœur de cœur. Sais-tu comme tu me manques, à quel point ton absence me désole ? J'espère que les rêves prémonitoires existent. 

Hier, c'était les « rêves Dupont » ; c'était Sarah. Dans le premier, je me trouvais à la poste du Louvre, à Paris, ce lieu que j'ai tant aimé, et j'en sortais un moment pour fumer une cigarette, que j'allumais avec un très beau briquet Dupont ayant appartenu à mon père (il en a eu plusieurs). Celui-ci était particulièrement luxueux, recouvert de diamants, et j'en étais très fier. Ce que j'aimais surtout, c'était sa forme, ce parallélépipède rectangle de dimensions idéales, tenant si bien dans la main. Une fois ma cigarette allumée, je voulus appeler ma mère, et c'est là que les choses se gâtèrent, car je ne parvenais pas à trouver, sur le briquet, les boutons permettant de passer un appel téléphonique. Sont récurrents, chez moi, les rêves dans lesquels je m'aperçois, à ma grande frayeur, que je ne sais pas me servir de ces outils qui servent à téléphoner et que je découvre avec un mélange de satisfaction et d'horreur. Un briquet qui ne servirait qu'à allumer une cigarette ? Dans quel monde cela a-t-il existé, dites-moi ! Le deuxième rêve, dans lequel ce même briquet tenait une place centrale et mystérieuse, est moins clair aujourd'hui, et beaucoup plus bref. Je ne me rappelle clairement que Sarah pas tout à fait Sarah qui m'évitait, allait s'asseoir à l'autre bout de la pièce quand j'avais envie de me coller contre elle sans vergogne. Qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? A-t-elle honte d'avoir aimé faire l'amour avec moi ? Je me rappelle ce coup de fil, dans le TGV, alors que j'étais sur le point de quitter Paris pour rentrer chez moi en Haute-Savoie : je l'avais appelée, nous venions de nous séparer, et je lui avais dit combien j'aimais faire l'amour avec elle. Elle m'avait répondu que c'était réciproque : maigre consolation. Ces choses qu'on décide qu'on ne les fera plus alors qu'on les aime tant, y a-t-il plus navrant ? 

Les rêves de ce matin étaient accompagnés du Concerto italien de Bach. Cette musique que je connais si intimement depuis plus de soixante ans me sauve, une fois de plus. La joie inaltérable qui lui est associée est d'une qualité incomparable, d'une solidité à toute épreuve. Elle réforme même l'angoisse la plus intense, à qui elle donne une forme presque amicale. J'ai écouté Weissenberg, dans cette pièce, ce pianiste qu'on écoutait beaucoup, dans mon enfance. Ridicule… Plus il accélère plus il est ridicule. Il est fou, ou quoi ? Faut-il ne pas aimer cette œuvre pour la jouer ainsi. Quant à son deuxième mouvement, brutal, romantique, maniéré et extraverti, je préfère me taire tant il m'a paru obscène, bête. Glenn Gould met tout le monde d'accord. Lui n'a pas besoin de se demander comment la jouer, cette musique. Il pose les doigts sur le clavier et la musique est là, irréfutable. Tous les autres interprètes ont « une conception ». Lui n'en a pas besoin. Je crois que c'est la chose qui plaît tant à ceux qui aiment Gould, même les non musiciens. C'est un sacré paradoxe car il n'y a pas plus cérébral que lui. Il n'a pas seulement pensé la musique — les partitions, les œuvres, les compositeurs, les formes —, il a aussi pensé l'enregistrement, le disque, le concert, la communication, l'écoute, la solitude.

On en fait énormément, à propos de la mort de Brendel. C'est évidemment un grand pianiste, mais là c'est exagéré, de mon point de vue, si on compare avec d'autres pianistes morts récemment. Je l'ai senti venir, cette déferlante. Brendel m'emporte rarement. Il est arrivé que je le trouve extraordinaire, comme dans l'Andante spianato de Chopin, oui, mais c'est rare. Je me souviens très bien, par exemple, de son interprétation du Concerto italien. C'est du grand piano, mais ce n'est pas ça. C'est peut-être trop du piano, justement. Ses écrits sur la musique ne m'ont jamais vraiment convaincu non plus. On peut dire qu'ils sont intéressants, mais ils ne sont pas bien écrits. C'est un peu laborieux. Cela dit, j'ai lu cela il y a si longtemps, mes goûts ont sans doute changé… Pour me contredire, j'ai entendu hier un Petrouchka absolument extraordinaire, par un tout jeune Alfred Brendel. Je croyais bien connaître cette œuvre, et j'ai eu l'impression de la découvrir ! Vincent, à qui je l'ai fait écouter, me dit la même chose. Rafał Blechacz — je n'ai aucune idée de la manière dont on prononce son nom — est excellent, dans le Concerto italien, mille fois supérieur à András Schiff que je trouve à la fois lourd et empâté dans la sonorité, et pèpère, comme un bon bourgeois allemand qui se promène en famille le dimanche, ce qui est un comble, dans cette musique. Mais enfin, c'est encore du piano, c'est encore un-pianiste-qui-joue-une-œuvre. Il la joue bien, oui. Vous me direz, c'est déjà pas mal… C'est très beau mais il n'y a pas assez de liberté, de naturel. Son andante est murmuré, c'est magnifique, mais bien trop triste, trop déploré, trop humble, on croirait par instant entendre un nocturne de Chopin, ou sa Berceuse. Je note au passage que la vérité interprétative de ce Concerto italien, très souvent, se révèle seulement dans le troisième mouvement. C'est là qu'on comprend ce qu'ont voulu faire les pianistes qui le jouent. Ceux qui, par exemple, adoptent peu ou prou le même tempo que dans le premier mouvement, ou dont le rapport entres les deux tempos n'est pas signifiant (Schiff, Ashkenazy, Larrocha…) sont pour moi disqualifiés d'office. Chaque mouvement doit avoir son autonomie, certes, mais il y a bien une logique rythmique qui nous conduit presque matériellement au Presto, sinon on n'entend pas l'œuvre dans son unité. Gould, j'y reviens, est à la fois complètement libre et complètement organique, c'est ça le miracle. Il a enregistré plusieurs fois le Concerto italien, je connais au moins deux versions assez différentes, au disque, et dans les deux versions, son troisième mouvement est stupéfiant. Lui seul sait doser exactement le rythme interne des phrases, des contrepoints, se frotter à leurs arêtes, les utiliser pour rebondir, pour créer des effets dynamiques jaillissants et impérieux, sans que jamais cela paraisse artificiel, volontaire. Tout est clair, simple, chantant malgré le tempo très rapide de l'une de ces deux versions. Pour l'avoir entendu répéter ce même concerto en studio lors d'un enregistrement pour CBS, on sait qu'il était capable de le jouer à des tempos complètement différents, mais tous convaincants. Il avait à sa disposition une palette extrêmement large, et savait y puiser, dans l'instant, ce qui convenait parfaitement à son humeur et à sa vision de l'œuvre. Là aussi, c'est un grand paradoxe, parce qu'on a eu l'impression, on a cru, avec sa dernière version des Goldberg, celle de 1980, qu'il s'agissait pour lui de graver dans le marbre la version idéale, celle qui pourrait être envoyée dans l'espace à la rencontre de nos chers amis les extraterrestres. 

Il y a dans la musique un chiffre, un code, un nombre agissant, qui agit sur nous comme une molécule chimique, qui se diffuse en nous, tout au long de notre vie, j'en suis convaincu. Nous ne serions pas le même si nous n'avions pas entendu (écouté, aimé) le Concerto italien, nos organes ne vibreraient pas à la même fréquence. Tout cela se dépose en nous à notre insu, se mélange à nos humeurs, les altérant discrètement mais de manière irréversible. La musique est l'une des prémisses les plus actives des rêves, qu'elle contribue à façonner plus profondément que nos pensées, que notre conscience, et les rêves, en écho, modifient celui qui croit s'éveiller toujours identique, matin après matin. 

dimanche 19 janvier 2025

19 janvier, fantômes et associés

C'est l'anniversaire d'Anne, aujourd'hui, le 19. Je lui ai très longtemps et très assidûment prodigué mes vœux à cette occasion (depuis les années 80), comme elle le faisait neuf jours plus tôt pour moi. Ça s'est arrêté, il y a quelques années, sans explications. J'ai continué quelque temps seul, mais comme je voyais qu'elle s'obstinait dans son silence, j'ai fini par faire de même. J'ai perdu quelques amis, dans ma vie, de manière inexplicable. Pour Anne, je ne peux pas dire que ce soit tout à fait inexplicable, car un certain refroidissement s'était manifesté dès les beaux jours de l'année 2000, à partir du moment où elle a compris que j'étais un lecteur de Renaud Camus. Anne, je l'ai connue en 1980, à Planay, où je venais de m'installer, seul dans une grande maison d'abord assez inhospitalière, avec mon chat et mon piano. Nous habitions la même rue (le « rue haute »), une minuscule rue en impasse, un chemin, plutôt, et je voyais passer chaque jour cette ravissante jeune fille d'une petite vingtaine d'années, avec ses joues rougies par le froid, un casque à fourrure sur les oreilles, son joli petit nez écarlate, quand elle allait chercher du lait dans une ferme voisine alors que je sciais ou fendais du bois dans une petite bicoque qui se tenait de l'autre côté de la rue en face chez moi (je me prenais pour Lazar Berman, avec ses mains de bucheron). Elle chantonnait toujours, elle avait l'air très gai, et sa manière de me dire bonjour me plaisait infiniment. Je ne savais pas du tout de qui il pouvait s'agir, alors, mais j'ai été invité assez rapidement chez elle et sa mère (à partir du moment où Yvan, le père, est mort) qui habitaient la grande maison qui se trouvait au fond de l'impasse. Elle voulaient savoir qui était leur nouveau voisin, ce type étrange qui s'était installé en plein hiver dans cette maison délabrée, seul avec deux jeunes chats, l'un blanc et l'autre noir, Inouï et Papageno, et sa vieille Opel Rekord. Je ne connaissais personne dans ce village de quatre-vingts habitants, et si j'avais su qu'il faisait si froid en hiver, dans ce pays, j'aurais sûrement attendu le printemps pour emménager. Moi qui venais de la Haute-Savoie, je croyais savoir ce qu'était le froid, mais je me trompais. Dans cette partie de la Bourgogne, la Bourgogne du nord, des plateaux, il fait régulièrement moins vingt degrés en hiver. Je n'avais jamais connu ça. Quand je me suis installé, je n'avais pas de chauffage central, pas de bois, et il a fallu en trouver très rapidement, et bien sûr, je me suis fait avoir, on m'a vendu du bois vert à un prix bien supérieur à ce qui se pratiquait alors. Normal, j'étais l'étranger, ici. On ne lui fait pas de cadeau. Il m'a fallu près de deux ans pour être un peu accepté, d'autant qu'à Planay, il n'y avait rien, ni bistrot, ni pharmacie, ni épicerie, même pas de poste, ni aucun commerce où l'on aurait pu croiser les gens du village. Une mairie, une église, et un tilleul immense, planté par Sully, c'est tout. Rude entrée en matière. Il y avait trois foyers dans la maison. Je m'installai d'abord dans la première pièce, à l'entrée, celle dont la cheminée était la plus grande, et qui jouxtait la cuisine, dans laquelle il y avait une cuisinière à bois et à charbon. Je mis mon lit à deux mètres du feu, pour essayer d'avoir un peu moins froid. Je devais mettre mon réveil à trois heures du matin pour aller de l'autre coté de la rue, scier du bois et alimenter la cheminée qui fumait abondamment. Malgré la flamme, toute proche, il y avait 7° dans la pièce. Pas d'eau chaude, bien sûr. À aucun moment je n'ai été malheureux. À vingt-quatre ans, on a un corps qui est capable de supporter beaucoup, sans se plaindre. Je peux même dire que jamais je n'ai été aussi heureux que durant ces cinq années passées seul dans ce village. J'avais tout ce qu'il me fallait. Mon piano, un fidèle Kawaï quart de queue, honnête et solide, un peu lourd, mais qui supportait bravement mes dix ou onze heures de travail quotidien, mon chat Inouï, adorable, qui passait une grande partie de son temps sur mes genoux alors que j'étais au piano, ma vieille et grande Opel offerte par la femme de l'oncle Marcel, mort récemment, qui suffisait largement à mes besoins, même s'il ne fallait pas trop compter sur ses freins. Christine avait refusé de venir s'enterrer là (c'était son mot) avec moi, et je ne la voyais donc plus que deux jours par semaine, lorsque j'allais donner mes cours au conservatoire, à Paris. Il lui arrivait de venir me rendre visite en été ou aux vacances, parfois avec sa fille Sarah, mais pas plus. Elle que j'avais jadis initiée à Paris, qu'elle ne connaissait pas du tout, dans le milieu des années 70, elle était devenue une vraie Parisienne et s'habillait dorénavant comme une bourgeoise qui n'a jamais connu que ça. Elle prenait goût à la respectabilité, et je dois dire que c'était un motif supplémentaire de désir, pour moi. La voir se transformer, se grimer, en quelque sorte, ajouter à son être un autre être étrange et inconnu, parfois aux limites du ridicule, dans lequel elle se mouvait avec plus ou moins de bonheur : son corps était multiple et je lui en savais gré. Ce qu'il y a eu de bien, entre nous, c'est que durant les dix années que nous nous sommes fréquentés, jamais le désir n'a faibli, bien au contraire. La toute dernière fois que nous nous sommes croisés, à Paris, par hasard dans le 95, près de la gare Saint-Lazare, alors que nous n'étions déjà plus ensemble, nous nous sommes précipités rue des Arquebusiers, chez moi, pour faire l'amour comme des furieux possédés par le démon. Jamais l'intensité d'un rapport sexuel n'a atteint chez moi ce degré de chaleur et de violence. J'aurais presque honte de raconter cet épisode, qui met en présence deux animaux superficiellement domestiqués lâchés soudain en liberté. 

J'ai tout de suite eu le béguin pour Anne. Elle était vraiment charmante, légère, gaie. Tout le contraire de Christine, qui avait neuf ans de plus que moi. Elles se haïssaient très visiblement. Christine trouvait qu'Anne était une idiote très superficielle et sans intérêt. Anne trouvait Christine repoussante parce que c'était une vraie femme, entière et âpre, singulière au dernier degré, dont il émanait une sensualité affolante qui frappait tous les hommes l'ayant approchée. Mais Anne est restée très longtemps une amie, une amie très proche, nous nous disions tout, et je la considérais un peu comme ma jeune sœur, une sœur pour qui j'aurais eu de la tendresse et du désir, un désir léger que j'avais exprimé, un jour, dans le TGV qui nous ramenait tous les deux de Paris à Montbard, sans insister plus que ça. Les choses sont restées très longtemps sur ce plan légèrement ambigu et très agréable ; nous nous voyions presque tous les jours, à Paris où nous nous étions installés depuis lors elle et moi. Un beau jour, à la fin des années 80, elle m'a téléphoné, j'habitais alors place des Vosges, et m'a demandé si je voulais bien faire l'amour avec elle. Dix minutes plus tard j'étais chez elle. J'ai beaucoup aimé son corps, que j'avais longtemps imaginé. Mais j'ai voulu, après avoir baisé, aller dormir seul dans une autre chambre. Je crois qu'elle a été légèrement vexée, et c'est la seule fois que nous avons fait l'amour. Peut-être, plus simplement, avons-nous compris l'un et l'autre que nos rapports ne passaient pas par là. Nous avions envie de ça, de connaître le goût de l'autre, son intimité, ses gestes invisibles, mais sans que cela débouche sur une relation amoureuse. Il fallait seulement que ça ait lieu. Était-ce en juin, je ne sais plus, mais nous étions en été, je crois bien, ou au printemps, dans cette année 2000 qui a vu éclater « l'affaire Renaud Camus ». Avant de lire les articles qui en faisait état dans la presse, je n'avais jamais entendu parler de lui. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car je me rappelle ce jour de la fin des années 70 où je feuilletais à la FNAC Montparnasse un livre dont la préface était de Roland Barthes, auteur que je lisais alors avec passion. Ce livre, c'était Tricks. C'est la préface, qui m'a fait ouvrir le livre, mais son contenu m'a très vite signifié que ce n'était pas pour moi, et j'avoue avec un peu de honte m'être dit, légèrement dégoûté : encore des histoires d'homosexuel, ça ne m'intéresse pas du tout. Il est aujourd'hui parfaitement évident pour moi que je n'ai alors rien compris à l'objet de ce livre très singulier, mais il aurait fallu pour que je m'y intéresse lire plus de deux ou trois pages en vitesse, debout dans une librairie. Nous sommes donc en 2000, et je sors de la librairie l'Arbre à lettres, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Anne habite tout près, au 51, je crois. Je me rends chez elle, et une plaquette dépasse de la poche de ma veste. Comme d'habitude, elle est curieuse de voir ce que je lis et retire d'autorité le livre de ma poche pour en prendre connaissance. Nous parlons souvent de littérature, elle et moi. Quand elle voit le nom sur la couverture, elle a ces mots que je n'oublierai jamais : « Tu lis ça, toi ? » avec dans le ton de la voix une sorte de dégoût charmant. À quoi je réponds du tac au tac : « Oui, je lis ça, et c'est très bien. Tu l'as lu ? » Bien sûr qu'elle ne l'avait pas lu. Grande lectrice du Monde, comme moi, elle avait suivi la campagne qui mettait alors le monde intellectuel parisien en émoi. Or, je me souviens parfaitement de tout cela : moi aussi, j'ai commencé, car à l'époque on croyait ce qu'on lisait dans le Monde et Libération, par trouver ce personnage absolument répugnant. Mais il y avait tout de même trois ou quatre, ou quatre ou cinq articles ou tribunes (très peu) qui prenaient la défense de Renaud Camus, dont celle de Finkielkraut. Je me revois encore dans la salle d'attente de ma dentiste d'alors, la jolie Ludivine, en train de lire tout ce qui avait trait à cette affaire étrange. Toujours est-il que je ne m'en suis pas tenu à la vérité révélée dans la presse, et que je suis allé m'acheter deux livres de Renaud Camus pour savoir à quoi m'en tenir. Ces deux livres étaient Éloge du Paraître et le Répertoire des Délicatesses du français contemporain. J'ai adoré ces deux livres, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait aller voir du côté de La Campagne de France, le livre qui avait mis le feu aux poudres, son journal de l'année 1994. J'ai donc acheté ce volume, mais, malheureusement, je me suis aperçu, dépité, qu'il était caviardé. Quelques passages avaient été retirés et très ostensiblement remplacés par des blancs très impressionants. Je n'avais jamais vu ça. J'ai donc pris mon courage à deux mains, et j'ai écrit à Renaud Camus pour lui demander si par hasard il était possible de lire ce qui avait disparu. Non seulement il m'a répondu très gentiment (le choc de son écriture manuscrite, unique au monde !), mais il m'a généreusement envoyé la première édition de la Campagne de France, non caviardée. Et ce fut une incroyable révélation. On nous avait raconté n'importe quoi. Il n'y avait dans ce livre, non plus que dans les très nombreux autres lus depuis, pas la plus petite trace d'antisémitisme, bien au contraire. Comment donc tous ces gens illustres, en qui j'avais alors toute confiance (je ne donnerai pas de noms, tout le monde les a en tête) avaient-ils été capables de se joindre à cette campagne absolument immonde qui avait pour but d'enterrer vivant un des leurs ? (À cet égard, il faut absolument lire Corbeaux, l'un de tomes du journal de Camus, et l'un des plus bouleversants, qui relate ces événements.) Que s'était-il donc passé pour qu'ils mentent avec autant d'aplomb, sans la moindre honte ni le moindre remords ? Vingt ans après, tout juste, nous avons tous vu et compris, douloureusement, comment un mensonge énorme et spectaculaire pouvait parfaitement être pris pour la réalité par la majorité de la population. Dieu sait que je connaissais bien le Panorama, l'émission de Jacques Duchâteau, à France-Culture, que j'avais écoutée presque depuis l'origine jusqu'à sa fin, sous le règne assez controversé de Michel Bydlowski, qui s'est jeté de la fenêtre de la Maison de la Radio en 1998. Duchateau, Bydlowski, Alain de Benoist, Jaques Bens, Carmen Bernand, Paul Braffort, Jean-Jacques Brochier, Roger Dadoun, Lionel Richard, François Caradec, Michel Field, Gilbert Lascault, Jean-Maurice de Montremy, Serge Koster, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Salgas, Antoine Spire, Antoine Sfeir, Leïla Sebbar, Florence Trystram, Claude-Marie Trémois, Marcelin Pleynet, Madeleine Mukamabano, Pascal Ory, Guy Konopnicki, Christian Giudicelli, Jean-Marie Goulemot, Isabelle Rabineau, Dominique Jamet, Christine Lecerf, Claire Clouzot, Pascale Casanova, Lise Andriès, et sans doute d'autres, que j'oublie… C'était des voix que je connaissais par cœur, et que j'aimais retrouver quotidiennement. Roger Dadoun et ses engueulades avec Antoine Spire, Roger Dadoun et ses obsessions, et son humour ! La voix extraordinaire de Gilbert Lascault ! Celle, insupportable, de Pascal Ory… Celle, filandreuse et sournoise, de Marcelin Pleynet… Celle, un peu ridicule, mais finalement attachante, de Lise Andriès… Et aussi, la belle voix de Philippe Sollers, dont il sait jouer à merveille, qui était souvent invité et qui, toujours, semblait planer très haut, au-dessus des débats, comme un souverain qui consent à rejoindre ses administrés un peu idiots qu'il faut bien satisfaire de temps à autre… Je les entends encore, toutes ces voix, alors que j'écoutais — avec quelle attention ! — le Panorama entre deux séances de piano à Planay, et que je cherchais à en percer le mystère. Quoi qu'on puisse penser de ces gens et leurs idées et idéologies, nous sommes un certain nombre à avoir été formés par eux et par les livres dont ils faisaient la critique — et plus encore par leurs voix que par leurs idées. On ne sait plus, aujourd'hui, à quel point la radio a joué un rôle capital dans la formation intellectuelle et sensible de toute une génération. C'était la seule fenêtre ouverte sur le monde des idées, sur la vie de l'esprit, en dehors des livres. Ce n'est pas du tout à la télévision, que ça se passait, mais à la radio, qui m'a toujours paru un média extraordinaire, et extraordinairement fécond, très favorable à l'imagination et à la création, où l'intelligence a une saveur qu'elle n'a nulle part ailleurs. France-Culture, n'en déplaise à ceux qui aujourd'hui la critiquent un peu facilement, a été l'une des meilleures radios du monde, c'est pourquoi il est si difficile pour nous d'en faire le deuil, malgré son piteux état actuel. L'Atelier de Création radiophonique, par exemple, de René Farabet, le dimanche soir, était une émission absolument merveilleuse, qui m'aura inspiré jusqu'à aujourd'hui. Une grande partie de mon travail vient de là, je dois le noter. 

Anne n'est pas la seule à être sortie de ma vie sans que je sache exactement pourquoi, car, après tout, je ne suis pas certain de l'interprétation que je donne de son silence, même si elle me paraît la plus plausible. Il y a bien des mystères, dans une vie, et le retrait silencieux des amis est une chose parmi les plus incompréhensibles et parfois douloureuses. Je pense à G., qui était mon meilleur ami, à la fin des années 90. Plus jeune que moi, nous étions pourtant très proches, et même intimes. Il avait joué ma musique, qu'il aimait, et nous avions fait de la sonate ensemble. Il est aujourd'hui hautboïste à l'orchestre philharmonique de Strasbourg, et il y a plus de vingt ans que je n'ai pas de nouvelles de lui, alors que nous nous parlions chaque jour ou presque. Que s'est-il passé ? Je suis partagé entre l'envie de savoir et l'envie contraire — ou la peur de savoir. Il était à l'époque fou amoureux d'une très belle Marocaine qu'il devait épouser dans les quelques semaines à venir, et celle là l'a quitté sans un mot ni une explication, alors que tout était prêt pour le mariage, les invitations déjà lancées, etc. Il m'en a beaucoup parlé, il était inconsolable, et puis… plus rien ! Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas, ai-je été indélicat sans le savoir, il ne me semble pas, mais je ne saurai sans doute jamais. Il y a quelques mois, j'avais demandé à une amie qui habite Strasbourg de lui faire passer une lettre que j'avais envie de lui écrire, pour enfin savoir. Et je me suis dégonflé… Ce n'est quand-même pas parce que nous avions eu une liaison, Sarah et moi, Sarah qui était sa petite amie, bien avant ? Je ne peux pas le croire. Il m'avait assuré en être tout à fait détaché, mais dit-on jamais toute la vérité, en ces affaires là ? Quoi qu'il en soit, la brouille n'aurait pas duré autant, c'est ridicule ! C'est comme cette tête de lard de Lafourcade, qui du jour au lendemain ne m'a plus adressé la parole et m'a même bloqué sur les réseaux sociaux alors que nous nous entendions très bien, à l'époque où il m'a sollicité pour écrire le livre d'entretiens qui s'intitule Conversations avec Jérôme Vallet (titre idiot, comme me l'a fait remarquer justement Renaud Camus). Jamais eu la moindre explication… Moi, en tout cas, je ne suis pas du tout fâché avec lui, je l'estime beaucoup et je lui trouve bien du talent. Est-ce parce que je n'ai pas lu tous les livres de lui qu'il m'a envoyés ? Est-ce parce qu'un jour je lui ai demandé si le texte qu'il venait de me faire lire était une pure fiction ou bien un récit, et qu'il avait semblé heurté de cette question, comme si le fait de pouvoir imaginer qu'il avait inventé ce qu'il racontait était une offense ? Il me semble, très au contraire, pour moi qui n'ai aucune imagination, que le fait de décrire une scène de manière réaliste et convaincante est une preuve de talent littéraire, mais après tout je ne suis pas lui. Mais même en admettant que ma question puisse être maladroite, ce que je ne crois pas, était-ce une raison suffisante pour réagir aussi brutalement, et surtout, sans donner d'explication ? Non, il doit y avoir autre chose que je n'ai pas vu. Ça restera sans doute un mystère… J'ai appris il y a peu qu'il avait écrit un livre de correspondance avec Patrice Jean, Les Mauvais Fils. Il me parlait déjà à l'époque où nous correspondions de ce dialogue et de son admiration pour Jean. Sans doute a-t-il trouvé meilleur interlocuteur que moi, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis presque certain que c'est un excellent livre, sans en avoir lu une ligne. Je les ai entendus tous les deux, il y a quelques semaines, et j'ai trouvé l'émission passionnante. Je dois avouer même que j'ai trouvé Lafourcade bien meilleur que Patrice Jean, plus original, plus fin, plus libre. C'est lui, que Finkielkraut devrait inviter, et non pas tous ces médiocres qui défilent chez lui très souvent. Mais bon, mon avis, hein…

J'aimais beaucoup Anne, et elle restée fichée en moi, apparemment, car c'est la personne dont je rêve le plus souvent. Ce sont très souvent des rêves érotiques merveilleux, à la fois doux et très excitants, tendres et surprenants. Je lui suis donc très reconnaissant, malgré cette brouille insensée. Elle ne le saura sans doute jamais. Je me rappelle tout à coup, chose que j'avais complètement oubliée, que j'avais dans le temps composé un petit trio pour son ensemble de fûtes à bec baroque, qui s'intitulait « L'Éveil (d'une jeune fille) ». Comme j'aurais aimé la voir s'éveiller le matin, chose que j'ai ratée à cause de ma bêtise, en cette époque où je croyais que dormir près d'une femme était la chose à ne surtout pas faire. J'ai appris depuis à quel point je me trompais. Une des dernières fois que nous nous sommes téléphonés, je me rappelle qu'elle m'a posé cette question : « Tu es toujours ami avec Renaud Camus ? » Je n'avais pourtant jamais prétendu être « ami » avec Renaud Camus, mais si la question signifiait comme je l'ai entendue « est-ce que tu l'admires toujours, malgré ses positions politiques », ma réponse, qui fut positive, était tout à fait justifiée. Sans doute, au moment où elle m'a posé cette question, ne l'avait-elle toujours pas lu, j'en mettrais ma main au feu. Malgré cela, elle avait une idée sur la question, idée qu'il lui aurait été insupportable de remettre en cause, ou de seulement examiner. Comme c'est triste… J'écris cela sans me faire d'illusions sur moi-même, car je suis persuadé que je suis capable moi aussi de refuser de changer d'avis à propos d'une certitude que je crois me constituer alors qu'elle ne repose sur rien. 

Pris par une soudaine curiosité, je suis allé fouiller dans mes vieux mails, et j'ai retrouvé mes échanges avec Lafourcade. Que de surprises ! Il était très élogieux et très gentil avec moi, à sa manière un peu rude. Quel drôle de garçon, tout de même… Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me demande bien comment ça se serait passé. Je trouve qu'il ressemble beaucoup à Sitting Bull.

Lazar Berman admirait Michelangeli et Sofronitski. Christine s'était mise nue dans les forêts glacées qui entouraient Planay, en émergeant sans prévenir de son manteau de fourrure. Inouï nous attendait au chaud. On buvait du cognac. Elle avait posé à poil allongée sur le piano. J'écoute Schumann, dont j'avais travaillé là-bas avec Marie-Pierre L'Amour et la vie d'une femme. Je faisais un délicieux gâteau au chocolat. Carlos était venu nous faire travailler, Marie-Pierre et moi, et Alicia nous avait rejoints. Il s'en est passé, des choses, dans cette maison qu'avait habitée avant moi Arthur et sa femme Françoise, et leurs amis de la bande à Reiser. La belle Barbara King était venue de Paris, soi-disant pour accorder mon piano. C'est à elle que je dois une des plus grosses crises de jalousie que m'avait faites Christine, qui avait découpé aux ciseaux ma veste préférée et en avait fait un tas au beau milieu de salon, avec l'arme du crime bien en évidence, dans l'appartement de la rue Joseph de Maistre. Sa voix me manque. Ses mains aussi. J'ai appris il y a peu que Schumann mettait des petites croix dans son journal intime, chaque fois qu'ils faisaient l'amour, Clara et lui. J'en connais un autre, qui fait ça. « Je souffre beaucoup pour lui, et à cause de lui, mais chaque douleur lance dans mon cœur une nouvelle étincelle d'amour. » J'essaie d'étendre la main jusqu'au tréfonds de tout ce qui m'a quitté. 

mardi 18 janvier 2022

Le Sein (1)

Je crois que j'ai enfin trouvé la réponse à une question qui me tracasse depuis quelques années. Pourquoi est-ce que je rêve si souvent d'Anne, pourquoi elle ? Sans doute parce que c'est la seule femme que j'aie vue très régulièrement allaiter son petit. Ah, Julien, si tu savais comme j'ai aimé les seins de ta mère ! Annie, ta grand-mère, quand elle me voyait chez vous, alors, disait à la cantonade : « C'est curieux, notre cher voisin arrive toujours au moment précis où Anne donne le sein à son fils ! » Je devais avoir un sixième sens. Qu'ils étaient ronds et pleins, lourds, à la fois glorieux et pathétiques, la peau tendue à craquer, l'aréole un peu distendue et pâle, avec un mamelon proéminent et cabossé, framboise adorable, fragile et arrogante, quand elle les sortait de son soutien-gorge avec cette fausse désinvolture un peu gauche qui sied si bien aux femmes qui deviennent mères comme elles tomberaient dans un ravin, les quatre fers en l'air. Sa main, alors, me semblait une émanation de la grâce divine — la grâce divine qui se confond un instant avec l'érotisme le plus fondamental, et donc le plus violent — qui savait doser avec une précision miraculeuse le geste avec lequel elle offrait le sein à notre regard autant qu'à la bouche du bébé. J'aimais aussi qu'elle me parle, la mère, tandis qu'elle se laissait téter la mamelle avec ce mélange d'indifférence et de plaisir ramolli qui les caractérise dans ces moments-là. Je te montre mes seins sans aucune difficulté, alors que si tu me l'avais demandé en une autre circonstance, j'aurais été obligée de te refuser ce plaisir avec une offuscation emphatique. J'ai déjà raconté souvent cette anecdote qui me ravit. Du temps que j'étais professeur au conservatoire, un collègue guitariste était allé trouver le professeur de flûte, nouvelle dans l'établissement, et lui avait tenu ce langage : « Bonjour Machine. Je suis guitariste de jazz et je ne pars jamais en vacances. Tu veux bien me montrer tes seins ? » Je jure que l'anecdote est authentique. Eh bien cette brave fille, qui avait paraît-il des seins magnifiques (il n'avait pas choisi au hasard), avait soulevé son pull-over blanc sans aucune difficulté, et avait rendu mon ami heureux sans discours. J'ai trouvé son geste merveilleux. V et Y me comprennent, j'en suis sûr, eux qui demandent facilement à leurs correspondantes de leur montrer leurs seins, souvent avec succès, d'ailleurs. Cette offrande, quand elle est faite joyeusement, est si agréable à recevoir (et à offrir, j'en suis sûr) et celles qui refusent n'en sortent pas grandies, à mes yeux. 

Bref, j'ai longtemps rêvé des seins d'Anne. J'avais remarqué qu'ils étaient plantés un peu bas sur sa poitrine, ce qui les rendaient encore plus désirables, si c'est possible, je ne sais trop pourquoi, et j'avais gardé d'eux le souvenir que l'allaitement avait contribué à façonner dans mes visions savoureuses. Ils avaient en outre une qualité dont je ne me suis jamais lassé : ils bougeaient. Je veux dire que leur attache était souple. Quand Anne marchait, bien qu'elle n'eût pas des seins énormes, on les voyait remuer légèrement, et ce mouvement ample mais discret m'a toujours profondément troublé, et ému. Je n'aime pas les seins durs, qui me semblent contrevenir aux lois de la pesanteur avec une morgue que je réprouve. À ce propos, je dois révéler que j'ai peut-être été traumatisé par ma sœur aînée qui, un jour que je devais avoir une dizaine d'années, ou un peu moins, était entrée torse nu dans la chambre d'un de mes frères, où je me trouvais, en nous disant : « Vous avez vu, mes seins sont raides comme la justice ! » Sa fierté m'avait quelque peu rebuté — ou déçu. 

La nuit où j'ai fait l'amour avec elle, je me suis aperçu que les seins d'Anne étaient bien différents de la figure que ma mémoire et mes fantasmes avaient inscrite en moi et j'ai été un peu déçu, car, s'ils étaient moins singuliers que je ne le pensais, ils étaient presque parfaits. J'ai bien senti, alors, qu'elle était heureuse de me montrer ses seins dans l'état qu'elle jugeait le meilleur, qu'elle avait en quelque sorte à cœur de rattraper mon impression première, qu'elle pensait injuste à son égard et à leur égard. Mais la perfection n'a jamais provoqué en moi les remous inexplicables que j'aime ressentir à la vue d'un corps qui ne peut se reposer sur la conviction de son idéal. C'est ailleurs, c'est bien ailleurs, que se trouve le secret et la jubilation des formes, j'en suis convaincu. Il n'est pour s'en convaincre que d'ouvrir la partition d'un chef-d'œuvre de l'histoire de la musique ou de lire de la poésie. Les maladresses et les petits désordres sont très souvent à l'origine des plus beaux et des plus intenses moments qu'il nous est donné d'éprouver, quand nous sommes face à quelque chose de grand, et Dieu sait que le corps d'une femme peut être grand ! 

(…)

vendredi 19 février 2021

Sous la direction de mon coach artistique

Dany était de Reims. Dany Bourgeois le bien nommé. Barbu, gentil, bien élevé, mais parfaitement insignifiant. Et moi je draguais Anne, sa femme. 

Un jour, sur les marches de la maison d'Anne, il a dit, en parlant d'une femme que je ne connaissais pas : « Elle est bien nichonnée. » Je suis resté coi. "Nichonnée" ? Déjà, "nichons" ne faisait pas partie de mon vocabulaire, mais alors "nichonnée", dans la bouche de ce bourgeois de province…

Il était brocanteur et pingre. Tout est nul à chier, d'accord, mais Dany était encore plus nul à chier que le reste. Anne a toujours eu des mecs parfaitement cons. Mais gentils.

J'ai longtemps pensé qu'elle avait les seins plantés un peu bas (ce qui m'excitait beaucoup). Et puis, un soir, on a fait l'amour, tous les deux, et j'ai bien dû me rendre à l'évidence : je m'étais trompé. Ils étaient parfaits.

Quand je voyais Anne, je ne voyais que ses seins (je l'avais vue allaiter son fils Julien, et c'était merveilleux). Et quand je l'ai vue nue, je me suis rendu compte que je m'étais trompé sur tout. Elle avait des seins jolis mais ordinaires, et un cul extraordinaire, que je n'avais jamais soupçonné.

dimanche 7 février 2016

Anne (& Chloé)



Encore un long et délicieux rêve érotique dans lequel Anne tient le premier (et unique) rôle. Il est vraiment extraordinaire qu'une femme — dont certes, on a été légèrement amoureux, dans le temps — qu'on n'a plus revue depuis des lustres, et qui n'a somme toute pas occupé une grande place dans notre vie (sauf sur le plan de l'amitié), puisse jouer un aussi grand rôle dans les rêveries érotiques ! J'ai dû rêver d'Anne une bonne trentaine (ou quarantaine) de fois, ce qui fait qu'elle arrive très loin devant toutes les autres femmes dont j'ai pu rêver — et, dans ces autres femmes, je compte bien sûr celles dont j'ai été profondément amoureux et/ou qui ont joué un grand rôle dans ma vie. C'est un phénomène qui m'intrigue énormément. L'explication qui vient tout de suite à l'esprit est qu'avec elle quelque chose ne s'est pas accompli, n'est pas allé au bout, est resté en suspens, et, certes, ce n'est pas complètement faux. Comme nous n'avons couché ensemble qu'une seule nuit, je ne peux certainement pas dire que je connais tout d'elle, mais je n'ai jamais regretté cet état de fait (sauf, ponctuellement, une fois ou deux), l'envie de faire l'amour avec elle ne m'a pas poursuivi spécialement durant toutes ces années, je n'ai pas entretenu de rêveries (au sens diurne, cette fois-ci) tournant autour de ce désir — qui, pourtant, n'a jamais été complètement absent (je dois le reconnaître si je veux vraiment être honnête). Alors quoi ? Qu'est-ce qui reste, qu'est-ce qui est là, dans mon esprit, dans mon corps, dans mon désir, qui provient d'elle ? Qu'est-ce qui résiste au temps, à l'apathie, à la déroute des jours, qu'est-ce qui résiste au long decrescendo insensible mais inéluctable du désir sexuel et qui relie cette femme, précisément celle-là, à moi ? Je l'ignore. Elle n'est pas la plus belle femme que j'ai connue, ni même la plus sexy, ni la plus pudique, ni la plus mystérieuse, ni la plus surprenante… Je ne parviens pas à savoir ce qui en elle continue de brûler pour moi, ou, peut-être, en moi de brûler pour elle.

Les rêves ont ceci de particulier qu'ils nous révèlent, sur un temps long, et parfois très long, des choses que rien ni personne n'auraient pu dire de nous. On ne peut pas s'en débarrasser d'un revers de main car la main est sans influence sur eux. La vie qu'ils mettent au jour, par bribes, est aussi réelle que l'autre, peut-être plus, et je suis persuadé qu'elle pèse sur notre vie diurne d'une manière dont nous ne soupçonnons ni la force ni la vérité. Il ne s'agit pas de les interpréter, chose qui m'a toujours paru un peu idiote et dérisoire, mais de vivre avec eux, en leur compagnie, comme avec l'indispensable compagnon qui nous connaît mieux que nous-même.

Anne et Chloé sont les deux déesses de mes rêves. De ces étreintes j'ai tant reçu que seulement le dire est impossible. Chloé si tu savais… J'ai encore l'empreinte de tes fesses au creux de mes mains, quand, plongeant mes bras par delà tes épaules à l'intérieur de ton pantalon, je les glissais sous ta culotte de coton blanc, comme un souffle suave et léger ouvre une fleur en écartant des pétales : jamais je n'ai senti quelque chose de plus doux, de plus follement doux, que ce contact qui fit un bruit de battements d'aile d'oiseau dans le grand silence jaune du rêve. Nous étions dans la rue en pente qui mène au conservatoire, seuls au monde en pleine journée, et tu m'as laissé faire, tu as accueilli ces mains comme la prière en diaphragme flou qu'elles étaient. Anne, ton haleine si fraîche quand tu m'as embrassé, te retournant au moment de monter dans l'autobus, comme une source d'émail dans l'étuve sourde du sommeil, ta langue comme le doigt qui sépare les nuages du soleil, mouillée et creusée de sirop, amande vibrante de sang brûlé, fève crue de la joie intacte, printemps de nacre.

J'aime les parfums qui ont tourné. Ils se ressemblent tous et me rappellent la chambre de mes parents, dans la commode de laquelle j'allais fouiller très régulièrement, enfant. Et, sur cette commode, le coffret où se trouvaient les merveilleux flacons de parfum de ma mère qui côtoyaient les briquets recouverts de cuir précieux et les boucles de cheveux blonds. Quand un parfum a tourné, il ne reste plus de lui que cette fragrance cuite et vaguement écœurante qui monte directement aux nerfs, sans passer par la lumière du jour. Le rêve s'en repaît, la thésaurise, la couche en ses plis multiples, la fait lever comme une théorie de fruits écrasés irriguant le désir imperturbable qui feint la mort, brûle ses sucs et ressasse les souvenirs qu'elle convoque en un rythme irréductible.

Anne et Chloé (leurs fesses (l'odeur de leur con), ces immortelles stupeurs froissées (le givre de leurs muqueuses cuivrées), l'haleine de la divinité qui fait frémir l'homme endormi et le sépare de lui-même), femmes bénies dans la lumière indemne du temps ouvert, vous m'accompagnez par-delà les jours arrêtés et je me porte jusqu'à vous autant que vous me portez jusqu'à moi, Anne et Chloé comme deux formules chimiques impossibles, comme deux fleuves qui se remontent l'un l'autre, et coulent en poudre, Anne et Chloé comme deux principes qui retirent la vie de la vie et la rendent plus vivante que la vie, comme deux horloges tournant en sens inverse qui produisent une nuit plus lumineuse que le jour, comme deux femmes qui rendent les femmes invisibles et éternelles… (Qui est Chloé ?) Où se trouve l'embouchure ?

dimanche 18 mai 2014

Anne (38)


« Et vous, vous êtes gravé à combien ? »

Certains sont gravés à 12 nm. En conséquence de quoi il suffirait d'un minuscule micro-processeur, de moins de 1 centimètre cube, qui remplacerait avantageusement cet encombrant cerveau un peu dégoûtant et fragile. Imaginez la place gagnée, en plus de tout le reste. À la place du cerveau, on pourrait mettre des banques de données gigantesques, tous les musées du monde, toutes les encyclopédies existantes, toutes les archives nationales de tous les pays, tous les codes civils et pénaux de toutes les nations, les cartes du monde entier, les encyclopédies médicales, les gestes de premiers secours, les archives diplomatiques de la nation, des livres d'histoire, un manuel d'éducation civique, de la musique, des films, des banques de données de personnes sexuellement compatibles, et bien d'autres choses encore. Il n'est pas besoin d'expliquer les avantages d'un tel système : plus besoin de sortir de chez soi pour les loisirs et les rencontres, une culture énorme, et surtout la même pour tout le monde, plus de discrimination par la culture, par la connaissance, par le savoir, des économies médicales et structurelles gigantesques, une société homogène, où le conflit est réduit au strict minimum, dans certains cas dûment répertoriés, aux conséquences prévues, codifiées, où la négativité est évacuée en amont, et non plus en aval, une consommation matérielle réduite à l'essentielle, une économie des matières premières, la disparition radicale des pathologies de la mémoire, et surtout une transparence totale, qui ne serait plus un vain mot. On peut même imaginer conserver un semblant d'inconscient, pour les nostalgiques invétérés, mais un inconscient contrôlé et réduit aux acquêts, sous surveillance, un inconscient domestiqué, expurgé de ses aspérités les plus noires, de ses pulsions incontrôlables, un "inconscient à la française". 

Bien entendu, on conservera les œuvres de Freud et de Proust dans les banques de données implantées, pour que les générations futures sachent à quoi elles échappent désormais, mais elles seront précisément annotées et commentées, afin d'éviter les effets pervers. 

mercredi 14 mai 2014

Anne (14)


Elle est assise à la terrasse d'un bar, elle réfléchit avant de taper quelque chose sur son ordinateur portable. Non loin d'elle se tient un type un peu étrange, la quarantaine, qui lui aussi écrit sur son ordinateur portable. Elle sent bien qu'il l'observe. Quand elle est arrivée là, elle a cherché une prise de courant pour recharger son téléphone, et le type lui a proposé d'utiliser la prise sur laquelle il a branché son ordinateur. Elle a décliné avec un sourire. Ça sentait trop le plan drague. Elle est venue là pour écrire, pas pour se faire draguer par un vieux. Le vieux ressemble un peu à Robert Chapatte mais elle l'ignore ; elle est bien trop jeune pour savoir qui est Robert Chapatte. Elle essaie de se concentrer, elle essaie de regarder la petite bouteille de Perrier que le garçon lui a apportée et dont elle a déjà bu les deux tiers, mais ce n'est pas facile. Le type a tout à fait l'air d'un mec qui mate les nanas aux terrasses de bistro tout en faisant semblant d'écrire sur son portable. Elle l'imagine sur Facebook, en train de raconter à ses potes qu'il mate une petite jeune. 

« ALERTE INFO: nana à une heure. Cherche une prise pour recharger son téléphone. Lui ai proposé la prise de courant que je squatte. A décliné avec un sourire. »

Le type est quelconque. Tellement quelconque qu'on ne voit que lui. Bon, revenons à notre blog. Et puis elle se dit : après tout, pourquoi je ne parlerais pas de ça, sur mon blog, de ce que je suis en train de vivre là, au quotidien. "Tranche de vie", qu'elle appellerait ça. Non : "Plan drague", c'est plus vendeur. Elle commence à écrire mais elle ne parvient pas à se concentrer. Le type est toujours là avec son air de ne pas être là qui fait qu'on le remarque trop. Il boit un thé vert… J'y crois pas, un thé vert ! Je l'aurais plutôt vu se descendre des bières, ou des vodka. Il a peut-être un cancer de la prostate, genre. Ou des coliques néphrétiques. Ce serait drôle que je sache son nom et j'irais lire son mur Facebook. À son âge, c'est forcément Facebook. Je pourrais aller le voir et lui dire : « Excusez-moi, je vous connais, non ? Vous êtes bien Machin ? » Et là, peut-être qu'il me dirait son vrai nom, genre : « Ah non, Mademoiselle, moi c'est Truc. Je peux vous offrir un verre ? » Ou alors c'est un radin, et il me dira rien du tout et on ira direct chez lui… Bon, calmons-nous, hein, de toute façon, il me branche pas du tout. 

« Elle regarde ce qui se passe dehors, écouteurs aux oreilles, un verre de Perrier près d'elle… Elle réfléchit avant de taper quelque chose sur son écran…  De toute façon, tout le monde lit tout le monde, lâche un ou deux gaz, se reprend un café puis termine sa journée par des séries en streaming… »

Merde, j'ai un type qui prend tout ça très au sérieux, et qui me demande de commenter en direct-live sur Facebook. Comme si j'avais que ça à foutre… J'avais juste écrit ça pour déconner, pour accompagner mon thé vert, moi ! Et il arrête pas de ma relancer, le con. De toute façon, je m'en tape, je vais aller me mater un film de cul à la maison, et puis voilà, la journée sera pas complètement foutue. Avec tout ce thé vert, faut que j'aille aux gogues à toute vitesse. Et cette conne qui est partie sans un regard, ça aussi c'est un puissant diurétique.

(écrit en temps réel grâce à Paul Sunderland)

mardi 13 mai 2014

Anne (31)


— Mais tu la connais, Anne ?
— Si je la connais ? Tu plaisantes ?
— L'amour qu'on ne choisit pas ?
— Non, l'amour qui ne choisit pas.
— Et Denisa ?
— La Kerschova ? Peux pas la supporter.
— T'exagères ! Elle est hyper-sympa !
— Justement ! Et puis elle l'adore.
— Ah, alors, évidemment…

— Mais tu la connais, Anne ?
— Quand elle m'a joué la Fantaisie-Impromptu, j'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire. 
— C'est-à-dire ?
— Il y a deux sortes de pianistes. Ceux qui entrent dans le clavier et ceux qui en sortent. Pour en sortir, il faut partir de l'intérieur du clavier. Soit tu crois que tu joues d'un instrument à percussion, soit tu enfonces les touches pour accéder à ce qui se trouve au-dessous, tu fais monter le son depuis le fond du clavier. C'est une question de temporalité. Ceux qui tombent sur les touches sont en retard d'un train, au moins. Ç'a commencé depuis longtemps. La musique était là avant eux. 
— Le piano n'est pas un instrument à percussion ?
— Non. 
— Première nouvelle !
— La vitesse par le poids par la force, sur la touche, c'est une chose, mais tant que l'extrémité du bras n'est pas directement en contact avec la corde (et le bras doit être directement relié au cerveau, sans solution de continuité), tu n'as pas vraiment le contrôle du son. C'est la raison pour laquelle on voit très vite si un pianiste comprend que le son, la sonorité, le timbre, appelle ça comme tu veux, est l'entrée par laquelle il a accès à la musique des autres, du compositeur. C'est également la raison, même si c'est une raison de second ordre, pour laquelle on ne peut pas apprendre le piano sur un instrument numérique. On devrait ajouter la densité aux paramètres techniques qui sont déterminants quant à la technique d'un pianiste. La densité d'un Gilels, par exemple, dans le mouvement lent de la Hammerklavier, est absolument stupéfiante. On hésite entre deux hypothèses : soit il s'est effacé complètement derrière un piano en mercure et fonte, soit au contraire il a totalement aboli l'instrument, et ce sont ses doigts qu'on entend, des doigts en tungstène de deux mètres de hauts, colonnes de glace et de nuit. 

lundi 12 mai 2014

Anne (16)


Les femmes ne comprennent rien à la polysémie. X, par exemple, me reproche d'avoir dit à Z que je l'aimais. Mais bien sûr que j'aimais Z, bien sûr… Seulement ça n'a rien à voir avec "aimer", cela. Quand on dit : « Je t'aime. » ça ne veut pas forcément dire : « Je t'aime. » C'est pourtant évident, mais les femmes ne comprennent pas ça. Elles confondent tout. Elles n'ont pas d'oreille. C'est simple : si vous leur jouez un mi et un fa bémol, elles vous disent fièrement : « C'est la même note ! » Nous, gênés, on n'ose pas leur dire que pas du tout, alors on biaise, on évite l'obstacle, on répond que oui d'une certaine manière, oui, bien sûr, etc. Et elles sont contentes. On ne veut pas leur faire de peine, et elles, elles en profitent. Elles sautent à pieds joints sur ce qu'elles prennent pour une vérité. Tiens, un autre exemple. Demandez à une femme quel est celui des deux objets qui tombera le plus rapidement au sol, si vous les lâchez par la fenêtre, entre un objet lourd et un objet léger. On peut être certain qu'une femme répondra : « Ben, c'est évident, le lourd tombera plus rapidement, donc il sera le premier par terre ! » Et vous, qu'est-ce que vous répondez ? Comme c'est une femme qui vous dit ça, vous dites, oui, bien sûr le plus lourd sera au sol avant le plus léger, mais en fait ils tombent à la même vitesse, tu vois. Alors là, elle vous regarde comme si vous étiez dingue, vous sentez que ça va mal tourner, que vous n'arriverez jamais à vous faire comprendre, alors vous capitulez, et vous dites, oui, oui bien sûr, tu as raison, Chérie, le plus lourd tombe plus vite. Et vous passez à un autre sujet. Soulagé mais un peu honteux tout de même. Si vous êtes très courageux, vous lui dites : « Eh bien, tu vois, Chérie, c'est comme l'amour. Ils vont tous les deux à la même vitesse, mais il y en a quand-même un qui arrive avant l'autre. » Mais comme vous n'êtes pas courageux et que vous voulez avant tout avoir la paix, vous ne dites rien du tout. 

Les femmes pensent toutes que la Polysémie était l'épouse du Polyphème et que l'enharmonie est l'intérieur de l'harmonie.

dimanche 11 mai 2014

Anne (23)


« En pleine Occupation, je lis l'Être et le Néant
— Et vous êtes libre ?
— Oui, je suis libre d'inventer le futur.
— Vous appelez ça le Dépassement.
— Oui, nous allons vers quelque chose qui est incertain, mais nous y allons, en permanence. C'est sans arrêt, que nous inventons le futur, à chaque seconde de notre vie. 
— Mais alors pourquoi souhaiter être plus libre encore ?
— Voilà. Et personne ne répond à cette question. Si nous sommes libres, pourquoi désirons-nous être libres, puisque nous le sommes déjà ?
L'immédiat prochain, c'est de ça que vous parlez ?
— Pourquoi, bien que nous décidions toujours de l'immédiat prochain, l'avenir semble pourtant déterminé (par autre chose que nous-même), pourquoi nous "trompons"-nous, pourquoi n'arrivons-nous pas à additionner les immédiats prochains pour en déduire un avenir choisi ?
— En somme, vous interrogez ce qu'on appelle la Décision. 
— Oui. Nous sommes tout de même un peu ignorants
— Mais que devrions-nous savoir exactement ?
— C'est toute la question. Qu'est-ce qui, dans la totalité de ce que nous pouvons connaître, mérite d'être su ? Pourquoi ceci plutôt que cela ?
— Ce serait ça, la Liberté ?
— Oui, je choisis de connaître Cecilia Bartoli plutôt que Stromae. 
— Mais vous pourriez connaître et l'un et l'autre !
— Oui et non. Je pourrais, en effet, les connaître l'un et l'autre, mais ces savoirs ne s'ajouteraient pas l'un à l'autre. 
— C'est ce que j'ai du mal à comprendre. 
— Les goûts ne sont jamais neutres. Ils possèdent des polarités, ils s'ouvrent sur d'autres goûts qui eux aussi possèdent des polarités. Il existe une illusion de liberté qui est le contraire de la liberté. Nous sommes déterminés par notre liberté mais au moins autant par l'illusion de liberté. Savoir où exactement réside notre liberté est notre seule liberté réelle. Il s'agit d'un savoir érotique. (Le goût n'a pas uniquement des attracteurs, il a aussi des repousseurs.) Le goût est un savoir qui procède comme ce que les astro-physiciens appellent les vers, dans le cosmos, ces sortes de raccourcis, de tunnels, par le truchement desquels on peut dépasser la vitesse de la lumière et rejoindre instantanément des régions très éloignées de l'espace-temps. Oui, ce sont des accélérations phénoménales de l'intelligence qui traversent d'un seul geste toutes les couches du savoir. Nous voici revenus au Dépassement, à la Transcendance. 
— Le goût, pourtant, ne relève pas de l'absolu. Il est sujet au temps, aux modes, aux déterminations sociales, ethniques, générationnelles, et même économiques. Le goût peut se tromper ! On peut avoir mauvais goût… Comment pouvez-vous en faire cette espèce d'instance supérieure qui semble trôner au-dessus de la réflexion, du savoir, de la connaissance et de la détermination ? Le Goût, en d'autres termes, peut-il être libre ? 
— Il est libre précisément dans la mesure même où il prend la mesure de son absence de liberté. »


Elle me dit : « J'aime le goût de ta queue. » — Tu t'égares ! — Non, au contraire, je me retrouve. Je remonte à la source. 

C'est une affaire de famille ?

Oui. C'est l'amour qui ne choisit pas. 

samedi 10 mai 2014

Anne (27)


Il est petit, râblé, assez épais, même, avec une voix qui ne correspond pas du tout à son physique. Son tour de poitrine est assez impressionnant, surtout en comparaison de sa taille. Enfin, je suppose que c'est tout de même ce qu'on appelait jadis un "costaud des épinettes". Il accapare la seule vendeuse disponible du magasin. Je patiente en jetant un coup d'œil distrait aux livres récents disposés sur la table qui me sépare d'eux. « Je ne sais pas du tout pourquoi on m'a commandé ça ! » Il parle fort. La vendeuse tente de comprendre ce qu'il veut. « "Lettres de l'au-delà", pour moi… ! » Elle tape sur le clavier de son ordinateur et fixe son écran. Je me demande s'il s'agit d'une vendeuse ou de la patronne du magasin. Elle doit avoir cinquante ans, peut-être un peu moins. « Mais qu'est-ce que vous voulez, en fait ? — "Lettres de ***". — Ça n'existe pas, je ne vois pas. — Mais si, on avait trouvé avec votre vendeur, là, si si, ça existe bien, je ne comprends pas pourquoi il m'a commandé ça… » Elle me jette un coup d'œil par dessus ses lunettes : « Monsieur, vous cherchez quelque chose ? » Elle cherche désespérément un moyen de se débarrasser de Costaud, mais je lui réponds que je ne suis pas pressé. « Non, vous voyez, ça n'existe pas. — Mais si, si, ça existe, on l'avait trouvé, je ne sais vraiment pas pourquoi il m'a commandé ça, votre vendeur, "Lettres de l'au-delà"… » Il est profondément choqué qu'on ait pu penser un seul instant qu'il était intéressé par un livre de ce genre-là. « Mais regardez, vous voyez bien, si je tape votre titre, le résultat est "néant". Vous voyez ? — Cherchez dans Google, cherchez dans Google, on avait trouvé avec Google ! Il avait trouvé tout de suite, votre vendeur, je ne comprends pas pourquoi il m'a commandé ça… Ça ne m'intéresse pas, ça, c'est pas pour moi, moi, c'est "Lettres de ***" ! — Je vais vous faire un avoir. — Non, je ne veux pas un avoir, moi, je veux "Lettres de ***", c'est ça qui m'intéresse, vous comprenez ? » Nouveau coup d'œil par-dessus les lunettes, je fais celui qui ne voit rien. Angot, Jauffret, Connely, Bruckner, Dugain… Qu'est-ce que je cherche, déjà ? Ah oui, Schuhl, Jean-Jacques Schuhl, lettre S, littérature française. Entre Schmidt et Simon, rien. On ne sait jamais, il faut demander… « Tiens, vous voyez, voilà, c'est ça, là : "Lettres de ***", voilà, c'est ça que je veux, moi. » Nouveau pianotage : « Ça n'existe pas, je suis désolée. » « Mais comment, ça n'existe pas, on vient de le trouver sur Google, vous avez vu, on l'a trouvé tout de suite, c'est pas Lettres de l'au-delà qui m'intéresse, c'est ça. Je l'ai trouvé et j'ai dit tout de suite : ah, c'est génial, ça, c'est ça qu'il me faut ! » « Je comprends, mais ça n'existe pas en livre. — Mais comment ça, ça existe, puisqu'on l'a trouvé tout de suite, sur Google ! — Je veux dire : c'est peut-être un blog, je ne sais quoi, je ne sais pas ce que c'est, mais ça n'existe pas en livre. — Mais c'est génial, moi ça m'a plu tout de suite. — Oui, je comprends, mais ça n'existe pas. Si c'est un blog, vous pouvez le lire sur Internet. — Oui, mais moi je veux le livre, c'est pour offrir ! » Elle lui demande de quoi ça parle. On comprend que ce sont des lettres d'amour. « Je suis désolée, Monsieur, mais je peux vous faire un avoir. — Non, je ne veux pas un avoir… Mais sinon, vous auriez quelque chose dans le genre ? — Quel genre, vous voulez dire ? — Le genre poésie, vous comprenez, je voulais offrir de la poésie, et là, les lettres d'amour, tout de suite je me suis dit, c'est ça, c'est ça qu'il faut, c'est génial. » Elle se dirige vers le rayon poésie avec un regard de désespoir. « Monsieur, je peux vous renseigner ? » Elle veut que je la sauve, mais leur histoire m'intéresse beaucoup plus que mon livre de Jean-Jacques Schuhl… « Oui, je cherche les Lettres de l'Au-delà, de Jean-Jacques Schuhl. » 

vendredi 9 mai 2014

Anne (9)


Elle est de la secte Poco Adagio, Régine. Faut pas l'emmerder quand elle a ses règles. A vite fait de te balancer un de ses fameux coups de pieds derrière l'oreille que t'as pas le temps de comprendre ce qui t'arrive : 800 kilos de poussée dans le jarret, c'est un peu comme si tu te prenais un ascenseur dans les gencives. On voit les orteils d'un autre œil après ça, si tant est qu'on soit encore capable de voir quelque chose. Elle a commencé toute petite par le judo, puis le karaté, le ju-jitsu, la boxe thaï, et enfin le combat libre, où elle excelle. Elle a prénommé son fils Milon, en hommage à Milon de Crotone. Régine est sans aucun doute la fille la plus gentille qu'il m'ait été donné de rencontrer. Son surnom est "la sincérité du tendre". Tu ne me croiras pas si je te dis que quand je lui fais un massage elle pleure à chaudes larmes. Eh bien tant pis, ne me crois pas. Je sens les muscles de son dos qui roulent sous mes doigts, et j'accède à l'immortalité de la compassion. Vaut mieux pas que je te parle de ses cuisses… C'est du Bellini persillé et le petit Jésus à califourchon. Elle est pas au régime, Régine, c'est pas la peine. Tout ce qu'elle mange lui profite, comme à ceux qui se trouvent sous ses poings. Pourquoi "poco adagio" ? Parce que quand tu reçois un gnon offert par Régine, tu vois les choses un poco adagio, et même parfois allargando… En revanche, le gnon qu'elle t'a donné, tu ne le vois pas arriver, parce qu'il est parti prestissimo e stretto. Ce conflit des temporalités est source d'une certaine beauté et il me faut bien avouer que j'y suis sensible, j'ai toujours aimé la polyrythmie.

— On ne se cache plus, comme au début des années 1980, pour réclamer "la France aux Français". La mode est à la haine et la haine est à la mode. Haine de l'autre, haine de la nouveauté, haine de la générosité. La lutte contre le racisme, cause cardinale de la France dans laquelle j'ai grandi, est aujourd'hui moquée. 
— Oui, oui, OK, mais moi tu vois, c'est la méthode des petits doigts arrondis.
— Comprends pas…
— Moi mon truc c'est la haine de la musique.
— Je ne vois pas le rapport…
— Mais justement ! Je le sais bien, que tu ne vois pas le rapport.
— Non mais vraiment t'es con, on peut jamais discuter sérieusement avec toi. C'est pénible, à force, cette pseudo-distanciation à la con, j'te jure.
— Allez allez, mange tes carottes râpées tranquillement ou tu vas encore avoir des gaz. "La mode est à la haine et la haine est à la mode"… C'est ton éditeur qui a trouvé ça ? C'que c'est cul !
— Tu me fais chier, tiens. Je vais au club de sport. Ciao !

Anne (7)


Il paraît que Platon et Wagner ont l'intention de faire un disque ensemble. Maxi buzz sur les réseaux sociaux. Ce serait des variations, l'orchestration serait confiée à Houellebecq et la pochette à Cervantes. « Visuel ! » Quoi ? On dit : le "visuel". Vous m'emmerdez avec votre visuel ! Je dirai la pochette jusqu'à ma mort, si tout va bien. Rien que pour vous emmerder !

Ce qu'il faut, c'est s'asseoir, là, à cette petite table. Ne pas bouger. Mettre ses mains à plat sur la table. De cette immobilité toute relative émanera une vertu, si l'on sait ne pas l'empêcher. Vous la verrez monter devant vous, se stabiliser. Durant ce moment, il y aura quelque chose dans votre vie, là, ici, et il faudra tout reconstruire à partir de cette chose, s'y accrocher. Ce n'est pas mettre des mots sur cette chose, ce qu'il faut, non, pas du tout, ce qu'il faut c'est que les mots établissent entre vous et cette énigme une sorte de pont suspendu sur lequel les forces de la vie pourront se rassembler, à nouveau. On croit que c'est quelque chose qui arrive comme ça, par hasard, mais je suis convaincu qu'on peut provoquer…

— J'avais une copine strip-teaseuse qui parlait comme toi. Elle a mal fini, la pauvre…

— « Adieu notre petite table, un même verre était le nôtre ! »

— Ah, mon pauvre, comme tu l'aimais ! 

Anne (11)


« Isabelle Huppert, 1,52m, Julia Roberts, 1,67m, Nicole Kidman, 1,69m, Cameron Diaz, 1,64m, Natalie Portman, 1, 55m… 
— Mais enfin, tu débloques complètement !
— Pas du tout. Je te jure ! Ils sont tout petits ! Des nains ! Je le sais !
— Arrête un peu… Comment le sais-tu ?
— Je le sais, c'est tout. 
— Et Régine, elle mesure combien ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? 
— Mais sinon, tu l'achèterais, toi, cet aspirateur-robot ?
— Bien sûr ! C'est génial, ce truc !
— Ah bon, tu crois ?
— Mille fois oui. On a mieux à faire que de passer l'aspirateur, dans la vie ! Moi je suis pour me simplifier la vie au maximum.
— Et les taches de sang, ça le fait ?
— Si tu me parles encore de Régine, je te colle une beigne.
— Tu m'aimes donc ?
— Va passer ton aspirateur et fous-moi la paix. »

En ce temps-là, c'était Pompidou, la Mosquée, la Palette. Personne ne parlait jamais de l'islam. Toutes les voitures, phares allumés, sur les quais de Seine. Et le Théâtre de la Ville, où elle travaillait. Elle portait une grande tache de naissance sur le sein gauche. Clarinette basse sans soutien-gorge. Grosse fumeuse.

J"ai attrapé le 21, pour la Bastille. On sortait d'un bar, le type avait une veste rouge lie de vin, je les avais vus par hasard. Pris sur le fait. Il me dit : « Ah, c'est vous ? » Il voulait me la laisser, mais j'ai préféré ne pas. J'ai dû m'endormir avec les septièmes descendantes des Enigma Variations en tête, et le matin, je m'éveille avec ce rêve et le basson à la radio. Impossible de retrouver le prénom de mon élève, le mathématicien, c'est ça qui m'a réveillé.

Une fois qu'on a conquis une femme, c'est bon. S'il faut en plus la garder, la défendre contre ceux qui veulent vous la piquer, faire semblant de croire à ses mensonges, non, ça c'est pour ceux qui aiment se battre, qui veulent défendre leur bien. Tout a évidemment commencé le matin où je devais passer le bac…

jeudi 8 mai 2014

Anne (5)


« Alors, Diane, t'es wagnérienne ? 

— Blitz, son dernier disque est vraiment bien, oui. Je regrette juste qu'il chante en anglais. 

— Complètement d'accord. Ça casse l'ambiance ! 

— Oui, peut-être… Mais n'empêche, il est bien d'extrême-droite, non ?

— Il paraît, oui, depuis qu'il s'est mis au free-fight phénoménologique. 

— Mais tu sais qu'Anne a eu une histoire avec lui… »

Ils étaient tous là, comme des arbres à secte, un verre à la main, à essayer de faire comme dans les séries américaines. Eux aussi ils avaient le droit de faire société, bordel ! On était entre nous, c'est ça qui comptait. 

« Et la programmation du Désastre, tu y es pour quelque chose ?

— Non, ça c'est Michel, mais je suis un peu son bras-droit, en fait. »

mercredi 7 mai 2014

Anne (1)


[Ginette était arrivée vers huit heures du soir ; Delphine prenait un bain ; Georges était dans la cuisine et mangeait des sardines à l'huile directement dans la boîte qu'il avait posée sur une assiette. La première chose qu'il avait vu était le visage de Ginette couvert de bleus et le gros pansement qu'elle avait à la pommette gauche. « J'ai panier. » Son nez avait l'air d'avoir ouvert. Elle alla directement à l'aîné et remplit un vers-mot, qu'elle visa d'un prêt. « Gute Nacht ! » lui dit Georges, le nez dans son assiette. « J'ai panier ! », elle rédetta. Georges leva le visage et la regarda sans la moindre trace d'étonnement. Comme elle le fixait, il se sentit obligé d'ajouter : « Gute Nacht ! » La conversation semblait mal engagée.]


« Ils écrivent les nécrologies des amis disparus, c'est affreux. Quand je vais casser ma pipe, un de ces funestes va se croire obligé de déposer ses fientes bourrées de fautes de français sous mon portrait. Il faut absolument que j'empêche ces nuisibles shootés au reblochon de profiter de ma mort pour faire leurs jeux de mots foireux. Ils veulent à tout prix qu'on soit resté comme eux, et même quand ils ont des preuves que tu as tourné le dos définitivement et depuis longtemps à toutes leurs méprisables niaiseries, ils se croient autorisés dès que tu clamses à te sanctifier la trogne en leur atroce déchèterie. Pas encore froid qu'ils se réjouissent se "boire des coups" à ta santé, les enflures ! Tu te souviens de ce livre de Barthes où il expliquait que les journaux au Japon avaient une tendance très nette à "siniser" les portraits des Européens ? Eh bien avec ces gusses, c'est un peu la même chose : ils t'alpaguent à la sortie et ils te refont le portrait à leurs couleurs, et peu importe ce que tu as pu dire, écrire ou pensé, tu leur appartiens et il n'y a plus personne pour leur demander d'arrêter leurs conneries. C'est sinistre !

— Tu crois pas que t'exagères un peu ? Ils veulent être gentils, c'est tout !

— Je minimise, Robert, je minimise ! On peut pas claboter quand on connaît des furoncles pareils, crois-moi, on n'a plus que l'immortalité ou le déshonneur ! C'est pas vrai, Ginette ? »

mardi 6 mai 2014

Anne (2)


Quand il a entendu la voix de Jonas Kaufmann dans le Gute Nacht de Schubert, il a compris que la journée allait mal se terminer. Depuis l'enfance, il avait de ces moments de panique intense, qui le prenait quand il se trouvait fortuitement en contact avec certaines musiques. C'était comme si la vie, subitement, lui remontait dans la gorge et cherchait à le fuir par tous les moyens. Alors il avait le choix entre la fureur et le désespoir mais il arrivait que les deux ne s'excluent pas. Certaines voix en particulier avaient le don de le précipiter du haut de lui-même. Gute Nacht ! Lui qui ne dormait plus depuis trois semaines… Saloperie de musique.

lundi 5 mai 2014

Anne


Il avait passé la nuit à regarder des combats de Gina Carano. À six heures, il s'est levé, a mis le café en route, est allé se doucher. Quand il est redescendu, le jour était levé. Il a bu son café au jardin, en fumant une cigarette. Puis il a pris la voiture. 

Il y avait là François, Philippe, Jacques, Lise, Thierry, Odile, Cathy, Chris, Delphine et Jean-Louis. Tous le reconnurent très emphatiquement, avec beaucoup de tapes dans le dos et de clins d'œil complices. Il lui était impossible de leur avouer qu'il ne reconnaissait pas un seul d'entre eux, alors il joua la comédie du mieux qu'il put : « Si je me souviens ? Tu parles ! » Comment se faisait-il qu'il était le seul à ne pas avoir changé ? Très troublé par cette découverte, il parlait beaucoup, espérant par ce flot de paroles les empêcher de voir qu'il était seul, perdu, ne sachant pas du tout à qui il s'adressait en réalité. On parla des fascistes, de la guerre en Autriche, et du dernier disque de Platon. Ils avaient tous l'air d'ignorer absolument ce qu'il faisait aujourd'hui, mais il n'arrivait pas tout à fait à s'en convaincre : quelque chose lui disait qu'ils jouaient la comédie pour le mettre à l'aise. « Je me souviens de toi, au cinéma, à Avignon, avec cette fille, là, comment s'appelait-elle déjà ? » Ça alors, mais comment sait-il tout ça, lui ? Quel rôle peut-il avoir joué dans l'histoire avec Elisabeth ? Il ne pouvait pas demander d'explications, ce qui aurait révélé qu'il n'avait pas le moindre souvenir de Jean-Louis. De temps à autre, quand il en avait le loisir, il tentait de replacer ces visages dans des histoires qu'il faisait venir à lui, en désespoir de cause. Mais rien ne collait vraiment ; il y avait trop d'incohérences. Comme son propre père, il n'avait jamais été physionomiste… À un moment donné, il comprit qu'une certaine Anne devait arriver un peu plus tard. Anne… Tout laissait à penser que les retrouvailles allaient être le clou de la journée, et qu'elles le concernaient directement. Anne ? Quelle Anne ? Dès que quelqu'un prononçait ce nom, tous les regards se tournaient vers lui. Il essayait de savoir à quelle heure elle devait arriver mais on ne répondait pas à sa question, comme s'il la posait pour la forme, ou pour faire de l'humour. Tous ces airs entendus, autour de lui, lui tordaient le ventre. Et l'autre, là, avec ces cigares énormes, qui lui donnaient envie de vomir. 

Delphine le prit à part, un verre à la main. Bien conservée pour ses quarante-cinq ans, trop parfumée, elle avait ce regard doré qui semblait vouloir dire : « Tu te rappelles, nous deux ? » Mais, au lieu de lui donner des anecdotes qui auraient pu le mettre sur la voie, elle ne faisait que sourire d'un air qui le terrifiait. Elle le regardait, buvait, le regardait, souriait, le regardait, buvait encore… Il était obligé de parler, il avait la sensation désagréable de trop se livrer, alors qu'elle restait silencieuse. Quelle injustice, se dit-il ! C'est à toi, de parler, puisque toi tu sais, puisque tu me connais si bien, allez, vas-y, raconte-moi, donne-moi quelque chose… Elle ne dit que : « Georges… » puis s'arrêta, comme si elle ne pouvait décemment pas continuer sans créer un incident diplomatique. « Oui, hein ! » fit-il, pour essayer de l'encourager. Quelqu'un mit un disque de Stan Getz. « Tu danses ? Ah non, c'est vrai, excuse-moi… » Comme elle changeait de position dans son fauteuil, il aperçut ses cuisses, découvertes très haut. Il aurait bien voulu danser avec elle, pourtant, et rester sans parler, au contact de sa poitrine généreuse… 

Dans le jardin, tout est rose poussière… Il aime ce tragique diffus, pâle. Il avale quelques gorgées de whisky, et observe Delphine qui a fermé les yeux et dodeline de la tête sur la musique. Elle est nue, mais a gardé ses chaussettes, allongée, en appui sur ses coudes, sur un lit ; on entend une symphonie de Chostakovitch, c'est la fin de l'après-midi. Anne doit venir mais encore une fois elle est en retard. 

lundi 2 septembre 2013

Petit portrait en prose (8)



Anne est un mystère. J'ai toujours eu envie d'elle. Même encore aujourd'hui, alors que je ne l'ai pas revue depuis dix ans, elle est la première héroïne de mes rêves érotiques, et de très loin. Et ces rêves érotiques sont toujours, toujours, toujours extrêmement réussis ; à la fois très sensuels, tendres, drôles, surprenants, d'une qualité inexplicable et mystérieuse. Pourtant je ne crois pas avoir été amoureux d'elle, non, en tout cas pas vraiment. Nous avons fait l'amour une seule nuit. 

Quand je l'ai connue, elle était encore une très jeune fille, qui passait devant chez moi pour aller chercher le lait, en couettes. Elle me faisait sentir que je n'avais aucune chance. Puis nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Je l'ai draguée de toutes les manières, comme peuvent le faire les amis, parfois, sans y croire vraiment… Quand elle a eu son premier fils, j'allais la voir lui donner le sein, et sa mère m'accueillait avec un petit sourire ironique qui signifiait qu'elle n'était pas dupe. Des seins somptueux, plantés un peu bas dans la poitrine… 

Elle habitait une maison au bout de la rue dans laquelle j'habitais, une impasse, je n'avais que cent mètres à faire pour aller la voir. Une nuit, je l'ai aperçue, nue, qui pissait, assise sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, dans la nuit chaude. Une de ces scènes qui vous marquent à jamais. Je n'en aurai jamais la confirmation, mais je me suis dit alors qu'elle l'avait fait pour moi. 

Ça fait trente-trois ans qu'on se connaît et je continue à rêver d'elle. De ces rêves merveilleux, je n'ai  jamais pensé à la remercier, mais je vais le faire tout de suite.

mercredi 6 avril 2011

Et si on parlait un peu de Cioran ?



« La France a besoin d'honneur, crie Napoléon, elle n'a pas besoin d'hommes ! »

Et tout le monde de se dire : ça y est, Georges le dingue est revenu, et il commence très fort, avec une phrase à la con que personne, et certainement pas lui, ne comprend. Eh oui, c'est comme ça. Quand Georges s'éveille, il pense à Napoléon, et il met la deuxième sonate de Graźyna Bacewicz à plein tube. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Graźyna Bacewicz, car j'imagine que tout le monde ici l'ignore. Rêver de Marie Walewska, ça vous arrive ? À Georges, oui.

Bref, du temps où Georges fréquentait des veuves joyeuses et jouait à la pétanque dans le massif de la Sainte-Beaume, la boisson obligatoire était le thym au caramel. Le matin, après les cours d'électroacoustique, on allait écouter les conférences de Boucourechliev sur Wagner. Boucou arrivait au volant de sa décapotable rouge, avec une minette de vingt ans à ses côtés, lui qui devait en avoir cinquante à l'époque. 77, on venait de lire les Fragments d'un discours amoureux, mais on ignorait que Barthes prenait des cours de piano avec le juvénile professeur qui nous parlait de son maître Bruno Maderna avec la tendresse de tous ceux qui l'ont connu. Il y avait beaucoup d'Italie dans la France de ces années-là, mais pas de SIDA, et il ne fallait pas nous le dire deux fois. À part la pétanque de l'après-midi, il y avait le dortoir commun, où je m'étais trouvé une place à côté d'une pianiste au gros derrière qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok toute la journée. Michèle, qu'elle s'appelait, et elle était très timide. Avant d'aller la rejoindre dans le lit minuscule qu'elle occupait, il fallait se taper l'illuminé qui, debout sur son plumard et trépignant comme un paon névrosé, nous déclamait du Cioran à plein poumon pour que nos rêves soient plus gais, j'imagine. Je n'ai compris que plus tard qu'il avait des vues sur la Michèle en question et que Cioran était surtout une manière de pallier sa trouille de lui mettre la main aux fesses. Comme l'endroit ne manquait pas de jolies filles, et que je peux parfois être d'une abnégation frisant le martyre, j'ai alors jeté mon dévolu sur une Suisso-mexicaine qui jouait aux boules avec une nonchalance admirable. Alors que j'étais perdu dans la contemplation de son postérieur, elle se retourna et me dit avec beaucoup de naturel : « Oui, je sais, j'ai de très belles fesses, je les appelle mes cloches de Pâques. » Ce "je sais" m'a longtemps travaillé, je dois le reconnaître…

Voilà comment on apprenait la musique, dans ces années-là. Il y avait bien déjà (ou encore) quelques petits cons qui nous les brisaient avec leur refus d'aller assister aux cours sur Wagner au motif que c'était un nazi, mais ça ne nous empêchait pas de dormir, ni de baiser. Je garde de cet été le souvenir des odeurs des Revox, du thym, et des savonnettes bon marché qu'on nous avait distribuées pour nous décrasser, et la voix métallique de Boucou, bien sûr, quand il nous disait, joignant le geste à la parole, en parlant de la bande magnétique qu'il ne fallait pas avoir peur de mettre à la poubelle : « Coupez ! Coupez ! Mais coupez, nom de Dieu ! Senza pietà ! »

Quel est le rapport avec Napoléon ? J'avoue que je ne sais plus. Ça me reviendra. Peut-être…

À la fin du stage, je suis passé par Avignon, où je me suis fait casser la gueule par un jaloux, devant la gare SNCF, qui m'a lancé un Solex dans la poire. Je n'avais pas un rond pour rentrer en Haute-Savoie. J'ai donc fait du stop. Pas facile de se faire prendre quand on a le visage en sang, je vous assure. Mais j'ai fini par arriver, vers trois heures du matin, dans la maison familiale désertée car tout le monde était en Corse. J'ai appelé ma Suissesse qui est venue me rejoindre, et nous avons pris des bains en chantant la Veuve Joyeuse et en mangeant des groseilles.

Cioran n'est pas polonais ? Non, et alors ?