Affichage des articles dont le libellé est Noms. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Noms. Afficher tous les articles

dimanche 11 mai 2025

Les noms et les sons



Comment s'appellent-ils ? Olivier B., Vincent C., Marcel M., Colar G., Dominique B., David J., Joël André B., Adrien S., Jean-Marie D., Philippe J., Philippe-André L., Jenny G., Jérôme T., Philippe C., GE EG, Quentin V., Laurent J., Sébastien B., Isabelle P., Rodolphe D., Aurore G., Pierre Jean C., Sabine A., François M., plus ceux qui ont choisi de garder l'anonymat, et sans compter ceux qui ne sont pas passés par la « cagnotte » pour m'aider, et dont j'ignore s'ils seraient d'accord pour que je mentionne leurs noms publiquement, cela fait beaucoup de noms, beaucoup de personnes, hommes et femmes, que j'ai envie de remercier, sans savoir comment le faire. Exprimer ici ma gratitude est insuffisant, j'en ai conscience, mais que faire d'autre ? Je ne sais pas. Qu'ils sachent au moins que j'ai été très sensible à leur geste, à leur générosité et à leur discrétion. Ces choses-là sont difficiles à expliquer et à exprimer car on a toujours le sentiment de faire trop ou pas assez, d'être maladroit et d'obtenir le résultat inverse de celui qu'on souhaite. Être sincère ne suffit pas, il faudrait l'être avec tact et discernement. Ce n'est pas facile. 

Je n'écris pas pour les lecteurs, il serait malhonnête de le laisser croire, je ne m'adresse pas à eux, sauf effet de style ou événement extraordinaire, mais il serait tout aussi faux de prétendre que je n'y pense jamais. Il m'arrive de recevoir des mails qui me parlent de ce que j'écris et je les lis toujours avec intérêt, car je me rends compte alors des conséquences de mes phrases (de leurs prolongements), conséquences qui sont impossibles à imaginer sans ces échanges. J'ai un peu l'impression, alors — peut-être vais-je dire une banalité —, que certaines de mes phrases sont ainsi continuées dans un sens que je ne pouvais concevoir mais qui, pourtant, se trouvait bel et bien en elles au moment où je les entendais. À l'instant où l'on écrit, il se passe une chose étrange : une force en nous éteint une à une certaines potentialités du discours qui nous vient, elle les ferme comme on referme des portes, les unes après les autres, parce qu'il est impossible d'habiter toutes les pièces d'une maison en même temps ; mais ces pièces existent néanmoins, on sait qu'elles sont là, à portée de pas ou de regard, ou d'imagination. Parfois on les évite parce qu'on sait qu'elles sont encombrées d'un bric-à-brac dont il faudrait des heures pour seulement le recenser, et qu'on ne peut pas perdre de vue le fil entr'aperçu, qui déjà menace de se rompre même quand on croit le tenir à l'abri du bruit ambiant. Ces messages de lecteurs rouvrent certaines portes qu'on avait décidé de laisser fermées, ou qu'on n'avait pas aperçues clairement, ce qui dessine un paysage ramifié en expansion infinie. On ne peut jamais mesurer les conséquences de ce qu'on écrit, on peut à peine l'envisager, dans le meilleur des cas, le deviner vaguement, le pressentir, mais c'est une chose qu'on réprime vite, car on s'y perdrait. Ce sont des lignes qu'on arrête à un certain point, faute de puissance cérébrale ou d'imagination, ou faute de désir, et qui sont susceptibles d'être reprises là où l'on croyait avoir atteint un terme. En un sens, ces mails recréent le bruit dont on a fait l'effort de s'abstraire pour écrire, mais ce bruit post-partumien est nourriture, contrairement à l'autre, puisque à chacun de ces embranchements peut naître une autre phrase, un autre paragraphe, un autre texte : Les points se transforment en points-virgules, ou en deux-points, et, de proche en proche, le territoire s'agrandit. Ça prolifère… 

La situation de blogueur-autopubliant n'est pas simple, je vous assure, du moins d'un point de vue psychologique et moral. Drôle de statut que le nôtre… C'est Valérie S., rencontrée sur la défunte SLRC, qui m'a parlé pour la première fois des blogs, en 2002, et j'ai bien sûr ricané. Ce qu'elle m'avait mis sous les yeux n'était pas très bon, certes, mais mon ricanement était assez stupide. Je ne comprenais tout simplement pas ce qui avait rendu la chose possible et même inévitable, et mon esprit, il faut bien le dire, est par principe rétif aux innovations, surtout lorsqu'elles s'affublent de noms qui ne sont pas français. De ce point de vue, je ne suis pas prêt à confesser une quelconque faute, mais il en va des blogs comme de nombreuses inventions technologiques ou sociétales qui font fureur aujourd'hui : on sait que c'est une connerie, mais on ne trouve pas le moyen de faire sans (une contradiction de plus…). Pour le dire autrement, s'en passer nécessiterait des moyens financiers et une rigueur morale dont nous ne disposons pas. On en éprouve de la honte, mais on doit pourtant endosser cette situation, faute de mieux, à défaut de la revendiquer. On aura l'air un peu idiot, on semblera incohérent, mais tant pis. Nous utilisons des outils dont nous ne voulons pas vraiment, qui ne nous sont pas sympathiques, mais qui nous laissent tout de même une certaine liberté, du moins essayons-nous de nous en persuader. Par les interstices que ces outils mal adaptés oublient parfois de combler nous nous faufilons tant bien que mal à la recherche d'un peu d'air à respirer, cet air qui se fait si rare aujourd'hui.

J'entendais Boulez, dans l'interview de 1985 dont j'ai déjà parlé, dire à Michèle Reverdy qu'il n'avait pas peur de la page blanche. C'est aussi mon cas. La difficulté serait plutôt d'avoir à choisir parmi tous les sujets qui se pressent devant soi, dès qu'on songe à l'attaque d'un texte (comme dit Barthes). L'attaque, les commencements, l'entame, ce qu'il y a de plus agréable, de plus excitant, comme de mordre dans la baguette de pain qu'on vient d'acheter à la boulangerie alors qu'on se trouve encore dans la rue. Inscrire un sujet, un thème, des thèmes, des motifs sur la page, et les laisser d'abord s'arranger entre eux, observer leurs réactions chimiques ou biologiques, est le moment que je préfère. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres, tout aussi légitimes, tout aussi urgents ? C'est dans le premier mouvement d'une symphonie classique que le compositeur met toutes ses forces et son savoir, même s'il existe de belles exceptions, parmi lesquelles l'extraordinaire finale de la dernière symphonie de Mozart, la Jupiter. C'est là qu'il y a le plus de matière compositionnelle, de densité musicale. C'est en général un mouvement de forme-sonate, c'est-à-dire deux ou plusieurs thèmes qui sont travaillés en opposition dans une forme tripartite : exposition-développement-réexposition. La page blanche est la plus belle chose qui pouvait nous arriver. Mais on pourrait parfaitement imaginer le processus inverse. Que les écrivains ou les compositeurs aient d'abord affaire à une page noire qu'il s'agirait d'éclaircir au fur et à mesure, de nettoyer, de rendre intelligible. Partir du plein plutôt que du vide, du bruit total (le bruit blanc, en musique) qui ne nous quitte jamais, qu'on évide, qu'on élague, à la manière d'un sculpteur, créer des silences, du silence, des interruptions, afin que les phrases émergent petit à petit du tohu-bohu, imaginer que le texte procède par soustraction plutôt que par addition : à l'origine une phrase interminable et sans ponctuation ni respiration dont le sens échappe au logos, jusqu'à ce que celui qui écrit soit à même de trouver les points, les virgules, les parenthèses, les retours à la ligne, les espaces, les bornes. C'est d'une émancipation qu'il s'agit. Donner à une suite de mots la dignité d'une phrase, son autorité et sa relative indépendance, trouver dans les millions de possibilités existantes celle qui imprime à la proposition une physionomie qui nous soit sympathique, au sens fort du terme, qui résonne en nous avec justesse, qu'elle soit bien accordée à la forme de notre esprit. Un écrivain veut donner l'impression que les mots qu'il emploie sont tous des noms propres, et non des noms communs, même s'ils ont été cent mille fois entendus déjà, que ce sont des vocables, c'est-à-dire des mots prononcés, vocalisés, qu'ils ont un timbre spécifique et singulier, identifiable, qu'ils ne pourraient pas entrer sans dommages dans les phrases d'un autre que lui.

Les noms propres sont les premiers mots qui disparaissent, quand la mémoire vient à flancher, j'éprouve cette douleur chaque jour. Nommer est l'un des plus précieux attributs humains. Dans le nom, il y a en un précipité la figure, le lieu, la lignée, l'histoire et ses accidents, même si tout cela n'est plus audible depuis longtemps, poli par le temps, l'oubli et les inflexions générées par l'époque et sa langue. La généalogie et l'onomastique sont des sciences-sœurs de la grammaire et de la littérature. J'ai déjà parlé des génériques, qui étaient un des moments les plus attendus, à la maison, quand nous regardions un film tous ensemble. Le défilement à l'écran de tous ces noms blancs sur fond noir m'a profondément marqué, et je reste toujours à lire cette page qui souvent passe trop vite, dans les films contemporains. Souvent, même, je prononce tous les noms à haute voix. J'ai besoin de les entendre. Je me rappelle cette balade en voiture, à la fin des années 80, avec Céline, ma mère et une de ses amies. Je m'agaçais de ce que ma mère avait un besoin viscéral de prononcer les noms de tous les villages que nous traversions. En quelque sorte, elle les actualisait, leur donnait (ou leur redonnait) une vie sensible et réelle, au moment même où nous entrions dans ces villages, mais cela je ne l'ai compris que longtemps après. C'était un petit voyage en Cratylie, comme le dit Gérard Genette. On pense bien entendu au titre génial de Proust, Noms de pays : le nom. Aucun arbitraire, jamais, quoi qu'on en pense… Hermogène a tort. Comment le son d'un mot pourrait-il n'avoir aucun rapport avec sa signification ? C'est impensable, pour moi. C'est comme si l'on m'expliquait que le son de la clarinette n'a aucun rapport avec l'instrument en tant que tel, avec sa forme et son matériau, que la gamme majeure n'a aucun rapport avec la résonance naturelle des corps sonores, ou que l'on peut aimer une femme indépendamment de son corps. Qu'ils soient propres ou communs, les noms ont toujours eu une aventure dans la réalité, dans le concret, avant de s'établir comme tels. Ce ne sont pas des créations ex nihilo tombées par hasard sur tel individu, sur tel lieu, telle idée ou sensation. Et même si le nom propre, le patronyme, par exemple, n'avait aucun rapport avec la personne qui le porte, comment ne serait-elle pas, cette personne, influencée en retour par ce nom et sa sonorité ? C'est impossible. Les noms ont un âge, une vie charnelle, une biologie, presque ; il arrive qu'ils s'épuisent, ou qu'ils retrouvent longtemps après qu'on les croyait inertes une vie nouvelle. Nous avons tous eu, je crois bien, des démêlés avec notre nom de famille. Souvent haï, dans l'adolescence, à l'âge où l'on a honte de ses parents, puis compris, entendu, à l'âge adulte, enfin tendrement aimé, dans le grand âge, quand nos liens avec l'enfance paradoxalement sont plus forts que jamais et qu'on mesure tout ce dont on a bénéficié sans même s'en rendre compte, tout ce qu'on nous a transmis et dont nous ne découvrons souvent la puissance que bien tard, trop tard. Un patronyme, comme son nom l'indique, est le nom du père, de la famille paternelle, mais il y a un autre nom qui flotte près de lui, qui a une autre sorte d'existence, c'est le nom-de-jeune-fille de la mère (son patronyme à elle avant qu'elle prenne notre père pour époux). Ces deux noms n'ont pas seulement une vie parallèle. Il arrive qu'ils entrent en concurrence ou en conflit, qu'ils se croisent. C'est ce qui m'est arrivé, quand mon père est mort, et que j'ai annoncé à ma mère que je voulais désormais porter le nom que son mariage avait rendu silencieux. En effet, il peut arriver, et c'était mon cas, qu'on préfère une des deux familles dont on est issu, qu'on se sente plus en accord avec elle et ses représentants incarnés. Ma mère m'avait alors fermement mis en garde contre cette tentation. Je n'avais pas le droit de renier le nom de mon père, et ce, d'autant plus qu'il était mort. On voit très bien aujourd'hui à quel point elle avait raison. Mais au-delà de cette anecdote, c'est le balancement entre deux noms qui me fascine, le fait qu'on ne soit réductible ni à l'un ni à l'autre, qu'on se situe dans un entre-deux, dans une tension permanente entre deux pôles (masculin-féminin, comme dirait Godard). C'est le principe de la sonate. Plus j'y pense, plus je vois que la vie elle-même est une combinaison de forme-sonate et de variations. Les variations contaminent la forme-sonate et la forme-sonate informe les variations, les inscrit dans un cadre plus large, moins décoratif. Les familles coulent en nous comme des rivières dont il est impossible d'arrêter le flot ; on peut seulement choisir par moment de recouvrir le bruit qu'elles produisent par un arrangement personnel, une volonté, mais elles resurgiront toujours là où on ne les attend pas, car elles nous traversent plus que nous ne les traversons. 

Les enfants nous apprennent la mimologie, quand ils commencent à parler. Il faut bien entrer dans le logos avec les moyens du bord. Et c'est à cette occasion qu'on ressent les liens étroits entre mots et choses. Ensuite, nous les oublions, car l'habitude est une école d'oubli. Le mot table devient table, le prénom Jérôme devient Jérôme, le verbe mordre mord, et ce n'est que par la littérature ou la rêverie qui sourd parfois du langage lui-même et nous prend au dépourvu qu'il nous est possible de les délier de ce trop de nature, de retrouver en eux le goût de l'aventure et de l'imprévu, de l'accident et de la rencontre, de la musique improvisée, en quelque sorte. Ça me frappait beaucoup hier, alors que j'écoutais, absolument fasciné, un enregistrement du New Phonic Art à Baden-Baden, en 1971. Ah, c'est peu dire que ce groupe aura joué un rôle capital dans ma vie ! La rencontre miraculeuse de Michel Portal, de Vinko Globokar, de Jean-Pierre Drouet et d'Alsina a donné naissance à une musique absolument inouïe, et qui touche au plus profond de ce que je suis. Je crois bien que ce groupe n'a jamais eu de descendants, ni même d'épigones, car leur musique est tellement liée à ce qu'ils sont (à la fois instrumentistes de premier plan et compositeurs) qu'elle ne peut être pensée ni analysée avec les outils habituels. La qualité d'écoute qu'ils avaient développée, je ne l'ai jamais retrouvée ailleurs, et ce qu'ils ont fait dans ces années-là, personne ne l'a refait. À chaque fois que je les écoute, je reconnais chacun d'entre eux, avec sa très forte personnalité, mais j'entends également le son d'ensemble, cette chimère si originale qu'ils ont su créer. Ni ensemble ni solistes et pourtant les deux à la fois. L'équilibre est simplement parfait. Ils sont allés à la source du langage musical, comme des enfants qui découvrent les mots et leur pouvoir, le rapport entre le son et le vocabulaire. Je dois être une des seules personnes au monde à parler encore quelquefois du New Phonic Art (je les ai fait entendre dans Double silence plein la bouche). Monde englouti. J'en suis bien triste, mais c'est ainsi. Gardons ce trésor par-devers nous et espérons que des curieux, à l'avenir, tomberont sur ces sons et ces noms et sauront les entendre comme ils le méritent. 

Ici, j'ai envie de citer le célèbre poème de Francis Ponge extrait du Parti pris des choses : Pluie, qui me paraît très à-propos. Le New Phonic Art aurait dû le copier sur la pochette des disques qu'ils ont enregistrés. 

« La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu. »

« Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. » C'est ce qu'il faudrait arriver à faire quand on construit des phrases : que leur sonorité parle autant que leur sens, et qu'elle soit complètement particulière, on dirait aujourd'hui singulière. On en est très loin…

J'ai commencé ce texte en parlant des conséquences des phrases, de leurs prolongements. Les mots ont aussi des prolongements en nous, du moins certains mots qui s'imposent sans qu'on comprenne pourquoi. J'ai commencé un autre blog qui s'intitule Les Mots du roman. J'y dépose régulièrement des mots accompagnés de leur définition, sans plus. Je ne les choisis pas. Je ne sais même pas si un jour cela me servira, mais je sais pourtant qu'il me faut les garder là, dans cet enclos, qu'ils ont quelque chose à me dire que je ne comprends pas encore, et que, peut-être, je l'espère, de leur combinaison naîtra une substance insue ou inouïe, qu'une porte s'ouvrira. C'est une sorte de réservoir tel que peut l'être une série dans la musique dodécaphonique : on puise en elle des motifs, des relations, des thèmes, des contrepoints, des harmonies, des morceaux de réel ou des timbres. On verra bien… 

dimanche 8 septembre 2024

Générique

 

Le scorpion courait sur le sol de la cuisine et s'est arrêté net quand il m'a vu. Nous nous sommes dévisagés.

J'écoute Presque rien (1970), de Luc Ferrari. Cette pièce a beaucoup compté, dans notre jeunesse. Je l'ai découverte sept ou huit ans après qu'elle a été composée, à la fin des années 70, quand j'étais élève au conservatoire de Pantin, en percussion et zarb, avec Gaston Sylvestre et Jean-Pierre Drouet. 

Luc Ferrari est allongé sur le sable, au bord de la mer, près de Christine qui est à poil, comme toujours. Il se lève pour aller se baigner et dépose un baiser sur son ventre, comme ça, en passant, l'air de rien, juste au dessus de sa touffe. Ça se passe dans l'Aude, le 11e département français. 

J'ai tué le scorpion. Pas envie de lui marcher dessus par inadvertance, pieds nus. Il n'y en a pas beaucoup, ça doit être mon cinquième, ou sixième, en dix-huit ans. On n'a pas beaucoup entendu les cigales, cette année. Un été paralympique.

Bruits de tracteur. Bruits des vagues. Voix. Christine photographie sa chatte dans le miroir des bains. L'endroit est magnifique, les baignoires sont en pierre. Ça sent l'œuf pourri. Feuilletés aux oignons, feuilletés aux blettes. Café. Luc et Brunhild Ferrari, Henri Fourès, Michel Maurer, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Patricio, Michel Portal, Irène Jarsky, Michel Decoust, Georges Aperghis, Jacques Le Trocquer, Carlos Alsina, Paul Méfano, Edith Scob, Vinko Globokar, Gérard Frémy, je fais défiler le générique, assis sur mon cul. On avait toujours plus ou moins un casque sur les oreilles, il y avait toujours un magnétophone qui tournait dans un coin, les micros étaient branchés en permanence. Pas d'autre dieu que le son. Les journées étaient bâties comme ça : un piano, un micro, une partition, de la bande magnétique, le Sud ; la chair, dès qu'on pouvait. 

J'ai rêvé de Robin, cette nuit. J'ai aussi rêvé que je ne retrouvais plus ma voiture. Impossible de savoir où je l'avais garée. J'entends du trombone. Je grimpe les escaliers, mais je ne reconnais rien. Tout a changé. À quel étage habitait-il ? Est-ce lui, dans la rue, à vélo ? Je lui cours après, non, ce n'était pas lui. Son rat. Sun Ra

Un scorpion court sur la couverture. Je me lève pour aller pisser. Presque rien. J'improvise. On dort dans les vignes, dans l'Ami 6, je suis épuisé. On se les gèle comme jamais. Société. Pablo fait le con, il fait rire tout le monde. Caisse claire piano. On improvise. Christine danse, elle râle, en collants, moi à l'orgue Farfisa et au synthé. On lave Sarah à l'eau froide dans l'évier de la cuisine. La maison tremble à chaque camion qui passe. On écoute Cecil Taylor et Shakti. On mange des asperges et des cerises. Je reluque les gros seins de Catherine. Elle n'a froid ni aux yeux ni aux fesses. Manuel est jaloux. On va se baigner aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'aube, tous ensemble. Christine pisse dans l'eau, très naturellement, sa belle touffe dépasse tout juste, à contre-jour. L'image s'imprime. Les Indiens sont là. Krishna, Narendra, Françoise. Ils chuchotent dans la chambre. Raga d'août. 

C'est l'été le plus chaud. Le plus gai, aussi. Le plus sexuel. Je lisais le Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. J'avais trouvé Irène tellement belle, quand elle m'avait reçu dans son bureau de directrice. Pourquoi fallait-il que tout le monde ait envie de baiser Christine ? 

On avait des dents solides. On était heureux. Le Gardon était encore pratiquement désert, à Collias. Personne ne nous avait dit qu'on vivait au paradis. On n'avait presque rien et c'était amplement suffisant. Le réseau était tout sauf social. La société, on ne la croisait qu'exceptionnellement. On s'ignorait mutuellement.

La mort était une hypothèse dont on avait entendu parler, guère plus. La culture ? On aurait ri, si la question était venue sur le tapis. Elle ne se posait pas. Absolument pas. Peine perdue. Les corps, la musique, la joie, les voix, les fruits, défendus ou pas, les odeurs, les caresses, les vendanges, les cuisses et la parole, c'était ça, notre culture, notre histoire. Le seul mot qui pourrait embrasser tout, c'est désir. Désir dans les voix, désir dans les gestes, désir dans la musique et la nourriture. Je te mords parce que tu es vivante. 

Frelon brun, Tout de suite, Petits machins, Filles de Kilimandjaro, Mademoiselle Mabry, Silent Tongues, Brotherhood of Breath, la Grande Partita de Mozart et les trois pièces pour clarinette de Stravinsky. Dans le ciel passaient des avions de chasse. Le ciel était bleu, vraiment bleu, la lumière à son maximum, mais les nuits étaient bien noires, longues et profondes. On avait tout le temps de baiser, les filles étaient bien là, en travers de notre route, sorcières adorables et virtuoses, suaves et généreuses. On pouvait se rencontrer, puisqu'on ne prétendait pas encore être les mêmes. Et derrière tout ça, en toile de fond, il y avait le jazz, comme une jungle offerte, exubérante, d'une prodigieuse richesse, presque rien mais presque tout. Tout était possible, tout était dicible, on n'avait pas besoin de ricaner. On vivait encore au premier degré. Paris était encore Paris mais c'était déjà la fin. On était dans l'histoire, donc personne n'en parlait. On improvisait sans scrupules et sans remords. 

Cette réalité n'est pas la mienne. J'écoute d'une oreille distraite les noms qui reviennent en boucle sur les ondes mais ils me paraissent de plus en plus inexistants. C'est assommant, cette litanie incessante dont personne ne se lasse. Ils tapent sur le même clou, depuis vingt ans, comme des automates. Cette nuit, j'ai regardé un film très étrange : Un homme est mort, avec Trintignant. J'ai écrit une longue lettre pleine de fureur. Elle me fait rire, maintenant, mais j'ai eu raison de l'écrire. Il faut parler. Vincent écrit que j'appartiens à la même famille que les rappeurs et Nabe. Ils sont tous nés là-dedans. C'est leur langue naturelle. Ce n'est pas la mienne. J'essaie de faire illusion, mais je vois bien que ça ne marche pas. La société courait sur le sol de la cuisine. Quand nous nous sommes aperçus, elle s'est arrêtée net. Nous nous sommes dévisagés. Je l'ai écrasée sans hésitation. 

Contrairement à ce qu'on croit, il reste beaucoup de sujets dont personne n'a jamais parlé. Il reste beaucoup de langues à inventer. Ce n'est pas grave, si personne ne comprend. Écrasons l'infâme. Le dieu du présent est toujours un imbécile qui se prend pour un sage. Remontons à la source sans préavis. 

Quand on regardait les films en famille, le moment le plus important, c'était le générique. Les noms qui défilaient. « Il est bon, lui. » L'autre soir, j'ai regardé Mort d'un pourri, avec Delon et Maurice Ronet. Delon passe sa main sur la tête de Ronet, comme le ferait un grand-frère. Il l'adoube. C'est lui le patron. Ces deux visages ont coexisté. La France est morte en 1989, quand elle a célébré sa Révolution avec une grandiloquence de pacotille et déjà ce mauvais goût qui allait avoir une si grande prégnance par la suite, mais on ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Nabe l'a compris, lui. Il s'en réjouit. Bon. Nabe est un scorpion qui ne peut pas s'empêcher de piquer. C'est Nabe. J'ai eu la curiosité de regarder quelques vidéos sur l'Idiot parisien qui s'enlève lui-même, Jean-Edern Hallier. Quel pauvre type, celui-là. Je le croisais souvent en train de jouer au GrandÉcrivain devant sa vodka, à la fin les années 80, puisqu'il habitait rue de Birague. Nous étions voisins. Comment des gens aussi creux peuvent-ils faire illusion si longtemps ? Le culot, tout simplement. Dans Ultima Necat, on se bidonne très souvent, car Muray les a fréquentés, ceux qui tenaient le haut du pavé médiatique. « les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. » « Monsieur et Madame Vu-à-la-télé ». Ça existe encore, bien sûr, mais ce n'est plus à la télé que ça se passe. 

Nabe avait raison quand il parlait du « dernier soupir des Lumières ». La France a expiré en 1989, en même temps que le mur de Berlin, après quatorze années de Giscard-Mitterand qui ont creusé une tombe profonde et confortable (ces deux-là ne se sont pas du tout affrontés, ils ont uni leurs efforts, dans des styles différents). 74, deux ans après la mort de mon père, c'est le moment du basculement (ça s'appelait le “choc pétrolier”), je m'en souviens très bien. Ces deux septennats furent heureux parce qu'on vivait sur le cadavre encore chaud de la France, y avait encore de la viande, y avait encore à becqueter. Aujourd'hui, tout est froid, glacé, reconstitué, lyophilisé. Giscard, c'est le premier à avoir fait du fake. Il jouait de l'accordéon et il écrivait des romans, mais c'était déjà du trompe-l'œil, du toc, du bidon. Les bals musette allaient mourir de leur belle mort, inéluctablement. Les Halles avaient déménagé. Les Parisiens n'allaient pas tarder à faire de même. J'ai retrouvé une photographie splendide des quais de la Seine avant les sinistres voies-sur-berges de Pompidou. On a du mal à imaginer (et même à se rappeler) comme Paris a pu être belle, avant le charcutage et le toilettage qui annonçaient la Post-Histoire dont parle Muray. C'est allé si vite que personne n'en a cru ses yeux. C'est à partir du moment où l'admirable métro vert et rouge avec ses sièges en bois a été remplacé par un truc bien laid et bien confortable que j'ai commencé à deviner que ça allait se gâter. Mais qui aurait pu imaginer une Anne Hidalgo ou un Gabriel Attal ? Impossible. Le rire des filles a changé du tout au tout. Mais je parle aux murs. On est tous morts. On regarde le générique d'un film et on reconnaît les noms, dont le nôtre. C'est tout. Nous agonisons gentiment dans un Tupperware géant à la surface duquel on projette des images.

samedi 11 mai 2024

Sarcasmes contre dithyrambes

 

Bernard Pivot est mort il y a quelques jours. À cette occasion, on a vu fleurir sur le Net une profusion extraordinaire de dithyrambes. Un des mots qui revenaient le plus était « grand homme ». Bernard Pivot était le grand'homme qu'on n'avait pas su admirer autant qu'il aurait fallu, en son temps. Et puis ce fut évidemment l'occasion de ressortir son fameux texte « très chiant » sur la vieillesse, ce texte si mauvais qu'il semble avoir été écrit par l'une de nos journalistes ou, ce qui revient au même, par l'une des nos écrivaines vedettes. Je crois que c'est ce texte qui a fait déborder le vase de ma mauvaise humeur. On est toujours excédé quand on voit les admirations de ses contemporains, car c'est là que se révèlent leur goût épouvantable et leur soumission sans réserve aux poncifs et à la langue du jour. Mais c'est un détail, si l'on veut bien considérer le phénomène dans son ensemble.

Faut-il que l'époque soit misérable, et misérablement déculturée, pour qu'un Bernard Pivot lui semble incarner le nec plus ultra de la culture ! Il est merveilleusement significatif que ce nom soit devenu le symbole de la France littéraire. Mais je n'ai pas ici l'ambition de traiter ce sujet, sinon par la bande.

Ce qui m'intéresse au premier chef, ce sont les réactions qu'a provoquées une photographie qui laissait voir un court extrait (même pas la première page en intégralité) du texte écrit par Philippe Muray, « Pivot et son peuple », texte qui comporte huit pages, tel que publié aux éditions des Belles Lettres dans le troisième volume de ses Exorcismes spirituels. Dans tous les commentaires qui se trouvaient sous cette publication, ou disons dans 99% de ceux-là, se lisait la révolte du « peuple de Pivot », ce qui est parfaitement normal, puisque le texte de Muray vise moins Pivot que son peuple, c'est-à-dire la petite-bourgeoisie post-littéraire qui s'agite nerveusement à la moindre brise qui semble la moquer ou seulement la contredire. Et, comme par hasard, dans TOUS ces commentaires — mais vraiment tous ! —, dans tous les commentaires de ceux qui très visiblement n'avaient PAS lu le texte en question, Muray était orthographié Murray, alors même que le patronyme de l'écrivain figurait en tête de la page. (Un cas similaire et ô combien significatif est celui de notre ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, que personne, sur internet, ne sait orthographier correctement. Il me semble pourtant que c'est précisément quand on attaque quelqu'un qu'on doit prêter attention à bien le nommer, sous peine de voir les critiques qu'on lui porte complètement dévaluées.) Comment mieux signifier que ces gens ne lisent pas, ne voient pas, très littéralement, ce qui est écrit, mais ce qu'ils veulent lire, ce qu'ils s'attendent à lire, ce qu'ils désirent lire. La violence des réactions sous ce « statut » Facebook était presque comique, mais on ne s'est tout de même pas aventuré à faire remarquer à leurs auteurs qu'ils réagissaient comme des poulets auxquels on a coupé la tête, car ces bêtes là mordent, quand on s'avise de montrer à quoi ils ressemblent, vus de l'extérieur. Ils aiment communier, soit. C'est une chose qu'ils font très bien et avec passion. Que la communion porte sur la détestation d'un écrivain qui ne braille pas dans le sens du vent, et elle atteint au sublime, car ils savent, dans le fond d'eux-mêmes, qu'il est question de quelque chose dont ils ignorent tout — et c'est bien cela qui les rend hystériques. La petite-bourgeoisie régnante n'aime pas, mais alors pas du tout, se sentir exclue. Elle a même fondé son projet sur le rejet de toute exclusion : l'inclusion est son idéal indépassable. Tout doit être POUR-TOUS, sous peine de ne pas exister ou d'être considéré comme un crime. La littérature restait encore vaguement, jusqu'en les derniers temps du siècle dernier, un de ces territoires auxquels on n'accédait qu'avec difficulté et effroi, et c'est bien ce qui est insupportable à ceux qui veulent se sentir partout chez eux. La morale du Touriste a depuis longtemps aboli tout réel sentiment d'étrangèreté, et toute possibilité d'être un véritable étranger en quelque domaine que ce soit. La morale littéraire est une de celles qui ont disparu corps et biens. L'exigence minimale qui consiste à lire un texte avant de le critiquer, ou seulement de s'en offusquer, semble aujourd'hui une de ces vieilleries qui font sourire les poulets sans tête pressés qui ont le doigt rivé sur leur smartphone, et qui exigent des réponses claires, univoques et immédiates à des questions binaires. Leur demander de lire le texte de Muray (huit pages !) serait presque les injurier : pour eux, la question n'est pas là ! Mais même avant de savoir s'ils accepteraient de lire le texte de Muray, il faudrait savoir s'ils ont appris à lire, car on ne lit qu'en fonction de ses autres lectures, autrement dit de cette faculté à relier les textes entre eux, à les faire dialoguer, faculté qui s'élabore lentement au fil des années. La réponse à cette question est trop bien connue, nous en avons de multiples preuves chaque jour — et d'ailleurs la littérature n'est pas seule en question. Dès qu'il s'agit d'apprendre, dès qu'il s'agit d'admettre que quelque chose nécessite un apprentissage, que rien n'est donné sans effort et temps (la question du temps est centrale, peut-être plus encore que celle de l'effort), que les goûts sont toujours et avant tout des états culturels, nos Modernes se rebiffent et en appellent à l'Égalité et à la Démocratie, instances qui s'empressent bien sûr de leur donner raison, en vertu des nouveaux « standards de la communauté », qui stipulent que chacun vaut chacun et que l'Immédiateté est le principe souverain.

La littérature occupe une place ambigüe dans les arts. Comme chacun s'exprime avec des mots et des phrases, chacun pense tout naturellement qu'elle est immédiatement accessible, qu'il sait de quoi il retourne, qu'il est en terrain conquis, et la distance qui dès l'origine a toujours été grande entre ce qui est de la littérature et ce qui n'en est pas s'en trouve vertigineusement augmentée, dans la mesure même où on a prétendu l'abolir. « À “Apostrophes”, comme à “Bouillon de culture”, et malgré tout ce qui se raconte depuis tant d'années, on ne parlait même pas des livres, on s'en débarrassait. » On voit bien, ici, comme il sera facile à celui qui lit littéralement de prétendre débusquer l'infamie et l'excès (qui, comme chacun sait, “est insignifiant”) de Muray. L'auteur est plus authentique que son œuvre, puisqu'il est incarné et qu'on peut assez facilement l'abattre : de là vient qu'on s'en prend à Murray, un Muray fantasmé qui serait plus réel que l'écrivain et ses textes. Ici comme ailleurs, il s'agit de faire rendre gorge à l'artiste, qui doit toujours rendre des comptes. Qu'avez-vous voulu dire ? Quelle est la vérité une et indivisible que vous prétendez exposer une fois pour toutes ? Quel est le sens de votre texte ? De quoi pourrons-nous vous accuser, in fine ? Qu'un écrivain puisse écrire une chose et son contraire, et que le contraire de la chose soit la chose même, la chose plus vraie qu'elle-même, stratifiée et donnée en ses occurrences paradoxales, voilà qui échappe complètement à ces assoiffés névrotiques de sens ; que le sens puisse avoir plusieurs sens, plusieurs étapes, plusieurs physionomies, plusieurs identités et plusieurs temporalités, voilà qui ne cadre pas du tout avec l'exigence de transparence de l'époque. Les écrivains véritables ne peuvent pas être délimités, ils ne peuvent pas être assignés à une identité simple, c'est ce que ne comprendront jamais ceux pour qui la littérature n'est que la somme de textes qui racontent des histoires ou qui empilent des vérités, fussent-elles personnelles. Comme on le fait des livres, on se débarrasse des écrivains, du moins de ceux qui croient encore qu'existe une chose qui s'appelle la littérature, qui ne doit rien aux « convictions » et aux « valeurs » de ce temps et de ceux qui le promeuvent du matin au soir sous les acclamations émues des nouveaux procureurs numériques. 

Que Bernard Pivot ait aimé sincèrement les livres, personne je crois n'en disconvient. Mais les livres, il y en aura toujours trop, contrairement à ce que croient devoir penser les perroquets dévots qui proclament leur amour des Lettres la main sur le cœur. On peut lire un livre par jour et ne pas savoir lire, c'est ce que je constate depuis très longtemps, on peut écouter de la musique toute la journée et ne pas avoir la plus petite idée de ce qu'elle est, on peut écrire de la poésie et l'enterrer bien profond sous des centaines de vers, on peut même être professeur des écoles et ne pas savoir écrire une phrase correcte, on peut être commissaire d'exposition et n'avoir de la peinture qu'une connaissance qui n'excède pas celle d'un honnête amateur du XIXe siècle… mais bien sûr que si l'on compare « la télé de Pivot » à ce que l'on peut voir aujourd'hui sur nos écrans, on a l'impression d'avoir perdu une chose précieuse. Pour Muray, faut-il le dire, la question n'était évidemment pas là, d'autant plus que son texte a été écrit en 2001, et pas du tout en 2024. Moi j'ai souvent aimé Apostrophes — parfois pour de mauvaises raisons, parfois pour de bonnes — et même si Pivot m'a exaspéré plus souvent qu'à son tour, j'ai de la sympathie pour ce journaliste passionné et travailleur. Je plaide néanmoins pour la liberté des écrivains à dire ce qu'ils voient, quitte à être violents et injustes, car ce sont eux seuls qui sont en mesure de faire résonner le monde en le frottant à leurs phrases. Les « grands hommes », ce sont les écrivains de race, pas les journalistes.

Pour reprendre les mots de Jean-Paul Brighelli, dans un article récent, Philippe Muray n'est pas « méchant », il est incisif. « Il plante le couteau dans la plaie, et il désosse » et il le fait avec une verve et une drôlerie enthousiasmantes, consolantes, même, quand on songe à tout ce qu'il nous faut endurer en silence. On ne va pas en plus lui demander de ne jamais se tromper, ou d'être impartial ! Ce serait la pire des bêtises. Et puis d'ailleurs j'en ai plus qu'assez, de cette accusation de méchanceté. La méchanceté n'est pas interdite à un écrivain, ni le sarcasme. Ce qui lui est interdit, c'est la platitude, la lâcheté et le conformisme — et la poésie poétique. 

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)

vendredi 17 mars 2023

Le bandeau et moi (et moi)

J'hallucine, comme disent les jeunes ! 

Une fille à tête de cul publie sa photo sur Facebook, qu'elle commente ainsi : 

Physique : 6/10
Intellect et culture : 9/10
Caractère/personnalité : 8/10

J'en vois une autre qui chaque jour dépose des autoportraits d'elle, sans commentaires. Elle est souriante et n'est pas désagréable à regarder, certes, mais quel peut bien être l'intérêt de montrer son visage ainsi sur les réseaux sociaux… si ce n'est pour se proposer ? Pour mettre la viande à l'étalage ? Ça ne les dérange pas un tout petit peu, quand-même ? Mes contemporains sont devenus complètement fous, je ne vois que cette explication. La nourriture industrielle, peut-être ? À moins que ce ne soit un empoisonnement par les vaccins ? Ou l'eau du robinet ? N'ont-ils plus la moindre pudeur, la moindre lucidité, ne parlons même pas d'humilité ou de décence, encore moins de sagesse ? Intellect et culture : 9/10 ! Faut-il être complètement taré, tout de même, pour croire (et affirmer publiquement) une chose pareille ! Et je préfère ne rien dire de son jugement sur son caractère et sa personnalité ! Mais la personnalité… Nous y voilà ! C'est bien le nœud de l'affaire, en effet. Tous ils sont absolument satisfaits d'être ce qu'ils sont et ne s'imaginent pas autre une seconde, ou, s'ils l'imaginent, c'est du bout des lèvres, pour le principe, parce qu'il faut le dire — mais on voit bien qu'ils n'en pensent pas moins. 

Ils ont de la personnalité, ils ont du caractère ! Ça oui, on ne peut pas en douter, en effet, et c'est bien ce qui nous poussera à les éviter tant que nous en aurons la force. Est-il encore possible de croiser un être humain normal, quelqu'un qui n'ait pas la personnalité et le caractère d'un Cyril Hanouna ou d'un Joey Starr ? On en doute.

Il y en a une autre, que je suis depuis longtemps, et qui est assez jolie et même sexy. Elle aussi dépose énormément de photos d'elle, toujours sous son meilleur aspect, souvent en compagnie de célébrités, et se fâche dès qu'un homme lui fait un compliment un peu trop direct. Mais pourquoi donc met-elle la marchandise en vitrine, alors ? Croit-elle qu'on va la complimenter sur son intellect, sa culture, sa glorieuse personnalité et son caractère angélique ? Mais que croient ces femmes ? Qu'elles sont tellement supérieures aux hommes qu'elles peuvent en toute impunité les prendre pour des imbéciles ? 

Je voyais hier la couverture d'un roman écrit par un tout jeune écrivain, dont c'est le premier livre. L'éditeur a cru bon de gratifier ce livre d'un bandeau, avec photo et nom de l'auteur, comme si celui-ci nous était aussi connu que Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline. Or, cet écrivain, personne ne le connaît (en tant qu'écrivain) — par définition, puisqu'il s'agit de son premier livre. Quelle peut bien être l'idée de l'éditeur (et de l'auteur qui a accepté cela) ? Il faut des années, et parfois des générations, pour qu'un nom s'impose, et ce qui impose le nom, c'est l'œuvre. Mais je devrais écrire "il fallait". Je n'y suis plus du tout. Je n'ai plus avec mon époque que des rapports si lointains et si lâches que plus rien de ce qui m'en parvient ne m'est compréhensible. Ce qui impose le nom, aujourd'hui, c'est le nom. Ce qui impose l'image, c'est l'image. Ce qui impose l'œuvre, c'est le culot de celui qui se prend pour son auteur. Image, nom, personnalité, caractère, moi, publicité, réseau, auto-jugement, soi-mêmisme, l'époque était mûre pour les attestations qu'on se fait à soi-même. Il y a trois ans, nous avons connu cette chose extraordinaire : nous signions au bas de bouts de papier imaginés par des déments grâce auxquels nous nous autorisions à sortir de chez nous pour aller acheter un kilo de patates, et nous tendions ces attestations à des gendarmes, sans que personne ne pouffe de rire, sans que personne ne se mette à hurler à la mort ! L'humanité est revenue au stade de l'enfance et personne ne semble s'en offusquer, ou même s'en apercevoir. Je dirais que je suis écrivain et que je m'autorise à m'autoriser à respirer. Et toi, à quoi joues-tu ? Pareil que toi mais en mieux. Eh bien jouons ensemble, alors ! Nous sommes beaux, nous sommes merveilleux, nous sommes NOUS ! 

Ils veulent le nom, ils veulent l'image, ils veulent la gloire, la “visibilité”, la renommée, dès qu'ils ont fait trois ronds dans l'eau, et souvent beaucoup moins. Comme les enfants qui interpellent leur mère : REGARDE ! T'AS VU ? en se dandinant entre deux pâtés. Tu m'as vu ? Autrefois, on appelait ça des m'as-tu-vu.

lundi 24 février 2020

Noms de pays : les noms…


« Nul ne doit se juger coupable de manquer de culture 
géographique s'il n'a jamais entendu le nom de la petite 
ville de Saint-Dié ; les érudits eux-mêmes ont mis plus de 
deux cents ans à découvrir où se situait précisément ce 
Sancti Deodati oppidum qui a contribué de manière 
si décisive à ce que le Nouveau Monde soit baptisé 
Amérique. Blottie à l'ombre des Vosges, cette petite 
localité appartenant au duché de Lorraine, depuis 
longtemps disparu, ne possédait aucune sorte de mérite 
susceptible d'attirer sur elle la curiosité du monde. »  
(Stefan Zweig )


Il n'y a pas de lieu sans nom.

Combaillaux, Vailhauquès, Montarnaud, Saint-Georges-d'Orques, Juvignac, Saint-Gély-du-Fesc, Saint-Clément-de-Rivière, Lavérune, Pignan, Saussan, Saint-Jean-de-Védas, Fabrègues, Lattes, Pérols, Mauguio, Baillargues, Mudaison, Saint-Aunès, Lansargues, Marsillargues, Martignargues, Estézargues, Domazan, Lamelouze, Le Collet-de-Dèze, Branoux-les-Taillades, Saint-Martin-de-Boubaux, Saint-Hilaire-de-Lavit, Saint-Germain-de-Calberte, Saint-Martin-de-Lansuscle, Cassagnas, Saint-André-de-Lancize, Saint-Privat-de-Vallongue, Saint-Paul-la-Coste, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, Mialet, Anduze, Bagard, on pourrait continuer à l'infini… 

Je me suis amusé à passer de commune en commune, grâce à la fonction Communes limitrophes de Wikipedia. Non seulement c'est très amusant, mais on a l'impression de voyager gratuitement à travers le pays. Et ce qui frappe surtout, à noter ces noms de villages les uns à la suite des autres, c'est l'incroyable diversité (là, on peut employer ce mot maudit à bon escient) des noms de lieux français, leur inépuisable poésie, leur beauté.

Je me souviens d'une promenade en voiture, dans la campagne, entre Rumilly et Chambéry, en compagnie de ma mère. C'était il y a trente ans. Dans la voiture se trouvaient également une vieille dame amie de ma mère, et ma petite amie de l'époque, qui avait dix-sept ans. Je roulais doucement, c'était l'après-midi, il faisait beau. Nous traversions les villages, un à un, et, à chaque fois, c'était l'occasion d'entendre ma mère prononcer le nom du village ou du lieu-dit. J'en ai honte, aujourd'hui, mais cela m'agaçait. Pourquoi, me disais-je, dire tout haut que ce tout le monde peut voir par lui-même ? Je n'avais pas besoin de ces sous-titres qui rythmaient avec monotonie notre progression dans l'arrière-pays.

Aujourd'hui, je comprends très bien le besoin qu'avait ma mère de prononcer ces noms, de les partager avec nous — besoin viscéral, chevillé au corps. Si ces noms n'étaient pas dits, articulés, entendus, ils n'existaient pas. Elle voulait que nous les entendions. Elle voulait que leurs sonorités parlent par elles-mêmes, agissent sur nous, délimitent à chaque occurrence un monde commun au nom et au lieu. Ces noms étaient aussi indispensables que l'église et la mairie, ces syllabes n'étaient pas des syllabes de hasard : elles étaient en étroite communion avec un paysage, une langue, une mémoire, une église, une rivière, un lac, un ciel et une histoire. Des corps habitaient ces syllabes. Des bouches très concrètes les prononçaient chaque jour. 

Tout cela se nomme très simplement la géographie. Pourquoi ai-je fait l'impasse sur ce gigantesque continent, comment ai-je pu vivre si longtemps avec ce trou noir en moi ? Voilà un bien grand mystère. Pourquoi ai-je ignoré, complètement ignoré, et même méprisé, je l'avoue, la géographie ? Je ne voyais rien, je n'entendais pas, je ne regardais rien, je n'écoutais pas. Le paysage ? Quel paysage ? La terre ? Quelle terre ? Le pays ? Quel pays ? La vallée ? Où ça ? Et même si je voyais les montagnes, oui, les montagnes me plaisaient, je ne voulais rien savoir d'elles, ni leurs noms, ni leurs caractéristiques, ni leurs différences. Je suis un handicapé de la géographie et j'en ai honte. Mes parents, eux, parlaient fréquemment de ces lieux qu'ils avaient visités, habités, connus, traversés, et ces noms, je ne peux pas dire qu'ils me laissaient de marbre, mais ce n'était que des noms, des noms qui n'étaient reliés à rien. Un nom ou un mot qui n'est relié à rien, c'est la vie anti-littéraire, et la vie anti-littéraire, ce n'est pas tout à fait la vie. 

Il aura donc fallu qu'elle revienne à travers les mots, à travers les noms, à travers la langue, pour que la géographie me fasse signe enfin. Pauvre de moi. Rivières, vallées, collines, villages, villes, campagne, bocages, plateaux, montagnes, sources, confluents, fleuves, cantons, déserts, gouffres, canyons, chefs-lieux, forêts, départements, régions, enclaves, falaises, toundras, savanes, jungles, je m'incline devant vous.

Il faut accorder (raccorder) les noms et les lieux, comme il faut accorder les noms et les choses, les mots et les idées. Si ce n'est plus le fait de l'histoire, il faut que ce soit le fait de la poésie, au sens le plus élevé de celle-ci. Vivre avec les autres, ce n'est pas seulement vivre dans le même troupeau, mais aussi vivre dans une langue qui nous comprenne tous. Le premier état des lieux du monde, c'est la géographie qui nous le fournit, en décrivant ce qui est sous nos yeux, en établissant une cartographie de la maison commune, en répertoriant, en classant et en mesurant les pièces et les dépendances de celle-là, en nous montrant la manière dont elles sont reliées entre elles, dont tout cela fonctionne.

Il n'y a pas de lieu sans nom, et peut-être n'y a-t-il pas de nom sans lieu. Les noms, comme les dents, ont des racines, ils sont de quelque part. Du moins ils étaient de quelque part, jusqu'à ce que toutes les bouches portent des dentiers.



mardi 8 avril 2014

Mots & Noms


Authentique. C'est une menteuse compulsive qui parle : « On ne peut pas avoir de relation authentique avec toi. »

Newton. Au cours de l'année universitaire 1665-1666, il fait deux découvertes essentielles. La dispersion de la lumière blanche et la mise en valeur du spectre, d'une part, l'attraction terrestre et la gravitation universelle, de l'autre. 

Stéréophonie. Vérifiez la cohérence sonore de vos deux oreilles. Dans le bain, posez la tête contre la baignoire de manière à avoir les deux oreilles juste au raz de l'eau. Produisez un son continu et invariant (par exemple un grognement sourd), et plongez alternativement vos oreilles sous l'eau, l'une après l'autre, plusieurs fois de suite. Vous allez distinguer très nettement et très simplement la différence de spectre sonore que vos oreilles conduisent à votre cerveau. 

Felicity Lott. Elle ne chante pas mal, certes, mais jamais je ne comprendrai le succès qui est le sien. Quand je l'entends, je pense toujours à l'expression favorite de ma mère : « Elle est sans goût ni grâce. »

Castro. Elle s'appelle Myriam Priscilla Castro, elle est médecin, et elle a payé un gang chargé de couper le sexe de son ancien amant.

Cœur. Entre Amati et Stradivari, entre Callas et Tebaldi, entre la bémol et sol dièse, mon cœur balance.  Entre Toi et le reste, il ne balance pas du tout, il s'arrête. D'ailleurs, de quel reste s'agit-il ?

Couleurs. On ne saura jamais, sans doute, quelles sont les vraies couleurs, les couleurs indispensables, premières, primaires, celles avec lesquelles on peut tout, ni dans quel ordre les classer, comment les ranger, de quoi les protéger. En cercle, en ligne, en carré, en touffe ébouriffée, en lames, en étincelles, elles sont pourtant là, même et surtout dans la nuit.

Coltrane. C'est un mystère, Coltrane. On a la tentation, parfois, de le percer à jour, d'analyser ses solos et de dire : « Voyez, ce n'est que ça ! » Et souvent, en effet, ce n'est que ça. Des gammes, des systèmes, des échelles le long desquelles il grimpe et redescend en ayant l'air d'avoir de la fièvre. Seulement il y a autre chose : cette fièvre froide est une sorte d'acide qu'il jette en pluie dans son bariolage, et l'on entend bien, alors, que c'est de tout autre chose qu'il s'agit, qu'une chose est là, tapie dans le son, qui brûle et brille.

Garneri Del Jesu. Si j'étais organisateur de concerts, j'engagerais Frédéric Chopin pour jouer le mouvement lent du concerto de Dvorak, en Italie. J'irais le voir à son hôtel et je lui parlerais ainsi : « Maître, nous feriez-vous le grand plaisir de prendre pour ce concert le pseudonyme de Garneri Del Jesu ? » Il serait enchanté de faire son grand retour sous ce nom d'emprunt. Le jour dit, écartant les pans du rideau de scène, j'apercevrais Arthur Rubinstein et Sviatoslav Richter, assis côte à côte, silencieux ; un peu plus loin, Arturo Benedetti Michelangeli, seul, l'air absent ; il ne sourit pas. Il n'y a pas foule : Garneri Del Jesu n'est pas encore une idole.

Habitude. « Dimanche 6/4/2014 : L’organiste d’une paroisse propose qu’"exceptionnellement" le Credo soit chanté en grégorien. Il y a longtemps que cela ne s’est pas fait et le curé est d’accord... "si ça ne devient pas une habitude". »

Ménage. « J’ouvre le confessionnal, et que vois-je ? Des balais, balayettes, serpillières, et autres ustensiles de ménage… » Les confessionnaux, ça sert à faire le ménage, non ?

Hymen. J'ai toujours adoré ce mot. Cette frêle membrane était, dans mon enfance, un des grands mystères de la vie. Il m'a fallu pas moins d'une dizaine d'années pour vraiment comprendre de quoi il s'agissait exactement. Plus tard, il a été très naturellement associé à son anagramme : hymne, sans que je sache très bien pourquoi ni comment ce glissement avait eu lieu ; je crois que c'est à l'époque de l'œuvre de Stockhausen, "Hymnen". Je crois l'avoir associé également, ô sacrilège !, à l'hostie. Et puis, encore plus tard, est arrivé cet autre mot merveilleux, encore plus mystérieux, et dont le sens n'est toujours pas tout à fait clair pour moi aujourd'hui, le clinamen, sorte de croisement, extraordinaire de simplicité, entre les mots clitoris, cyclamen, hymen, clin, âme, et, bien entendu, amen. Je suis bien aise de constater que même les savants, aujourd'hui, s'interrogent sur la genèse et l'utilité de l'hymen. C'est un peu comme l'appendice, l'hymen, mais à l'envers. On croyait savoir à quoi ça servait, mais de plus en plus, on se dit que non, vraiment, ça ne tient pas debout. L'appendice on croyait que ça ne servait à rien, et puis finalement, tout bien réfléchi… Enfin, bref, ce sont des appendices, dans tous les cas, très mystérieux, bien cachés, dont on finit par se passer, de manière plus ou moins scientifique.

Oxygène. J'apprends à l'instant qu'il n'est plus nécessaire de respirer. Les savants ont découvert une molécule qui permettra de se passer de cet impératif archaïque. Je n'ai pas bien compris le principe mais l'important n'est pas là, bien sûr. L'important est d'être enfin libéré de cette atroce tyrannie.

vendredi 20 janvier 2012

Le Ton


Quelqu'un me posait tout à l'heure la question des tonalités. Problème infiniment complexe que celui-là. Il semblerait qu'aujourd'hui chacune des vingt-quatre tonalités n'ait plus aucune physionomie propre (elles ne signent plus, elles singent), et je ferais remonter la disparition de celle-là à la fin des années 50. Mon père, qui avait l'oreille absolue, avait une claire conscience des tonalités, comme tous les compositeurs (et la plupart des musiciens) qui l'avaient précédé. Est-ce le manteau blanc de l'atonalité, comme un voile atone, est-ce le changement de diapason (qui l'avait beaucoup perturbé), ou bien est-ce un phénomène beaucoup plus général, l'internationalisation des cultures et l'interpénétration des différentes sortes de manifestations sonores, qui a rendu incompréhensible (ou imperceptible) ce qui avait été jusqu'à Schoenberg le geste premier de tout compositeur – le choix d'une tonalité –, je n'en sais rien, mais je suis certain que cette disparition est profondément significative. Dorénavant, si vous faites entendre la Neuvième de Beethoven en ré dièse mineur (la technique le permet facilement), ou en ut dièse mineur, voire en ut mineur ou en mi mineur, personne ne sursautera, sauf Beethoven, dans sa tombe. Les tonalités, comme les hommes, comme les cultures, sont remplaçables, transposables, presque indéfiniment. Ce qui revient à dire qu'elles ont définitivement perdu leurs singularités. Le grand métissage, là aussi, est passé par là.

« Tu as fait tes gammes ? » Faire ses gammes, voilà bien une des expressions les plus importantes du domaine de l'art (de l'art et de la vie), et pas seulement de la musique, mais qui prend dans le champ particulier de celle-là tout son sens. La rencontre d'un exercice purement digital et de l'harmonie (et pas seulement de l'harmonie, puisque les gammes sont également la matière première de la mélodie), en tant qu'empreinte première et délimitation du territoire sonore (c'est plus d'un pays que d'un territoire, qu'il s'agit), dans sa structuration et sa couleur, son "mood" (ses modes), est sans aucun doute la voie royale d'une formation à l'essence même de la musique : la croisée des chemins entre le vertical et l'horizontal, entre l'harmonique et le mélodique (la gamme est une harmonie mise à plat, une échelle qu'on pose au sol). Cet exercice, qui prend la forme d'un cheminement (les doigts apprennent à marcher, à se déplacer chez eux) à travers toute l'étendue du clavier, en tous sens, grâce à cette astuce géniale du "passage du pouce", qui a plus ou moins coïncidé avec l'avènement du "tempérament égal", donc avec l'extension indéfinie de la virtuosité dans toutes les dimensions de l'écriture musicale, me semble rassembler en lui un faisceau de significations d'une densité maximale, comme toujours lorsque des expressions apparaissent, semble-t-il spontanément, dans la langue, avec cette force de conviction et cette richesse de sens qui leur octroient une acuité et une profondeur qui creusent durablement dans l'imaginaire collectif une cavité fertile où se rencontrent le sens, le goût, et la sensation. C'est l'humain, dans son arraisonnement du réel, dans son incessante extension, qui donne à voir l'empreinte de son esprit en mouvement : La main humaine qui, par d'infimes variations de trajet (d'échelles), fait résonner la matière selon un lexique ordonné de couleurs et de vibrations.

Passer le pouce, c'est monter sur les épaules de l'existant pour aller plus loin, plus vite, plus haut, c'est se libérer de la force centripète qui rive le marcheur à son chemin unique, c'est ouvrir le territoire avec une clef magique : la modulation. La tonalité (le ton), c'est le Nom dans le son, c'est l'inscription de l'humain (de la personne) dans l'universel de la vibration, de la matière, c'est l'Homme qui se projette dans les étoiles, qui surimpose sa loi à celles des sphères indifférentes, c'est le sang (et sa pulsation) dans le son, mais c'est aussi l'inverse, et peut-être surtout, l'incorporation dans le corps humain d'un ordre qui le dépasse infiniment, et qui paraît provenir d'un ailleurs mystérieux, celui d'un cosmos qui n'aurait pas attendu l'homme pour parvenir à un état de suprême organisation, d'une sorte d'arrangement parfait avec son origine.

dimanche 4 septembre 2011

Allez ouste, du balai !


Tous les directeurs de salles, d'orchestres, d'opéras, le savent : malgré leurs actions, leurs opérations, leurs promotions en faveur des jeunes, leur public vieillit. Encore une génération à ce régime, et les salles seront vides. Déjà, l'élite est coupée de la musique. On peut être PDG, ministre, universitaire, directeur de journal, et ne pas savoir ce qu'est un allegro de sonate. «Autrefois, dit Daniel Barenboïm, les gens qui connaissaient la peinture de Picasso connaissaient aussi la musique de Stravinsky. Ce temps est révolu.»

Déjà, on est obligé de préciser : musique classique, jusques et y compris sur les ondes de Radio-Classique, comme si c'était un genre à part, et que musique tout court évoquerait plutôt la Star Ac. Déjà France-Musique est obligée de découper les concerts qu'elle diffuse pour intercaler des oeuvres qui détendent l'atmosphère : une heure et demie de quatuor à cordes, quelle horreur, passons un air d'opéra ! Déjà, les émissions de musique ont disparu des grandes chaînes de télévision, et France-Inter se contente de la petite heure de Frédéric Lodéon, qui ne diffuse que des bouts d'oeuvres, parfois des fragments de mouvements, parfois des fins de finales, pour que cela ait l'air gai, et dont le commentaire se résume à quelques anecdotes rebattues.

Bientôt les amateurs de musique auront leurs sites internet, leurs salles, leurs programmes, leurs journaux, comme les latinistes ou les amateurs de jazz. Et cela malgré le voeu du chef d'orchestre Jean-Claude Casadesus, qui veut rendre la musique à ceux qui disent «ce n'est pas pour moi», parce que le tissu français n'en est plus imbibé. Il est complètement sec. On a tout fait pour «amener les gens à aimer les grandes oeuvres», pour leur «ouvrir des portes». Ils ont passé la porte, et sont ressortis.

Bien entendu, les amateurs ne disparaîtront pas; mais ils vivront dans les catacombes de l'art, entre eux, bien cachés, et sûrs de leur dérisoire supériorité. Car la vie musicale française commence à ressembler à ces paysages siciliens entièrement pourris d'immondices, d'immeubles crasseux, de publicités, de béton sale : prenez la troisième à droite, roulez dix minutes, vous verrez le temple grec de Sélinonte, dans sa bulle de verdure. Ou là-haut le théâtre de Taormine, que vous atteindrez en vous bouchant le nez, à cause de la pollution. Il n'y a plus personne pour habiter vraiment les palais baroques de Syracuse, personne pour les admirer, si ce n'est la masse des touristes qui lèvent la patte dessus. En France, la musique était attaquée par les bords, le centre, le dessous, elle commence à l'être par le dessus : dis-moi avec qui ton président fricote, je te dirai qui tu es.

Elle a déserté ses deux terrains de prédilection : l'église et l'école. La liturgie s'est appauvrie jusqu'au grotesque : guitare, flûte à bec et cantiques atroces; les rares curés s'en fichent, et la masse des «fidèles» n'est plus une masse, mais un petit groupe clairsemé, qui fond à chaque décès. Quant à l'école, la dégringolade de l'enseignement musical est à pleurer. Les cours, s'ils n'ont pas totalement disparu, sont devenus de véritables caricatures. S'il reste ici et là un professeur compétent, fort et dynamique, un saint, la majorité des enseignants tente de sauver les meubles. On «enseigne» donc la chanson et le rap.

«Je pars de ce qu'ils connaissent, dit une jeune agrégée. Leur tomber dessus avec une symphonie de Brahms ? Ils décrocheraient tout de suite. Donc on étudie une chanson qu'ils ont entendue, et de là je peux m'écarter un peu, leur faire entendre un lied de Schubert, leur expliquer ce qu'est un rythme binaire ou ternaire, et petit à petit on avance.» On se demande ce qui se passerait en mathématiques si le professeur partait «de ce qu'ils connaissent». Il n'irait pas loin. Pour le professeur de musique, l'élève doit être apprivoisé (comme une bête sauvage), ménagé (comme un malfaiteur), courtisé (comme un client). Ce n'est plus de la pédagogie : c'est de la trouille. En sorte qu'au bout de quatre malheureuses années de collège, à raison d'une heure de cours par semaine, l'élève est rendu à son ignorance originelle, vierge de tout viol intellectuel. Les 37 heures annuelles qu'il aurait pu consacrer à la musique sont dilapidées. La seule chance de survivre, pour le professeur lambda, c'est le plaisir facile. Or la musique procure un grand plaisir, mais difficile, dans l'écoute comme dans la pratique, et qui ne se gagne qu'à force d'attention, d'exigence et de travail. En les abandonnant à «ce qu'ils connaissent», nous laissons les enfants en proie à l'ennui, au ricanement, au désespoir.

Après trente ans de travail dans la région de Lille, Jean-Claude Casadesus constate que la musique fait cesser la violence dans les écoles où elle est pratiquée, et insiste : «Nous n'en avons pas encore épuisé toutes les vertus thérapeutiques. Nous touchons quinze mille enfants par an; lorsque nous en plaçons à côté des musiciens en répétition, ils comprennent que nous recommençons jusqu'à ce que cela soit bien. C'est d'abord un hommage que nous rendons à leur dignité, et ils le sentent, et ensuite ils comprennent que l'accomplissement d'un désir passe par la discipline et la rigueur. Il y en a que la musique a sauvés.» Autrement dit, avec le plaisir facile, on ne les sauve pas, on les condamne.

Les ventes de disques sont un bon indice. Si la part du classique a fait un petit bondelet de 0,8% en 2006 par rapport à 2005, grâce aux intégrales a 99 euros, il se traîne tout de même à 6,5% du total, ce qui n'est pas grand-chose, surtout si l'on tient compte du téléchargement massif de variétés pratiqué par 2,3 millions de foyers français, lequel dope l'écoute mais ralentit les ventes, qui ont baissé globalement de 18%.
Pour une grosse compagnie comme Harmonia Mundi, dont le chiffre d'affaires a augmenté de 72% en dix ans, mais qui le réalise surtout dans la distribution de labels extérieurs (la production maison ne représente plus que 30% de son activité), la mise en place d'un nouveau CD, c'est-à-dire le nombre d'exemplaires achetés par les disquaires, a baissé de 30% en dix ans; pour une petite maison, comme il en a fleuri beaucoup, et d'excellentes, dans les années 1990, on tombe à une mise en place de 300 ou 500 exemplaires.

Jean-Paul Combet, patron d'Alpha, explique dans «Diapason» qu'il n'a mis en place que 1500 exemplaires d'un CD Bach, qui n'est pas le dernier des ploucs, dirigé par Gustav Leonhardt, qui n'est pas le dernier des manchots. A présent, un CD a du succès lorsqu'il s'en vend 1500 exemplaires hier c'était 3 000. Sylvie Brély, qui dirige Zig-Zag, avoue à sa suite : «Pour prendre un minimum de risques, les disquaires nous demandent des investissements promotionnels dans les magazines, à la radio. Au prix du papier dans la presse française, c'est une arithmétique périlleuse.» Pour survivre, ces petits labels ont dû «s'adosser à une nouvelle structure financière» (Alpha), ou «s'ouvrir à des associés supplémentaires» (Zig-Zag) .

Bien sûr, les écoles de musique et les conservatoires sont pleins. Bien sûr, il faut faire la queue toute la nuit pour inscrire un enfant dans un conservatoire parisien; et s'il n'y a plus de place en piano ou en flûte, on le mettra en tuba ou en basson. Mais c'est qu'ils sont très petits, ces conservatoires, et qu'il y a très peu de classes. Ils sont très pauvres - quoique rares et chers. Il est d'ailleurs aussi difficile d'y enseigner que d'y apprendre : la voie est bouchée des deux côtés. Et la résignation gagne du terrain; à la question «êtes-vous plus heureux de vos élèves qu'il y a vingt ans ?», un professeur du Conservatoire de Paris répond : «Je suis plus heureux parce que je suis moins exigeant. Quant à eux, ils ont pris conscience de ce qui les attend; ils seront profs...» Les professeurs de conservatoires municipaux («à rayonnement municipal», doit-on dire aujourd'hui), qui commencent à 15 euros l'heure (15 euros !), acceptent des cours particuliers, payés le double, et passent leur temps dans leur voiture ou dans le métro : «Ce n'est pas le pire, dit l'une. Le pire, c'est qu'après sept heures de cours on n'a plus d'énergie pour rien, pour travailler son instrument ou pour aller au concert. Dans certaines boîtes, il faut faire des concerts de professeurs, de la paperasse, jouer avec les élèves aux examens, parfois à l'autre bout du département, on est bon pour tout, on est des esclaves. Je ne vois plus mon fils, j'aime encore la musique, mais c'est un miracle.»

La relève viendra d'Asie. Les musiciens coréens, japonais, chinois raflent tous les prix internationaux. Leur formation est féroce, ils ont un niveau technique ahurissant, ne serait-ce qu'en Chine, où il y a 50 millions de pianistes... Une musicienne française qui revient de Taiwan : «Ils vous accueillent à bras ouverts, là-bas, les élèves se précipitent à vos cours, mais les messieurs qui vous signent des contrats vous font des petits sourires entendus. La musique est un marché comme les autres, et ils comptent bien l'emporter.» Actuellement, un étudiant sur quatre en classe de violon au Conservatoire de Paris est asiatique, un sur trois en piano.

Bien sûr, des manifestations comme la Folle Journée de Nantes ou certains festivals ont du succès. Mais ce sont des feux de paille : les onze mois suivants sont à peu près vides. A Nantes, on achète les billets au poids. Vous n'avez plus de «Truite» de Schubert ? Donnez-moi ce que vous avez, une «Belle Meunière», ha ! ha ! «Tout ce marketing qu'on fait autour de la musique, dit Daniel Barenboïm, repose sur une idée : vous n'avez pas besoin de la connaître, vous n'avez qu'à venir et prendre votre pied. Comme si l'auditeur n'avait rien à faire, ni à être concentré, ni à être préparé. Comme s'il lui suffisait de s'asseoir et de laisser agir la magie de la musique. C'est faux, c'est faux !»

Bien sûr, Jean-François Zygel remplit ses théâtres, investit la radio, la télévision et fait la une de «Télérama». Mais n'est-il pas la preuve que nous vivons dans un état de pauvreté musicale qui touche à l'indigence ?
Si l'école faisait son métier, tout le monde saurait par coeur ce qu'il raconte.

Bien sûr, l'audience de Radio-Classique monte lentement mais régulièrement (1,7% contre 1,6% à France-Musique, pour les derniers mois de 2007). Mais Radio-Classique ne diffuse que des petits bouts d'oeuvres, et seulement des tubes, présentés par des personnalités aussi proches de la musique que Johnny Hallyday l'est de Blaise Pascal, ainsi Nelson Monfort ou Carole Bouquet...

Bien sûr, il est difficile d'avoir des places à l'Opéra. Mais pour y voir quoi ? Et dans quel but ? Les maisons d'art lyrique, dont Boulez disait qu'il fallait «les brûler», ont toujours fasciné les classes moyennes : les costumes (sur scène et dans la salle), les stars, les balcons, d'où l'on se zieute... La satisfaction de pouvoir dire : j'y étais... Et de pouvoir se dire : j'en suis. Cela dit, les opéras de province sont menacés de baisses de subventions.

Restent les stars, qui remorquaient le grand public. Mais les vedettes n'existent plus dans le classique : il y a bien une Hélène Grimaud, qui va jusqu'à poser pour des pubs de bijoux parce qu'elle est elle- même une parure, mais il n'y a plus de Menuhin, de Karajan, de Horowitz, qui réunissent sur leur nom à la fois le succès public et l'estime des connaisseurs. Bien sûr, les chanteurs d'opéra ont un nom qui dit quelque chose au grand public, Cecilia Bartoli, Roberto Alagna, mais à côté de Callas ou de Fischer-Dieskau... Non, le monde du classique n'est plus capable de produire ses vedettes. Un Kissin, un Sokolov remplissent les salles, mais combien de Français seraient capables de dire s'ils jouent du piano, du violon ou du cornet à pistons ? D'ailleurs, Alagna est-il ténor, baryton ou basse ?

Jacques Drillon
Le Nouvel Observateur, 14 février 2008

Est-on triste, dépité, déprimé, abattu ? Ah non, alors, on est joyeux, et comment ! Qu'on en finisse une bonne fois pour toutes avec cette vieille histoire. Ça n'a que trop duré. La "musique classique" ? À mort ! Au bûcher, la musique classique, aux poubelles de l'histoire ! La musique se meurt ? Mais tant mieux ! Qu'elle crève, cette charogne ! Qu'on l'achève, qu'on lui tire une balle dans la tête ; elle ne va pas en plus nous imposer son agonie obscène, cette sale bête ! Franchement, qui s'en affligera ? Elle passerait là, devant vous, que vous ne le reconnaîtriez pas, ne faites donc pas semblant de vous tordre les mains. Alagna, c'est joli, comme nom pour des glaces, ou des pâtes. Bartoli, je vois une ligne de sous-vêtements, pour les femmes qui ont des formes (qui mangent des pâtes). Et pour ce qui est de l'affaire Callas, il me semblait qu'elle était réglée depuis longtemps, mais il est vrai que j'ai cessé de lire les journaux.

De toute façon, si un Jean-François Zygel est désormais le Maître des maîtres, concernant la musique, c'est que tout cela ne valait pas la peine de lever un poil d'oreille.