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mardi 30 novembre 2021

Là où j'en suis


Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. Ayant vécu, je suis mort. C'est vérifiable. Je vois bien que le monde se comporte tout à fait comme si je n'existais plus, et même comme si je n'avais jamais existé. C'est en cela que réside ma chance. Il se peut aussi que le monde m'ignore parce que lui et moi ne nous trouvons pas dans le même plan de l'univers (ce que je prends pour le monde ne serait alors qu'un reflet inversé de mon absence). Cette hypothèse est à envisager sérieusement. 

Il m'a donc fallu attendre le trépas pour commencer à raconter la vie que j'ai empruntée pour arriver là où j'en suis. Cette vie — dont personne ne voulait, il faut bien le dire — n'était pas la mienne, mais il a pourtant fallu faire comme si. J'ai su donner le change. Dans ce domaine, au moins, c'est un sans-faute. Même mes plus proches amis ne se sont aperçus de rien. Ils continuent comme si de rien n'était de m'appeler Georges. Georges par-ci, Georges par-là, Georges a fait ci, Georges n'a pas fait ça, Georges aurait dû, Georges a tout raté, Georges était plus ou moins ce qu'il aurait voulu être, Georges pensait que, Georges ne manque à personne… Ils sont persuadés de m'avoir connu et d'avoir croisé une vie, une trajectoire inscrite dans le temps qu'ils appellent une vie, ma vie, une vie qui se serait croisée avec la leur, une vie qui aurait été contaminée et infléchie par la leur. Ils n'en démordent pas : nous nous sommes connus. Nous avons été des amis, des frères, des parents, des cousins, des relations de travail, des amants, des compatriotes, des contemporains. Nous avons interagi, comme ils aiment à le dire. Nous nous sommes parfois disputés, brouillés, détestés, et même aimés, nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, puis reperdus, nous nous sommes oubliés, entendus, compris, ou méprisés. Bref, nous avons, selon eux, expérimenté ce qui fait qu'une vie humaine est une vie humaine, nous avons échangé des numéros de téléphone, des billets de banque, des gnons, des affects, des pensées, des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, et même quelques fluides et bactéries. Certains vont jusqu'à parler de gènes, mais cela dépasse mes compétences. 

Il paraît que le Georges qui écrit ces lignes aurait eu cinq frères et une sœur (c'est lui qui le pense, ou qui le croit, et c'est ce qui est inscrit dans l'état civil). Dans une autre version de l'histoire, il aurait eu six frères, ou même sept. Laissons ces détails de côté pour le moment. Disons qu'à l'heure où nous parlons il aurait cinq frères, puisque la sœur est morte, ce qui semble indiquer qu'elle aussi a vécu, contrairement aux autres qui ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Auront-ils vécu ? Auront-ils croisé d'autres vies que les leurs ? Nous le saurons bientôt. À ce point de l'histoire, on pourrait se demander aussi s'il doit être fait mention de l'Histoire, ou si nous devons l'ignorer autant qu'elle nous a ignorés. Les romans en général font entrer cette donnée dans leurs équations, mais avec quel bénéfice ? La question se pose. Je dirai seulement pour l'instant que l'Histoire et l'histoire ne sont pas seules à se croiser, qu'il faudrait tenir compte également des bêtes, des paysages, des forêts, des températures et des odeurs, de la qualité des sols et des coucheries de François Hollande. Si rien ne devrait être laissé de côté, il va de soi pourtant qu'on ne pourra pas complètement négliger certaines contraintes techniques ou physiologiques, comme le nombre de pages du volume et la santé du rédacteur. Il faut rester réaliste. 

(J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse, j'aimerais citer sans relâche, pour porter ma voix parmi les nombres, j'aimerais me frayer un étroit chemin à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, rapporter, faire écho, laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains, être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, la phrase de passage, la fenêtre ouverte sur l'intelligence.) 

Un tableau vivant nécessite des personnages, de la psychologie, des anecdotes, une certaine chronologie (qui peut éventuellement être retournée ou défaite), un rythme, une ou des intrigues, des descriptions, et une composition. Certains ajouteraient une direction, ou un terme, mais c'est précisément ce que nous voudrions éviter, sans savoir si la chose est possible. Ah, j'allais oublier le sens, mais de cela nous ne sommes pas comptables. S'il devait arriver que des lecteurs en trouvent dans ces pages, nous devrions décliner toute responsabilité, et renvoyer ces lecteurs à leur propre désir, ce qui ne devrait pas être très difficile, puisqu'ils ne connaissent que cela. Les lecteurs de romans sont bien trop silencieux. Ils devraient hurler à chaque page. 

On devrait peut-être se demander si le roman est bien le genre qui convient ici, mais j'aime bien ce vocable de "roman", et son grand avantage est de recouvrir aujourd'hui une somme considérable de formes. La cérémonie du roman nous séduit, même quand elle se réduit à un mot imprimé sur une couverture. Les apparences seront avec nous quoi qu'il arrive. 

Mais, me direz-vous : là où j'en suis, où est-ce ? C'est que je ne le sais pas très bien. Les choses ne sont pas si claires. Je suis ici, indubitablement, mais, tout à la fois, je n'y suis pas du tout. Ne croyez pas que j'essaie d'embrouiller volontairement la situation, afin d'échapper à mes responsabilités. Il n'est nullement question de cela, en vérité. C'est même tout le contraire. C'est justement parce que je veux être exact que je dois exposer la situation dans son paradoxe apparent. Écrivant les phrases qui précèdent, je ne peux nier que je suis là, puisqu'il faut être quelque part pour agir, mais tout en moi se révolte dès que j'écris que c'est moi qui écris. Et si ce n'est pas moi qui écris, où suis-je quand ce qui s'écrit ici s'écrit ?

Tout livre doit hurler à son lecteur… Eh bien, hurlons ! Le lecteur se tait, profitons-en pour parler plus fort que lui. C'est dur, de vieillir, vous savez ! Toute une vie pour en arriver là… Vraiment, si on avait su… Toute une vie pour apprendre ce qu'on savait déjà et ce que tout le monde sait dès l'origine. Quel temps perdu ! À chaque fois, recommencer à faire semblant de découvrir… Creuser derrière les apparences, en faisant mine de trouver ce qui est en peine lumière… Nos cris ne font peur à personne car tout le monde crie, nos paroles n'intéressent personne car tout le monde parle en même temps, chacun dans son tunnel. De temps en temps, une femme jouit avec grâce et nous croyons au bon dieu. Ça ne dure pas. On croit écrire une grande histoire, un roman fabuleux, mais nous trouvons dans le journal du matin la même histoire, le même roman, avec plus de détails, et qui semblent plus vraie et plus réussi. À quoi bon ? Alors le hurlement nous reprend. Quand on n'a rien à dire d'important, il faut crier, il faut barbouiller les murs de merde, il faut invectiver, étonner, surprendre, insulter, il faut chanter plus vite que la voix, il faut parler plus loin que le sens. Alors nous convoquerons la saleté, la trahison et le délire, le rire de l'idiot et la beauté ineffable, nous blasphémerons et nous profanerons ce que nous avons de plus précieux, bien sûr, comme à chaque fois que l'autre plonge son pieu dans notre cœur. 

On ne nous a pas appris à aimer. 

(…)

À Jean Quatremaille, fraternellement

mardi 8 août 2017

Bénédiction



Souvent malade, et très heureux de l'être. Un romantisme des muqueuses. Hallucinations, terreurs, temps long, ennui, visions, le jardin, la chambre, les bruits de la maison. Les biscottes avec le miel. Les chats. Les livres. La neige sur les collines. Le bonheur est un péché vibrant. 

Les chambres. La chambre de la sœur. La chambre du pigeonnier. La chambre aux deux lits. (Chambre est un mot étrange. Ambre à laquelle s'ajoute le ch de "chut".) Et la chambre des parents, avec son balcon, la seule chambre qui donne directement sur la salle de bains. 

Le père est silencieux. C'est la mère qui parle. Il parle, mais ailleurs, avec ses amis, avec ses maîtresses. À la maison, il est là pour signifier la loi, c'est tout. Il est là pour corriger les fautes de français et pour imposer le silence. Ou mettre de la musique. 

Au milieu de la nuit, un ami de mes frères ainés est descendu se cacher dans le cellier. Mon père descend, ouvre la porte, prend quelque chose à boire, et, au moment d'éteindre la lumière et de refermer la porte, dit très tranquillement, presque à voix basse et sans le regarder : « Bonsoir, Lalo. » 

Dans sa famille, les garçons portent des prénoms qui commencent par un "R". René, Robert, Roger. Il joue du violon au théâtre, le soir, pour payer ses études. 

J'entends ma mère me dire : « Tu es le seul avec qui il parle. » et aussi : « Tu es le seul qu'il ait jamais pris dans ses bras. » 

À quinze ans, j'ai voulu reprendre le piano. À ce moment-là le regard du père a changé. Ricanement général dans le reste de la famille. Il fera comme nous

Comment s'appelait le type qui l'avait escroqué ? Ah oui, Metzger. « Un franc-maçon ! », avait lâché mon père, à table, avec un mépris formidable. Un million quand-même. Pour lui, la parole était sacrée. J'ai compris ce jour-là qu'il n'en allait pas de même pour tout le monde. 

Hors de Gaulle, il n'y avait rien (ça n'a pas changé). Ma mère était plutôt du côté de Pompidou. Normal.

Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… 

« Le génie c'est l'enfance retrouvée à volonté. » CRAC ! L'autre imbécile de Faurisson qui "analyse" Rimbaud… On croit rêver ! Et la mémoire, vous y croyez, M. Vallet ?

Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. 

Dans la chambre de la sœur, il y avait un placard en deux parties. La partie basse servait de penderie, et la partie haute de placard. Elle y cachait les livres licencieux

Vaut-il mieux être un enfant raté ou un enfant gâté ? 

Quand il me donne cette gifle, nous sommes sur le perron, devant la maison. Puis il me prend dans ses bras. L'odeur.

Chambres, penderies, placards, bijoux, cheveux, parfums, odeurs, présences-absences. Après-midi… La maison pour soi seul.

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, 
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. 
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort.

Madame Bovary, 1856, l'année de la mort de Robert Schumann. Le dogme de l'Immaculée Conception date de 1854, Ineffabilis Deus. Cette histoire impressionnait beaucoup Flaubert.

Expérience intérieure : l'amande de l'angoisse extatique. Comment comment ? Angoisse ou extase, faudrait savoir ! Eh bien non, l'angoisse de l'abandon est indissolublement liée à l'extase. 

Faire des phrases qui nous acheminent vers la Parole, parce que tout à coup notre solitude est à son apogée, n'est-ce pas un peu la même chose que de procréer ? Se continuer dans un autre corps que le sien, est-ce toujours et forcément lié à un acte sexuel ? Être l'enfant de Dieu, est-ce être divin ?

Dans cette maison-là, dans ces après-midi-là, dans ce temps-là, c'était divin. Tiroirs, lingerie, livres, poussière, photographies, heures longues, longues, silence… Les six autres avaient vidé les lieux, je restais seul en pleine possession du royaume et entrais en communication directe avec les parents absents. Nul obstacle. Je peux faire pivoter mon regard comme un périscope temporel, je revois parfaitement les coins et recoins du galetas, dans lequel je passais des heures. La salle de bains, avec son immense œil de bœuf, avait un plafond surélevé par rapport au reste de la maison, ce qui faisait par contrecoup dans le galetas comme une sorte d'estrade, comme un ring de boxe, ou comme une scène.

Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce

J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.

Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.

Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !

On oublie tout mais on peut, aussi, se rappeler tout. Non pas se souvenir, mais se rappeler.  Rappeler l'enfant. Rappeler la musique. Rappeler l'odeur. Se rappeler dans l'enfant, se rappeler dans la musique, se rappeler dans l'odeur. On ressuscite, à condition de le vouloir. Regardez autour de vous, plus ils sont de vieux enfants ratés, moins ils ressuscitent. Ils n'ont pas cherché la clé, elle leur pend autour du cou. Ils n'appellent pas. Ils ont oublié les noms, les sons, les corps, leurs corps. Pour être heureux il faut avoir un corps multiple.

L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.

De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?

« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.