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vendredi 25 juillet 2025

Raison garder


 

Il était cinq heures et demie quand je suis rentré du travail. En ouvrant la porte de l'appartement, j'ai senti une odeur inhabituelle. J'ai accroché ma veste à la patère de l'entrée, posé mon attaché case à terre et me suis dirigé vers la cuisine pour me servir un rafraichissement. Il y avait de la musique. J'ai reconnu Will You Still Be Mine ?, de Miles Davis, avec Oscar Pettiford, Red Garland et Philly Joe Jones. Ma femme aimait presque autant le jazz que moi, et tout particulièrement cette époque du milieu des années 50. Il faisait chaud, ce mardi soir. J'ai ouvert la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur le balcon, mon verre à la main, et j'ai contemplé le paysage, accoudé à la rambarde. Je n'étais pas très pressé de retrouver Cindy, puisque nous nous étions encore engueulés assez sévèrement ce matin. Elle savait que j'étais rentré, je n'avais aucun doute là-dessus, mais je faisais durer le suspense, et j'étais sûr qu'elle faisait de même. Ce serait à qui ferait le premier pas, comme d'habitude. Dans le court laps de temps qui séparait Will You Still Be Mine ? de I See Your Face Before Me, l'odeur que j'avais sentie en entrant dans l'appartement me revint aux narines et je la trouvai étrange et légèrement écœurante. Je n'avais que quelques pas à faire sur la droite pour apercevoir le salon par la baie vitrée, ouverte elle aussi, à en croire le son de la musique qui me parvenait sur le balcon — ce que je fis. 

Cindy était nue et recouverte de ses organes sanguinolents jusque sur le visage. Elle avait le ventre ouvert et une chaussure (verte) pendait à l'un de ses pieds (elle avait la jambe gauche posée sur la table basse dans une position étrange, naturelle si l'on veut, mais qui ne lui ressemblait pas). L'odeur que j'avais sentie était l'odeur du sang, du sang et de la merde, je le comprenais maintenant. Je fixai son corps quelques secondes, mon verre la main. Ce n'était pas beau à voir. Je fis quelques pas pour entrer dans le salon, posai mon verre sur la table basse et mis en route le grand ventilateur que nous avions acheté quelques jours plus tôt, espérant dissiper un peu l'odeur. J'allumai une cigarette et détournai mon regard du corps de Cindy. Je vis qu'il y avait du sang un peu partout, qu'un verre était brisé et que le tiroir aux CD était ouvert. Je repris mon verre sur la table basse et retournai sur le balcon. Pas beau à voir, non. Quand j'eus finis ma cigarette, je me rendis dans la chambre et m'allongeai sur le grand lit blanc cassé. Je pouvais entendre Night In Tunisia. Je pensais aux billets d'avion pour l'Île Maurice que j'avais achetés vendredi dernier. Allais-je pouvoir me les faire rembourser ? Rien n'était moins sûr. Je décidai de prendre une douche et de sortir acheter des sushis, car connaissant Cindy, j'étais certain qu'elle n'avait rien prévu pour le dîner. J'avais du travail, un travail urgent pour le boulot, et je ne pouvais pas me permettre de prendre du retard. J'irai voir la police demain matin, ou à l'heure du déjeuner. De toute façon, personne ne pouvait plus rien pour elle, il fallait raison garder. Le lecteur de CD jouait There Is No Greater Love



dimanche 8 septembre 2024

Générique

 

Le scorpion courait sur le sol de la cuisine et s'est arrêté net quand il m'a vu. Nous nous sommes dévisagés.

J'écoute Presque rien (1970), de Luc Ferrari. Cette pièce a beaucoup compté, dans notre jeunesse. Je l'ai découverte sept ou huit ans après qu'elle a été composée, à la fin des années 70, quand j'étais élève au conservatoire de Pantin, en percussion et zarb, avec Gaston Sylvestre et Jean-Pierre Drouet. 

Luc Ferrari est allongé sur le sable, au bord de la mer, près de Christine qui est à poil, comme toujours. Il se lève pour aller se baigner et dépose un baiser sur son ventre, comme ça, en passant, l'air de rien, juste au dessus de sa touffe. Ça se passe dans l'Aude, le 11e département français. 

J'ai tué le scorpion. Pas envie de lui marcher dessus par inadvertance, pieds nus. Il n'y en a pas beaucoup, ça doit être mon cinquième, ou sixième, en dix-huit ans. On n'a pas beaucoup entendu les cigales, cette année. Un été paralympique.

Bruits de tracteur. Bruits des vagues. Voix. Christine photographie sa chatte dans le miroir des bains. L'endroit est magnifique, les baignoires sont en pierre. Ça sent l'œuf pourri. Feuilletés aux oignons, feuilletés aux blettes. Café. Luc et Brunhild Ferrari, Henri Fourès, Michel Maurer, Pablo Cueco, Mirtha Pozzi, Patricio, Michel Portal, Irène Jarsky, Michel Decoust, Georges Aperghis, Jacques Le Trocquer, Carlos Alsina, Paul Méfano, Edith Scob, Vinko Globokar, Gérard Frémy, je fais défiler le générique, assis sur mon cul. On avait toujours plus ou moins un casque sur les oreilles, il y avait toujours un magnétophone qui tournait dans un coin, les micros étaient branchés en permanence. Pas d'autre dieu que le son. Les journées étaient bâties comme ça : un piano, un micro, une partition, de la bande magnétique, le Sud ; la chair, dès qu'on pouvait. 

J'ai rêvé de Robin, cette nuit. J'ai aussi rêvé que je ne retrouvais plus ma voiture. Impossible de savoir où je l'avais garée. J'entends du trombone. Je grimpe les escaliers, mais je ne reconnais rien. Tout a changé. À quel étage habitait-il ? Est-ce lui, dans la rue, à vélo ? Je lui cours après, non, ce n'était pas lui. Son rat. Sun Ra

Un scorpion court sur la couverture. Je me lève pour aller pisser. Presque rien. J'improvise. On dort dans les vignes, dans l'Ami 6, je suis épuisé. On se les gèle comme jamais. Société. Pablo fait le con, il fait rire tout le monde. Caisse claire piano. On improvise. Christine danse, elle râle, en collants, moi à l'orgue Farfisa et au synthé. On lave Sarah à l'eau froide dans l'évier de la cuisine. La maison tremble à chaque camion qui passe. On écoute Cecil Taylor et Shakti. On mange des asperges et des cerises. Je reluque les gros seins de Catherine. Elle n'a froid ni aux yeux ni aux fesses. Manuel est jaloux. On va se baigner aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'aube, tous ensemble. Christine pisse dans l'eau, très naturellement, sa belle touffe dépasse tout juste, à contre-jour. L'image s'imprime. Les Indiens sont là. Krishna, Narendra, Françoise. Ils chuchotent dans la chambre. Raga d'août. 

C'est l'été le plus chaud. Le plus gai, aussi. Le plus sexuel. Je lisais le Traité des objets musicaux, de Pierre Schaeffer. J'avais trouvé Irène tellement belle, quand elle m'avait reçu dans son bureau de directrice. Pourquoi fallait-il que tout le monde ait envie de baiser Christine ? 

On avait des dents solides. On était heureux. Le Gardon était encore pratiquement désert, à Collias. Personne ne nous avait dit qu'on vivait au paradis. On n'avait presque rien et c'était amplement suffisant. Le réseau était tout sauf social. La société, on ne la croisait qu'exceptionnellement. On s'ignorait mutuellement.

La mort était une hypothèse dont on avait entendu parler, guère plus. La culture ? On aurait ri, si la question était venue sur le tapis. Elle ne se posait pas. Absolument pas. Peine perdue. Les corps, la musique, la joie, les voix, les fruits, défendus ou pas, les odeurs, les caresses, les vendanges, les cuisses et la parole, c'était ça, notre culture, notre histoire. Le seul mot qui pourrait embrasser tout, c'est désir. Désir dans les voix, désir dans les gestes, désir dans la musique et la nourriture. Je te mords parce que tu es vivante. 

Frelon brun, Tout de suite, Petits machins, Filles de Kilimandjaro, Mademoiselle Mabry, Silent Tongues, Brotherhood of Breath, la Grande Partita de Mozart et les trois pièces pour clarinette de Stravinsky. Dans le ciel passaient des avions de chasse. Le ciel était bleu, vraiment bleu, la lumière à son maximum, mais les nuits étaient bien noires, longues et profondes. On avait tout le temps de baiser, les filles étaient bien là, en travers de notre route, sorcières adorables et virtuoses, suaves et généreuses. On pouvait se rencontrer, puisqu'on ne prétendait pas encore être les mêmes. Et derrière tout ça, en toile de fond, il y avait le jazz, comme une jungle offerte, exubérante, d'une prodigieuse richesse, presque rien mais presque tout. Tout était possible, tout était dicible, on n'avait pas besoin de ricaner. On vivait encore au premier degré. Paris était encore Paris mais c'était déjà la fin. On était dans l'histoire, donc personne n'en parlait. On improvisait sans scrupules et sans remords. 

Cette réalité n'est pas la mienne. J'écoute d'une oreille distraite les noms qui reviennent en boucle sur les ondes mais ils me paraissent de plus en plus inexistants. C'est assommant, cette litanie incessante dont personne ne se lasse. Ils tapent sur le même clou, depuis vingt ans, comme des automates. Cette nuit, j'ai regardé un film très étrange : Un homme est mort, avec Trintignant. J'ai écrit une longue lettre pleine de fureur. Elle me fait rire, maintenant, mais j'ai eu raison de l'écrire. Il faut parler. Vincent écrit que j'appartiens à la même famille que les rappeurs et Nabe. Ils sont tous nés là-dedans. C'est leur langue naturelle. Ce n'est pas la mienne. J'essaie de faire illusion, mais je vois bien que ça ne marche pas. La société courait sur le sol de la cuisine. Quand nous nous sommes aperçus, elle s'est arrêtée net. Nous nous sommes dévisagés. Je l'ai écrasée sans hésitation. 

Contrairement à ce qu'on croit, il reste beaucoup de sujets dont personne n'a jamais parlé. Il reste beaucoup de langues à inventer. Ce n'est pas grave, si personne ne comprend. Écrasons l'infâme. Le dieu du présent est toujours un imbécile qui se prend pour un sage. Remontons à la source sans préavis. 

Quand on regardait les films en famille, le moment le plus important, c'était le générique. Les noms qui défilaient. « Il est bon, lui. » L'autre soir, j'ai regardé Mort d'un pourri, avec Delon et Maurice Ronet. Delon passe sa main sur la tête de Ronet, comme le ferait un grand-frère. Il l'adoube. C'est lui le patron. Ces deux visages ont coexisté. La France est morte en 1989, quand elle a célébré sa Révolution avec une grandiloquence de pacotille et déjà ce mauvais goût qui allait avoir une si grande prégnance par la suite, mais on ne s'en est pas rendu compte tout de suite. Nabe l'a compris, lui. Il s'en réjouit. Bon. Nabe est un scorpion qui ne peut pas s'empêcher de piquer. C'est Nabe. J'ai eu la curiosité de regarder quelques vidéos sur l'Idiot parisien qui s'enlève lui-même, Jean-Edern Hallier. Quel pauvre type, celui-là. Je le croisais souvent en train de jouer au GrandÉcrivain devant sa vodka, à la fin les années 80, puisqu'il habitait rue de Birague. Nous étions voisins. Comment des gens aussi creux peuvent-ils faire illusion si longtemps ? Le culot, tout simplement. Dans Ultima Necat, on se bidonne très souvent, car Muray les a fréquentés, ceux qui tenaient le haut du pavé médiatique. « les Ceaucescu de l'Infini. (…) les Thénardiers de la rue des Saints-Pères, l'inénarrable Lévy et son Arielle sans bouillir. » « Monsieur et Madame Vu-à-la-télé ». Ça existe encore, bien sûr, mais ce n'est plus à la télé que ça se passe. 

Nabe avait raison quand il parlait du « dernier soupir des Lumières ». La France a expiré en 1989, en même temps que le mur de Berlin, après quatorze années de Giscard-Mitterand qui ont creusé une tombe profonde et confortable (ces deux-là ne se sont pas du tout affrontés, ils ont uni leurs efforts, dans des styles différents). 74, deux ans après la mort de mon père, c'est le moment du basculement (ça s'appelait le “choc pétrolier”), je m'en souviens très bien. Ces deux septennats furent heureux parce qu'on vivait sur le cadavre encore chaud de la France, y avait encore de la viande, y avait encore à becqueter. Aujourd'hui, tout est froid, glacé, reconstitué, lyophilisé. Giscard, c'est le premier à avoir fait du fake. Il jouait de l'accordéon et il écrivait des romans, mais c'était déjà du trompe-l'œil, du toc, du bidon. Les bals musette allaient mourir de leur belle mort, inéluctablement. Les Halles avaient déménagé. Les Parisiens n'allaient pas tarder à faire de même. J'ai retrouvé une photographie splendide des quais de la Seine avant les sinistres voies-sur-berges de Pompidou. On a du mal à imaginer (et même à se rappeler) comme Paris a pu être belle, avant le charcutage et le toilettage qui annonçaient la Post-Histoire dont parle Muray. C'est allé si vite que personne n'en a cru ses yeux. C'est à partir du moment où l'admirable métro vert et rouge avec ses sièges en bois a été remplacé par un truc bien laid et bien confortable que j'ai commencé à deviner que ça allait se gâter. Mais qui aurait pu imaginer une Anne Hidalgo ou un Gabriel Attal ? Impossible. Le rire des filles a changé du tout au tout. Mais je parle aux murs. On est tous morts. On regarde le générique d'un film et on reconnaît les noms, dont le nôtre. C'est tout. Nous agonisons gentiment dans un Tupperware géant à la surface duquel on projette des images.

samedi 24 août 2024

Tony Williams

 

Certains musiciens ne sont pas seulement bourrés de talent. Ils ont un talent bourré d'intelligence. C'est le cas de Tony Williams. J'ai toujours eu un faible très marqué pour ce batteur découvert dans le fameux quintet de Miles Davis de la fin des années 60, le “second quintet”, au sein duquel on trouvait Herbie Hancock, Ron Carter et Wayne Shorter. 

Il faudrait faire un sort à chacun des instrumentistes de ce groupe, car ils sont tous autant nécessaires que singuliers, ils ont tous du génie et une personnalité très forte, mais j'en resterai pour l'instant à ce batteur fabuleux qui a un peu disparu des radars d'aujourd'hui (il est mort seulement six ans après Miles Davis, alors qu'il avait presque trente ans de moins que le leader du Quintet).

Pur génie, un peu à la manière d'un Charlie Parker. Embauché par Miles à dix-sept ans, c'est lui, en grande partie, en très grande partie, qui a donné l'impulsion musicale si originale à ce fabuleux quintet dont chaque disque est un joyau indépassable, une sorte de perfection. 

Le jeu de Tony Williams n'est pas seulement virtuose, fin et dynamique à la fois, complexe et évident, il est intelligent, extrêmement intelligent. C'est ça qui me frappe en premier, quand je l'écoute. Il met en lien des paramètres que personne avant lui (et d'ailleurs personne après lui) n'avait songé à rapprocher, il joue avec les motifs rythmiques d'une manière époustouflante, fébrile et pourtant souveraine, tendue à l'extrême, il les dispose en couches superposées et les travaille de l'intérieur avec une énergie phénoménale, une précision dans la sonorité qui est presque incompréhensible. Il pourrait facilement faire exploser le quintet, tellement il le pousse dans des retranchements dangereux, mais il sait toujours où s'arrêter, comment arrondir les angles aigus qu'il incruste dans la matière sonore comme on plante un couteau dans la viande. Il a inventé un son, une stratégie, une manière d'habiter la pulsation et de la porter à incandescence qu'on reconnaît en deux mesures. Je comprends que Miles Davis ait été séduit par ce gamin miraculeux qui n'avait pas froid aux yeux.

samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis ! 

samedi 2 septembre 2023

WS, le visage (1)

Tes mains et les miennes sont pareilles. Elles veulent explorer. Passe chez moi. Quel que soit le son que tu entends, essaie de trouver le visage. Un visage. À vingt-deux ans, il en savait plus sur les harmonies que n'importe qui. C'était pas des notes, ni des gammes, c'était une conversation. Et j'ai eu une vision : j'ai vu l'adversité se jeter sur lui alors qu'il marchait dans la rue. Il s'est baissé, a évité ses coups et a gardé son calme. J'ai rencontré ma première femme à Chicago. Il ne la comprenait pas. Elle a une jumelle. Elle m'a montré des photos où elles étaient derrières de barbelés. Il était très timide quand il l'a rencontrée. Être père et musicien, c'est un état de transformation permanente. C'est comme prendre soin d'une planète, en quelque sorte. J'étais avec lui dans sa chambre, à Philadelphie. Je savais qu'il en bavait. C'est quelqu'un de très loyal. Ça lui a brisé le cœur. Teruko a eu besoin de partir et Wayne s'est retrouvé seul avec Miyako. Je lui demandé « quel est l'instrument le plus important ? », et il m'a répondu : « l'imagination ». Il a l'imagination d'un enfant. Mais quoi qu'il arrive, il doit monter su scène. Il a passé le point de non-retour. « Bordel, sa musique, c'est des œufs brouillés. » Puis John Coltrane est arrivé, et a dit : « C'est la façon dont il les brouille. » La première fois que je suis allé chez Miles, il avait une partition de Wayne. Elle était sur le piano. Elle faisait partie du décor. Tu veux jouer dans mon groupe ? Je viens de rejoindre les Messengers, je peux pas me débiner. Quand tu seras prêt, appelle-moi. « Il veut piquer mon saxophoniste ! » Blakey a appelé Miles et lui a juré qu'il allait lui briser six ou sept os primordiaux. Son tailleur vivait dans la même rue que lui. Victor va s'occuper de toi. Le soir même, j'a joué avec eux. C'est tout ce dont on avait rêvé, et même plus. Quand un musicien joue vite, il perd en profondeur. Ils sont très rares, ceux qui peuvent jouer vite et garder cette profondeur. On se voit au studio, apporte ton cahier. La manière dont il était habillé était extrêmement importante pour Miles. Il avait toujours la classe. « Si ta musique n'intéresse pas les femmes, change de profession. » Iska est le vent qui passe sans laisser de traces. Avant qu'elle naisse, j'avais le sentiment qu'elle vivait une odyssée. Car je suis certain qu'il n'y a ni début ni fin. Puis elle a accouché. L'accouchement a été facile. Tout était parfait. À trois mois elle a été vaccinée contre la coqueluche et le ténanos. Dans la nuit elle s'est mise à trembler. On entendait son lit trembler. Ils ont découvert que ces artères cérébrales étaient endommagées. Le grand mal de la tête. Alors on a quitté New York et ses saisons. Il essayait de comprendre comment était son monde. Elle ne réagissait plus aux sons aigus. Elle faisait quinze crises par jour. Croire, c'est ne rien craindre. Wayne avait échangé son ténor pour un soprano. Tu veux former un groupe, tu crois que tu es prêt pour ça ? On se trouvait en compétition avec les groupes de rock. Le rapport météo, ça vous dit ? Joe était un roublard, Wayne l'opposé. Joe pouvait être très direct, Wayne, énigmatique. Il pouvait rester des heures sans rien dire, comme Thelonious Monk. La tension permanente entre deux styles alimentait leur musique. Le mystérieux voyageur. Quand je regardais Iska, il arrivait qu'elle disparaisse. Ana Maria mettait quelque chose au mur. J'ai dit : « Qu'est-ce que c'est ? » Elle m'a dit : « Un butsudan. » « Je vais y mettre mon gohonzo. » Herbie lui a dit : « Chante des sutras. » Puis Jaco arrivait pour conclure l'affaire. On y rencontrait de tout : des types déguisés, des femmes en minijupes, d'autres étaient là pour entendre les compos de Wayne. J'ai hâte d'essayer ça à la maison. Zawinul m'a dit : « Tu sais, ce groupe n'a pas trop de règles, mais il y en a une que tu ne dois jamais oublier : ne joue rien d'évident. » Quand le groupe devait donner une conférence de presse, Joe et Jaco disaient : « Pas de question à propos de Miles Davis. Si quelqu'un en pose une, on sort. » Wayne était assailli de culpabilité à chaque fois qu'il se rendait à l'aéroport pour un nouveau concert. Il arrivait que je rentre et qu'Ana Maria soit absente. Elle disparaissait. Il n'en parlait jamais. Elle m'a tendu un petit livre et m'a dit : « Répète ça après moi. » Et chaque matin j'essayais de répéter un sutra avec la gueule de bois. Plus le groupe jouait fort plus Wayne avait du mal à trouver sa place. Il se mettait en recul, il communiquait moins. Jaco était fou de joie, jouer avec eux était son rêve. La musique avait perdu la place qu'elle avait dans la vie de Wayne. Il était entouré de femmes et par le son du portugais. J'aime ta voix de bambou. Le seul moment où Wayne a pu être tendre avec elle, c'est dans l'avion qui nous emmenait de Rio à Buenos Aires. Elle était endormie, et il lui murmurait des choses tout doucement à l'oreille. Le seul moment où il a pu lui parler, c'est quand elle dormait. Ana Maria, moi, Wayne et quelques autres, nous étions allés au restaurant à Palm Springs, Ana est allée aux toilettes et n'est jamais revenue. On a commencé à la chercher partout et j'ai dit à Wayne : « Il faut qu'on appelle la police. » Il a répondu : « Oh non, ce n'est pas nécessaire. » C'était juste ses mots : « Ce n'est pas nécessaire. » « Elle dit que je déforme tout. Elle dit que j'ai dit qu'elle avait dit ce qu'elle n'avait pas dit. » Iska avait quatorze ans. Elle voulait manger tout le temps. Ana Maria était tout le temps en train d'avaler des pilules. « J'étais en Pologne. Le téléphone a sonné et Ana Maria m'a dit : « Iska, notre fille, est morte. Iska Maria. » J'étais prêt à annuler le concert, mais elle m'a dit : « Reste. Je vais m'occuper de tout. » Ses sourcils se sont froncés, son regard est devenu dur, puis il a comme lâché prise, tu vois ? Plus de tristesse, plus d'alcool. C'est à ce moment-là que j'ai compris qu'elle n'était pas folle, mais qu'elle était alcoolique. Elle n'avait pas la musique, comme lui. Elle n'était qu'une mère perdue. Sans le bouddhisme, Wayne aurait sombré. Pratiquer le bouddhisme a appris à Wayne à transformer le poison en remède. L'opération a duré neuf heures. Et il n'a pas survécu à l'opération. Sa fille, son frère, sa mère. Mais Wayne travaillait déjà à comprendre l'éternité de la vie. Il a toujours adoré le film Les Chaussons rouges. « Pourquoi voulez-vous danser ? — Pourquoi voulez-vous vivre ? » Pour moi il était plus peintre que musicien, et je le laissais peindre sur ma toile. La lune est à la fenêtre, les voleurs ne l'ont pas emportée. C'était en 1991, la dernière fois que j'ai vu Miles. Son dernier concert se tenait au Hollywood Bowl. Wayne Shorter était là, c'était son anniversaire. Je suis entrée dans la loge et Miles me tournait le dos. Il avait la main sur l'épaule de Wayne et il s'appuyait sur lui, un peu comme ça, il parlait de musique à Wayne, à voix basse. Alors je me suis approchée pour les entendre. Miles parlait peu. Il se contentait de quelques phrases. Il a posé sa main sur mon épaule et il m'a dit : « Sors de ta coquille. » Tu vas finir éclipsé par des musiciens moins bons. Il est monté sur scène et il a joué Happy Birthday pour moi. C'était comme s'il savait qu'il mourrait quelques jours plus tard. Il m'a appelé quelques jours avant de mourir et il m'a dit : « Écris-moi un truc orchestral. Mais place une fenêtre sur cette corde, pour que je puisse m'envoler. » En un mot, comment décrirais-tu ton mari ? « L'imagination éternelle. » Le moment où j'ai posé mes yeux sur lui, j'ai su que je rencontrai quelqu'un d'absolument hors du commun. 

 

dimanche 4 juin 2023

Vers le silence

 


On n'est pas très courageux, alors quand une merdeuse de vingt-cinq ans (ou même trente) se met à nous apprendre la vie (ou la musique) alors qu'elle n'en connaît que les prémisses (ou les faubourgs), on ne dit rien et on va voir ailleurs si on y est. Et ailleurs, on y est bien. 

Ailleurs, c'est la voix de Joe Zawinul, que j'aime, et aussi que son nom commence par un z, comme dans jazz. « Lena Horne, je rêvais de traverser l'Atlantique pour l'épouser ». Il parle de Fats Waller, bien sûr, et de Honeysuckle Rose — il assoit la fille sur le piano pendant qu'il joue, comme on couche une femme sur le papier pendant qu'elle dort. « Charlie Parker, j'ai cru défaillir tellement c'était bon. » Il y en a encore qui ne savent pas à quel point Parker est grand, essentiel, peut-être le plus grand génie du jazz. « J'ai pris le train pour Le Havre, puis le bateau Liberté, cinq jours de traversée. Pour tout bagage, j'avais 800 dollars, une vieille valise rapiécée et ma trompette. » À peine arrivé à New York, il va faire un tour du côté du Birdland, bien sûr, puis il se rend à la Berklee School où il avait une bourse pour quatre mois. Trois semaines après, on l'appelle pour remplacer un pianiste malade dans le club de Georges Wien. Il fait ce soir-là la première partie d'Ella Fitzgerald, avec le batteur Jake Hanna qui à la fin du concert appelle Maynard Ferguson en lui disant qu'il a découvert un jeune type qui vient de Vienne et qui est excellent. 

Je me souviens d'une caresse. À Vienne. Une caresse après un apfelstrudel. La pâte si fine que la table de la cuisine n'était pas assez grande pour pouvoir l'étaler en entier. C'était à Planay, aussi, en été. Les caresses musicales… Le sucre.

Ce matin-là, nous étions tous allés nous baigner au Grau-du-Roi, après une nuit blanche dans la grande maison adossée aux champs d'asperges, le long de la nationale 86. Il y avait Patricio, Manuel, Catherine, Christine, Michel, André, et peut-être Françoise. Tous à poil. On avait passé la nuit à écouter Mozart, Cecil Taylor, de la musique indienne et Weather Report, en mangeant de la tapenade. Catherine avait voulu aller voir un film de Buster Keaton à Avignon avec moi. Je portais un pantalon très léger, sans slip, et mon érection se voyait, ce qui l'avait fait rire — moi un peu moins. Catherine était avec Manuel, il faisait la gueule parce qu'elle me draguait très ouvertement. Elle avait de gros seins et faisait du théâtre. 

Joe Zawinul joue une gamme ascendante de ré majeur et on entend une gamme descendante de ré majeur. L'informatique musicale (et, avant elle, certaines pédales d'effets) permettaient ce genre de choses. Je me rappelle très bien quand j'avais découvert, émerveillé, ces nouvelles possibilités : entre le clavier de commande et le générateur de sons se trouvait une interface qui modifiait les rapports de hauteurs — par exemple en inversant les valeurs, ou en les multipliant, ou en les divisant, ce qui obligeait le cerveau à une gymnastique très déstabilisante (car nous entendions autre chose que ce que nos doigts jouaient) mais très profitable, et qui ouvrait l'imagination. Le thème de Black Market, dans le disque qui porte ce nom, a été conçu de cette manière. Ces possibilités musicales nous mettent en contact avec une réalité que nos habitudes (et la facture traditionnelle des instruments) nous empêchent de percevoir habituellement. En modifiant la géométrie (et le sens (aux deux sens du terme)) du geste instrumental, on découvre que ce qu'on imaginait être des données naturelles ne sont que des liens et des interactions créés et pérennisés par l'évolution de la pratique musicale, ordonnés par une théorie, et sont en conséquence des choix qui peuvent être détournés, modifiés, retournés, défaits. Après tout, rien n'oblige les touches d'un clavier à produire des suites des demi-tons. Ce n'est qu'une convention parmi d'autres conventions possibles. Nous pouvions aussi associer à chaque touche des accords (harmoniques ou inharmoniques), jouer sur des échelles non-linéaires, etc. C'est un peu comme si un clavier de machine à écrire était composé de touches qui produiraient non pas les caractères de l'alphabet mais des mots, des syntagmes, ou bien si en tapant : a, b, c, d, e, f, g, on obtenait g, f, e, d, c, b, a, ou encore z, y, w, v, t, s, r, ou même a, c, f, j, o, u, b, etc. On voit toute l'étendue des possibilités, quasiment infinie. On pourrait très bien imaginer un clavier qui, au lieu de servir à transcrire des lettres, associerait des caractères à des duos de mots, à des sentiments, à des citations, ou bien qui réagirait aux mots qu'on tape en les transformant de manière anagrammatique : nous écririons par exemple “chien” et le résultat serait “niche”. Ou, encore plus sophistiqué, le clavier réagirait d'une manière qui évoluerait au fil du texte, d'une façon différente selon l'endroit où l'on se trouve. Toutes ces opérations, qu'on pourrait regrouper en classes, obligeraient à une gymnastique mentale fertile, et susciteraient des textes qui, par l'effort intellectuel et logique qu'ils induiraient, seraient certainement plus personnels, plus éloignés des automatismes plus ou moins conscients que chaque écrivain développe forcément au cours de sa vie. C'est l'une des nombreuses manières dont l'intelligence artificielle, en ce qu'elle viendrait contrarier nos réflexes et notre paresse, pourrait être associée d'une façon féconde à la littérature. Une sorte de perversion heureuse, en somme. Ce serait en quelque sorte une manière nouvelle de faire de la littérature à contrainte. Quand je lis la production poétique de mon époque, je me dis que ce ne serait pas du luxe. 

Un texte que j'avais écrit il y a quelques jours, et publié sur Facebook, a créé bien malgré moi des remous plutôt violents. Je me suis bien amusé, je dois l'avouer, en lisant les commentaires d'une cinglée qui me traitait tout à la fois d'amateur et d'imbécile. Ça m'a rajeuni. Il y avait quelque temps, en effet, que mes textes ne suscitaient plus de polémique, et que je ne me faisais plus insulter. On commençait à s'ennuyer ferme. Comme toujours, dans ces cas-là, il faut voir le visage de celui ou celle qui donne des coups de pied aux barreaux de sa cage. Neuf fois sur dix, ça suffit pour comprendre d'où vient la crise. L'arrogance des débutants est sans limite ; nous sommes tous passés par là. Je dis ça, mais tout de même, je crois que le phénomène prend aujourd'hui des proportions tellement caricaturales qu'on ne peut qu'être un peu inquiet. Comme toujours, la réaction de cette fille montre de manière emphatique qu'elle ne sait pas lire (elle semble en réalité affectée d'un prurit causé par le fait que ça ne parle pas d'elle). C'est vraiment le mal du siècle. Toutes nos relations, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou simplement fonctionnelles, pratiques, quotidiennes et banales, sont empoisonnées par cette maladie, qui nous fait perdre un temps fou et peut nous conduire rapidement à la folie. Traduire est devenu notre activité principale, puisque la langue commune s'est éclipsée à la vitesse d'un cheval fou au galop. 

Ailleurs, c'est les phrases que personne ne cite d'un écrivain que tout le monde connaît. Ailleurs, c'est la solitude. Ailleurs, c'est cette caresse unique, parfaitement singulière, qui ne reviendra jamais, ce dont on ne se consolera plus. Ailleurs, c'est la femme désirée en ses gestes intimes, volés, qu'elle ne peut donc pas nous offrir. Ailleurs, c'est la demande qu'on fait et dont on sait qu'elle sera toujours remise à plus tard, qu'elle ne peut en aucun cas être satisfaite, malgré le désir et même l'amour. Ailleurs, c'est le regard du voyeur : dépense en pure perte. Ailleurs, c'est l'été qui nous avale comme s'il digérait notre désir et notre impatience. Ailleurs, ce sont les dictionnaires sans limites et les phrases inachevées. Ailleurs, c'est l'impuissance de celui qui aime à tort et en travers. Ailleurs, c'est la règle qui se fait passer pour l'exception, avec la complicité des marchands. Ailleurs, c'est mon esprit qui semble se dissoudre, parfois, et c'est Serge qui revient me hanter dans mes cauchemars, comme le Mal absolu. 

Malgré tout, malgré les sueurs froides et les douleurs, on aime ça. On arrive encore à rire, et il nous prend même une certaine exaltation à savoir que le corps qui nous torture est le même que celui qui jadis nous donnait tant de plaisir : simplement, du temps a passé en lui, les organes se sont durcis, des poches de délires sont nées ici ou là, des barrières ont cédé, des espaces ont été condamnés, un ou des principes se sont inversés. On a du mal à le reconnaître, mais c'est bien lui. 

Malgré tous les reproches justifiés qu'on peut lui faire, le jazz est et restera un miracle. Vraiment un miracle ! Cette musique est née et s'est développée d'une manière stupéfiante, elle a défié les lois humaines, je le crois vraiment. En très peu de temps, elle a atteint une complexité et même une sorte de perfection qui sont presque impensables. On parle toujours du blues et du mélange, mais c'est très loin de tout expliquer ; c'est même une facilité intellectuelle. La technique instrumentale, les techniques instrumentales qui ont été élaborées très rapidement par une invraisemblable force humaine centripète, qui a agrégé autour de principes assez simples des pratiques très diverses, très singulières, leur ont conféré une puissance et une fluidité qui n'existent pas ailleurs, et leur a permis surtout ce qui fait tout le sel de cette musique : la rencontre, le fait de pouvoir jouer avec d'autres que soi, très simplement, des partitions qui n'existent pas. Le téléphone sonne dans une chambre d'hôtel, et deux heures plus tard une musique géniale est entendue dans un club près de la 52e rue. Charlie Parker a appris à jouer du saxophone sur un instrument en plastique, en imitant ceux qu'il voyait jouer alors qu'il était encore mineur et qu'il s'introduisait clandestinement dans les boîtes en passant par la fenêtre des toilettes. Le be-bop est vraiment l'acmé du jazz, son moment le plus vertigineux, le plus exaltant : sa complexité, sa vitesse, cette frénésie technique et sonore qui tire de l'harmonie (des changements harmoniques) une jouissance exubérante redonnent tout son sens au vieux mot de virtuosité.

Miles Davis vient de là. C'est là qu'il a accumulé en lui la vitesse libératoire qui lui a permis ensuite de traverser tous les styles qu'il a forgés. Il a pris le temps et l'époque de travers, en oblique, et s'est métamorphosé tout au long de sa vie comme le diablotin angélique qu'il était. À la vitesse a succédé la lenteur, la profusion a été suivie de l'économie, la complexité a laissé la place à la sobriété, mais c'était la même chose, vue de plus loin : il creusait le même sillon, vers le silence ; une autre définition de la vertu. Zawinul l'a rencontré pour la première fois au Birdland, mais il n'alla pas vers lui, car Miles était très entouré, et il ne voulait pas le déranger. Joe était avec Anne Little, qui s'occupait des affaire de Dinah Washington, et Miles Davis, passant près de lui, lui demanda : « Qui es-tu ? » Anne Little la bien nommée, car elle était énorme, ne laissa pas au jeune Autrichien le temps de répondre et dit à Miles : « Tu ne sais pas qui c'est ? » et invita ce dernier à venir écouter Zawinul au Basin Street West, où le trompettiste, après l'avoir entendu, proposa au pianiste de travailler avec lui, ce que Zawinul refusa tout net. Miles, un peu interloqué par ce refus, lui demanda pourquoi, et Joe lui répondit qu'il n'était là que depuis six mois et qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre, mais que, le moment venu, ils travailleraient ensemble et qu'ils « feraient l'histoire ». Ils sont devenus amis ce soir-là. Ils avaient l'amour de la boxe en commun. 

Zawinul a été le premier à utiliser le piano électrique, quand il jouait avec Cannonball Adderley. Il en avait dégoté un (un Wurlitzer) dans les studios de Capitol Records, à Los Angeles. Miles a aimé ce son, qui était à l'époque complètement inconnu, et tout a commencé comme ça. On connaît la suite… Un son est un son. Qu'il soit produit par une corde frappée ou par un marteau qui frappe une lame de métal, ou par un oscillateur, c'est la manière dont il va rencontrer les autres sons, et les transformer, qui compte en définitive. Zawinul est chez Miles, il commence à jouer In A Silent Way, et Miles fait bouger de petites figurines qui se trouvent sur son bureau. Quelques jours plus tard, il téléphone à Zawinul, à dix heures du matin, et lui demande de le rejoindre au studio de la Columbia, sur la 52e rue. Quand il arrive là-bas, le jeune homme y trouve des pianos électriques, un orgue Hammond, et puis John McLaughlin, Dave Holland, Wayne Shorter, Tony Williams, Chick Corea et Herbie Hancock. « Tout le monde se respectait. » Nous sommes en 1969. « John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. » À mes seize ans, j'ai acheté un Fender Rhodes, LE piano électrique que tout le monde voulait posséder, et c'est devenu mon instrument, dans le premier ensemble de jazz auquel j'ai appartenu. J'ai adoré cet instrument. Ça nous permettait en outre de jouer dans des salles où il n'y avait pas de piano, ce qui n'était pas rare, à l'époque, en ce qui concerne le jazz. Je l'ai trimballé partout, y compris dans la cour du lycée où nous avions joué sans autorisation avant de nous en faire expulser. Le directeur du conservatoire au sein duquel j'avais été élève, en Haute-Savoie, vint un jour assister à une répétition de mon groupe, et quand il rencontra ma mère, quelques jours plus tard, il lui dit que je « tirais de cet instrument des sons magiques », ce qui fit rire aux larmes ma mère, car il prononçait le mot « magique » en y mettant de très nombreux i. Mais il était organiste, excellent, d'ailleurs, et je comprends très bien que ces sonorités lui aient plu. Il y avait donc trois pianistes dans le disque enregistré par Miles Davis cette année-là ! Pourtant, ce qui sur le papier aurait pu sembler une fantaisie condamnée à faire de la pâtée pour chats sonne extrêmement bien. Miles avait un instinct très sûr. Sa manière à lui de composer, c'était de choisir les musiciens, plus que d'écrire des notes sur une partition. Il distribuait les rôles comme un metteur en scène, et les thèmes (ou les harmonies), c'était les hommes, les musiciens. 

On y est ? On n'y est jamais, bien sûr. La Présence, c'est difficile. Rare. Exceptionnel. Ça a dû m'arriver, pourtant. C'est comme une note qu'on entend, à l'intérieur d'un accord, qui se détache sans qu'elle soit jouée plus fort que les autres, c'est la pointe du sein qu'on aperçoit de loin, c'est l'odeur qui reste, après. C'est le point d'orgue, le détail, le motif dans le tapis, le fragment qui reste quand on a tout oublié, la minute qui ne colle pas avec le fil des événements qu'on se repasse dans la tête, la vérité qui nous met cul par-dessus tête, ou pas de vérité du tout, l'improvisation parfaite. Nous étions là, toi et moi, et ce moment ne reviendra plus jamais. Il y avait une cohérence, un accord avec le temps, avec l'absence, qui s'est manifestée avec une plénitude simple et entière. Il n'y avait aucun discours, aucune explication, encore moins de justification. Pas de dialectique ni d'argumentation. La tachtche s'interrompt. On avale une grande goulée d'air. — Rien à négocier.

Miles Davis dit à Zawinul : « Wayne et toi, vous êtes les meilleurs musiciens du monde. » Wayne Shorter, j'en ai déjà parlé, il a été très important. C'est un prince. Une présence comme il y en a très rarement. Quand il joue, il écoute plus qu'il ne joue. Le son de son sax est tranchant comme un bistouri, doux comme la bouche qu'on embrasse. Toutes les notes qu'il a jouées sont restées comme un nuage léger quelque part en moi. 

J'ai fini par vendre mon Fender Rhodes à une étudiante en piano du conservatoire de Paris. Elle était venue en train le chercher en Haute-Savoie, avait voyagé de nuit (à l'époque il fallait sept heures pour faire le trajet), était arrivée chez moi aux petites heures du matin. On avait pris un petit déjeuner ensemble, on avait joué un peu de Bach ensemble, puis elle était repartie comme était venue, avec ce gros machin lourd comme un âne mort sous le bras. Qu'en a-t-elle fait, de cet instrument, je n'en ai aucune idée. Je n'aurais jamais dû le vendre, mais je voulais tirer un trait sur cette vie-là, et pour tirer des traits je suis plutôt doué. 

Ailleurs, je n'y suis même pas. Je n'ai pas bougé. Je me tasse sur moi-même, un peu plus chaque jour. Soixante ans à ne pas bouger. Shhh / Peaceful.

vendredi 13 décembre 2019

Bitches Brew



Ça et le reste, tout en même temps, deux batteurs trois pianistes deux bassistes, l'électricité, le blues, l'Espagne, Stravinsky et Hendrix, ce qui est marrant c'est que les trois batteurs font ce que faisait Tony Williams tout seul, et Wayne Shorter toujours là, le son d'argent, jamais vulgaire, qui dans l'aigu contrepointe la clarinette basse de Maupin, Miles au-dessus, bien sûr, aux intersections froides, toujours cette autorité impeccable, désinvolte, mais sans réplique, la pulsation mousseuse, effervescente, ça bouillonne, on baisse le feu, ça mijote, mais toujours très loin au-dessous, le magma en transe, de temps à autre des projections au visage, des embolies contrôlées par la guitare de McLaughlin, des accords majeurs enclusterisés dans le désastre noir, et les trois pianos électriques qui contredisent la ronde, mais comment est-ce que ça peut fonctionner, tout ça, toute cette merde clapotante et fébrile, bazardée de miasmes projetés aux murs, le ça étouffé enveloppé dans le tout éclaté, arpèges ascendants, tranquilles, suspendus à des bribes de jazz cubiste, aimer le froid, on a découvert le monde, eh, oh, vous entendez, on s'est jeté dedans comme à la rivière, ça nous remonte les couilles au visage, on nage aussi vite qu'on peut, la fille est à moitié nue, elle nous regarde, et toutes les odeurs du passé nous sautent aux tempes, elle nous regarde, on essaie la gamme à l'envers, les tierces plantées dans la chair, bizarre ça marche, elle se penche en avant, elle sourit, c'est chaud, c'est dur, le ventre, les bras, les joues, quarte augmentée, lente, chaude, et la lente progression vers le haut, geste après geste, saturation du cerveau dans le mouillé des cymbales aplaties de plaisir, givre en gerbes, germées de sueur, les muqueuses ça râpe et le Pharaon fantôme dans chaque double-croche, planté au sommet du triangle noir, vide sa vessie… 

jeudi 26 février 2015

La Gamme


« J’ai tout » pense-t-elle, pourquoi aller traverser la vie puisque tout m’est donné ? Et puis… Le père, la mère, les douleurs, le miroir, et qui est cette fille, là, que je regarde, elle est en culotte, elle s’inspecte, un peu rouge, tourne la tête, se met de profil, « ai-je de gros mollets ? », et ces fesses, là, un peu grosses, non ?, mes seins, un peu petits ?, elle essaie de se rassurer, mais tout de même, elle touche un peu, pour voir, son ventre, dur, musclé (bon, là, ça va…), remonte, va sous les seins, les remonte, les fait saillir, regarde le bout, il est joli, non ?, mais elle sait ce qu’on raconte, les garçons et leur manie des gros seins, elle remonte encore, passe de l’épaule au cou, remonte encore vers la bouche, passe un doigt sur ses lèvres, fait rouler la lèvre inférieure qui découvre alors les dents, la gencive, et si j’enlevais ma culotte ? Je m’appelle Sarah Verteuil, repartons de là ; un nom, un con ? Non, elle ne peut pas penser cela, bien-sûr, mais enfin tout de même, cette chose, là, en bas du ventre, c’est bien là qu’on finit toujours par venir, non ? C’est ce qu’on raconte en tout cas. En convenir… « Premier amour ». Je regarde mon sexe, mon pubis, et je pense : « Un jour, j’inspirerai un premier amour à un homme qui pourtant a déjà, comme on dit, beaucoup vécu. » Oui. Tiens, si je faisais une gamme de sol mineur, là, nue, pourvu que papa n’entre pas ! Donc, je m’assois, lentement, les cuisses serrées. Je transpire un peu, mes fesses sont moites, je sens un courant d’air presque froid qui fait poindre drôlement le haut de ma raie des fesses. Petit triangle givré, l’envers du décor, en somme. Devant, mon triangle noir dont il m’arrive, malgré moi, de sentir l’odeur : je me demande toujours si les autres peuvent sentir aussi. Poinçon de l’instant : je vous salue, Sarah. Donc, j’écarte les cuisses, lentement, je regarde l’intérieur de mes cuisses, la main d’un garçon, là ? Je me penche, j’attrape le violoncelle, je le mets entre mes jambes, je serre, jusqu’à sentir le bois frémir doucement, je relâche l’étreinte, et je regarde les poils de mon sexe. Je crois voir de l’humidité à l’intérieur des poils, ils brillent, je les trouve beaux, vigoureux, je voudrais tout à coup qu’un homme les voie ; mon professeur ? Je ne prends pas l’archet, je vais la faire en pizz, cette gamme, lentement, très lentement, dans le grave, sur une octave. Aucune répétition, aucune explication, aucune justification.

Sol. Où est-ce que ce sol résonne ? Est-ce lui qui provoque cette très légère contraction du vagin, cette onde de fine anxiété roulée sur elle-même, comme si tout à coup un regard était là, fixe, muet. « Au fond, on ne voit bien les œuvres d’art qu’en fonction de ce qui nous arrive d’essentiel dans la vie. » Une gamme est une semaine de sons, le sol est le dimanche, repos solaire, vide et ouverture de la contemplation. J’ai les joues en feu, pas un bruit, c’est l’heure de la sieste, la maison sent les confitures, ce matin au petit-déjeuner maman avait les yeux gonflés et rouges. Sarah me dit : « Entre nous ça a commencé comme ça, j’étais mal, je te parlais d’Éric… » Oui, Sarah, c’est vrai, mais tu n’étais pas obligée, je n’étais pas obligé. La. Sarah sait une chose, depuis toujours : qu’elle est menacée par le conformisme. Mais comment faire ? Est-ce que Julie, Hélène, Karine… Comment s’arrangent-elles de ça, elles n’ont pas l’air d’en avoir conscience. Elles papotent, s’inventent des vies, remplissent des carnets, y collent des photos, des billets écrits en classe, des numéros de téléphone, des critiques de films. Elles écrivent, elles aussi, ce mot ridicule, lourd, chaud et terrible, l’amour, elles mettent des majuscules partout, multiplient les points d’exclamation, inventent le point d’ironie, le point d’émotion, vont à la messe et écrivent des poésies. Tout est là… Peut-être un manque d’ennui, tout de même ? « C’est quoi ton manque ? » lui demande Éric. Le la vibre, donne du souffle à Sarah, elle regarde son bras gauche, celui qui produit le vibrato, elle va jusqu’au bout de la note, il en reste quelque chose en elle, elle serre les fesses, comme si elle cherchait à retenir un écho, qui va manquer… Un jour elle aura des enfants elle aussi. Peut-être est-ce dans très longtemps ? Elle s’imagine, allaitant… Du lait, sortir de là ? Du sperme, sortir d’un sexe d’homme ; le boirait-elle ? Si bémol. Est-ce que mon vagin pourra se dilater assez pour laisser sortir un bébé ? « Faudrait d’abord qu’une bite puisse y entrer ! » Elle glisse le majeur de sa main droite dans sa fente (elle est toute mouillée, ça rentre facilement) et, mentalement, elle dilate ce doigt, le fait grossir, le pousse bien au fond, sa bouche s’ouvre. Do. Elle a joué de son doigt mouillé, un peu gluant, le son est si beau qu’elle pense être face à un secret. Elle a honte ; elle porte son majeur à sa bouche, l’enfonce, loin, sur le côté, et mord, jusqu’au sang, jusqu’aux larmes. . Une île, une note. « Jeudi de lumière »… Réminiscence, raie de lumière, résonance, résolution, respiration de la dominante. Jeudi absolu de la justice des jonchets. Sarah retire un à un les bâtonnets jetés pêle-mêle sur son corps modulant. Jérôme, Éric, Paul, d’autres encore dont les noms altérés ne suffisent plus au jeu du réel. « Tu as transpiré comme une vache » lui dit Éric. Oui, j’ai pu moi aussi constater cela mercredi matin, le matelas était mouillé. Elle s’essuie avec la couette. Je vais faire le café, je reviens, elle est assise sur le lit, elle fume une cigarette. Le ré pose un problème nouveau : corde à vide, ou pas ? Changer de corde, changer de cœur, ou continuer, changeant seulement de position dans la roue des modulations. Là, elle ne sait pas encore… Un corps, un jour, la traversera, son ombre la changera, l’altérera. Il fait chaud, à quoi bon continuer ? Un voile passe devant son regard, elle a cessé d’être nue, elle est habillée d’un lourd sommeil. Éric la voit dormir, éteint le gaz, renonce à se faire à dîner, vient s’asseoir sur le divan, allume une cigarette, décroche le téléphone, le repose, se lève, va dans la chambre, reste sur le pas de la porte, regarde les cheveux de Sarah qui seuls dépassent de la couette, s’avance doucement, va au bureau, prend un carnet, regarde vers le lit, et, lentement, retourne sur le divan. Mi bémol. Le serpent lourd la mord, un peu de glace dans le ventre, ses cuisses serrent l’instrument, la sueur coule sur le bois. Sarah s’entend siffler, le souffle en elle comme une vapeur, je joue, je jouis… Elle appuie ses seins sur le violoncelle, ça la rafraîchit. Odeur d’eucalyptus… Elle tend l’oreille, non, rien, du silence bourdonnant, la maison semble lui dire : vas-y, continue, travaille ton instrument, n’aie pas peur, tu peux y arriver. Elle pense à un autre après-midi, elle à cheval sur les barres dans le gymnase, arrêt du temps, soudain, entre les cuisses. Elle écarte le violoncelle, se tourne vers la glace, observe sa vulve, le S inversé des petites lèvres, sensibles… Fa. Fatigue… Aller au bout ? Clin d’œil du clitoris, ultime vestige. Aura-t-elle un jour quelque chose à dire, ou bien lui faudra-t-elle le secours des enfants ? Vertige de la fin : aller voir sa mère, là, tout de suite, se planter devant elle (se planter devant elle…) et lui chanter sa gamme, en face ! Faille, tremblements, cette dernière note dans la gorge, comme un fait brut, sans paroles, dernière falsification fade. Fa dièse ? Vraie sensible, pour pouvoir un jour recommencer ? (Ou commencer, tout simplement…) C’est la nuit de l’instant, son côté, son regard de côté, sa torve césure qui attire et repousse. Samedi soir ; vomir, puis attendre, dans le silence, un appel, oiseau improbable, dans le même ton. Ne jamais oublier qu’un violoncelliste a l’âme entre les cuisses. Tout cela, bien-sûr, n’a pas eu lieu.

Je suis fatigué. Mais si bien…  Sarah est ici, là-haut, au 2e étage, en train de travailler, je l’entends (un peu) qui tape du pied. Nous commençons à faire l’amour. C’est beaucoup plus simple que je l’imaginais. Elle est charmante, et infiniment plus naturelle dans ces moments-là que je n’aurais jamais pu le concevoir. Dans le noir, qui est-elle pour moi ? Quand son visage s’efface, Sarah V laisse la place à Sarah, que je ne connais pas encore. Mais qui est si douce, si prévenante, si tendre, si indulgente, si drôle ! Une vraie amie qui aime faire l’amour, n’est-ce pas déjà, en soi, quelque chose d’inespéré ? Hier, j’étais chez Jean-Louis, le médecin, pour parler de ma mère. À mon retour, je la trouve installée à mon bureau, très tranquillement en train de lire mon journal intime.

J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »