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dimanche 29 septembre 2019

L'iPhone et le pantalon


Il y a cet "envoyé de mon iPhone", à la fin de ses mails, tellement tarte… La première fois que j'ai lu cet "envoyé de mon iPhone", c'était il y a quinze ans, à la fin des mails de Francette. De sa part, c'était dans l'ordre des choses. Elle avait — et à son âge, c'est bien compréhensible — un rapport très difficile avec ce qu'on appelle "la technologie", et le fait même qu'elle possède un iPhone était en soi une incongruité. Dès lors, le "envoyé de mon iPhone" était la marque tangible et comme ironique de cette incongruité. On ne savait au juste si par là elle se vantait de posséder un iPhone, ou bien si elle n'avait simplement pas conscience que tous ses "mails" étaient ainsi terminés ; la dernière hypothèse — elle avait remarqué ce paraphe et ne savait comment s'en débarrasser — est à mon avis assez irréaliste.

Il s'agit typiquement d'une question d'ordre bathmologique. Doit-on se débarrasser de ce paraphe car il est vulgaire, ou doit-on l'ignorer, justement parce que s'il est vulgaire, il est encore plus vulgaire de s'en inquiéter ?

Premier cas : la personne laisse le "envoyé de mon iPhone" :
- parce qu'elle ne l'a pas remarqué.
- elle l'a remarqué et trouve ça plutôt sympa.
- elle l'a remarqué, mais ne trouve rien de gênant à cela. À vrai dire, ça va de soi. C'est comme une étiquette sur une chemise. 
- elle l'a remarqué, trouve que c'est un peu tarte, mais ne sait pas comment faire pour le supprimer.
- elle l'a remarqué, trouve que c'est un peu tarte, mais que ce serait encore plus tarte de le supprimer, car ce serait s'abaisser à prendre en compte une injonction technologique, fût-ce de manière négative. 

Deuxième cas : la personne supprime le "envoyé de mon iPhone" :
- elle supprime le "envoyé de mon iPhone" car elle veut laisser le dernier mot à sa signature.
- elle trouve cette valorisation des marques exaspérant et ridicule, en conséquence de quoi, elle le supprime immédiatement.
- elle trouve ça exaspérant et ridicule, mais trouve que le supprimer serait encore plus ridicule, car ce serait accréditer l'idée qu'elle accorde une quelconque importance à la technologie. Cependant, laisser ce paraphe ne pourrait pas être compris autrement que comme une marque de fierté naïve et de soumission à l'injonction technologique. Elle décide donc de le supprimer, tout en étant honteuse de cette suppression.
- elle a envie de montrer qu'elle possède un iPhone, et pas une quelconque merde chinoise, mais elle ne se résout pas à laisser le paraphe, car elle aurait honte de sa fierté, et de son attachement trop visible à une marque — qui plus est une marque américaine et capitaliste —, en conséquence de quoi elle le supprime.

Qu'on décide de garder ou de supprimer le "envoyé de mon iPhone" n'est pas une décision simple, comme on le voit, ou, si c'est une décision simple, elle ne se prend pas sans arrières-pensées ; en tout cas, il n'existe pas deux camps opposés et clairement délimités qui s'affrontent sur la question, l'un étant pour la suppression et l'autre pour le maintien du paraphe. Cela étant, existe-t-il réellement des décisions qui se prennent sans arrières-pensées ? 

Je me souviens d'une après-midi de printemps, à Paris, rue du Bel-Air, près de la place de la Nation. J'avais vingt ans, et j'étais installé depuis peu dans cette chambre exiguë, dans laquelle tenait tout juste mon piano d'étude, un atroce Fuchs & Mohr, et un matelas, quand mon frère aîné était venu me rendre visite. Je portais ce jour-là un pantalon de velours dont la couleur, rouge vif, l'avait conduit à me questionner sur mes goûts vestimentaires. Comme je lui répondais, plein d'assurance et de dédain, que je ne m'intéressais pas à ces choses-là, il me fit remarquer que pour quelqu'un qui ne s'intéressait pas à ces choses-là j'avais choisi de porter un pantalon qui ne passait pas inaperçu. Il faut dire qu'en 1977, les pantalons rouges (pour les hommes) ne courraient pas encore les rues ; il y en avait, mais ils étaient loin d'être majoritaires. Sa remarque ne m'avait pas décontenancé. Je lui avais répondu que justement, je n'avais pas choisi ce pantalon en fonction de sa couleur, que cette couleur m'était même indifférente, et que le prix seul m'avait conduit à faire ce choix. Je mentais. Je ne mentais pas sur le prix, qui était en effet  modeste, mais le rouge m'avait plu. Comme il me poussait dans mes retranchements, je fis valoir qu'on pouvait parfaitement porter un pantalon qui tranchait avec la foule ordinaire des pantalons et ne pas s'intéresser à cette question. Quelle question, me demanda-t-il ? À quoi est-ce que je ne m'intéressais pas, exactement ?

C'était une excellente question, à laquelle je n'ai toujours pas de réponse satisfaisante. On peut bien sûr ne pas s'intéresser à la mode. On peut plus généralement ne pas s'intéresser à l'habillement. On peut aussi ne pas s'intéresser à son propre aspect physique. On peut ne pas s'intéresser aux réactions de ceux qu'on croise dans la rue. On peut ne pas s'intéresser aux couleurs — aux couleurs en soi, et à l'harmonie des couleurs. On peut enfin ne pas être intéressé par la réflexion sur toutes ces questions. Il savait que je mentais, bien sûr, et c'est précisément parce qu'il savait que je mentais que cette question l'intéressait. Pourquoi celui qui fait en sorte d'être remarqué prétend-il que cela ne lui importe pas de l'être ? Pourquoi celui-là ne peut-il pas dire, tout simplement : j'ai envie de me distinguer ? Ce n'est pas si terrible, après tout, d'avoir envie d'être remarqué. Eh bien si, ça l'est, ou ça l'était, pour moi en tout cas. Vouloir se faire remarquer était vraiment ce qui pouvait s'imaginer de pire, chez nous. On se distingue en ne se faisant pas remarquer : c'est la leçon que nos parents nous avaient inculquée. C'est en disparaissant qu'on apparaît. Un pantalon rouge, c'est un chiffon rouge agité sous le mufle du taureau social rendu furieux par son anonymat.

Il est vulgaire de s'occuper des choses vulgaires, ça on l'avait compris très vite. On a mis un peu plus de temps à comprendre que ne pas s'en occuper est presque aussi vulgaire, surtout quand tout le monde remarque qu'on ne s'en occupe pas. Disparaître au regard des autres est un art. Disparaître à ses propres yeux, c'est le grand art. On passe son temps à ne pas s'intéresser à tout un tas de choses, et, au soir de sa vie, on veut rattraper le temps perdu. C'est le contraire, qu'il faudrait faire.

Quelques mois plus tard, Christine s'acheta une paire d'escarpins rouges… et la question des arrières-pensées fit un grand retour. Ces escarpins rouges m'ont fait comprendre qu'on n'entend pas vraiment le son de la voix d'une femme tant qu'on ne l'a pas entendue jouir. (Tout a basculé à ce moment-là.)

(…)


dimanche 12 juin 2016

Noir Caca



— Comment, vous ne parlez pas de Noir Caca, Georges ?

— Ah non, excusez-moi, j'étais occupé ailleurs.

— Vous n'allez pas vous en tirer comme ça. On dit que c'est l'événement du siècle.

— Ah ? De quel siècle parlez-vous ?

— Mais du siècle de Laurent Ruquier, enfin !

— Ah oui, pardon, j'avais oublié.

— Dites-donc, vous êtes très distrait !

— Dis-donc, Trou-du-cul, tu sais à qui tu parles ?

— Oui, à un obscur blogueur réactionnaire et atrabilaire qui croit au Père Noël et à la Résurrection des corps.

— Vous êtes bien renseigné !

— Nous travaillons nos dossiers.

— Le pont de l'Alma, c'est bien par là ?

— On vous voit venir avec vos gros sabots…

— Non, je vous demande ça, parce que j'ai entendu un très beau Lied à la radio, tout à l'heure et…

— Oui, mais Noir Caca ?

— Ah oui, c'est vrai. En même temps, je ne suis pas sûr que Pierre Bourdieu…

— Commencez pas avec vos digressions !

— Bon bon bon. Alors, je vais vous dire… Noir Caca, c'est tout à fait merveilleux.

— Comment ça, "merveilleux" ? Vous faites dans le paradoxe ?

— Pas du tout. Noir Caca, c'est le merveilleux de l'époque, c'est le conte de fées chez les ploucs. T'as des poilus en décomposition ? T'en fais de l'art de rue. C'est même pas méchant, ni transgressif, ni blasphématoire, c'est seulement la crotte du petit sur la commode Louis XV de la belle-mère. C'est juste qu'on l'a posée là en attendant de faire autre chose et qu'on l'a oubliée dans son sac plastique. Ça pue, mais c'est naturel. La Grande Guerre, excusez-moi, mais pour nos contemporains, elle n'a tout simplement pas existé, puisque n'existe que ce qui s'est passé hier matin, à la rigueur la semaine dernière. Tu leur parlerais par exemple de 1913 aux Théâtre des Champs-Élysées, ou d'un match de tennis sur une musique de Claude Debussy, ou même de la Commune, tiens, ils te regarderaient avec une stupeur non feinte. Noir Caca est parfaitement adapté à la politique de François Hollande. Il a raison, François Hollande, il a du nez. Verdun, c'est de la salade bio ?

— Oui, enfin, n'exagérez pas, tout de même, il ne s'agissait que de sensibiliser les jeunes à la bêtise de la guerre et à la réconciliation franco-allemande ! 

— Mais arrêtez un peu vos sornettes ! Vous croyez donc vraiment qu'il y aurait besoin de "sensibiliser les jeunes à la bêtise de la guerre" ? Non mais vous vous entendez parler ? À quoi a-t-on réussi à les "sensibiliser", les jeunes, pour rependre votre misérable vocabulaire de propagandiste à la retraite, sinon à l'imbécilité de la guerre, à l'inutilité de la guerre, à l'ignoble stupidité de la guerre, à la monstruosité de la guerre ? Quant à la réconciliation, qu'elle soit franco-allemande ou tout ce que vous voulez, c'est encore pire. Mais vos jeunes, là, vos satanés jeunes, ils ne veulent que ça, être réconciliés, avec eux-mêmes, avec le genre humain, avec les animaux, avec les plantes, et même avec les minéraux, ils ne veulent être l'ennemi de personne, ils ne veulent être haïs par personne, ils ne comprennent même plus ce que c'est qu'un ennemi ! Et puis de toute manière, quelle différence entre un Allemand et un Français, hein ? Ils aiment tous les deux le foot, ils ont de grosses bagnoles tous les deux, ils écoutent la même musique, ils sont aussi cons l'un que l'autre, aussi trouillard l'un que l'autre, aussi aveugle et sourd l'un que l'autre, ils ont aussi mauvais goût l'un que l'autre, ils sont aussi déculturés l'un que l'autre, ils parlent le même genre de langue et ils mangent la même chose. Et vous voudriez qu'ils se fassent la guerre ? La guerre, de toute façon, plus personne ne sait de quoi il s'agit. Vous en connaissez, vous, des jeunes qui lisent de récits de guerre ? Évidemment, je parle des Kevin, pas des Mouloud — je dis ça parce que je sais ce que vous allez me rétorquer ! "Ennemi" et "guerre" sont des mots dont ils ne comprennent pas le sens, sauf dans un jeu vidéo ou dans le sport, cet ersatz pourri de batailles militaires. Vous connaissez les films de Michael Haneke ? Voilà où est passée la violence. Elle s'est retournée contre soi-même, comme toujours, quand elle ne trouve pas à s'employer utilement. Quand le monde devient un immense terrain de jeu pour enfants, la violence immémoriale des humains se retourne contre la société dont ils sont issus, contre la famille dont ils sont issus, contre les voisins, contre les proches, contre eux-mêmes. Pas d'ennemi, cela signifie que chacun est l'ennemi de chacun. Avant on allait se faire trancher la gorge à l'autre bout du monde ; maintenant, on trouve ça au coin de la rue. C'est ça le mondialisme. 

— Nous nous éloignons un peu du sujet, Georges !

— Pas du tout. L'ennemi, c'est le fondement de ma philosophie.

— Oui, peut-être, mais moi je vous parlais de Noir Caca et de Verdun.

— Ça vous intéresse vraiment ?

— Je suis là pour ça.

— Vous m'emmerdez, j'ai d'autres chats à fouetter.

— Oui, on sait, vos petits machins qui n'intéressent personne.

— Qu'ils n'intéressent personne fait qu'ils me passionnent.

— Ça, on s'en serait douté…

— Écoutez, mon petit monsieur, si je ne m'intéresse pas à mes petits machins, qui s'y intéressera ? Vous venez me faire suer avec vos histoires de Grande Guerre et de merdeux qui dansent sur des tombes, que voulez-vous que je vous dise, que ça me passionne ? Adressez-vous à Philippe Muray, si vous voulez savoir qu'en penser.

— Il est mort.

— M'étonne pas de lui ! Eh bien moi je suis encore vivant et je vais encore vous emmerder pendant un petit moment. 

lundi 29 décembre 2014

Première ligne (10)


La musique qu'on entendait le plus fréquemment à la maison, c'était les Polonaises de Chopin, ces musiques tellement chargées, gorgées de nostalgie et de chevalerie, puissantes, vocales et pianistiques à la fois, dansées et plantées dans le sol natal, hurlantes et brûlantes, viriles et effusives. Il y avait là à l'évidence une fascination pour la force, du père et par le père. Toute cette main gauche, toute cette terre collée aux semelles, qu'il faut soulever à chaque pas ! Aller… Se courber et avancer, malgré tout ce qui nous cloue au sol, malgré le vent, malgré la torture des souvenirs, malgré le temps qui pèse de tout son poids, malgré le corps qui veut se dérober, malgré l'effroi. Repensant à ce qu'on entendait là, à la Fuly, je sais qu'il s'agit de l'intersection exacte de l'enfance et de la mort, dans ce qu'elle peut avoir d'exaltant.

Recouche-toi, poupée. Tout va bien, c'est un rêve. J'accouchais d'un oiseau, tu te rends compte, d'un oiseau ! Rendors-toi, ce n'est qu'un rêve. Un oiseau, quand-même… Oui, un oiseau, viens là… Je l'entends pleurer doucement, elle me tourne le dos. Je fais semblant de dormir.

D'exaltant et de terrifiant. Dans la vieillesse, on retrouve le cœur de l'enfance, ce fruit qu'on n'a pas digéré, dont le goût acide revient nous tourmenter sans fin. Pourquoi faut-il toute une vie, toujours, pour revenir au goût, à la source fraîche et claire, à la prière, pourquoi faut-il avoir perdu tout ce temps à partir et repartir sans cesse, pourquoi attendre d'avoir oublié pour savoir ce qui était là, pourquoi cette attente est-elle la seule vraie sagesse, pourquoi le temps, pourquoi le détour, l'infini détour, l'égarement, la solitude, pourquoi le chant des oiseaux, qu'on n'entend plus, qui revient en rêve, dans un visage de femme ?

Nous avons écouté le commencement de la Saint-Matthieu. La voix de Barbara Schlick, cette lumière qui perce la ténèbre, elle a des larmes dans les yeux, la nuit tombe, droit vers le sol, comme un arbre qui retrouverait sa place après le grand hiver, c'est un énorme vaisseau qui entre dans l'eau, c'est le temps lui-même qui laisse le passage, qui s'ouvre : on entend des enfants dans la fournaise. C'est le monde qui recommence.

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lundi 7 juillet 2014

Berga


Berga marche d'un pas alerte, dans sa petite robe noire, avec un minuscule sac à main en plastique sur lequel est reproduite une photo célèbre de X. Elle a le cheveu bouclé, presque frisé, le teint à la fois pâle et légèrement rougi par plaques, comme si la peau n'était pas en paix, et les yeux sont d'étroites fissures effervescentes. Sa démarche est raide, et un je-ne-sais-quoi dans son maintien montre que ses seins lourds sont le centre de gravité de son corps fluet ainsi qu'un problème pas tout à fait secondaire dans sa vie. Elle traverse le jardin du Luxembourg comme si l'on était en guerre. Ce qui frappe immédiatement quand on la voit est cette sorte de demi-sourire barré dont on ne parvient pas à savoir s'il est un rictus ou un apprêt, s'il est posé là comme la dernière touche de l'habit ou s'il n'est que le signe de ce qui menace d'arriver à la surface malgré le masque. Elle vient d'écrire sa lettre de démission du parti et la repasse mentalement dans sa tête. Elle a soif, elle boirait bien une bière, mais elle se méfie de l'odeur qu'elle se connaît alors. Au moment où elle va sortir du parc, elle comprend qu'on l'apostrophe, s'arrête et dirige son regard vers un jeune Maghrébin : « Hé, Madame, tu pues l'amour ! »

lundi 9 juin 2014

Le moment


Là-Haut Pseu parla ainsi à Georges :

— Georges, tu es con, tu sais.

— Pourquoi, Maître ?

— Parce que tu me forces à te le dire.

— Maître, je ne vous ai rien demandé !

— Non, tu ne m'as rien demandé, mais tu aurais dû. Si tu me l'avais demandé, j'aurais tergiversé, j'aurais biaisé, j'aurais euphémisé, j'aurais nuancé, j'aurais attendu.

— Qu'auriez-vous attendu, Maître ?

— Qu'il soit l'heure de te le dire ; ce que tu peux être con, tout de même !

mardi 22 avril 2014

Si mineur


On se dit parfois qu'il faudrait commencer par avoir été vieux. Commencer par la fin, commencer par la solution, avant d'exposer l'énigme. Commencer par finir pour pouvoir finir par commencer. La tonalité de si mineur me fait souvent cet effet-là. C'est la tonalité de l'au-delà (mais un au-delà qui serait en-deça), de l'après (mais un après qui serait avant), de l'outre (mais d'un outre sans exagération). Ce qui se trouve en dehors du champ audible, les ultrasons, les infrasons, ce qui est trop bas, ce qui est trop haut, ce qui outrepasse, ce qui excède, mais sans bruit, sans fracas. Si ut majeur est le commencement, l'embrasement de la lumière, et son établissement dans l'Être, la tonalité de si mineur peut rendre visible l'effet de la lumière noire sur l'âme, par une sorte de soustraction claire.

samedi 19 avril 2014

Blancheur


Maurice Ronet, on dirait toujours qu'il sort du lit, ou qu'il vient de passer une nuit blanche. Même s'il a dormi douze heures, sont inscrits sur son visage les stigmates d'une vie déréglée, de l'alcool, de la cigarette, du jeu, et des femmes. « La vérité : que vous êtes tout à fait guéri. » 

Qu'elles sont belles, ces images du commencement du Feu follet ! Les visages de Léna Skerla et de Ronet, sans musique — « Alain regardait Lydia avec acharnement. » C'est notre regard à nous qui s'acharne, par le truchement de celui de Louis Malle, sur ces deux personnages, sur leurs visages, sur la peau de leurs visages, bouche, narines, menton, grains de beauté, cils, sourcils, « comme une couleuvre entre deux cailloux », et cette blancheur de l'épiderme, ce temps qui ne passe pas, l'oreille d'Alain qui vient s'aligner sur les lèvres de Lydia, son nez à elle, la petite clef de fa de la narine gauche, les rides aux coins de la bouche, il est couché sur elle, il la regarde, il s'acharne à la re-garder. « Pauvre Alain… Comme vous êtes mal ! » Les hommes sont toujours mal, ils se tiennent toujours dans une position inconfortable vis à vis des femmes, puisqu'ils veulent les regarder, avec acharnement, qu'ils essaient de comprendre ce qu'ils voient, et qu'ils n'y parviennent pas. Leur regard essaie d'entrer, mais il n'y pas d'entrée. Alors ils regardent, et regardent encore, espérant un miracle, une porte qui s'ouvrirait, un signe, quelque chose qui leur dirait : « Allez, viens, c'est par là que tu peux m'atteindre. » Tout ce qu'ils voient, c'est eux-mêmes en train de regarder, avec ce regard de fou, ou d'idiot, derrière un miroir trouble… Il ne la quitte pas des yeux, comme si sans son regard à lui elle cesserait d'exister, ce qui est d'une certaine manière la pure vérité. « Il y avait longtemps. » Et : « Je m'en veux. » La Gymnopédie de Satie, au moment où il la touche. « Souriez-moi, Alain. C'était très bien. Je suis contente. » Et toujours cette blancheur de la peau, comme du plâtre. Ils fument des Kent. Ce "je suis contente", pour le remercier de jouer le jeu, de ne pas désirer plus que ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire son image, son masque, sa peau, ce temps alenti, sa voix. Son petit homme a joué selon les règles qu'elle a fixées, elle le félicite, elle est contente, elle est contentée. Alors elle le regarde aussi, dans un mirage de réciprocité tendre, c'est une merveille, et, dans cet échange de regards perdus, l'homme se sent gonflé de tout son pouvoir, comme l'enfant regardé, enfin, par la mère. Et il se sent l'égal de la femme, de celle qu'il prend pour une femme, d'une femme qui serait le pendant de l'homme qu'il est. Ils fument, tous les deux, comme deux camarades qu'ils ne sont pas du tout. Et ils se sourient, et il est guéri. Pour l'instant, il est guéri. 

mercredi 16 avril 2014

Médecine


Je connais un remède contre la dépression. Voulez-vous connaître mon remède contre la dépression ? Non, je ne crois pas. Tout le monde aime la dépression, tout le monde aime être déprimé. Personne ne veut être triste, personne ne veut vivre dans le chagrin, personne ne veut être malheureux, mais tout le monde aime la dépression, j'en suis convaincu. Bon, je vous donne quand-même mon remède contre la dépression, ce sera fait et on pourra passer à autre chose. C'est très simple. Mettez vos mains sous vos aisselles, la droite sous l'aisselle gauche, la gauche sous l'aisselle droite, les bras croisés sur la poitrine, laissez-les dans cette position cinq secondes, puis portez-les à vos narines. Vous sentez ? Reproduisez l'opération quatre à cinq fois par jour. Mais ce n'est pas tout. Mettez sur la platine l'ouverture des Noces de Figaro, de Mozart, dans l'interprétation de Karajan (celles qu'il a enregistrées en 1950, avec les Wiener Philharmoniker et Schwarzkopf, Seefried, Jurinac, Kunz, London, oui, celles sans les récitatifs, en monophonie). Seulement l'ouverture. Ça ne dure pas longtemps, rassurez-vous, à peine quatre minutes. Vous entendez ?

J'ai donné mon truc contre la dépression, naguère, à une amie très chère. Elle m'a répondu : « Ça ne sent pas bon ! » ou quelque chose du genre. Les bras nous en tombent ! Ça ne sent pas bon… Non, je crois qu'elle m'a dit : « Il y a des odeurs que je préfère à celle-là… » Tout le malentendu humain est résumé, concentré, dans cette réponse, si vous voulez mon avis. Allez écrire (ou faire lire) de la poésie, après une réponse comme celle-là… Et Mozart, il sent bon ? Quelqu'un qui vous fait ce genre de réponse ne peut pas avoir un bon sens du rythme, c'est évident. 

mardi 15 avril 2014

Les Poissons


J'avais promis de donner d'autres textes extraits du livre de Didier Goux : En territoire ennemi. J'aime beaucoup celui-ci car je ne me suis jamais remis de me faire reprendre quand je disais que les baleines étaient de très gros poissons. J'aime les baleines. C'est mon droit ? Merci. Mais il paraît que je n'ai plus le droit de dire que ce sont des poissons. Les poissons c'est assez, qu'on me dit. Merde à la fin ! Arrêtez un peu de toujours tout changer, ça m'énerve. Je parlerai des couleurs une autre fois. Et encore… si je veux. 

Le Dauphin

Contrairement à certaines rues, la plupart des mots n’ont jamais eu de sens unique, en tout cas cela ne devrait pas être. C’est pourtant bien une tendance qui me semble à l’œuvre en notre époque, principalement sous l’influence non de la science elle-même mais du pouvoir qu’elle a pris sur les cerveaux chancelants. Chaque énoncé plus ou moins scientifique dans son allure prend aussitôt la force d’un diktat, et de cette puissance les mots sont victimes comme le reste, devenant univoques et monocolores quand ils étaient chatoyants et multiples. Dès qu’un mot entre dans le champ magnétique de la science, le sens qu’il y prend tend à éliminer tous les autres, à les frapper officiellement d’obsolescence ; même si, en fait, souterrainement pour ainsi dire, ses autres significations, anciennes et éprouvées, restent en vigueur, mais contraintes de se faire discrètes, de marcher sur les bas-côtés du progrès. Prenons trois exemples. 

À l’époque de Jonas, la baleine était un poisson – c’était même le plus gros d’entre eux, capable de se boulotter un petit prophète en un seul morceau –, le gentil dauphin aussi. Rien de plus logique, puisqu’ils naissaient, vivaient, se nourrissaient, se reproduisaient et mouraient à l’intérieur des océans. Puis les savants sont venus et, le téton faisant preuve, ont décrété que ces poissons devenaient des mammifères. Depuis, si vous avez le malheur de dire “poisson” en évoquant le dauphin, vous vous faites agonir de quolibets par tous les demi-connaissants alentour. Or, si la baleine et le dauphin sont indubitablement des mammifères au sens des naturalistes, ils n’en restent pas moins des poissons dans l’ordre de l’imaginaire, lequel a autant droit de cité que celui de la science, pourrait même faire valoir son ancienneté et sa plus profonde imprégnation. Faites l’expérience, réunissez cent personnes et demandez-leur de penser à un mammifère. Si leurs pensées pouvaient être projetées sur écran, on verrait apparaître divers animaux à poils, nantis de quatre pattes, gentiment assis au pied d’un arbre à l’orée d’une forêt, ou à la rigueur couchés dans la niche de la cour, mais je prends les paris que pas un dauphin ni une baleine. Mais quittons les océans. 

Amusez-vous maintenant à parler de la couleur blanche ou de la couleur noire : c’est le plus sûr moyen de faire naître quelques sourires supérieurs entendus : tout le monde sait bien depuis Newton que le blanc n’est que la réunion de toutes les couleurs du spectre, et le noir une simple absence de couleur, voyons ! Sauf que non, pas tout le monde. Et même presque personne. Seulement les physiciens et les desservants de leur culte. Pour tous les autres (à commencer par les peintres : allez donc dire à Soulages qu’il a consacré sa vie à une absence de couleur…), le noir a toujours été une couleur à part entière, le blanc également. Et ils le demeurent. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, que le blanc soit aussi la réunion des couleurs du spectre : sainte Polysémie, ne laissez pas nos sens et nos esprits s’appauvrir. Du reste, petite parenthèse, ce ne sont pas les découvertes de Newton qui ont, un temps, affaibli les positions du noir et du blanc en tant que couleurs, mais l’invention de l’imprimerie : le noir et le blanc étant les deux seules teintes qui pouvaient être reproduites dans un livre imprimé, leur statut de couleurs s’en est trouvé amoindri, ils devenaient des sortes de couleurs par défaut ; impression prolongée quelques siècles plus tard par la photographie puis le cinéma. Mais sans jamais perdre leurs charges symboliques de couleurs. 

Le troisième exemple est le plus délicat à manier : la race. Au XXe siècle, des gens qui n’avaient jamais eu la moindre existence dans les millénaires précédents, les généticiens, ont décidé que ce mot était dorénavant dépouillé de tous ses sens, de toutes ses épaisseurs de sens, pour ne plus concerner que le strict domaine qu’ils venaient de se créer, celui des chromosomes et des gènes. Modernœud s’est engouffré comme un zombi scientiste dans cette brèche, ne se contentant pas de prescrire ce sens désormais unique, mais rayant tous les autres et flétrissant ceux qui s’obstineraient, par une sorte de fidélité langagière, de nostalgie d’un vocabulaire ondoyant et divers, à les employer encore. Moyennant quoi, tout le monde continue de se rendre compte, à l’œil nu, que les races s’obstinent à exister au sein de l’espèce humaine, à se ficher qu’il ne s’agisse pas de races pures, et même à trouver tout à fait normal que ce mot serve aussi à nommer des choses n’ayant rien à voir avec la race des scientifiques. Ainsi Bernanos, lorsqu’il parle des enfants de sa race pour désigner les petits écoliers de l’Artois, ou Brassens qui, dans une chanson, évoque La race des chauvins, des porteurs de cocarde : l’un comme l’autre, j’en jurerais, doivent bien se douter qu’un gamin d’Arras ou un nationaliste va-t-en guerre ont le même patrimoine génétique qu’un collégien de Toulouse ou qu’un “citoyen du monde”. Et quel Parisien n’a pas un jour pensé, après vingt minutes de poireautage nocturne sous la pluie et trois véhicules passant devant lui sans ralentir, que les chauffeurs de taxi étaient vraiment une sale race ? 

On devrait pouvoir facilement trouver d’autres exemples, mais je ne veux pas lasser : les lecteurs ne sont pas toujours une race patiente.

mardi 11 mars 2014

Pensons déjà à l'après fin du monde !



À l'UMP, Grand-Colon et Petit-Flipé sont d'accord pour ne pas être d'accord. C'est déjà immense. Depardieu je l'embrasse sur les deux joues. À cinquante et un pour cent d'impôt, si j'étais riche, je me tirerais de ce pays de tartuffes. De toute façon être français de nos jours devrait consister essentiellement à se barrer d'ici. J'hésite entre les USA et l'Albanie, mais en fait j'irais direct en Suisse, la Suisse qui est mon vrai pays. La Suisse allemande. Et je désapprendrai le français. Seul à la montagne, sans téléphone, sans Internet, avec une vache, un chien, une chèvre, et une vallée qui me sépare de mes plus proches voisins. Je ne peux pas croire que François Hollande finisse son mandat. Impossible. Ou alors c'est vraiment que les Français ont assassiné Dieu. J'avais déjà un vague soupçon… Les cons seraient certainement d'accord si on mettait son existence aux voix (je parle de Dieu, pas de l'autre à qui on a dit qu'il était président). Un peu comme ces abrutis qui se réveillent un beau matin, le cul encore fumeux, ou fumant, et, à peine assis sur leur matelas, se grattent la tête en s'exclamant : « Eureka ! Je sais : après la mort, rien n'existe, on est mort ! »  Ce matin, je rêvais que j'étais en compagnie d'une jeune fille très jeune, très belle, très intelligente, bandante comme je peux pas vous dire. On était dans un bar. Je me lève pour aller pisser, et, en arrivant aux chiottes, je me vois dans une glace : Merde, je ne me suis pas reconnu. Le look gothique, et vingt-cinq ans de moins, des cheveux longs, noirs, les sourcils teints. Quand je suis revenu à la table que je venais de quitter, c'était Laurence Parisot qui sirotait un lait-fraise en fumant des Pall Mall rouges. Ne plus jamais dire un mot en français, voilà mon rêve. Je lirais Proust en m'extasiant sur cette langue étrange, et barbare, mais quand-même pas Annie Ernaux ou Juan Asensio. Too much ! Je regarderais BHL à la télé, sans le comprendre, et je le trouverais gothique, lui aussi. Je n'ai jamais rien lu d'aussi drôle que : « Parce qu’il préfère le "ça" du bistrot au "cela" qu’aurait employé n’importe quelle plume de la NRF ou du Mercure de France, on croit que le reste est à l’avenant. Et donc qu’il a tout naturellement utilisé "commencé" plutôt que son synonyme "débuté", qui sans être pédant, est d’un registre un poil plus soutenu. » C'est Grégoire Leménager qui écrit ça dans le Nouvel Obs. Grégoire, écoute-moi, mon petit, écoute le vieux qui te parle avec compassion et désintéressement. Achète-toi un jeu video pour Noël mais laisse tomber la littérature. Elle ne t'en voudra même pas. De toute façon, toute flippée qu'elle est, elle ne s'en rendra pas compte. 

jeudi 27 février 2014

Samo


Tout me conduisait naturellement à le détester. Andy Warhol, le pop art, les tags, sa dégaine, et surtout ceux qui l'aimaient et ceux qui l'aiment. J'avais aperçu du coin de l'œil deux ou trois tableaux qui me confortaient heureusement dans cette détestation naturelle. Même son nom trop français m'énervait ! Je me souvenais vaguement de Catherine V. qui m'avait dit l'admirer, mais j'avais soigneusement remisé cette bizarrerie dans le tiroir "snobisme décadent", une sous-section du tiroir "les modernes sont des cons", et je n'y pensais plus. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Pourquoi donc a-t-il fallu que je voie, sur Artstack je crois, d'autres toiles, qui ne collaient pas du tout, elles, avec l'image que j'avais en tête ? Quelqu'un avait décidé de venir m'emmerder, ça ne faisait aucun doute. 

Un Rasta avec les cheveux en pétard qui dessine des graffiti dans la rue en se bourrant de coke, et qui veut devenir célèbre ? On connaît la chanson. La filière est inépuisable, et d'ailleurs il a couché avec Madonna, un signe qui ne trompe pas. Tout le monde a reconnu Jean-Michel Basquiat, Samo pour les intimes, à la vie aussi brève qu'un orgasme masculin. En l'écoutant parler, je suis bien obligé de reconnaître qu'il est tout sauf idiot, et qu'il vaut beaucoup mieux que la plupart des abrutis qui de nos jours se piquent de faire dans l'art, même les célèbres, surtout les célèbres. Mais c'est surtout sa peinture qui maintenant m'impressionne, sa peinture qui, sa peinture que…

Sa peinture ? Je n'en dirai rien pour l'instant. C'est encore trop neuf pour moi. Je n'aime pas parler des choses que je découvre. Tout de même, j'ai eu l'impression de retrouver un peu de vie dans un art moribond, asphyxié qu'il était (et qu'il est encore) par "l'art conceptuel", qui n'est que l'autre nom qu'on donne à l'impuissance et à la bêtise.

mercredi 22 janvier 2014

Dies irae


Il va tous nous tuer ? Tous, jusqu'au dernier. On fait comme si on ne le savait pas. C'est pourtant ce qu'il fait depuis que le monde est monde. Il y met un point d'honneur. Les hommes, les animaux, les bactéries, les oiseaux, tout y passe, chaque être vivant. Il n'en rate aucun. Mêmes les créatures du fond de l'océan, celles qu'on ne voit jamais ? Même celles-là ! Et le point noir minuscule, tout là-haut, dans la nuée ? Pareil. Les plus grands massacres, les génocides, perpétrés par les hommes, à côté, ce n'est rien, ça ne compte pas. On ne verrait pas la différence, au bout du compte. 

Il ne nous sort du noir que pour mieux nous y replonger. Juste le temps qu'on aperçoive du blanc, du rouge, du jaune, du bleu, un peu de violet, et hop, c'est fini, noir total. Toutes ces femmes qui accouchent, à l'hôpital, chez elle dans leur baignoire, au bord de la rivière, dans la voiture, qui gueulent tout ce qu'elles peuvent et se prennent pour des héroïnes, qui mettent leurs exploits sur Youtube, qui se font filmer, applaudir, lapider, violer, payer, qui nous obligent à regarder entre leurs jambes, le saint sacrement des origines, tout ce théâtre glaireux et sanguinolent, toute cette lamentable frime pour qu'on ait l'impression d'être vivant. Action. Cut. Vivant de quoi ? Quel cinéma ! Vous allez manifester, ce week-end ? Vous n'y allez pas ? Vous allez regarder la télé, alors ? Il y a un reportage sur les fourmis. Je parie qu'on va nous parler de démocratie…

Ma vie, mon œuvre, mon tas d'or, toutes les filles que j'ai baisées. Une fois qu'on a réglé ce dossier, qu'est-ce qu'on fait ? Sur Flickr, on m'a invité à devenir membre du Club of Extraordinary Green Sexy Dress. Je me tâte… Que ne ferait-on pas pour se sentir vivant !

(à Monsieur Jean-Philippe Boursier)

mercredi 1 janvier 2014

2014 pour toujours



Nécessaire, indispensable, incontournable, obligatoire, essentiel, je dirais même de première nécessité, vital, en quelque sorte, hype, too much, de la balle, trop classe, trop trop, enfin, vous m'aurez compris, quiconque s'aventurera en ville sans son semainier perpétuel Fuly qui déchire sa race sera immédiatement considéré comme le ringard des ringards, le gland ultime, Gogol Ier, sa plouquitude se verra comme le nez au milieu de la figure et les filles lui riront au nez dès qu'il entrera quelque part.

Bon, vous faites comme vous sentez, hein ! Mais faudra pas venir vous plaindre quand il sera trop tard…

Existe en deux présentations. Couverture souple ou rigide. Se commande ici.

mardi 26 novembre 2013

Le Petit Nègre, de Claude de France !


Physiquement, elle ressemblait autant à Mireille Darc qu'à Annie Cordy. Très grande, avec des mains gigantesques pour une femme (la onzième facile), elle parlait comme Françoise Sagan, dans son début de barbe. Un soir, nous avons joué les danses hongroises de Brahms, et du Gerswhin, à quatre mains, et j'ai failli tomber de mon siège tellement elle occupait l'espace, au sens propre et au sens figuré. Je n'oublierai jamais cette répétition où sa tourneuse de page attitrée avait dit que « j'accélérais ». Evidemment, quand on joue avec quelqu'un qui n'a aucun sens du tempo et dont il faut rattraper les erreurs de rythmes à chaque ligne, il peut arriver qu'on devienne un peu nerveux. Elle avait travaillé avec Yves Nat au conservatoire et en avait gardé ce précepte excusant tout : « Ce qui compte, dans la musique, c'est l'élan ! » Moyennant quoi tout ce qui sortait de ses grandes mains était une élégante bouillie. Son mari, silencieux comme le sont les maris de ce genre de femmes, conduisait les plus puissantes BMW et a fini par la larguer pour une de ses très jeunes élèves. Il est sans doute très bavard à l'heure qu'il est. N'empêche, elle était attendrissante, et s'était mise sur le tard à la colle avec un vieil alcoolique très sympathique qui tenait à peine sur ses cannes. Lui avait une fille de douze ans je crois, ou à peu près, se prénommant Deborah, qui m'avait dragué ouvertement et franchement, un soir qu'elle était assise à côté de moi au fond d'une voiture. Heureusement le trajet n'avait pas excédé les vingt minutes.

Je pense souvent à elle, et à ce soir, au conservatoire, où elle avait présenté sa classe de piano dans un petit concert public. Un de ses jeunes élèves devait jouer l'un des grands tubes des conservatoires, une pièce de Debussy qu'on travaille à cet âge-là. Quand il s'est installé au piano, elle a voulu présenter l'élève et le morceau, ce qui donna à peu près : 

« Machin Truc va maintenant nous interpréter… [là, silence, bredouillement, rougeurs]… le Petit Noir, de Claude Debussy. » Fou rire général au premier rang… C'était il y a plus de vingt ans, c'était le début du Politiquement Correct intégré

mercredi 25 septembre 2013

Que des images



Ils sont tous là à vous critiquer, à dire que ce que vous faites ne vaut pas un clou (ce qui est bien possible évidemment, et on ne les a pas attendus pour le penser, le plus souvent), mais on se demande toujours ce qu'ils ont fait, eux, ce qu'ils ont à proposer, à montrer, à faire entendre, ou même à opposer aux trois coups de crayons que vous osez faire paraître ici et là. 

***

Elle me dit : « Tu écris bien. J'aime te lire. » Et j'ai envie de répondre : « Mais alors, si ce que tu dis est vrai, pourquoi n'as-tu pas pris la toute petite peine de me lire, quand je t'ai envoyé tel article, pourquoi cette obstination dans le désintérêt le plus complet, pourquoi cette non-attention vraiment infernale à ce que je peux produire ? » 

Elle me dit : « J'aime ta voix, j'aime t'écouter. » Et j'ai envie de répondre : « C'est sans doute pour cette raison que tu ne m'appelles jamais. »

***

Tel me dit d'un ton méprisant que mes estampes numériques ne « sont que des images, justement ». Ah. Que des images… Il ajoute même que de ces images… "la main a disparu". Très fort, le mec. Très très fort. On sent tout de suite le spécialiste à qui on ne la fait pas. Donc, la main avec laquelle je dessine sur l'écran de l'ordinateur, sur la palette graphique, cette main n'en est pas une. Je crois que c'est ma main, mais en réalité, il s'agit d'autre chose. J'ai foi en une main qui est un simulacre de main, et qui, peut-être même, est la main d'un autre. Il ne les a pas vues, ces "que des images", mais il sait que ce ne sont "que des images". Oh bien sûr il les a vues sur l'écran de son ordinateur et comme ce sont des images qui sortent de l'écran d'un ordinateur on pense que c'est pareil, on pense qu'on les voit. Mais passons. Seulement je me pose tout de même une question : en quoi "la main" (cette main qui a disparu, dans le cas de mes estampes numériques, selon notre spécialiste), en quoi cette main, donc, est bien là, quand il s'agit de photo-graphie (le trait-d'union est de lui) ? En quoi y a-t-il moins de graphie dans une estampe numérique que dans une photographie ? Dans un cas la main qui tient le stylet n'existe pas, dans l'autre cas, la main qui appuie sur un déclencheur existe bel et bien. De plus, très souvent, mes estampes numériques ont comme commencement, ou support, ou matériau (etc.), un dessin, une peinture, enfin, je veux dire quelque chose que j'ai réalisé avec un pinceau, un crayon, une brosse, une plume, un tube de peinture, une pipette, un heat gun, un couteau, avec les doigts, du papier, du carton, de la toile, du verre, du métal, du tissus, de la cire, peu importe… Mais même là le spécialiste voit que ma main a disparu. J'en viens à douter de ne jamais avoir joué la sonate de Liszt ou celle de Berg avec mes mains qui n'existent pas. J'en viens à douter de n'avoir jamais joué des fugues de Bach ni des études de Chopin ou de Debussy, ni les Variations sérieuses de Mendelssohn, ni la Sequenza de Berio, et de n'avoir jamais travaillé le Gradus ad Parnassum de Clementi, j'en viens à douter d'avoir écrit des milliers de brouillons et d'esquisses pour un trio à cordes, pour un sextuor, etc. C'est terrible le doute ! Mais sans main, comment aurais-je fait ? Parce qu'il n'y a pas de raison : Si ma main disparaît quand je dessine sur ordinateur, elle disparaît aussi quand je dessine sur du papier ou que j'écris sur du papier rayé, elle disparaît quand je fais des gammes et des arpèges, et peut-être même, qui sait, quand je caresse une femme ! Et ce pinceau que je croyais tenir avec ma main droite, avec QUOI est-ce que je le tiens ? Et quand je pisse, avec quoi je tiens ce sexe qui peut-être n'existe pas non plus… C'est terrifiant ! 

Je suis le premier à me poser des questions sur l'art numérique, et cela fait bientôt trente ans que je me pose ces questions. J'ai toujours été très critique avec ce qui sort d'un ordinateur et je me suis fait énormément d'ennemis ainsi. On ne m'a pas pardonné de dire que le roi était nu quand effectivement il l'était. J'ai tellement vu de nullités absolues que je ne peux pas ne pas être très méfiant. On me dira qu'il y avait tout autant d'œuvres nulles avant l'ordinateur et c'est la vérité. Mais ce qui a changé, c'est le nombre de types qui se croient autorisés à faire dans l'art depuis que cette machine existe. Que ce soit pour la musique ou pour tout le reste, l'art n'est rien sans la pensée, mais la pensée ne suffit pas non plus à garantir quoi que ce soit, je le sais depuis toujours. Prendre des vessies pour des lanternes n'est pas mon idéal, mais il est fort possible que je m'aveugle sur ce que je produis, je ne suis tout de même pas assez idiot pour l'ignorer. Mais j'essaie avant tout de voir et d'entendre les choses en me défaisant de toute idéologie, ce qui est un travail de tous les instants, et ce qui ne me semble pas si courant que ça. Il est tout de même étonnant d'avoir à préciser à des gens qui sont des spécialistes que ce qu'on voit sur un écran est TOUJOURS sujet à caution, étant donné la gigantesque chaîne de paramètres qui échappent au concepteur de l'œuvre, ou à celui qui l'a photographiée. Je suis toujours étonné de constater avec quelle candide désinvolture on se croit autorisé à juger d'un tableau qui est photographié et représenté sur un écran. C'est pourtant l'évidence même : avant d'être face à un tableau, on ne l'a jamais vu. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas ce qu'on voit sur l'écran ne présage en rien de ce qu'on va ressentir en voyant ledit tableau. Il se trouve que je viens de vendre une estampe numérique. L'acheteur n'avait pu la voir que sur écran, puisqu'il habite à 800 kilomètres de moi, et j'ai tremblé durant cinq jours, le temps qu'il la reçoive et qu'il me donne ses impressions. Il va de soi que s'il avait été déçu, je l'aurais reprise, mais grâce au Ciel cela n'a pas été le cas. Sans doute un amateur de main coupée…

(à Monsieur Olivier Lequeux)

samedi 13 juillet 2013

Sirop d'orgeat



Dire qu'aujourd'hui je pourrais peindre avec du sirop d'orgeat qu'on n'en vanterait pas moins le brillant de ma peinture ; mais il fallait voir la sale couleur que j'avais sur ma palette, à l'époque où déjà les gens me traitaient de révolutionnaire ! Je puis dire, du moins, que c'était sans enthousiasme que je nageais dans le bitume ; j'étais maintenu dans cette voix par un marchand de tableaux, le premier qui m'ait donné des commandes. Bien plus tard, je devais avoir l'explication d'une telle passion pour la peinture noire. Au cours d'un voyage en Angleterre, j'avais fait la connaissance d'un amateur qui disait avoir un Rousseau… M'ayant emmené chez lui, il me fit entrer dans une pièce en marchant sur la pointe des pieds, par respect pour l'œuvre du maître, et, ayant soulevé un voile qui cachait un grand cadre, il me dit en baissant la voix : « Regardez !… »
 « — N'est-ce pas un peu noir ? » risqu'ai-je, en reconnaissant un de mes anciens produits. Mon hôte, réprimant un sourire devant mon manque de goût, se lança dans un tel éloge de sa toile que je ne pus m'empêcher de lui dire que j'en étais l'auteur. Ce qui suivit me vexa un peu. Le brave Anglais changea subitement d'avis sur la beauté de son acquisition. Il ne se gêna pas pour accabler, devant moi, de malédictions, l'effronté voleur qui, en guise d'un Rousseau, lui avait collé un Renoir… 
(Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir)

jeudi 28 février 2013

Art consommé ou art du consommé


« Le parti de l’In-nocence salue avec affection et tristesse, à l’occasion de sa mort, la belle figure de Marie-Claire Alain, organiste française qui durant toute sa carrière a offert aux amateurs de musique, notamment baroque, des interprétations exigeantes et néanmoins lumineuses d’œuvres majeures du répertoire d’orgue, avec un art consommé de la registration. »

Ils me feront toujours rire, au parti de l'In-nocence. À chaque fois qu'un organiste meurt, on nous refait le coup de "l'art consommé de la registration", ça ne manque jamais. On y ajoute souvent le "jeu de pieds impressionnant". Là, on a tout dit. Organiste = registration + jeu de pieds. La prochaine fois qu'un pianiste meurt, ce qui ne va pas tarder, j'espère, je propose qu'on parle de "son jeu de doigts", et de son "art consommé du juste choix du piano". Pauvre Marie-Claire Alain, elle méritait mieux que d'avoir des pieds pour pédaler et des mains pour tirer des tirettes. 

J'aimerais beaucoup savoir ce qui permet à un néophyte de juger de la bonne (ou merveilleuse (ou médiocre)) registration d'un organiste, cela m'intéresserait au plus haut point de comprendre comment il peut émettre le moindre jugement sur cette partie du métier. Quant au fameux "jeu de pieds", il va de soi que tous les jeux de pieds de tous les organistes sont "impressionnants" pour quelqu'un qui découvre cet aspect (en général caché, et pour cause) du jeu d'un organiste. Je me rappelle un concert de Rhoda Scott, au tout début des années 70, où elle levait les mains au dessus du clavier pour bien montrer à son public que c'étaient ses pieds qui faisaient tout le travail. Eh oui, les pieds d'un organiste jouent eux aussi. Scoop ! Le voir est toujours "impressionnant", quel que soit l'organiste. Comme les notes à jouer sont les mêmes, que l'on s'appelle Mariel-Claire Alain, Olivier Messiaen, Louis Vierne ou Célestin Huitpieds, les mouvements des pieds seront les mêmes, que l'instrumentiste porte des escarpins, des pantoufles ou des brodequins, qu'il chausse du 36 ou du 44. Personnellement, je ne vois pas très bien en quoi un organiste peut avoir un jeu de pieds plus intéressant qu'un autre, mais enfin, il est vrai que je ne suis pas organiste. Bon, je suis un peu de mauvaise foi, évidemment, puisqu'il m'arrive de me régaler du "jeu de pieds" d'un Michelangeli (qui a en général de très jolies chaussures) qui, le pauvre, ne dispose que des trois pédales. Mais passons sur ces détails qui n'intéressent personne.

J'ai eu envie de gifler le petit merdeux qui hier, à France-Culture vers sept heures du soir, a cru bon de railler « le Bach de Marie-Claire Alain » en des termes que j'ai préféré oublier. Il la trouvait visiblement ringarde, bien entendu, puisqu'il paraît qu'on ne peut plus jouer Bach tranquillement depuis que les Harnoncourt et consorts ont dicté la nouvelle Loi tombée du Sinaï baroque. Je n'ai rien contre Harnoncourt, mais enfin, avouons que ses premiers disques, ceux précisément dans lesquels les chofars de la renommée ont failli faire tomber Jéricho Furtwängler (qui avait de l'oreille) en syncope, étaient mauvais à un point difficilement imaginable aujourd'hui. La grande chance de Harnoncourt a été de rencontrer de très bons musiciens et d'avoir été assez intelligent pour apprendre un peu, au fur et à mesure, que la musique ne se laisse pas impressionner par des théories, si intéressantes soient-elles. Encore quelques années et il approchera un peu d'un Fritz Reiner ou d'un Georges Szell.

En parlant de consommé, il va falloir que je retente ma chance, comme tous les ans. Réussir un consommé comme celui de la Tante Julie, voilà une noble espérance. Je vais devoir soigner ma registration.

vendredi 22 février 2013

L'Aérophagie de Frère Laurent


Laurent Mucchielli, oui, le célèbre Mucchielli, celui qui fait passer les courgettes pour des avocats belges et les frites pour du chant grégorien, le Grand Sociolologue qui tord le Réel comme d'autres les petites cuillères, a ses vapeurs. Mucchielli entassait les camemberts dans sa cassette depuis des lustres, et voilà qu'un hurluberlu sorti de nulle part vient lui taxer ses colonnes de chiffres et ses vérités certifiées conformes ! Laurent l'Ultrason (on a remarqué que ce nazi a même piqué le prénom du Grand Prêtre aux lunettes roses) veut chiper la cassette de notre Harpagon de la Sociolologie ; c'est très mal, ça ! Va t'occuper des chiens écrasés, Obertone, t'as déjà le sifflet pour, mon salaud ! Mais tu vas nous l'occire, notre Grand Maître, qui a inventé l'Invention de la violence, tu vas nous le faire frire au vinaigre de Bolchévie, tu vas nous le réduire au beurre d'intestins, lui qui n'aime que la Margarine et les profonds divans de la Pravda. La Scientologie est vraiment un club d'amateurs, à côté de la Sociolologie. Obertone arrive comme ça tout benoît, et commence à souffler dans son tube à essais, sans voir que l'éprouvette est directement reliée au derrière du Grand Patron du Réel Courbe. Évidemment, l'autre, ça lui donne de l'aérophagie, dans sa loge douillette et capitonnée ! Il est obligé d'ouvrir la fenêtre. Non, quand-même pas, mais pour un peu ça y était, il avait vue sur le pays réel. On imagine la frayeur du sociolologue ! 

Au secours, Demorand, Morin, Joffrin, Pujadas, Voinchet, July, Serres, Kahn, Ockrent, Lucet, le Mucchiellisme est en danger, un son impur coule dans les artères de nos villes, ultrasonne aux portes de la cité tranquille, nous agace la fibre citoyenne, nous laxative la couenne sympa. Mucchielli sonne le clairon, c'est la relève de la garde montante qu'on attend avec impatience, les amis : il est temps de verser votre sang pour la Cause, de rembourser vos dettes, de secourir Frère Laurent, il est temps de sortir de vos abris climatisés pour aller mater la révolte des sous-chiens écrasés de mépris. 

Un type qui énonce : « L’ultraviolence qui secoue notre société est le résultat d'un choc entre une société moraliste (la nôtre), qui a renoncé à sa violence normale, et la tribalisation de groupes – souvent issus de l’immigration – dont la violence (encouragée) envers les autres groupes est un moteur identitaire » mérite d'être effiloché de la glande sur le grand Autel de la sociolologie mucchiellienne, c'est une évidence évidente qui ne se discute pas. Il y a des choses qu'on n'a pas le droit de dire, pas le droit d'écrire, et moins encore le droit de penser. Il ne s'agit absolument pas de savoir si elles sont vraies ou fausses, ces choses, ça c'est des questions de beaufs, et la sociolologie a d'autres chats à fouetter : point barre, point d'arrêt, point final de la lutte.

mercredi 21 mars 2012

Au théâtre ce soir


Grand spectacle en Belgique, grand spectacle en France. On est gâtés ce soir. "Une journée évidemment très chargée en émotion", nous zozote Lolo Ferrari de toute la grâce de son ministère maternel. Un instant auparavant, elle avait rappelé à l'ordre les deux clowns des-deux-communautés-religieuses qui avaient la prétention de vouloir dire quelque chose sur son plateau de bruits de mère. Ici, on ne dit rien, Messieurs ! leur a-t-elle asséné de toute la hauteur de son quatrième et ultime pouvoir, ce qui se traduisait à peu près par : "L'heure est à l'émotion."

L'heure est à l'émotion, dormez, bonnes gens, il ne se passe rien dans le beau royaume de France, et me parlez même pas de l'Europe ! Émotionnez-vous ce soir, demain soir, après-demain soir, et pour tout le reste de votre vie, chialez un bon coup mais si possible en cadence : il n'y a ni problèmes, ni choc des civilisations, ni rien de que vous croyez voir chaque jour, tout cela n'existe pas, n'a jamais existé et n'existera jamais que dans les cerveaux malades de ceux que nous allons nous occuper de rééduquer, de soigner, et plus si affinités. L'heure est à l'émotion, c'est l'printemps, ya d'la joie, bonjour bonjour les Salafistes, Patrick Sébastien vous demande de reprendre en chœur et Dijon Bourdier nous rappelle qu'il l'avait bien dit, que ses équations étaient parfaitement justes, et ce depuis mille ans (Charles Martel, c'était lui, la Pucelle, c'était lui, De Gaulle c'était lui, Paco Rabanne aussi !) ! C'est le Grand Ceci c'est le Grand Cela, prenez tous vos responsabilités, y'en aura pas pour tout le monde ! Même Didier Goux se met à envoyer des lettres d'amour à Georges, c'est dire que l'heure est à l'émotion !

De toutes parts, ce soir, les signatures affluent, j'en ai déjà 501 sur mon bureau mais je ne sais plus à quoi elles devaient me servir. Peut-être une pétition de soutien à Jean-Michel Ribes, ce colossal artiste sans qui les valeurs de la République vacilleraient sur leur socle ? 501 signatures qui demandent la fermeture du blog de Georges ? 501 dénonciations pour homophobie ? Peu importe. Le tout est qu'elles soient là, nombreuses, joyeuses, ludiques, citoyennes, festives, graves, républicaines, tolérantes, vivrensemblistes, progressistes, diversitaires, humanistes, démocrates, branchées. Ce soir, I have a vision : je vois tous les Français, du Vieux Port à Montfermeil, habillés de la chemise blanche de BHL, le regard sombre, le poitrail offert et la tempe moite. Ils errent dans les rues à la recherche de leur flash-mob, entre Toulouse et Bruxelles, ils veulent étreindre le réel, l'investir de leur confiance en un avenir où tous les mots-méchants auront été éradiqués (bip, bip, bip), saloperies de mots, un futur où le cool coulera dans les veines de chaque adoyen débarrassé enfin de son cerveau reptilien, de son genre, du sexe, de la clope, des poils et du passé.

Encore un effort, Adoyen, la comédie est un art difficile ! Je ne sais pas pourquoi je pense aux Bouddhas de Bâmiyân, explosant là-bas, loin de chez nous, très loin. Les Talibans, ça c'est des gars qui savent s'amuser, on va dire. Ça c'était de la fête, Coco ! Le grand Magic Circus qui se tient ici jusqu'au 6 mai va avoir un peu de mal à rivaliser, mais grâce à la blogosphère, on aura tout de même l'impression qu'il se passe quelque chose en France, et que l'heure est à l'émotion, encore et toujours.

jeudi 8 mars 2012

Explosition universelle !



Merde d'artiste, merde d'artiste ! Mais c'est trop facile ! Manzoni, petit, si petit. La boîte est fermée hermétiquement, même si certaines se sont ouvertes, dit-on. Le concept, le ready made, quelle barbe ! Moi je vais chier sur la toile, et on enfermera les visiteurs dans la salle, sans possibilité de sortir avant deux bonnes heures. Odeurs, odeurs, odeurs… Ah, mes salauds, vous vouliez de la culture, vous vouliez remplir les salles des musées ! Eh bien, je vous prends au mot : Je vais remplir le cadre, chier sur la toile, ça c'est de la culture. Auto-focus sur le déchet. Marron, couleur discriminée, le brun d'atelier doit être réhabilité ! Il s'agit de métissage moral et fécal. Chauds les marrons, 2012 sera brun ou ne sera pas ! Michel Pastoureau a un gros pain sur la planche. Le bleu, le noir, le rouge, tout ça c'est de la couleur de pédé.

Mais qu'avait donc mangé l'artiste, la veille ? Telle est l'une des questions que devront se poser les nouveaux amateurs d'art, les nouveaux remplisseurs de musée. Le niveau monte, paraît-il, les salles sont pleines, les tuyaux aussi. On se bouscule devant le Concept. Pas assez de confessionnaux. Poussez-vous, poussez-vous, je veux respirer la culture, moi aussi ! Ah, la bonne odeur de merde ! Pas besoin de faire du trekking au Népal, l'exotisme est ringard, on a des idées et de la merde chez nous aussi. Produisons français ! Imaginez une ville comme Paris, tous ces gens en train de chier, le matin, quelle symphonie ! Et on nous le cache ! Scandale ! Tous au musée d'Orsay, arrondissement après arrondissement, de quatre heures du matin à minuit. Calmez-vous, votre tour viendra. Vous aussi, vous pouvez être un artiste, vous aussi, vous aurez votre quart d'heure de gloire assise. Tant pis pour les constipés, il seront autorisés à faire semblant. Permettra-t-on la burqua ? Mais oui ! Imaginez le tableau, cent-onze femmes en burqua en train de pousser de concert, en se tenant les mains. Oh, religieux de toutes les nations, gays, infirmes en chaises roulantes, minorités agissantes, la grande flash-mob fécale c'est pour demain matin, haut les cœurs !

Je vous jure que les élections présidentielles en seront transformées, purifiées en quelque sorte, débarrassées de toutes ces heures sombres qui traînent encore dans les coins de quelques têtes. On remet les compteurs à zéro, au printemps des peuples, égalité, fraternité, caca. Pas de liberté pour les ennemis de la merde. On fera entrer le Bel Étron au Panthéon, on trouvera un nouveau Malraux pour le discours, j'ai déjà quelques idées. Debussy avait eu son Exposition universelle, il y avait découvert le gamelan javanais. Je veux la mienne. On construira une nouvelle tour, la Tour de l'Étron Suprême, à Saint-Denis, près des sépultures royales, une tour en forme de néant mou. France, terre d'asile, patrie du vin, du fromage, de la CGT et du Caca. La boucle est bouclée. On mange, on chie. Entre les deux, pas grand-chose, quand on y pense. On rêve un peu, soit, on s'endort devant la télé, on marie les homos, on pourchasse l'élitiste et l'on constate que les-inégalités-se-creusent et que les zakisocios se font la malle, que les-marchés-financiers n'en font qu'à leur tête, tout ça ne va pas très loin et n'est pas digne d'un grand pays comme la France. Je ne vise rien de moins que le Prix Nobel des Fèces, afin de confondre tous les petits prix-nobel-de-la-morale qui nous crachent dans les oreilles toute la journée à la radio et dans les journaux. Les Écuries d'Augias, il ne faut pas les nettoyer, il faut les inonder de caca, il faut les exposer, il faut y habiter, il faut y demeurer, il faut les investir, et je suis l'Hercule de l'art. Je vous inscris au GR 20 du Caca, Mademoiselle ? Ah, vous êtes anorexique ? Revenez plus tard, quand vous aurez pris un peu de brioche. Nous ne faisons pas de la dentelle, notre œuvre au noir tient au corps. Donnez-nous votre caca de chaque jour, le fruit de vos entrailles. Nous sommes au four et au moulin, et aux toilettes, suivez-nous, et vous serez rassasiés. L'avenir vous attend, les cuvettes vous tendent leurs jolis bras immaculés, le papier parfumé à la rose a faim de votre encre boueuse, aucune angoisse de la page blanche, l'éternité est là, dans sa gloire brunie et fétide. Il n'y a pas de crise : tout le monde est dans la merde. Je vous le prouve. Égalité, fraternité, caca. Halte aux paradis fiscaux, bienvenue au Paradis fécal. Faites donner le Te Deum et qu'on n'en parle plus.

Quels sont les anagrammes d'étron ? Noter, trône, ténor. Notez qu'il faut monter sur le trône, pour y chanter d'une voix de ténor la gloire de l'excrément. C'est sur le trône qu'on fait des listes, occupation des rois. La liste (la théorie) est le chant des chants (voyez la Bible) : je naîtrai, je chierai, je mourrai. Voilà le programme. Les noms, les actions, les sons, les couleurs, les formes, les parties du corps, celles du violon, les gammes, la mathématique lyrique ne fait jamais grève, on ne la prend pas en défaut. Et tout finit par la chanson brune. Dans "étron", on entend l'être et le on. Le ça universel, en somme. Quand je pense qu'il y en a qui en sont encore à la pulsion de mort ou de vie… Même la psychologie est une sous-catégorie de la mathématique lyrique : vous qui entrez ici, laissez votre forme et vos espérances à l'entrée, car vous ne pouvez les emporter avec vous. La dépouille se parfume au désastre et s'habille chez Caca. Au terme du défilé : Rien (la paix).

Deux grands mystères humains m'ont toujours obsédé : où sont passés tous les morts, et où passe toute la merde accumulée depuis la nuit des temps ? Et ne me dites pas que c'est la même chose ! Faites un rapide calcul et vous vous apercevrez que depuis Adam et Ève ça fait un volume considérable. À côté de ça, le problème des déchets radioactifs et l'absence de gouvernement en Belgique, c'est de la gnognote. La Porte est étroite, le monde est de plus en plus petit, et nous sommes de plus ne plus nombreux. Ni Pascal Ory, ni Edgar Morin, ni Stéphane Hessel, ni Frédéric Martel, ni Emmanuelle Béard n'ont l'air de s'alarmer de la situation, et pourtant il y a péril en la demeure. C'est pourquoi Georges, une fois de plus, se dévoue, et exige la création d'un grand ministère du Caca, qu'il conviendrait de fusionner avec celui de la Culture. Il est temps de vider l'abcès. L'art sert à ça.

Il faut absolument éclaircir la situation.