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dimanche 13 avril 2025

Concupiscence

Voulez-vous savoir ce que c'est que la vieillesse ? Je vais vous dire ce qu'elle peut être. 

Vous êtes au marché, vous attendez pour payer vos achats, deux artichauts, des lentilles, des pommes de terre, un avocat, des œufs, une salade, du chou blanc, et juste devant vous se trouve SC, la très belle infirmière, vraiment très belle, en tout cas elle est telle, dans votre souvenir, celle qui vous avait demandé ce que vous écoutiez, ce matin-là, il était très tôt, elle venait de faire la prise de sang pour laquelle elle était venue chez vous aux aurores, ou s'apprêtait à la faire, elle était parfumée, de ce parfum qui vous hanterait longtemps, vous écoutiez les sonates pour piano et violon de Bach, vous vous demandiez si lui faire compliment de sa beauté était une bonne idée, vous vous étiez décidé juste au moment où elle allait franchir le portail de la maison, vous l'aviez raccompagnée jusque là, vous lui aviez dit qu'elle était très belle, peut-être pas exactement de cette manière, elle avait bredouillé que le compliment lui faisait plaisir et avait laissé tomber tous les papiers qu'elle tenait à la main, et dans sa hâte étrangement maladroite de les ramasser, était-elle troublée ?, dans le jour pas encore complètement levé, vous aviez cru deviner qu'elle était soulagée de quitter cet endroit, même si rien dans ses manières ne pouvait laisser entendre qu'elle avait trouvé votre attitude déplacée, qui elle aussi attend son tour. 

La femme dont il est question attend son tour, elle ne semble pas pressée, pas comme ce matin où vous l'aviez vue pour la première fois, où chacun de ses gestes était précis et mesuré, inscrit dans une logique impérieuse, vous non plus ne l'êtes pas, et votre regard est enraciné, assigné et affecté à la seule tâche qui vous semble digne de l'instant dans lequel vous vous enfoncez comme dans une vase profonde et tiède, ce n'est pas réellement une tâche, vous regardez ses fesses, vous ne voyez que ça, elle est en pantalon, elles ont cette largeur à peine exagérée qui vous plaît tant, et vous vous dites, un peu bêtement : « Non seulement elle est belle mais elle a un cul divin » ou quelque chose de ce genre, peut-être somptueux plutôt que divin, mais toujours est-il qu'il est à votre goût, ô combien, ce cul, et c'est à ce moment-là que quelque chose, une présence, une modification subtile des ombres dans le lieu qu'elle et vous occupez, en ce début d'après-midi de printemps assez pluvieux, quelque chose, donc, vous fait lever les yeux, les détacher de ce derrière que vous auriez aimé avoir le temps de contempler plus longtemps, et vous croisez le regard d'un jeune et sympathique jeune homme, c'est Julien, le patron, qui vient en sens inverse, lui, qui bouge, lui, et dont les yeux légèrement plissés, je n'ai pas dit moqueurs, vous font comprendre immédiatement qu'il sait ce que vous étiez en train de regarder, qu'il a compris. « L'interminable est la spécialité des indécis » est une phrase d'Emil Cioran qui vous vient à l'esprit alors que vous levez les yeux. Vous êtes indécis, très souvent, c'est un fait, et vous auriez aimé que l'instant précédent fût interminable.

Oh, vous n'avez pas honte, non, pas vraiment, en tout cas, ce n'est pas un crime de regarder la belle croupe, comme on disait jadis, d'une jolie jeune femme, non, vous n'avez pas honte, ce n'est pas cela, mais vous sentez tout de même que le regard de Julien, ou même pas son regard, seulement la vitesse étrangement dépourvue de qualité de ses pas, leur fluidité qui vous semble un peu exagérée, un peu cinématographiqueun peu traveling, la gentille manière qu'il a ne pas insister en vous fixant droit dans les yeux, il aurait pu, il ne vous fait aucun reproche, en somme, mais tout de même, tout cela vous paraît signifier quelque chose, qui est que vous ne pouvez pas ne pas vous dire qu'à l'âge que vous avez, oui, l'âge que vous avez, il finit bien par se voir, tout de même, vous n'êtes pas en situation de regarder le cul de cette jolie femme avec la tranquillité et le naturel, je ne dis même pas l'assurance, d'un homme de quarante, ou disons, cinquante ans, ce n'est pas si loin, qui, lui, se sentirait tout à fait droit dans ses bottes, car son désir, si désir il y a bien, encore une fois, nous ne sommes pas certain qu'il s'agisse bien de cela, serait parfaitement compris et admis, du moins nous pouvons le penser, même si notre époque nous fait douter de tout, même de l'évidence, par ceux qui pourraient être les témoins d'une telle scène.

Votre concupiscence, si c'est bien de cela qu'il s'agit, mais je vous en laisse juge, elle, est hors de saison, sinon hors de propos, elle est légèrement obscène, déplacée, non pas incompréhensible mais un brin scabreuse, ou peut-être seulement ridicule, allez savoir, on ne peut ni la prendre au sérieux, ni l'ignorer tout à fait, et en cela elle devient quelque chose de gênant, dont on ne sait pas très bien quoi faire, qui reste là, en vous, en moi, en nous, comme un aliment mal digéré, peut-être parce qu'il n'a pas été suffisamment ensalivé, préparé, présenté d'une manière idoine à l'organe qui est censé le digérer. L'âge nous a peut-être privé des enzymes qui aident à assimiler le désir, la chair est moins digeste, elle nous reste sur la conscience, et nous nous révoltons contre cela, mais en vain.

Pour dire les choses simplement, vous jouissez de quelque chose, une matière, une forme, une substance, une idée, même si d'une manière qui ne nuit à personne, qui ne devrait appartenir qu'à vous, qui ne vous est de toute évidence pas ou plus destiné, et que donc vous semblez chaparder comme un vilain garnement dont vous n'avez plus le droit de vous réclamer, et c'est sans doute cela le plus agaçant, le plus injuste. 

Ici on pense immédiatement aux paroles tellement banales, si souvent entendues dans la bouche des jeunes gens que nous avons été, crétins que nous sommes, qui stigmatisent « les vieux » forcément « libidineux » et « cochons » qui semblent avoir encore un peu de goût pour « la chose », dès qu'ils manifestent de manière visible de l'intérêt pour un corps féminin qui ne leur appartient pas, mais leur appartiendrait-il que ce serait encore pire, et a fortiori quand la différence d'âge est comme ici prononcée. 

Par parenthèse, un mot m'étonne et me réjouit, et peut-être détonne, un mot que j'ai prononcé plus haut dans ce qui se voulait d'abord le récit d'un moment gênant, ou plutôt l'explicitation de cette gêne, ou encore l'idée de l'idée d'une gêne, d'une sensation ou d'une impression, c'est le mot concupiscence, dont je vous assure qu'il est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Il y a des mots qui fuient, qui débordent, ou qui font maladroitement du recel, qui masquent mal d'autres mots qu'eux, qu'ils enroulent autour de leur signification, de leur définition. Mais passons vite sur les trois vocables qu'on entend en le prononçant, qui s'en échappent comme des poupées russes enfin libérées d'une trop longue hibernation sémantique, ce qui a le don de réjouir les enfants que nous sommes restés malgré nos libidineuses obsessions du fondement des choses et des êtres : nous sommes des enfants à la retraite, c'est tout, et la retraite n'a jamais empêché la contemplation des cadeaux que Dieu a fait au monde depuis qu'il a imaginé Ève, notre mère à tous qui n'en reste pas moins une femme. Après tout, il n'était pas obligé de lui donner cet aspect et ces formes, cette forme et ces formes, à la première d'entre toutes les jolies infirmières dont nous avons grand besoin et de plus en plus, que vous le sachiez ou non, que ce soit moral ou pas. Pour en revenir au mot « concupiscence », c'est d'abord un terme de théologie qui signifie l'aspiration de l'homme le portant à désirer les biens naturels ou surnaturels. On voit que la concupiscence n'est en rien une maladie, pour celui qui en est atteint, et que cet appétit lui est donné par le Créateur lui-même. Il doit bien exister une raison, et une bonne, à cela. On désire bien la carotte ou le poireau avec lesquels on fera une soupe très humble et très vertueuse, dépourvue de toute salacité et même de sensualité. Ni la carotte ni le poireau ne peuvent être considérés comme des bien surnaturels, ils sont même banals, et, en période covidiste, souvenez-vous, on les aurait qualifiés d'« essentiels », du genre qui nous permettait de pratiquer la poésie dadaïste ou coréenne du nord de l'auto-attestation. Mais le cul d'une femme, me direz-vous, est-ce un bien naturel, ou surnaturel ? Un bien essentiel ou un luxe dont on peut se passer ? Il est possible d'hésiter, mais après tout, faut-il vraiment trancher ? Je suis certain que la belle jeune femme qui à son insu suscite ces quelques phrases sans doute oiseuses et qui mettent la concupiscence en exergue ne se pose nullement la question, et personne ne songerait à la blâmer de cette gracieuse insouciance qui ajoute encore une couche de séduction aux formes moelleuses de son bel et bon derrière. Elle va, elle vient, elle marche, elle s'asseoit, elle s'allonge, elle se penche en avant, tous ces mouvements s'articulent sans heurts ni contradictions autour de ce centre de gravité innocent, elle choisit ses carottes et ses poireaux, tout cela sans avoir conscience que son essentiel à elle intéresse et interroge celui dont elle a pris le sang il y des mois de cela en lui demandant de qui était la musique qu'on entendait ce matin-là, ce qui a mis dans l'embarras celui qui aujourd'hui se trouve dans la file d'attente derrière elle, et qui n'aurait pas su lui expliquer pourquoi cette question l'embarrassait, et qui a vieilli de quelques mois, depuis ce matin-là, mais on n'est pas sûr que les choses auraient été différentes, alors, si au lieu de pratiquer une prise de sang, elle avait été en train de faire ses courses. C'est peu, quelques mois, me direz-vous peut-être, mais je vous assure que cela peut suffire à nous faire basculer dans un autre monde, un monde dans lequel nous ne sommes plus en position d'admirer certaines choses sans nous sentir pris en faute, car certains mots se mettent à résonner en nous comme le glas qui signale la disparition de la beauté, ou sa mise en quarantaine, ou son enfermement dans un monde auquel nous n'avons plus accès que d'une manière frauduleuse, car nous sommes désormais séparés, cloîtrés, marqués par un stigmate tamponné sur notre visage par le regard des autres : « Vieux ».

C'est cela, la vieillesse, c'est de ne plus être capable d'admirer un beau cul sans vergogne. La vieillesse, ce n'est pas seulement un corps qui fait trop parler de lui, qui est présent en des moments où son absence serait hautement souhaitable, un corps dont la souplesse et l'adresse lui permettent d'éviter le jugement des autres, c'est aussi toute une palette de friandises qu'on retire de l'assiette juste au moment où une vieille habitude vous incline vers elle, et vous fait sentir que cette inclination n'était pas, comme vous le pensiez peut-être, et même sûrement, quelque chose de naturel, qui vous appartenait pour la vie entière, cette partie de la vie qui vous semblait innocente essentiellement, et privée, je veux dire privée en certaines parts du poids de la morale et du regard des autres. En quoi étions-nous indécis ? En ce que nous étions vivants, jeunes, insouciants ou ignorants de ce monde nouveau où certaines choses nous sont refusées sans même qu'il soit besoin de le dire, car c'est nous-mêmes qui commençons, d'abord de manière imperceptible, à nous en priver, puis à prendre l'habitude de cette privation, comme un carême qui n'aurait plus de fin. C'est la grande diète du désir, c'est la découverte de la Décision flaccide et morne. Nous avions cru que le désir (ce joli prince entouré de ses sujets et de ses esclaves) était un malentendu sublime et éternel dont nous étions le maître et le foyer, alors qu'il n'était qu'une brève escale au soleil avant l'arrivée dans le port de l'angoisse. Ici, les fruits sont trop mûrs, leur sucre nous tuerait. Regardons ailleurs. 

jeudi 14 avril 2022

Je vais te tuer

Mélanie Chavaux était moche. Fred Lampé était amoureux. Il avait coutume, lorsqu'il la prenait en levrette, le matin dans sa petite studette marseillaise, de lui dire qu'elle était belle, qu'il ne connaissait pas de femme plus belle. Il ne lui aurait pas dit ça une demi-heure plus tard, alors qu'ils étaient attablés devant leurs bols de thé à la mangue, dans la minuscule cuisine sans fenêtre, la radio allumée, mais, de dos, quand il voyait ses grosses fesses bouger avec une sorte de majesté âpre, il avait un irrépressible besoin de prononcer cette phrase rituelle qui invariablement restait sans réponse : « T'es belle, Mélanie. T'es la plus belle ! »

Pourquoi le disait-il ? Pour se donner du courage, pour faire plaisir à Mélanie, pour se consoler ? Le fait était là : à chaque fois qu'il pénétrait Mélanie dans cette position, ses grosses fesses gélatineuses et marquées de vergetures faisaient automatiquement venir à sa bouche la formule rituelle. En s'entendant prononcer les mots : « T'es la plus belle ! », sans voir le visage de Mélanie, il avait vaguement honte de lui, et s'attendait à une réaction de Mélanie, réaction qui n'était jamais venue.

Fred était ce genre de petit bourgeois, professeur de français au collège, qui achète du matériel Hi-Fi à la FNAC et des lave-linge sèche-linge à la CAMIF. Mélanie était aide-soignante à l'hôpital. Elle regardait C'est mon choix à la télé, quand lui préférait Apostrophes et Envoyé Spécial. Rien ne le prédisposait à trouver belle un boudin ; mais s'il avait jeté son dévolu sur elle, c'est bien parce qu'elle était moche. Il le savait, même s'il ne l'aurait jamais avoué.

Fred Lampé n'imaginait pas que Mélanie puisse croire ce qu'il disait dans leurs moments d'intimité. C'est pourtant ce qu'il advint. Mélanie, contre toute attente, finit par se croire belle. Il le comprit le jour où elle commença à lui envoyer par sms des photos de ses fesses, des photos qu'elle accompagnait de mots tendres et sentimentaux. Après les fesses, Mélanie se mit à photographier ses seins, puis son ventre, puis ses pieds, puis ses jambes, puis son sexe. Enfin, un jour, elle photographia son visage. Elle prit un cliché, puis deux, puis trois, puis une dizaine, puis une centaine. Mais elle n'envoya rien. Elle s'enferma chez elle, se fit porter pâle, et passa une journée entière à faire des photos de son visage. Vers six heures du soir, après des milliers de photos sur le même sujet, elle envoya à Fred un écran noir avec ses quatre mots inscrits en blanc : « Je vais te tuer. »

Fred était chez lui, en train d'écouter Jean Ferrat, quand arriva le texto. Il avait son casque sur les oreilles et sirotait un jus de grenade bio. Il n'entendit pas le portable vibrer. Les très nombreux sextos envoyés par Mélanie ces derniers jours l'avaient d'abord surpris, mais la seule chose qui l'inquiétait réellement était qu'il faudrait bien à un moment donné expliquer à Mélanie qu'elle n'était pas jolie. Mais rien ne pressait, et ces envois à répétition le distrayaient un peu de leur morne routine. Il lut le texto une heure après l'avoir reçu, et ne comprit pas du tout ce qu'elle entendait par là. Était-elle en colère ? Pour quelle raison ? Était-ce une plaisanterie ? Une plaisanterie érotique ?

À huit heures, comme elle n'était toujours pas là, alors qu'ils étaient convenus de se retrouver chez lui pour le dîner, Fred repensa au message de Mélanie et tenta de lui téléphoner. Répondeur. Il envoya un texto pour lui demander de le rappeler. À Neuf heures, toujours rien. Il rappela, et il envoya un autre sms, plus pressant, toujours en vain. À dix heures il corrigeait des copies avec son stylo quatre-couleurs tout en écoutant un disque de Jacques Bertin. À dix-heures et demie, il rappela Mélanie, plusieurs fois. Et encore. Toujours en vain. Il se coucha plein d'étonnement. Quelle mouche la piquait ? Ça ne lui ressemblait guère, mais les photos qu'elle lui envoyait depuis quelques jours, ça ne lui ressemblait pas non plus. Il prit un somnifère et s'endormit facilement. 

Le lendemain, Germain Lastrapel, gardien au Centre de la Vieille Charité, eut la surprise de découvrir Mélanie Chavaux, entièrement nue, endormie dans une des salles du Musée d'Archéologie Méditerranéenne. Elle s'était laissé enfermer, la veille, et avait passé la nuit à déambuler et à se prendre en photo. Sur ses cuisses était écrit, au rouge à lèvres : « Je vais te tuer, Fred Lampé. »

vendredi 23 septembre 2011

Busty Red


Busty Red ? Je pense qu'il s'agit d'une effigie du scandale. Il faut bien qu'il ait, sinon un lieu, au moins un édifice qui le maintienne ici, perfusé, stable et finalement muet.

Certains l'appellent Fobe, d'autres Robe. L'essentiel est sa couleur. Et la permanence, ou plutôt le retour.

C'est la Turquie à l'envers. C'est le Trou.


"La seule chose qui nous préserve de l'idéologie, c'est la surveillance du général à partir du particulier."

mercredi 6 avril 2011

Et si on parlait un peu de Cioran ?



« La France a besoin d'honneur, crie Napoléon, elle n'a pas besoin d'hommes ! »

Et tout le monde de se dire : ça y est, Georges le dingue est revenu, et il commence très fort, avec une phrase à la con que personne, et certainement pas lui, ne comprend. Eh oui, c'est comme ça. Quand Georges s'éveille, il pense à Napoléon, et il met la deuxième sonate de Graźyna Bacewicz à plein tube. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Graźyna Bacewicz, car j'imagine que tout le monde ici l'ignore. Rêver de Marie Walewska, ça vous arrive ? À Georges, oui.

Bref, du temps où Georges fréquentait des veuves joyeuses et jouait à la pétanque dans le massif de la Sainte-Beaume, la boisson obligatoire était le thym au caramel. Le matin, après les cours d'électroacoustique, on allait écouter les conférences de Boucourechliev sur Wagner. Boucou arrivait au volant de sa décapotable rouge, avec une minette de vingt ans à ses côtés, lui qui devait en avoir cinquante à l'époque. 77, on venait de lire les Fragments d'un discours amoureux, mais on ignorait que Barthes prenait des cours de piano avec le juvénile professeur qui nous parlait de son maître Bruno Maderna avec la tendresse de tous ceux qui l'ont connu. Il y avait beaucoup d'Italie dans la France de ces années-là, mais pas de SIDA, et il ne fallait pas nous le dire deux fois. À part la pétanque de l'après-midi, il y avait le dortoir commun, où je m'étais trouvé une place à côté d'une pianiste au gros derrière qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok toute la journée. Michèle, qu'elle s'appelait, et elle était très timide. Avant d'aller la rejoindre dans le lit minuscule qu'elle occupait, il fallait se taper l'illuminé qui, debout sur son plumard et trépignant comme un paon névrosé, nous déclamait du Cioran à plein poumon pour que nos rêves soient plus gais, j'imagine. Je n'ai compris que plus tard qu'il avait des vues sur la Michèle en question et que Cioran était surtout une manière de pallier sa trouille de lui mettre la main aux fesses. Comme l'endroit ne manquait pas de jolies filles, et que je peux parfois être d'une abnégation frisant le martyre, j'ai alors jeté mon dévolu sur une Suisso-mexicaine qui jouait aux boules avec une nonchalance admirable. Alors que j'étais perdu dans la contemplation de son postérieur, elle se retourna et me dit avec beaucoup de naturel : « Oui, je sais, j'ai de très belles fesses, je les appelle mes cloches de Pâques. » Ce "je sais" m'a longtemps travaillé, je dois le reconnaître…

Voilà comment on apprenait la musique, dans ces années-là. Il y avait bien déjà (ou encore) quelques petits cons qui nous les brisaient avec leur refus d'aller assister aux cours sur Wagner au motif que c'était un nazi, mais ça ne nous empêchait pas de dormir, ni de baiser. Je garde de cet été le souvenir des odeurs des Revox, du thym, et des savonnettes bon marché qu'on nous avait distribuées pour nous décrasser, et la voix métallique de Boucou, bien sûr, quand il nous disait, joignant le geste à la parole, en parlant de la bande magnétique qu'il ne fallait pas avoir peur de mettre à la poubelle : « Coupez ! Coupez ! Mais coupez, nom de Dieu ! Senza pietà ! »

Quel est le rapport avec Napoléon ? J'avoue que je ne sais plus. Ça me reviendra. Peut-être…

À la fin du stage, je suis passé par Avignon, où je me suis fait casser la gueule par un jaloux, devant la gare SNCF, qui m'a lancé un Solex dans la poire. Je n'avais pas un rond pour rentrer en Haute-Savoie. J'ai donc fait du stop. Pas facile de se faire prendre quand on a le visage en sang, je vous assure. Mais j'ai fini par arriver, vers trois heures du matin, dans la maison familiale désertée car tout le monde était en Corse. J'ai appelé ma Suissesse qui est venue me rejoindre, et nous avons pris des bains en chantant la Veuve Joyeuse et en mangeant des groseilles.

Cioran n'est pas polonais ? Non, et alors ?