Ben Webster, Art Tatum, Red Callender, Bill Douglass. C'est l'un des disques que j'ai le plus écoutés dans ma vie. Je l'avais découvert un peu par hasard en fouillant dans la discothèque de mon frère, à Cambridge, à la fin des années 70. Il y avait aussi un disque merveilleux de Billie Holiday, que je dois avoir quelque part là-haut. On a écouté ça tous les jours pendant deux semaines, dans la maison que Sylvain habitait avec celle qui allait devenir sa femme, Hélios, un ami toulousain aux très belles moustaches, très drôle, et la ravissante Tracie, qu'Hélios appelait méchamment La Trace. Follement amoureuse. Les breakfasts étaient le grand moment de la journée, qui duraient au moins deux heures, dans le joli jardin ensoleillé. Ma mère était là aussi. C'était gai, c'était bon. Rarement l'insouciance aura été si éclatante, la vie si légère.
Art Tatum, je croyais ne pas aimer. Je devais ne pas aimer. Ben Webster, à la rigueur… Et je ne me privais pas de critiquer le bassiste et le batteur. Il m'aura fallu quelques années pour comprendre vraiment. Aujourd'hui, presque cinquante ans après, ce disque est un des joyaux de ma discothèque, et je ne peux l'écouter sans une immense nostalgie. On a connu le bonheur. J'ai. Nostalgie, oui, mais surtout plaisir, un plaisir qui se répand partout dans le corps, qui fait entrer la lumière en soi.
L'année dernière, on l'a écouté, ce disque, Yohann, Vincent et moi, chez moi. Je ne sais pas ce qu'ils ont entendu, mais j'ai l'impression qu'ils ont compris. J'ignore comment on fait pour transmettre ce qu'il y a au fond de soi. Je ne sais pas faire. Ça reste là, quelque part en suspension. On se trouve lourdaud et ridicule ; on le fait quand-même. Mais parfois il y en a qui comprennent, qui sentent, sans mots. Je ne sais pas. Quand j'avais leur âge, j'étais si différent d'eux qu'ils m'auraient sans doute méprisé, ou ignoré.
Vincent est à Nice. On parle de Duke Ellington, de soleil, de lumière. De bonheur. Je suis heureux qu'il soit là-bas. Cette ville lui va bien. Il comprend tout ce que je dis, sans efforts. C'est reposant.
Ils sont si élégants, si naturels, si simples. Simples, oui ! Pourtant Art Tatum c'est deux mille notes à la minute alors que Ben Webster c'est tout le contraire. Il « distille », comme on disait à l'époque. Mais tout cela se fait sans y penser. Il émane de cette musique une fraicheur et une douceur qui me paraissent éternelles. Mais je vois que le disque a été enregistré en 1956 ! Pas de hasard, donc. Il y a dans le jazz, quand il est fait par de très grands musiciens, une sorte d'élégance que je ne trouve nulle part ailleurs. L'alliance miraculeuse du temps et de la couleur, de la confidence et du secret. Ce calme est une bénédiction.
Je lis Muray, qui lui aussi était à Nice, dans les hauteurs de Nice, en 96. Il y a une grande, une énorme absente, chez Muray, c'est la musique. Ce type n'a aucune oreille. Il n'a que des yeux. De très bons yeux, mais pas d'oreille. J'ai vu que lui aussi prenait de l'Ordinator, ça m'a fait rire. Il aurait mieux fait d'écouter Art Tatum et Ben Webster.