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vendredi 25 juillet 2025

Raison garder


 

Il était cinq heures et demie quand je suis rentré du travail. En ouvrant la porte de l'appartement, j'ai senti une odeur inhabituelle. J'ai accroché ma veste à la patère de l'entrée, posé mon attaché case à terre et me suis dirigé vers la cuisine pour me servir un rafraichissement. Il y avait de la musique. J'ai reconnu Will You Still Be Mine ?, de Miles Davis, avec Oscar Pettiford, Red Garland et Philly Joe Jones. Ma femme aimait presque autant le jazz que moi, et tout particulièrement cette époque du milieu des années 50. Il faisait chaud, ce mardi soir. J'ai ouvert la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur le balcon, mon verre à la main, et j'ai contemplé le paysage, accoudé à la rambarde. Je n'étais pas très pressé de retrouver Cindy, puisque nous nous étions encore engueulés assez sévèrement ce matin. Elle savait que j'étais rentré, je n'avais aucun doute là-dessus, mais je faisais durer le suspense, et j'étais sûr qu'elle faisait de même. Ce serait à qui ferait le premier pas, comme d'habitude. Dans le court laps de temps qui séparait Will You Still Be Mine ? de I See Your Face Before Me, l'odeur que j'avais sentie en entrant dans l'appartement me revint aux narines et je la trouvai étrange et légèrement écœurante. Je n'avais que quelques pas à faire sur la droite pour apercevoir le salon par la baie vitrée, ouverte elle aussi, à en croire le son de la musique qui me parvenait sur le balcon — ce que je fis. 

Cindy était nue et recouverte de ses organes sanguinolents jusque sur le visage. Elle avait le ventre ouvert et une chaussure (verte) pendait à l'un de ses pieds (elle avait la jambe gauche posée sur la table basse dans une position étrange, naturelle si l'on veut, mais qui ne lui ressemblait pas). L'odeur que j'avais sentie était l'odeur du sang, du sang et de la merde, je le comprenais maintenant. Je fixai son corps quelques secondes, mon verre la main. Ce n'était pas beau à voir. Je fis quelques pas pour entrer dans le salon, posai mon verre sur la table basse et mis en route le grand ventilateur que nous avions acheté quelques jours plus tôt, espérant dissiper un peu l'odeur. J'allumai une cigarette et détournai mon regard du corps de Cindy. Je vis qu'il y avait du sang un peu partout, qu'un verre était brisé et que le tiroir aux CD était ouvert. Je repris mon verre sur la table basse et retournai sur le balcon. Pas beau à voir, non. Quand j'eus finis ma cigarette, je me rendis dans la chambre et m'allongeai sur le grand lit blanc cassé. Je pouvais entendre Night In Tunisia. Je pensais aux billets d'avion pour l'Île Maurice que j'avais achetés vendredi dernier. Allais-je pouvoir me les faire rembourser ? Rien n'était moins sûr. Je décidai de prendre une douche et de sortir acheter des sushis, car connaissant Cindy, j'étais certain qu'elle n'avait rien prévu pour le dîner. J'avais du travail, un travail urgent pour le boulot, et je ne pouvais pas me permettre de prendre du retard. J'irai voir la police demain matin, ou à l'heure du déjeuner. De toute façon, personne ne pouvait plus rien pour elle, il fallait raison garder. Le lecteur de CD jouait There Is No Greater Love



mardi 24 juin 2025

Surmoi et putréfaction


« Paris est une ville irrécupérable », peut-on lire ici ou là, après les beaux exploits de la fête de la musique. Ils ont attendu 2025 pour s'en rendre compte ?

J'en suis parti en 2002, et l'on pouvait déjà sentir très clairement, à ce moment-là, ce que cette ville allait devenir. Pourquoi Paris ferait-elle exception, pourquoi cette ville échapperait-elle au cloaque qu'est devenue la France ? Il faut être très enrhumé pour ne pas sentir l'odeur de putréfaction qui se dégage de ce pays. Les choses suivent leur cours et s'accélèrent : cette accélération est sans doute le seul paramètre qu'il était difficile d'estimer correctement il y a vingt-trois ans. Mais il ne sert à rien de parler de ces choses. Les uns les voient et comprennent très bien de quoi nous parlons, les autres non, qui se trouvent très bien dans cette ville et dans ce nouveau pays. Grand bien leur fasse. Qu'ils profitent de ce monde qui moi me fait horreur. Je leur laisse volontiers. Très à propos, Bernard Cavanna écrit d'ailleurs ceci en réponse à ce que j'écris plus haut : « On peut être certes zémourien et sympathique et cultivé mais je préfère largement rester avec mes nègres, mes juifs et bougnoules. Avec eux, je me sens bien et pleinement en France. » Il dit aussi que « Paris reste une ville bouillonnante ».

Ce qui a disparu et qui est la cause de la fureur désespérée qui s'empare de notre monde, c'est le surmoi. Partout je sens son absence. Je la sens par exemple dans le jazz, qui s'autorise désormais tout ce qui lui passe par la tête. J'écoutais hier-soir en dînant l'émission de Nicolas Pommaret, sur France-Musique, “Au cœur du jazz”. Il nous faisait entendre entre autres cette pauvre tarte de Thomas Enhco, le Benco du jazz, dont la carrière m'a toujours stupéfié. Comment peut-on réussir à percer quand on est si ostensiblement dépourvu de tout talent, voilà un grand mystère qui n'en est pas un. Je ne sais plus si c'est lui ou l'un de ses semblables, car ils se multiplient comme les pains de Jésus, qui s'emparait de ces pauvres Variations Goldberg qui sont en passe de devenir, pour notre plus grand chagrin, ce que sont depuis une éternité les Quatre Saisons de Vivaldi, les Tableaux d'une exposition ou plus récemment le dernier mouvement de la Sonate au clair de lune, que tout un chacun se croit autorisé à citer, jouer, malmener, ridiculiser, transformer à sa guise, sans goût ni intelligence ni culture, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on lance au loin sans aucun scrupule et sans se demander qui va le recevoir sur le coin de la figure. Si l'on m'avait dit, il y a quarante ans, que je tournerais le bouton dès les premières notes de l'aria qui ouvre les variations de Bach… Partout cette odeur de putréfaction, de décomposition, de charnier… Je n'ose plus ouvrir un œil sur ce qui passe dans « ce » pays. Tout ressemble à un mauvaise farce ou à une tragédie suffocante ; la plupart du temps il n'y a pas à choisir. Chaque manifestation, qu'elle soit culturelle, politique, nationale, sociale, ou même festive et privée, est l'occasion d'assister au dernier bal avant l'apocalypse. Mais tout le monde a l'air de trouver ça très bien (« bouillonnant »), comme Cavanna et tant d'autres, donc je me dis que c'est moi seulement qui n'aime pas excessivement être cuit à gros bouillons dans la marmite d'un mondialisme décomplexé et triomphant qui se sent partout chez lui ; j'ai tort, il faut aimer l'inéluctable, il faut aimer « le sens de l'histoire ». Sur toutes choses, même les plus naturelles, même les plus innocentes, pèse un soupçon affreux de corruption, de bêtise, de perversion, de brigandage de grand chemin, qui nous rend méfiants même quand il s'agit d'aller vider ses poubelles ou faire ses courses. Je vais régulièrement faire des courses au Carrefour contact qui se trouve au bout de la rue, et trois fois sur quatre, je m'aperçois que j'ai été volé, mais il ne faut rien dire, tout le monde a l'air d'accepter ça de bon cœur, d'ailleurs quand la caissière demande aux clients s'ils veulent leur ticket de caisse, ils répondent de ce ton grand-seigneur qui dit la tranquillité d'esprit que non, bien sûr que non, pour quoi faire ? Le client ordinaire du Carrefour Contact et le Français normal sont les mêmes : ils ne voient pas où est le problème. D'ailleurs, s'ils pouvaient faire pareil, ils ne s'en priveraient sans doute pas. La corruption est quelque chose qui se décline à tous les échelons de la vie sociale, professionnelle et bien sûr politique. La corruption, à tous les sens de ce mot, fait partie de la bouillonnance, ou est-ce l'inverse… Quand le surmoi s'éclipse, tout devient possible, tout devient acceptable, même s'il est parfois difficile de distinguer entre bouillonnance et brutalité sauvage, entre mensonge délibéré et imbécillité congénitale. D'où cette odeur de putréfaction qui se répand et gagne même la chambre à coucher. 

Je crois que ceux qui voient sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense, mais, comme pour la vaccination, ils ne veulent surtout pas l'admettre, car ce serait reconnaître qu'ils ont été cocufiés, et de belle manière. Il n'est agréable pour personne de s'apercevoir qu'on a été pris pour un con et qu'on l'a accepté, qu'on a fait pire que ça, qu'on a applaudi à ce cocufiage, qu'on en a redemandé, et qu'ainsi on a mis le doigt dans un engrenage dont il est quasi impossible de s'extraire. Le destin des peuples se joue parfois à des choix minuscules qui semblent sans commune mesure avec les conséquences qu'ils ont à long terme. 

lundi 9 juin 2025

« Bon dimanche Monsieur Renaud »




Entre le XIXe siècle et notre XXIe commençant, on voit qu'il s'est produit un événement considérable qui barre le XXe, ou le met entre parenthèses : ce « I » qui s'est déplacé de l'intérieur vers l'extérieur, du centre vers la droite, qui s'est mis en route vers un futur rempli d'hypothèses invérifiables et souvent pleines de vide. J'ai souri quand je suis tombé sur cette page récente du journal de Renaud Camus, car j'avais eu à peu près la même réaction que lui, ce dernier dimanche du mois de mai. La même mauvaise humeur m'est tombée dessus alors que j'étais encore mal réveillé. J'ai vite compris ce qui se passait. On sent ces choses-là, à force de fréquentation d'une radio qu'on écoute depuis soixante ans. Pour moi aussi, le Bach du dimanche est une plage sacrée, puisque c'est le seul jour de la semaine où je me lève tôt, pour écrire, où je bois du café — où je me mets en condition grâce à cette émission. Il faut un bon départ. En général, dans ces deux heures de radio, c'est la dernière demi-heure qui est à éviter comme la peste. C'est à ce moment-là que Corinne Schneider nous inflige ces inévitables et pénibles détours par un jazz qui croit avoir le droit de s'inspirer de Bach pour tripoter des thèmes et des harmonies que nous connaissons trop pour ne pas souffrir de ces tripatouillages de bébés prétentieux qui redécouvrent la roue, s'estimant inspirés. Si elle avait jugé bon de déplacer la demi-heure fatidique pour nous la coller dans la figure dès l'ouverture, comme dans les supermarchés ils déplacent régulièrement leurs rayons pour nous faire perdre du temps et consommer plus, de nous mettre le nez dans ces bouillies fermentées dès potron minet, c'est qu'elle nous réservait un chien de sa chienne, la Corinne. Non, non, Cher Renaud Camus, il n'était pas plus tard que d'habitude, quand vous tombâtes sur Richard Galliano et son accordéon, je peux ici vous servir de témoin d'immoralité, et venir à la barre bougonner au nez et à la barbe de Mme Schneider qui gâcha pareillement mon éveil dominical : il en faut peu pour me faire monter la moutarde au nez, paraît-il. Bref, en temps normal, on est tranquille pendant une heure et demie, si l'on fait exception des insupportables cinq minutes hyper sympa qui précèdent la cantate de 8h (c'est en général à ce moment-là que je m'arrange pour aller aux toilettes, ou sous la douche) ; Maurice, de Perpignan, Lucette, de Pontarlier, François, de Saint-Céré, Maryse, de Montluçon, Jean-Jacques, de Coulommiers, m'en seront témoins : je joue au chat et à la souris avec Corinne et ses improvisations dominicales, je suis un virtuose tranquille du Bach du dimanche non moins que vous, même en l'absence d'un Petrus garant d'un bon ordonnancement du rite. Voyez où va se nicher la contagieuse anti-sympatitude camusienne, je m'avise en vous lisant, que vous aussi vous dites la « boîte à lettres », au lieu de la « boîte auxlettres » qui s'est imposée sans que personne n'y prenne garde, en tout cas dans mon entourage, ce qui redouble encore ma mauvaise humeur, car les petits changements sont les plus vicieux, leur discrétion n'étant que le faux-nez de leur muflerie linguistique. 

« À l’extrême de toute pensée est un soupir ». Ce Bach du dimanche matin était le dernier soupir paisible — un des derniers — qui nous restait, une ouverture élégante qui nous mettait en train avec sérénité et plaisir. On ne demande pas grand-chose, tout de même ! Si le dimanche n'est plus le dimanche, si Bach n'est plus Bach, si même cette forteresse-là s'effondre, quand écrirons-nous en étant assurés de nous-mêmes ? « Je suis moi-même beaucoup trop sympa » dites-vous, et je pourrais sans difficulté reprendre à mon compte cette autocritique. Nous avons à peu près tout accepté, nous croyions être parvenus aux limites ultimes de nos renoncements successifs, et nous découvrons, effarés, qu'il faut encore creuser plus profond pour se mettre à l'abri, qu'un des derniers cheveux qui nous restent dépasse de la couverture, que des snipers furieux nous ont en ligne de mire, là-bas, de l'autre côté du monde. 

Je n'ai rien contre le jazz, Dieu sait, mais j'ai toujours eu en horreur ces mariages contre-nature et paresseux qu'il a souvent aimés (dont il s'est nourri, aussi), et dont aujourd'hui on ne remarque même plus les exactions, tant elles font partie du décor. Il faudrait nuancer et distinguer, là comme ailleurs : il existe toujours des exceptions, des surprises, qui, en tant que telles, sont les bienvenues, mais ce dont nous parlons ici, c'est bien de la règle, du ce-qui-va-de-soi, et qui n'est plus remis en question que par de sinistres empêcheurs de mélanger en rond. Je n'écoute pas Le Bach du dimanche pour entendre du jazz, mais pour entendre Bach, est-il nécessaire de le dire ? Et si j'écoute du jazz, ce ne sera pas celui-ci. Préservons les races musicales comme les races humaines, ce sont les frontières, qui créent du désir et qui seules permettent les franchissements qui procurent cette jouissance que nous attendons de l'art et de ses intelligences.

Vous parlez de mes « complaisances » pour le jazz et il n'est pas question de les nier. Il faut tout de même que je précise un peu, même si le terrain est forcément glissant, en votre présence, et bien que je sois un peu protégé par mon statut de « pauvre dément », qui m'autorise à déraper sur le verglas camusien. Je respecte infiniment votre position, sur cette question, et je dirais même que je me réjouis que vous n'aimiez pas le jazz. Il faut qu'il existe des gens qui n'aiment pas cette musique, et j'irais jusqu'à affirmer que je comprends vos raisons, que je les comprends si bien que je me suis moi-même éloigné volontairement de cette musique durant vingt ans. On peut la critiquer, ce n'est pas interdit, on peut surtout lui préférer d'autres musiques avec beaucoup d'excellents arguments (il en existe de nombreux, d'ordres très différents). Je m'y suis risqué, durant une assez longue période qui m'a plus renseigné sur moi-même que sur le jazz, et puis, je suis peu à peu revenu à mes amours de jeunesse, car il y a là quelque chose qui malgré toutes les objections qu'on peut faire me semble précieux, et tout à fait singulier. Je ne vais pas tenter de vous convaincre, rassurez-vous. J'ose à peine écrire que je ne déteste pas ce Galliano, pas toujours en tout cas. C'est comme souvent : il faut écouter beaucoup de choses médiocres ou même insupportables pour tomber parfois sur des merveilles (l'improvisation est plus risquée que la composition, elle implique nécessairement le déchet). Les choses sont complexes, les frontières changeantes, les territoires pleins d'enclaves, les exceptions très nombreuses, les dérives et les voies à contresens abondent : ici aussi il faut nuancer et discriminer, du moins si comme moi, on est tombé très jeune dans cette marmite et qu'on ne peut décemment pas nier qu'on en est largement pénétré et pétri. J'aimerais pouvoir écrire comme vous : « Oh la cohérence échevelée du monde ! » mais ce serait mentir, à ce sujet : C'est en moi, sans doute, que l'incohérence tient sa partie avec opiniâtreté, mais qu'y puis-je ? Il y a dans la vie des choses dont on essaie de se défaire, j'ai beaucoup pratiqué cette gymnastique. J'oublie, volontairement. Je m'interdis. Je renonce. Ça fonctionne un temps, mais il y a toujours un moment où elles opèrent leur retour, de manière plus ou moins anarchique et violente ; je suis bien obligé de le constater, en toute humilité. On ne décide pas de tout, même en ces matières où le goût forgé patiemment durant de longues années qu'on a cru définitives peut sembler nous donner une forme d'autonomie et de liberté. J'ai voulu le croire ; je ne le crois plus. Il nous faut porter le poids de notre enfance, qu'on le veuille ou non, et de plus en plus quand l'âge nous presse. La grande loi est que plus on s'éloigne des choses plus elles nous ramènent à elles à la fin des fins. 

Il serait trop facile pour moi de tomber d'accord avec vous sur l'essentiel et de m'en tenir là. Quelle valeur cela pourrait-il avoir si c'est pour cacher sous le tapis des questions qui me brûlent les lèvres ? « Que faire de celui dont le désir s'éteint », sinon le mépriser ou le plaindre ? Vous savez aussi bien que moi comme il est difficile, et parfois même douloureux, de constater que les autres, ceux que nous admirons et respectons, n'entendent pas ce que l'on entend, quand on pense avoir découvert dans cette écoute un motif supplémentaire d'aimer le monde, ou de le comprendre mieux. Je ne crois pas que le jazz soit responsable de l'imbécilisation de masse dont vous parlez, mais pour ne pas le croire, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut l'aimer. On tourne en rond. Je ne crois pas que le jazz soit responsable du petit remplacement, mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il y a souvent participé, à son échelle. Il avançait dès le départ avec ce handicap, puisqu'il s'était formé justement de ses emprunts, que le sang mêlé coulait en lui dès l'origine, mais il est difficile d'ignorer que ce handicap est aussi sa force, quand on voit avec quelle maestria il s'est hissé en très peu d'années (et ça reste pour moi un mystère) à un niveau d'exigence et de technique qui force l'admiration, surtout quand on sait que les pionniers n'avaient que très peu de savoir musical à leur disposition. 

La dernière fois que j'ai joué du piano en concert, c'était à Annecy, en 2012, et ça se passait dans un festival de jazz. J'ai beaucoup souffert, je me suis senti très seul, ce jour là (heureusement que Luna était avec moi), parce que mes confrères me semblaient tellement « arrêtés », tellement bloqués dans la course du temps, que j'en ai eu mal pour eux et qu'un haut mur s'est dressé entre eux et moi. Ils ressassaient sans s'en rendre compte un passé qui était passé. Aujourd'hui, treize ans plus tard, je crois que je serais comme eux, délivré de ce surmoi tyrannique qui me tenait encore à l'époque : se laisser aller à la nostalgie n'est plus un motif de honte, chez moi, car il ne reste plus grand-chose d'autre à se mettre sous la dent que le passé, seul refuge inexpugnable et à peu près sûr contre la bêtise et le simplisme éradicateur de notre époque. Chacun d'entre nous choisit (ou croit choisir) dans le passé ce qui lui paraît le moins méprisable, le moins vulgaire, le plus solide, pour se mettre dans l'axe de ces imprégnations puissantes qui nous ont formés et informés. Il est possible que nos dix ans d'écart suffisent à délimiter des terres nourricières fondamentalement différentes, même si bien entendu ils n'expliquent pas tout. Et puis, je crois aussi que le travail gigantesque de synthèse intellectuelle que vous avez fourni (je pense ici essentiellement à Du Sens et à La Dépossession) pour décrire et théoriser les grandes forces sociales et culturelles qui nous ont portés jusque-là vous conduit inévitablement à porter un regard légèrement partial, car il vous oblige à réinterpréter vos goûts à l'aune de votre théorie — peut-être à les durcir un peu. Ce n'est pas l'essentiel, certes, mais ce n'est pas négligeable non plus. Si l'on regarde les choses de très loin, en effet, le jazz participe bien de la destruction d'une forme de culture qui vous est chère, qui nous est chère, c'est indéniable : il est (aussi, mais pas seulement !) du côté de la transe et de l'Afrique. Mais je ne suis pas capable de me placer à cette distance-là (par manque de culture, par sentimentalisme, par immoralisme, peut-être), car je l'ai aimé et vécu de l'intérieur, j'en ai éprouvé ses sortilèges dans ma chair, et n'ai pas réussi à m'en défaire, sans doute parce que je suis déjà trop moderne ou que mes convictions sont moins profondément inscrites en moi que je ne le crois. Le jazz a été un professeur incomparable, pour moi. Il m'est impossible de le répudier complètement, même en comprenant (je crois) ce que vous êtes en droit de lui reprocher. 

Ce n'est certainement pas moi qui vous tiendrais rigueur, vous le savez, de regretter l'ancien sens attaché au mot « musique », tel que vous en avez admirablement traité dans le petit livre que vous avez bien voulu me dédicacer, et, dans la « discothèque » numérique (je ne sais comment nommer proprement ces choses) que j'ai réalisée avant de vendre tous mes disques à M. Meyer, j'ai utilisé deux catégories distinctes : « la musique » et « le jazz ». Il n'empêche que le jazz fait pour moi partie de ce que j'appelle la musique. C'est très viscéralement, indépendamment de toute réflexion et de toute idéologie, que je l'entends ainsi. Je suis définitivement entre deux mondes, je le crains. Ce n'est pas pour rien que je parle du XIXe siècle au commencement de ce petit texte. Vous l'avez dit souvent, on vous l'a reproché (était-ce Josyane Savigneau ?), vous êtes un homme du XIXe, alors que je suis pleinement un homme du XXe, dont j'ai aimé passionnément la musique, de Stravinsky à Schoenberg, en passant par Bartok, Debussy et Boulez, cette musique qui, précisément, a eu beaucoup de rapports très fructueux, et parfois conflictuels, avec le jazz. 

dimanche 18 mai 2025

Vite !




On assure que celui qui boit ira en enfer. — Comment croire à cette parole mensongère ? — Si celui qui aime le vin et celui qui aime l’amour vont en enfer, — demain tu trouveras le paradis plat comme la main.  Omar Khayyam

Le 12 mars 1955, très fatigué, Charlie Parker s'installe dans un fauteuil, chez son amie Nica, la baronne Pannonica de Koenigswarter, au Stanhope Hotel, de New York (« Nous l'avons calé dans une chaise longue, avec des oreillers et des couvertures »). Il regarde Tommy Dorsey à la télévision, un show qu'il adore. Lorsqu'un jongleur fait tomber une brique qu'il a lancée en l'air (« Ma fille demandait comment ils faisaient, Bird et moi prenions des airs très mystérieux »), il éclate d'un énorme rire, qui se transforme rapidement en quinte de toux. Le musicien étouffe, se lève pour tenter de trouver de l'air. Rien n'y fait. Il retombe assis. Sa tête pique vers l'avant. Nica se précipite pour prendre son pouls. Il bat encore, très faiblement, puis s'arrête définitivement. Au même moment, un coup de tonnerre éclate sur la cinquième avenue. Dans son rapport, le médecin légiste écrira : Homme noir, environ 55 ans. Charlie Parker, dit Bird, vient de mourir. Il en avait 34. 

Il s'agit de regrouper des exceptions. Ah, cette passion furieuse d'avoir raison, dans le domaine de la politique ou de la morale… Comme elle est ridicule, comme elle est terrifiante ; à la fois ridicule et terrifiante, grandiose et minuscule, infantile et gâteuse, mais si difficile à éviter, à contourner, et qui revient par la fenêtre quand on la met à la porte. Finalement, je crois qu'il n'y a qu'en art qu'on peut avoir raison absolument. Sans crainte et sans remords. 

Je retrouve par hasard dans mon foutoir les Improvisations sur Mallarmé, de Boulez, la partition blanche de petit format, UE 12857. J'ai toujours aimé les éditions Universal. J'ai accumulé un nombre impressionnant de partitions de poche, achetées quand j'étais jeune et que j'avais de bons yeux. Aujourd'hui, je les contemple avec tristesse, car je ne peux plus m'en servir. Tout ça s'enfonce dans une brume mélancolique. 

On a des images de Bird, c'est ça le plus incroyable. Larue, Copacabana, Onyx Club, Leon & Eddie, Mardi Gras, Singapore, jusque là il s'agissait de faire danser les Américains, c'était les années Swing. Le bebop, c'est autre chose. Ça va vite, très vite, up up up, les harmonies s'enchaînent à toute vitesse, on est toujours à la limite du décrochage, de l'impossible. C'est une catastrophe toujours repoussée. « Les voisins avaient presque forcé ma mère à déménager, parce que je les rendais fous en travaillant mon saxophone onze à quinze heures par jour. » Il a seize ans, en 1936, quand au Reno, à Kansas City, il se fait humilier par Jo Jones, qui lance une cymbale à ses pieds, alors qu'il s'empêtre dans la mesure durant une jam session avec des musiciens de l'orchestre de Count Basie. La musique « devrait être très propre, très précise… aussi propre que possible. » C'est un acharné. Trois ans plus tard, il se rend à New York où il travaille dans un petit club comme plongeur pour pouvoir écouter son idole Art Tatum qui y joue tous les soirs. Jusque là, le sax alto, c'était Benny Carter et Johnny Hodges, du moelleux, du joli son, rond, souple et suave, habillé avec soin. Parker, c'est tout autre chose, c'est tranchant, puissant, sans fioritures ; très précis et très pressé, acéré comme une lame. Et puis, son idée, c'est les accords plutôt que la mélodie. Louis Armstrong dira du bebop : « Ce sont des accords bizarres qui ne veulent rien dire. On ne retient pas les mélodies et on ne peut pas danser dessus. » KoKo, c'est 300 à la noire. 22 juin 1945, au Town Hall de New York. 128 mesures de fulgurance sans réplique.

« Un autre intérêt de la poétique est de révéler des lignées, des ensembles qui, sans elle, passeraient inaperçues, parce que leurs éléments resteraient dispersés sous diverses étiquettes, qui leur conviennent mal : il s'agit de regrouper des exceptions, qui ne sont telles que pour n'avoir pas été convenablement décrites, c'est-à-dire rassemblées. »

Parker écoutait Stravinsky, Varèse et Bartok, mais il a été influencé par Buster Smith, Don Byas et Lester Young. C'était avant tout un bluesman, on l'oublie trop. Miles disait à René Urtreger, en parlant de Charlie Parker : « Fais pas attention à ce qu'il joue, sinon t'es foutu. Fais ton truc. Je sais jamais où j'en suis quand je joue avec lui. » Bird commençait un solo n'importe où, n'importe quand, comme s'il continuait une conversation qu'il avait dû interrompre plus tôt. Il enchaînait les citations si vite qu'elles passaient inaperçues. Il fallait un Dizzy (le Dingue) Gillespie pour arriver à suivre. Vite ! De Kooning, Jackson Pollock, Jean-Michel Basquiat, Jacob Lawrence, tout allait très vite, dans les formes, dans les sons, dans les textes. « Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas m'associer à tout cela. Ce n'est pas du jazz. Ce sont des malades. » Qui a dit cela, selon vous ? Je ne vous le dirai pas, vous ne me croiriez pas. 

« Jakobson a, dans une éblouissante synthèse, son article “Linguistique et poétique”, où il résume des travaux des formalistes russes et du cercle de Prague, montré que ce qui unit, ou sépare, le langage parlé, le langage écrit, le langage littéraire n'est pas l'écart par rapport à une norme, mais le dosage de fonctions partout également présentes, à des degrés, avec une intensité variables. »

Parker, est-ce de la prose, ou de la poésie ? Toujours du récit, en tout cas, de la parole en fusées précises comme des flèches. Bud Powell, Max Roach, Charlie Mingus, Dizzy Gillespie, Miles Davis, tout est sorti de là, de ce chaudron hurlant. « J'essayais de croire que mon pouls était le sien. » La baronne reste là, avec sa fille, devant le corps de Bird affalé dans le fauteuil. Il est bien mort, c'est vrai, ce garçon joyeux et malicieux au beau visage rond. Il a vécu dix années comme un sprint à travers les embûches, les cymbales et les accords, le sexe, l'alcool et la drogue. Les femmes, aussi, qui sont autant d'harmonies compliquées et changeantes. C'est une tragédie, cette vie ? Non, pas du tout, c'est une vie brûlée à 300 la noire, un éclair entre rires et onomatopées : bebop. Une folle exigence déguisée en nonchalance, une géométrie sonore étincelante. Il faudrait tenter de relier les événements entre eux, et les dates, et les compositions, leur donner une cohérence et une direction, mais ce serait une tromperie, si l'on a un peu d'oreille et d'amour pour cette musique. Il était dans la joie que connaissent ceux qui trempent dans une vie qui ne peut pas s'arrêter, c'est indescriptible et fugace, fragile et puissant, mobile et immobile. On entend le bruit du métro, les conversations à la terrasse des bistrots, les couples qui baisent la fenêtre ouverte l'été, des coups de sifflets, les moteurs des autos, la télévision, toute la rumeur de la ville montée en neige dans les cerveaux qui se croisent sur les trottoirs, les regards aigus ou vagues, les mentons dressés ou fuyants, les rythmes des talons sur le bitume, les sirènes, et les chapeaux et les sacs à mains. Ionisation… 

Les femmes aiment l'édition, la publication. Ce que vous écrivez ou composez est secondaire. En cela, elles ressemblent aux familles, qui ne s'intéressent à ce que vous pouvez produire dans le domaine artistique que dans la mesure où votre nom a acquis une certaine notoriété. Leur parler précisément de ce que vous faites est vain. Elles font mine de s'y intéresser, mais attendent le point-virgule de trop pour sauter enfin à l'essentiel, à la vie, quoi, la vie vie très vivante, celle qui prend les journées à bras-le-corps et vous amène très vite aux actualités télévisées du soir, aux grands sujets sur lesquels il faut avoir une position, une opinion, une ligne de conduite claire. Écouter de la musique, c'est, comment dire, une incongruité, presque une indécence, alors qu'il y a dans le monde des massacres et de la souffrance, des coiffeurs, des anniversaires et des rendez-vous. L'improvisation, qu'est-ce que c'est que ça ? À quoi ça sert ? Les accords de neuvième, pourquoi faire ? C'est pas trémoussable, trémoussant, c't'affaire… Toute une part de l'existence est en train de disparaître, je vous le dis, et personne ne prend peur. La part de l'exception, de l'inutile, du récit poétique. On sent à peine son pouls. On parle de musique, on parle de littérature, mais on ne sait pas de quoi on parle. Il y a une distance infranchissable qui s'est installée là, entre les mots et les choses. 3 présents de l'indicatif, 55 imparfaits, 2 passés simples, 1 conditionnel présent, 8 plus-que-parfaits. Des cigares et du cirage, mais plus aucune première communiante. Des sens interdits en veux-tu en voilà, et ne parlons même pas des ronds-points. Ville barrée. La bleusaille est au pouvoir. Elle nous dicte ses conditions et ses lois trois fois par jour. On fait comme si on l'écoutait… On écoute Ornithology. L'Oiseau est tout de suite là, semble se cogner dans des masses d'air invisibles qui donnent accès à un réseau joyeux et gracieux de couloirs aériens. On vole. On rêve. Mais Donna Lee nous reprend à la volée. Quel roman ! Le paradoxe de cette musique est qu'on peut monter facilement à son bord alors qu'on ne possède pas le tiers du quart de la virtuosité qu'il faudrait pour seulement la chanter. Meandering… Enfin une ballade, on s'allonge un peu, on reprend son souffle, on boit un verre, on regarde les nuages. On imagine Charlie Parker ici, dans le salon, affalé dans un fauteuil, on l'écouterait des heures, seulement parler, sa voix grave, lente, chauffée par son sourire espiègle. Now's The Time. Parle-moi des femmes, Charlie, raconte ce que tu leur disais, avant d'aller au lit. Je veux savoir. Être là, moi aussi. Il y a du sens caché dans la poésie et dans les gestes des amants. Ta musique, c'est ça. Des odeurs, aussi, non ? Birds Of Paradise… Ça semble si évident. Tes phrases sonnent plus juste que celles qu'on lit dans les Évangiles. Quelle fluidité, quelle élégance, et quelle simplicité, finalement, une fois qu'on a compris. Les broderies dont tu accompagnes discrètement Dizzy après le solo de piano, c'est du pur génie, c'est la vitesse déposée en ombres chinoises par-dessus le trait au fusain, sans appuyer, mais c'est ce qui rend la prise immortelle, lui donne une perspective vertigineuse. Et ce duo avec Coleman Hawkins, enregistré à l'automne 1950 aux studios Gjon Mili de New York… Le toujours délicat Hank Jones est au piano, Ray Brown à la basse, Buddy Rich à la batterie. Hawkins est debout, tu es assis, tu fumes une cigarette pendant que le ténor improvise, souverain, avec ce son si plein, si profond, qu'on s'inquiète un peu de ce que tu vas faire une fois dans la ronde, d'ailleurs tu lui coupes la parole avec deux notes dont on se demande encore ce qu'elles font là, Mib, Lab, et tout de suite, tu enchaînes avec un chorus qui après un début très sage s'emballe et nous fait complètement oublier ce qu'on vient d'entendre (de très beau !) sous les doigts du sentimental Coleman Hawkins. C'est le vieux monde et le monde nouveau qui se rencontrent à la pointe de la flamme. Hawkins se marre… Le sale gamin m'a marché sur les orteils. Mais ne se démonte pas du tout, il en a vu d'autres. Chacun dans votre style, vous êtes des maîtres incontestés, vous le savez, vous n'en faites pas tout un plat. J'ai vu ce petit film cent fois, et il m'émerveille toujours autant, même en sachant qu'il s'agit d'une reconstitution à partir d'images et de sons enregistrés à des moments différents. Ton surnom (Yardbird : bleusaille) était une moquerie, à l'époque où tu jouais dans l'orchestre de Jay McShann, mais Bird te va si bien, quand tu prends de la hauteur (mélodique) avec cette facilité aérienne qui nous fait oublier les harmonies complexes sur lesquelles tu sembles planer tout là-haut, aigle qui peut fondre à tout moment sur sa proie. L'écart par rapport à une norme, tu t'en moques comme de ta première clope. La norme, la nouvelle, c'est toi qui la définis. Tu es l'exception qui devient la règle. Vite !

Du vin qui donne la vie à la vie même, — remplis la coupe, bien que ma tête déjà soit lourde. — Mets-la dans ma main… le monde est un conte, — et hâte-toi, car mes jours passent comme le vent. (O.K.)

En 1946, Bird est interné durant sept mois à l'hôpital de Camarillo, en Californie. La drogue, les multiples dépendances, la dépression, peut-être autre chose, on ne sait pas exactement ce qui le conduit là, mais ses amis sont très inquiets pour lui, et ce séjour, étrangement, le requinque. Il fait du jardinage, il lit, il se repose, ses amis musiciens viennent lui rendre visite, et, à sa sortie, il semble remis sur pied et s'envole pour la première fois vers l'Europe pour une série de concerts. En 49 il est à Paris. Ce sont les Français, surtout, qui ont d'abord reconnu l'importance de Charlie Parker, même si la bataille entre les Anciens et les Modernes fut violente. Comme l'écrivait alors Boris Vian, les Figues moisies (Hugues Panassié en tête : « C'est une musique cubiste, ce n'est plus du jazz, c'est une musique d'intellectuels » et même : « C'est une musique de pédés ») s'opposaient aux Raisins verts (Charles Delaunay, André Hodeir et Vian). Ses concerts à la salle Pleyel sont des triomphes. Le Paris de Saint-Germain-des-Près fête le génie du jazz, Gréco, Miles Davis sont là, Sartre aussi, à qui Parker demandera innocemment de quel instrument il joue. Il était très heureux en Europe : même Jean Cocteau l'admirait et se comparait à lui, en parlant de la jouissance de l'improvisation. Autre époque, qu'on aimerait avoir connue…

L’univers n’est qu’un clin d’œil de notre vie torturée, — l’Oxus n’est qu’une goutte de nos larmes, — l’enfer qu’une flamme parmi celles qui nous brûlent, — le paradis qu’un instant du jour que nous donnons à la joie.  (O.K.)

Le 15 mai 1953, à Toronto, est enregistré ce qui s'intitulera Jazz at Massey Hall, seul et unique concert dans lequel jouent ensemble cinq des plus importants musiciens de l'époque, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Max Roach et Charlie Mingus. Ce soir-là se tient un grand combat de boxe poids-lourds entre Rocky Marciano et Jersey Jo Walcott et il y a donc peu de monde dans la salle de concert. Pourtant la tension entre les musiciens est à son comble et le disque est stupéfiant, même si Bud Powell est complètement défoncé, que Parker et Gillespie, entre leurs solos respectifs, filent en coulisse pour regarder le match de boxe, et que la contrebasse de Mingus a été réenregistrée après coup. 

Rassembler des exceptions, voilà ce qu'ont fait les musiciens du bebop. Ils les ont posées les unes à côté des autres, et, ô miracle, ça composait un ensemble très riche et très harmonieux, même si cela demandait un temps d'adaptation, une science de l'écoute nouvelle, une précision, comme aurait dit Bird, dont on n'avait pas l'habitude. Le jazz allait enfin pouvoir devenir autre chose qu'une musique de divertissement. Aujourd'hui, parmi tous les saxophonistes de haut vol, pas un seul ne peut faire semblant d'ignorer la révolution de Charlie Parker. Il y a Coltrane, et il y a Parker. Ces deux-là se tiennent aux deux extrémités du spectre, et leurs ondes sonores n'en finissent pas de faire trembler tout ce qui veut souffler dans un saxophone. Leurs deux morales se rejoignent, ne se repoussant qu'en apparence. À eux deux, ils embrassent tout l'espace, et presque toute cette matière sonore si savoureuse qui m'a fait aimer le jazz. Jean-Jacques Rousseau commence ses Confessions par cette phrase extraordinaire qu'on a envie de dédicacer à Emil Cioran : « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » La naissance de Charlie Parker a coûté la vie à un certain jazz, et cette mort-là fut la première de nos grandes jubilations dans l'adolescence, bonheur à la fois sensible et intellectuel avec lequel on a parfois essayé de prendre ses distances, mais qui toujours est revenu, plus puissant encore d'avoir été injustement répudié. La musique est moins bête que la vie. 

Kerouac disait que Charlie Parker ressemblait au Bouddha. Un Bouddha rieur, espiègle et enfantin dont la joie profonde était inscrite dans les volutes de ses mélodies subtiles et surnaturelles. Je me souviens de ce jeune garçon népalais, à Katmandou, qui me suivait partout parce que je l'invitais midi et soir au restaurant. Il avait un gros ventre et mangeait à une vitesse folle, mais il était beau, et surtout très-joyeux. Je savais bien qu'il me suivait surtout pour manger comme un prince, mais la jubilation qui émanait de lui était contagieuse et me rendait heureux. La musique de Bird est jubilatoire, malgré sa complexité, et nous rend heureux presque malgré nous. Le 12 mars 1955, une dentelle s'abolit et le tonnerre gronda.

Lève-toi et n’aie cure de ce monde éphémère, — sois gai et passe l’heure dans la joie. — Si la nature qui est femme était fidèle, — ton tour ne serait pas venu d’être aimé. (O.K.)

samedi 24 août 2024

Tony Williams

 

Certains musiciens ne sont pas seulement bourrés de talent. Ils ont un talent bourré d'intelligence. C'est le cas de Tony Williams. J'ai toujours eu un faible très marqué pour ce batteur découvert dans le fameux quintet de Miles Davis de la fin des années 60, le “second quintet”, au sein duquel on trouvait Herbie Hancock, Ron Carter et Wayne Shorter. 

Il faudrait faire un sort à chacun des instrumentistes de ce groupe, car ils sont tous autant nécessaires que singuliers, ils ont tous du génie et une personnalité très forte, mais j'en resterai pour l'instant à ce batteur fabuleux qui a un peu disparu des radars d'aujourd'hui (il est mort seulement six ans après Miles Davis, alors qu'il avait presque trente ans de moins que le leader du Quintet).

Pur génie, un peu à la manière d'un Charlie Parker. Embauché par Miles à dix-sept ans, c'est lui, en grande partie, en très grande partie, qui a donné l'impulsion musicale si originale à ce fabuleux quintet dont chaque disque est un joyau indépassable, une sorte de perfection. 

Le jeu de Tony Williams n'est pas seulement virtuose, fin et dynamique à la fois, complexe et évident, il est intelligent, extrêmement intelligent. C'est ça qui me frappe en premier, quand je l'écoute. Il met en lien des paramètres que personne avant lui (et d'ailleurs personne après lui) n'avait songé à rapprocher, il joue avec les motifs rythmiques d'une manière époustouflante, fébrile et pourtant souveraine, tendue à l'extrême, il les dispose en couches superposées et les travaille de l'intérieur avec une énergie phénoménale, une précision dans la sonorité qui est presque incompréhensible. Il pourrait facilement faire exploser le quintet, tellement il le pousse dans des retranchements dangereux, mais il sait toujours où s'arrêter, comment arrondir les angles aigus qu'il incruste dans la matière sonore comme on plante un couteau dans la viande. Il a inventé un son, une stratégie, une manière d'habiter la pulsation et de la porter à incandescence qu'on reconnaît en deux mesures. Je comprends que Miles Davis ait été séduit par ce gamin miraculeux qui n'avait pas froid aux yeux.

mercredi 21 août 2024

De Cambridge à Nice

 

Ben Webster, Art Tatum, Red Callender, Bill Douglass. C'est l'un des disques que j'ai le plus écoutés dans ma vie. Je l'avais découvert un peu par hasard en fouillant dans la discothèque de mon frère, à Cambridge, à la fin des années 70. Il y avait aussi un disque merveilleux de Billie Holiday, que je dois avoir quelque part là-haut. On a écouté ça tous les jours pendant deux semaines, dans la maison que Sylvain habitait avec celle qui allait devenir sa femme, Hélios, un ami toulousain aux très belles moustaches, très drôle, et la ravissante Tracie, qu'Hélios appelait méchamment La Trace. Follement amoureuse. Les breakfasts étaient le grand moment de la journée, qui duraient au moins deux heures, dans le joli jardin ensoleillé. Ma mère était là aussi. C'était gai, c'était bon. Rarement l'insouciance aura été si éclatante, la vie si légère. 

Art Tatum, je croyais ne pas aimer. Je devais ne pas aimer. Ben Webster, à la rigueur… Et je ne me privais pas de critiquer le bassiste et le batteur. Il m'aura fallu quelques années pour comprendre vraiment. Aujourd'hui, presque cinquante ans après, ce disque est un des joyaux de ma discothèque, et je ne peux l'écouter sans une immense nostalgie. On a connu le bonheur. J'ai. Nostalgie, oui, mais surtout plaisir, un plaisir qui se répand partout dans le corps, qui fait entrer la lumière en soi.

L'année dernière, on l'a écouté, ce disque, Yohann, Vincent et moi, chez moi. Je ne sais pas ce qu'ils ont entendu, mais j'ai l'impression qu'ils ont compris. J'ignore comment on fait pour transmettre ce qu'il y a au fond de soi. Je ne sais pas faire. Ça reste là, quelque part en suspension. On se trouve lourdaud et ridicule ; on le fait quand-même. Mais parfois il y en a qui comprennent, qui sentent, sans mots. Je ne sais pas. Quand j'avais leur âge, j'étais si différent d'eux qu'ils m'auraient sans doute méprisé, ou ignoré. 

Vincent est à Nice. On parle de Duke Ellington, de soleil, de lumière. De bonheur. Je suis heureux qu'il soit là-bas. Cette ville lui va bien. Il comprend tout ce que je dis, sans efforts. C'est reposant.

Ils sont si élégants, si naturels, si simples. Simples, oui ! Pourtant Art Tatum c'est deux mille notes à la minute alors que Ben Webster c'est tout le contraire. Il « distille », comme on disait à l'époque. Mais tout cela se fait sans y penser. Il émane de cette musique une fraicheur et une douceur qui me paraissent éternelles. Mais je vois que le disque a été enregistré en 1956 ! Pas de hasard, donc. Il y a dans le jazz, quand il est fait par de très grands musiciens, une sorte d'élégance que je ne trouve nulle part ailleurs. L'alliance miraculeuse du temps et de la couleur, de la confidence et du secret. Ce calme est une bénédiction.

Je lis Muray, qui lui aussi était à Nice, dans les hauteurs de Nice, en 96. Il y a une grande, une énorme absente, chez Muray, c'est la musique. Ce type n'a aucune oreille. Il n'a que des yeux. De très bons yeux, mais pas d'oreille. J'ai vu que lui aussi prenait de l'Ordinator, ça m'a fait rire. Il aurait mieux fait d'écouter Art Tatum et Ben Webster. 

dimanche 19 mai 2024

Radotages

        Le pire, dans les réseaux sociaux, c'est l'effet de radotage. C'est en tout cas ce qui moi me donne souvent envie de fuir très loin de ce gros tambour médiatique qui ne sait jouer que fortissimo et martellato. Le week-end dernier, “pont de l'Ascension”, fut particulièrement éprouvant pour les nerfs, de ce point de vue. L'Eurovision, cette cérémonie consacrée à “la chanson” (plutôt à ce qu'on appelait jadis “la variété”) dont absolument personne autour de moi, dans mes jeunes années, ne se fût soucié, et dont il m'aura fallu attendre plus de soixante ans pour que des échos me parviennent, occupa tout l'espace ou presque sur Facebook, qui reste mon lieu privilégié d'observation sociale, moi qui ne sors jamais de chez moi. On le sait, il y a des sujets qui déchaînent les passions telles qu'elles s'expriment sur les écrans du néo-monde. La flamme olympique et son transport, les diverses offensives “trans” conjuguées avec le nouvel-antisémitisme et une exacerbation hystérique du mauvais goût, et l'Eurovision, ont occupé sans partage le terrain des “statuts et commentaires Facebook” du matin au soir durant plusieurs jours. Une fois par mois environ, ces radotages cumulatifs se propagent comme une tumeur furieuse et s'imposent avec la force d'un cyclone très-petit-bourgeois. On a beau se boucher les yeux et les oreilles, ça entre par toutes les fissures des palissades mentales qu'on dispose entre le monde et soi. 

Je ne parviens pas à comprendre comment on peut se livrer corps et âme à ces pratiques rituelles qui relèvent pour moi de la maladie mentale. Radotages est encore un mot bien gentil, bien édulcoré, pour désigner la chose, mais il a tout de même l'avantage de laisser entendre la sénilité profonde qui prend les internautes dans ces moments-là sans qu'ils en aient conscience ; sénilité qui n'est pas du tout contradictoire avec un infantilisme virulent. Nos contemporains ont déserté massivement la partie adulte de la vie pour se réfugier à ses deux extrêmes, là où l'humain est normalement faible et sans défense. Je lis des statuts incroyables, d'une ineptie invraisemblable, qui ont la prétention de nous délivrer une vision du monde, alors qu'ils ne font que répéter ce que tout le monde peut entendre dès qu'il se hasarde à consulter un écran. Variations du Même. Langue des pauvres. Braillements débraillés et informes. 

Tout cela ressortit clairement pour moi à la sortie de la libido dont parlait Muray en 2000. Un monde dans lequel la sexualité a disparu ou n'a plus qu'une vague fonction de fétiche a besoin d'exutoires, de rituels expiatoires qui apaisent un peu le vide des entrailles. Je ne sais pas exactement à quelle date sont apparus les “réseaux sociaux” mais il ne m'étonnerait pas que leur naissance coïncide avec ce texte qui nous annonçait l'ère du post-coïtum triste. 

Écoutant Spring (Extras, Echo, From Before, Love Song, Tee), le disque que le génial Tony Williams enregistra en 1965 avec Wayne Shorter, Sam Rivers, Herbie Hancock et Gary Peacock, je comprends que ce qui me plaisait tant dans cette musique (le free jazz, ou ses prémisses, ou ses alentours), c'est précisément l'absence de radotage, ou son impossibilité. Nous étions lavés de toute la glu mélodique et harmonique qui s'était incrustée dans toutes les musiques populaires du dernier quart du XXe siècle, de tout un romantisme et une sentimentalité à bout de souffle, vidés de leur sens, vulgarisés, nous pouvions respirer librement et joyeusement au sein d'un lyrisme neuf. Je crois que le free jazz est quelque chose d'absolument impensable (et très impensé, d'ailleurs !) aujourd'hui, et c'est pourquoi il m'est si précieux, bien au-delà de ses réalisations souvent imparfaites ou parfois naïves. Il fallait le faire, et ce fut fait ! C'est un peu comme la musique dodécaphonique ou le nouveau roman. Les critiques que je lis à leur sujet sont toutes d'une grande bêtise. Elles traitent le problème comme quelque chose de figé, d'arrêté, avec une vision complètement anachronique et surtout avec un terrible manque d'humour, une lourdeur de plomb. 

Le XXe siècle était encore plongé dans la culture, c'est-à-dire dans le passé, un passé qui était encore vivant, même s'il commençait déjà à s'éloigner de nous. Nous n'avions pas encore largué les amarres, et le free jazz espérait trouver une corde sensible neuve en sortant de la route antique que le rythme et l'harmonie avaient creusée en nous depuis des siècles. Il y eut quelques rencontres avec la musique contemporaine de ces années-là, mais ces rencontres furent conflictuelles, et il fallut bien des années pour que leurs chemins paraissent converger. Ce n'est peut-être pas ce qui est arrivé de mieux au free jazz, mais nous avancions les yeux bandés et les tripes à l'air.

Maintenant que je suis à l'âge où l'on radote, j'essaie de faire de ce radotage quelque chose qui ait à voir avec la littérature. Il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et jouer avec le jeu dont on dispose. C'est pour cette raison que le radotage des réseaux sociaux m'est si insupportable. C'est un doublon vulgaire qui vient perturber le radotage intime dont je tente de suivre la trace. 

La seule chose dont nous désirons nous nourrir, à la fin du parcours, c'est l'enfance, c'est le génie de l'enfance, et les échos du monde médiatique et social sont des bruits terriblement vieux, qui sentent le cadavre, et qui semblent vouloir nous faire vieillir avant terme. Je constate que tout le monde exige de nous que nous nous intéressions à « ce qui se passe », à « l'actu », aux « grandes questions » qui agitent nuit et jour le peuple numérique. Il faut beaucoup de discipline pour jeûner, mais c'est bien la seule manière de survivre à l'étouffement. J'essaie de convaincre mes amis de la puissance extraordinaire du jeûne, mais bien peu me prennent au sérieux. Ils pensent qu'il s'agit d'une pratique à la mode, une lubie qui me passera quand j'en serai lassé. Rien n'est plus faux. 

Bouffer toute la journée, remplir ses journées et sa panse de nourriture ou d'information, c'est se suicider sans comprendre ce qu'on fait, c'est se suicider sans l'avoir décidé. Ils sont drogués de bruit et de sucre bien plus que d'alcool ou de champignons hallucinogènes. Le LSD, c'était tout de même autre chose ! L'“info”, l'“actu”, ça bousille l'esprit, ça le ronge comme l'acide ronge la peau, ça les défigure : leur visage prend une physionomie indistincte, brouillée et rébarbative, qui les fait ressembler à des journalistes et à des représentants de commerce. L'influençage est devenu la pathologie la plus commune et la plus vulgaire. Chacun veut influencer l'autre, les autres, et donc il parle fort et longtemps, il insiste, il radote pour la bonne cause, car il n'y a que des bonnes causes. Il faudrait s'intéresser aux cannasses qui « montent les marches », oui, je sais, on pourrait avoir des choses à en dire, éventuellement, et du Hamas aussi. Il faudrait mais non. Il ne faut pas. Ils sont tous « sur le coup ». Chacun pense avoir des choses essentielles à nous expliquer, chacun veut que nous comprenions ce que nous voyons, chacun voudrait que nous soyons lucides. Mais ils le sont pour mille, bon dieu ! Et ils parlent tellement fort, textes, images et vidéos à l'appui. Tous ces tunnels se croisent sous l'amer comme dans une gare de triage mondiale. Chaque discours s'ajoute à son voisin, le porte à nos pauvres tympans qui n'en peuvent mais, le multiplie et tente de s'imposer, ça joue des coudes comme lorsque des consommateurs hystériques se ruent sur les portes d'un magasin le premier jour des soldes, ils se montent tous dessus sans vergogne, quelle atroce partouze sans cul. C'est pas beau à voir, mais surtout, tous les discours s'annulent dans ce gigantesque pandémonium qui rend fou. Les cannasses c'est la canaille en plus mal habillé. Un jour elles pisseront du champagne. 

Alors ? Alors écoutons le saxophone de Wayne Shorter ou celui de Sam Rivers, par exemple, essayons de le suivre, de le précéder, d'entendre la trace qu'il laisse en nous, qui réveille nos vieux et jeunes fantômes, qui réactive des nerfs oubliés, une autre respiration, une liberté depuis trop longtemps enfouie sous des pages et des pages, sous des milliers de phrases vaines, écoutons Ornette Coleman dans Lonely Woman, John Coltrane dans My Favorite Things, Eric Dolphy dans Out To Lunch, Cecil Taylor et Archie Shepp dans Lazy Afternoon, soyons asociaux, arrêtons de participer, il y a urgence, je vous jure ! Retrouvons une sexualité vivante et privée, débranchée, éternelle, qui rit et se contrefout des MeTooïstes, nous sommes bien dans nos draps froissés, nous avons l'éternité devant nous, ils sont déjà morts, ils ne giclent que sur commande, laissez-les brailler devant leurs murs lamentables. Tant pis pour eux. 

Ils veulent avoir raison ? Ils ont raison ? Parfait ! Au moins pendant ce temps-là ils nous foutent la paix car nous avons tort, nous, jusque dans les arrières-boutiques du rêve. La Pentecôte et ses langues de feu sont venues dans la nuit nous lécher les syllabes. Et ça chatouille !

Faites-moi penser à écrire quelque chose sur le free-jazz.

vendredi 1 mars 2024

Ah Um

 

Charles Mingus (22 avril 1922 – 5 janvier 1979)

Quelque chose qui remue. Un grouillement. Il est fâché, il est toujours fâché. La peau couleur de chiasse. Il aime Strauss et Ravel. Il est fâché d'être fâché. Pithecanthropus Erectus remue. Il est droit sur ses pattes, haut, ferme, mais à l'intérieur, ça remue et ça grouille. Willie Jones à la batterie, Mal Waldron au piano, Jackie McLean au saxophone alto, J. R. Monterose au saxophone ténor, Jimmy Knepper au trombone, en 1956. Les cordes claquent, il a de grosses mains puissantes, Charlie Mingus. Taureau ascendant Taureau. Ce soir-là, en 1972, au bord de la scène, il avait pris Sarah dans ses bras : elle y avait disparu, la petite, tellement il me semblait colossal. Il faisait nuit, on n'en menait pas large, même s'il était souriant, enthousiaste, pressé de jouer, et plaisantant. Je ne sais plus qui étaient les musiciens qui l'accompagnaient ce soir-là, à Chateauvallon. Ah si, il y avait Charles McPherson à l'alto, Roy Brooks à la batterie et John Foster au piano. Il avaient joué Fable Of Faubus à un tempo d'enfer. La nuit était chaude, c'était un 22 août. C'est un taureau, Mingus, il fonce droit devant, il a une force incroyable. Ça fait boum boum boum boum, de haut en bas. Mi La Ré Sol. Il était accordé à l'envers, comme un violon. Il lui fallait un instrument à sa mesure. Ça remue dans ses doigts, ça remue dans son ventre, ça remue dans sa musique, toujours fâchée. C'est le grave qui l'attire. Trombone, violoncelle, puis contrebasse. Il n'y a rien au-dessous de Mingus. C'est dans les glissandos qu'on le reconnaît immédiatement, ces glissandos cuivrés qu'il tire comme de grands élastiques astrologiques. Il peut avoir la clarté de Ségovia, ce costaud avec sa grosse basse bien baisable : tout est bon, dans ce gros violon vertical. Dans son sommeil, il prend parfois sa femme dans ses bras comme on prend sa basse : solo. Dannie Richmond le provoque, il aime ça, être provoqué, Mingus. Il joue à ça avec Dieu. Il meurt à 56 ans, le jour où 56 baleines blanches s'échouent sur les côtes de Cuernavaca. Il est insolent, mais il demande à sa veuve de jeter ses cendres dans les eaux du Gange. Quelque chose qui remue, par-delà la mort, quelque chose qui parle. Lors d'un trajet en voiture de 4000 kilomètres avec Miles Davis et Max Roach, le trompettiste avait dû menacer le contrebassiste de lui casser une bouteille sur la tête s'il n'arrêtait pas de parler. Quand il ne parle pas, il écrit, et quand il n'écrit pas, il joue, ou il mange, ou il baise. Il attaque avant qu'on l'attaque. Moins qu'un chien. Le livre a été censuré par son éditeur, épouvanté par ce qu'écrivait Mingus. « Je me demande si je ne pourrais pas hypnotiser toutes les putains du monde et les lancer nues dans la rue pour qu'elles violent tous les hommes. Ce monde est malade, sauvez-le, oh, inestimables putains ! » Le moins-qu'un-chien est celui qui part perdant, la rage, l'amour, la faim, la beauté, le désir, la cruauté, la solitude, la jalousie, l'humour, tout est là, ça remue dans ce perdant flamboyant qui secoue sa basse. Boogie Stop Shuffle. C'est un ogre, Charlie Mingus, mais c'est un ogre ultra-sensible. Son thérapeute ne le croit pas quand il affirme avoir baisé 23 filles en une seule nuit. Les psys ont impuissants et n'ont aucune oreille. Le taureau Mingus était HP, pas “haut-potentiel”, non, mais Hôpital Psychiatrique. Il sait comment ça se passe, là-bas, et il a écouté Charlie Parker ou Max Roach en parler. Il a vu Bud Powell en sortir, de Bellevue… Son plus beau thème ? Goodbye Pork Pie Hat (1959), en hommage à Lester Young. « Le blues, c'est un homme marchant éternellement dans une nuit glaciale, ça et là, Sutton Place, ou Bowery, vivant. Les vieux bruits froids de la réalité. Ô, blues de la malédiction. Vissé au trottoir gelé qui fond dans le défi d'une étreinte avec la pierre et le dur ciment dont la douceur imaginée n'est due qu'aux érections de solitude longuement attendues, la poussière ou le trottoir que je contemple dans ma quête ivre et fiévreuse d'un vrai ventre de femme qui me désire autant que je la désire, pour ne jamais me haïr parce que nous avons trouvé un refuge de satisfaction, comme deux pierres ivres se réchauffent l'une contre l'autre hors des caniveaux où coulent nos idées d'accouplement des contraires. » 

(D'après Laurent de Wilde)

dimanche 17 septembre 2023

15 septembre

« La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. (…) Elle est transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu. »

Virginia Woolf, Journal

Combien de 15 septembre y aura-t-il encore ? Un, cinq, dix, douze ? Zéro ? Combien de petits matins dans les couloirs de l'hôpital d'Alès, avec des bureaux vides, combien de petits déjeuners avec du café et des croissants ? Combien de Like Someone In Love, de Bill Evans ? Combien de Some Other Time ? Combien de battements de cœur ? Combien de livres ouverts, combien d'orages, combien de nuits à ne pas dormir, combien de mots, écrits ou entendus, combien d'éclats de rire, combien de douleurs impossibles à dire, de remords  ? Combien d'agacements inutiles, de colères regrettées ? Croisé une femme très enceinte qui fumait une cigarette à l'extérieur, un type entre deux âges qui buvait un café dans un gobelet en plastique, debout, un chien efflanqué. Il fait frais. Je me suis vite enfui, trop content de n'être pas comme eux assigné à résidence. Je suis remonté dans ma petite voiture grise, garée devant le service d'oncologie, sans dire un mot à personne, sauf à la secrétaire à qui j'ai remis ce que j'étais venu apporter. 

Cette petite jeune fille qui vient de faire une tentative de suicide, j'aurais dû voir sur son visage ce qui allait arriver. Je m'en veux. L'année 1976, à Avignon. L'affreuse errance à Remoulins et le désespoir impitoyable, l'air qui manque, les murs qui se dressent, les uns après les autres, dans la poussière de midi. Qui a su que j'avais essayé de me suicider ? Celle qui m'avait quitté quelque temps auparavant, son mec, et c'est tout, je crois. En ce temps-là, pas de réseaux sociaux, la vie et la mort restaient en nous, ne se diffusaient que très peu, ou pas du tout, dans le reste de la société. Ma mère l'a appris bien plus tard. 

L'expression de « tentative de suicide » — la fameuse TS des médecins — m'agace prodigieusement. Quand on se suicide, on se suicide, qu'on (se) rate ou qu'on réussisse ; on ne fait pas « une tentative ». Je me rappelle la clinique des dingues que j'avais brièvement fréquentée à Annecy, au bord du lac, les sonates de Beethoven, jouées par Maurizio Pollini, que j'avais avec moi, les mensonges de mon frère, son mépris brutal et caricatural des “peines de cœur”, les coups de téléphone désespérés que j'avais passés dans l'espoir de sortir de cette nasse abjecte où j'étais pris au piège, l'horripilante barbe du psychiatre, le ton de sa voix, que je trouvai ignoble, sa voiture, un gros 4x4 BMW noir, ses propositions ridicules, ses questions imbéciles, la table fixée au sol, la fenêtre qui ne s'ouvre pas, et la porte seulement de l'extérieur, l'ambiance « vol au-dessus d'un nid de coucou », au petit déjeuner, le voisin colossal dont on se demande quand il va exploser, le jardin et la trouille de tout le monde, la mémoire fragile, qui va et qui vient, l'été qui ne bronche pas et la vie qui nous fait des clins d'œil louches et incompréhensibles, depuis le ciel trop bleu…

(Elle reprend ses droits, la vie, toujours, elle repousse en nous comme un arbre sur le bitume, d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre, coûte que coûte — y compris contre nous-mêmes. Il faut tenir jusque là. Mais il n'y a jamais personne pour nous en convaincre, le moment venu.) 

On voudrait être toujours amoureux, car il n'y a que ça, dans la vie, et quelques morceaux de musique et quelques après-midis calmes, horizontales et interminables, l'odeur du maquis en Corse et l'eau transparente, un corps qu'on désire, sa tiédeur et la sensation du temps qui nous traverse sans nous blesser. Bill Evans, ce n'est pas un hasard ; c'est ce temps-là, qu'il déploie amoureusement. Une manière de voicings chatoyants, doux, ouverts, une science nonchalante mais raffinée : de la délicatesse calme, allongée, chuchotée. Pas un mot de trop. Danny Boy… 

Ce sont les visages que le jazz a apportés dans la musique. Quand on parle d'une œuvre musicale, dans la musique dite classique, on dit “un morceau”. Ce morceau aura toujours plus ou moins la même physionomie, malgré les interprétations différentes (les siècles peuvent se télescoper et se recouvrir). Le morceau n'existe pas, dans le jazz. N'existe que “le thème”, un canevas sur lequel le musicien improvise, auquel il impose (superpose) son visage, qui est beaucoup plus que son style. L'instrumentiste classique impose son corps au texte, l'instrumentiste de jazz donne son propre visage au thème, qu'il liquide, en quelque sorte, qu'il fait disparaître et apparaître du même mouvement. L'instrumentiste classique exprime, le jazzman imprime. Leurs corps sont très différents : l'un va vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Je me suis souvent demandé pourquoi les musiciens de jazz photographiés étaient presque toujours beaux (surtout les Noirs). C'est comme si la photographie leur rendait ce visage qu'ils offrent à la musique : elle restitue leur totalité dans une présence indiscutable. Ils nous apparaissent avec une plénitude et une évidence qui nous renvoient à notre inachèvement cardinal.

Bill Evans meurt à l'hôpital Mount Sinai le 15 septembre 1980. Il avait 51 ans, le même âge que Glenn Gould, à un an près, ce dernier étant mort également au mois de septembre, en 1982, le 25. Tous les deux étaient au sommet de leur art. Ils avaient inventé une manière de jouer du piano, et bien plus que ça, une façon d'y apparaître éperdument, un corps penché sur le clavier, au ras de la corde, prenant le son par le dessous, l'un et l'autre avaient un toucher immédiatement identifiable, inimitable, et une technique si singulière qu'elle est sans doute impossible à reprendre.

Écoutant le début de Danny Boy joué en solo par Bill Evans, dans l'album Time Remembered de 1963, c'est la Présence nue qui se manifeste à nous dans sa simplicité inquiétante. Parle-t-il, chante-t-il, raconte-t-il, Bill Evans ? Rien de tout cela. Il se tient là, tout près de nous, il est plus vivant que les vivants, il est. Nous l'entendons respirer et nous aussi nous sommes. Quand il arrive à la huitième minute, ou presque, le morceau semble terminé, il va conclure… et non, ses doigts et l'instrument l'en empêchent, il veut rester encore parmi nous… il a encore un peu de souffle, pourquoi pas… Encore un instant, Monsieur l'Auditeur ! Je reste encore un peu, la nuit n'est pas complètement tombée. Voulez-vous ? C'est dans la solitude la plus radicale que nous sommes les plus proches, et cette proximité étrange et paradoxale nous est si douce que la mort semble à la fois impossible et très souhaitable. Nous n'avons plus peur. 

Time Remembered… Le Temps repris, rappelé, retrouvé, revécu, récapitulé une dernière fois. Pour le plaisir de l'être-là, sans espoir. Pour le frisson de l'instant gratuit qui s'éternise entre les corps. Je crois qu'il y a chez les suicidaires cette conscience aiguë de l'instant qui ne passe pas, qui reste bloqué en nous et nous indique obstinément l'éternité bienveillante et apaisée. Dommage qu'elle s'accompagne d'un désespoir absolu. Ce serait si doux, sinon… 

(Je me demande ce que les autres comprennent, quand on leur parle du suicide (de cet homme-là, de cette femme-là), mais je suis presque sûr qu'ils n'entendent rien, justement. Leurs oreilles se bouchent instantanément. Le désespoir ne signifie jamais rien, pour autrui. C'est un mot-gouffre dans lequel il tombe de tout le poids de son absence.)

Le monde ne raconte qu'une seule histoire, la sienne : je mangerais bien du nougat sur la croupe de Chopine, mais je ne veux pas employer un mot pour un autre. Parce qu'il y a de l'ombre il existe une nuance particulière dans le nombre du délire qui fait que tout, si la musique était faite de notes, absolument tout, sans laisser de traces, et les femmes d'esprit, semble se rapporter aux sentiments qui auraient pu nourrir l'espèce humaine, mais on ne peut pas se passer de la culture à équidistance de tout et de tous. Il habite un monde dans lequel il n'a plus que des voisins et des semblables, et je croyais qu'il s'agissait d'un cercle, quand c'était une éclipse, qui agissait. Il ne mesure plus les distances gravées, il ne les apprécie plus en tulipes, elles n'ont que des notes, qu'elles présentent sans faute à la fin de la représentation. Tout atteint le délirant féroce au même degré, surtout quand on aime les pommes de terre sautées, or, les femmes, comme les romans et la musique, sont dépourvues et d'esprit et de sentiments, sombre histoire en laquelle elle disparaît dans les miroirs, c'est lui-même qu'il voit, cheval fou répété à l'infini paralytique. L'homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. Avec les vrais amis, on ne se fâche pas à propos de l'affaire Dreyfus ou de l'Ukraine mais on peut en revanche se brouiller sur un détail que tout le monde jugerait négligeable. Il veut la femme, le jouet le plus dangereux. Celui qui a vraiment de l'humour y renonce facilement. 

Je me réveille avec la Messe en si de Bach et je fonds en larmes. Ne m'emmerdez plus avec vos Louis Armstrong, je vous en supplie, je n'ai pas assez de vie en moi pour ça. La voix d'Herreweghe a énormément changé. Les gens qui se sont battus pour entrer à son concert de la Saint Matthieu à Paris, le dimanche 15 mars 1980, à l'église Saint-Étienne-du-Mont, étaient jeunes, alors. Il n'existe pas de signe plus manifeste du changement de civilisation. J'ai toujours préféré sa première version enregistrée au disque, même si elle est moins parfaite que la deuxième, moins somptueuse. « Si les larmes coulant sur les joues ne peuvent rien obtenir »… Jésus est condamné, voilà toute l'histoire. Il était (est) la vie, il était (est) le chemin. Qui pourrait encore entendre cela ? Le peu qui me reste, il faut bien l'économiser, car j'ai des dettes. Je viens de passer une demi-heure à répondre à un type qui a tenu à m'expliquer que j'étais un idiot parce que je considère que le cinéma n'est pas un art. Quelle bêtise (moi) ! Vouloir prouver qu'on a raison, voilà bien la pire de toutes les bêtises.

Philippe Herreweghe aura beaucoup compté dans ma vie. Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation, quand je l'ai découvert, il y a quarante ans. J'ai su immédiatement qu'il serait un vecteur incontournable pour pouvoir entendre Bach, pour pouvoir entendre ce que j'entendais de la musique de Jean-Sébastien Bach, pour être au cœur de la matière sonore de cette pensée. (Les grands compositeurs sont de grands penseurs, toujours.) Comme toujours, il y a un acte de foi, il y a un choix, une décision — comme en amour. La connaissance ne peut venir qu'après cette décision. Je suis définitivement un anti-athée. On ne peut comprendre que ce qu'on aime et on ne peut aimer que ce qu'on a besoin de comprendre. La musique est le lieu de la rencontre entre savoir et amour, entre matière et esprit, entre temps et instant. Chaque note est un carrefour et un seuil, chaque accord est une entrée charnelle dans la substance de l'amour éternel. Chez aucun autre compositeur que Bach n'existe à ce point cette certitude que nous sommes dans le vrai. Tous les autres cherchent, lui a trouvé, sans effort. La tension propre à la création est presque vulgaire, ici, qui peut être si séduisante, ailleurs. Nous sommes dans Le Lieu, dans Le Moment, si nous sommes présents à cette musique ; au cœur du Divin, à l'intersection du vertical et de l'horizontal, de temps et de l'espace, du corps et de l'esprit. Il n'est peut-être pas si bête de sangloter en écoutant la Messe en si. Cette musique, c'est la Voix de la Voie. Elle était là au commencement, elle sera là à la fin ; du moins dans le monde qui est le mien. 

« Demeure parmi nous, car le soir approche et le jour décline. » Ut mineur, Mi bémol majeur. Les trois bémols à la clef, comme les rois mages. Je vais reprendre un peu de café. Récapitulons ! Combien de 15 septembre ? Combien de petits matins ? Encore un appel ? Non, j'ai rêvé… Nous sommes tous allongés dans un couloir. Personne ne viendra et le matin est encore loin. 

dimanche 4 juin 2023

Vers le silence

 


On n'est pas très courageux, alors quand une merdeuse de vingt-cinq ans (ou même trente) se met à nous apprendre la vie (ou la musique) alors qu'elle n'en connaît que les prémisses (ou les faubourgs), on ne dit rien et on va voir ailleurs si on y est. Et ailleurs, on y est bien. 

Ailleurs, c'est la voix de Joe Zawinul, que j'aime, et aussi que son nom commence par un z, comme dans jazz. « Lena Horne, je rêvais de traverser l'Atlantique pour l'épouser ». Il parle de Fats Waller, bien sûr, et de Honeysuckle Rose — il assoit la fille sur le piano pendant qu'il joue, comme on couche une femme sur le papier pendant qu'elle dort. « Charlie Parker, j'ai cru défaillir tellement c'était bon. » Il y en a encore qui ne savent pas à quel point Parker est grand, essentiel, peut-être le plus grand génie du jazz. « J'ai pris le train pour Le Havre, puis le bateau Liberté, cinq jours de traversée. Pour tout bagage, j'avais 800 dollars, une vieille valise rapiécée et ma trompette. » À peine arrivé à New York, il va faire un tour du côté du Birdland, bien sûr, puis il se rend à la Berklee School où il avait une bourse pour quatre mois. Trois semaines après, on l'appelle pour remplacer un pianiste malade dans le club de Georges Wien. Il fait ce soir-là la première partie d'Ella Fitzgerald, avec le batteur Jake Hanna qui à la fin du concert appelle Maynard Ferguson en lui disant qu'il a découvert un jeune type qui vient de Vienne et qui est excellent. 

Je me souviens d'une caresse. À Vienne. Une caresse après un apfelstrudel. La pâte si fine que la table de la cuisine n'était pas assez grande pour pouvoir l'étaler en entier. C'était à Planay, aussi, en été. Les caresses musicales… Le sucre.

Ce matin-là, nous étions tous allés nous baigner au Grau-du-Roi, après une nuit blanche dans la grande maison adossée aux champs d'asperges, le long de la nationale 86. Il y avait Patricio, Manuel, Catherine, Christine, Michel, André, et peut-être Françoise. Tous à poil. On avait passé la nuit à écouter Mozart, Cecil Taylor, de la musique indienne et Weather Report, en mangeant de la tapenade. Catherine avait voulu aller voir un film de Buster Keaton à Avignon avec moi. Je portais un pantalon très léger, sans slip, et mon érection se voyait, ce qui l'avait fait rire — moi un peu moins. Catherine était avec Manuel, il faisait la gueule parce qu'elle me draguait très ouvertement. Elle avait de gros seins et faisait du théâtre. 

Joe Zawinul joue une gamme ascendante de ré majeur et on entend une gamme descendante de ré majeur. L'informatique musicale (et, avant elle, certaines pédales d'effets) permettaient ce genre de choses. Je me rappelle très bien quand j'avais découvert, émerveillé, ces nouvelles possibilités : entre le clavier de commande et le générateur de sons se trouvait une interface qui modifiait les rapports de hauteurs — par exemple en inversant les valeurs, ou en les multipliant, ou en les divisant, ce qui obligeait le cerveau à une gymnastique très déstabilisante (car nous entendions autre chose que ce que nos doigts jouaient) mais très profitable, et qui ouvrait l'imagination. Le thème de Black Market, dans le disque qui porte ce nom, a été conçu de cette manière. Ces possibilités musicales nous mettent en contact avec une réalité que nos habitudes (et la facture traditionnelle des instruments) nous empêchent de percevoir habituellement. En modifiant la géométrie (et le sens (aux deux sens du terme)) du geste instrumental, on découvre que ce qu'on imaginait être des données naturelles ne sont que des liens et des interactions créés et pérennisés par l'évolution de la pratique musicale, ordonnés par une théorie, et sont en conséquence des choix qui peuvent être détournés, modifiés, retournés, défaits. Après tout, rien n'oblige les touches d'un clavier à produire des suites des demi-tons. Ce n'est qu'une convention parmi d'autres conventions possibles. Nous pouvions aussi associer à chaque touche des accords (harmoniques ou inharmoniques), jouer sur des échelles non-linéaires, etc. C'est un peu comme si un clavier de machine à écrire était composé de touches qui produiraient non pas les caractères de l'alphabet mais des mots, des syntagmes, ou bien si en tapant : a, b, c, d, e, f, g, on obtenait g, f, e, d, c, b, a, ou encore z, y, w, v, t, s, r, ou même a, c, f, j, o, u, b, etc. On voit toute l'étendue des possibilités, quasiment infinie. On pourrait très bien imaginer un clavier qui, au lieu de servir à transcrire des lettres, associerait des caractères à des duos de mots, à des sentiments, à des citations, ou bien qui réagirait aux mots qu'on tape en les transformant de manière anagrammatique : nous écririons par exemple “chien” et le résultat serait “niche”. Ou, encore plus sophistiqué, le clavier réagirait d'une manière qui évoluerait au fil du texte, d'une façon différente selon l'endroit où l'on se trouve. Toutes ces opérations, qu'on pourrait regrouper en classes, obligeraient à une gymnastique mentale fertile, et susciteraient des textes qui, par l'effort intellectuel et logique qu'ils induiraient, seraient certainement plus personnels, plus éloignés des automatismes plus ou moins conscients que chaque écrivain développe forcément au cours de sa vie. C'est l'une des nombreuses manières dont l'intelligence artificielle, en ce qu'elle viendrait contrarier nos réflexes et notre paresse, pourrait être associée d'une façon féconde à la littérature. Une sorte de perversion heureuse, en somme. Ce serait en quelque sorte une manière nouvelle de faire de la littérature à contrainte. Quand je lis la production poétique de mon époque, je me dis que ce ne serait pas du luxe. 

Un texte que j'avais écrit il y a quelques jours, et publié sur Facebook, a créé bien malgré moi des remous plutôt violents. Je me suis bien amusé, je dois l'avouer, en lisant les commentaires d'une cinglée qui me traitait tout à la fois d'amateur et d'imbécile. Ça m'a rajeuni. Il y avait quelque temps, en effet, que mes textes ne suscitaient plus de polémique, et que je ne me faisais plus insulter. On commençait à s'ennuyer ferme. Comme toujours, dans ces cas-là, il faut voir le visage de celui ou celle qui donne des coups de pied aux barreaux de sa cage. Neuf fois sur dix, ça suffit pour comprendre d'où vient la crise. L'arrogance des débutants est sans limite ; nous sommes tous passés par là. Je dis ça, mais tout de même, je crois que le phénomène prend aujourd'hui des proportions tellement caricaturales qu'on ne peut qu'être un peu inquiet. Comme toujours, la réaction de cette fille montre de manière emphatique qu'elle ne sait pas lire (elle semble en réalité affectée d'un prurit causé par le fait que ça ne parle pas d'elle). C'est vraiment le mal du siècle. Toutes nos relations, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou simplement fonctionnelles, pratiques, quotidiennes et banales, sont empoisonnées par cette maladie, qui nous fait perdre un temps fou et peut nous conduire rapidement à la folie. Traduire est devenu notre activité principale, puisque la langue commune s'est éclipsée à la vitesse d'un cheval fou au galop. 

Ailleurs, c'est les phrases que personne ne cite d'un écrivain que tout le monde connaît. Ailleurs, c'est la solitude. Ailleurs, c'est cette caresse unique, parfaitement singulière, qui ne reviendra jamais, ce dont on ne se consolera plus. Ailleurs, c'est la femme désirée en ses gestes intimes, volés, qu'elle ne peut donc pas nous offrir. Ailleurs, c'est la demande qu'on fait et dont on sait qu'elle sera toujours remise à plus tard, qu'elle ne peut en aucun cas être satisfaite, malgré le désir et même l'amour. Ailleurs, c'est le regard du voyeur : dépense en pure perte. Ailleurs, c'est l'été qui nous avale comme s'il digérait notre désir et notre impatience. Ailleurs, ce sont les dictionnaires sans limites et les phrases inachevées. Ailleurs, c'est l'impuissance de celui qui aime à tort et en travers. Ailleurs, c'est la règle qui se fait passer pour l'exception, avec la complicité des marchands. Ailleurs, c'est mon esprit qui semble se dissoudre, parfois, et c'est Serge qui revient me hanter dans mes cauchemars, comme le Mal absolu. 

Malgré tout, malgré les sueurs froides et les douleurs, on aime ça. On arrive encore à rire, et il nous prend même une certaine exaltation à savoir que le corps qui nous torture est le même que celui qui jadis nous donnait tant de plaisir : simplement, du temps a passé en lui, les organes se sont durcis, des poches de délires sont nées ici ou là, des barrières ont cédé, des espaces ont été condamnés, un ou des principes se sont inversés. On a du mal à le reconnaître, mais c'est bien lui. 

Malgré tous les reproches justifiés qu'on peut lui faire, le jazz est et restera un miracle. Vraiment un miracle ! Cette musique est née et s'est développée d'une manière stupéfiante, elle a défié les lois humaines, je le crois vraiment. En très peu de temps, elle a atteint une complexité et même une sorte de perfection qui sont presque impensables. On parle toujours du blues et du mélange, mais c'est très loin de tout expliquer ; c'est même une facilité intellectuelle. La technique instrumentale, les techniques instrumentales qui ont été élaborées très rapidement par une invraisemblable force humaine centripète, qui a agrégé autour de principes assez simples des pratiques très diverses, très singulières, leur ont conféré une puissance et une fluidité qui n'existent pas ailleurs, et leur a permis surtout ce qui fait tout le sel de cette musique : la rencontre, le fait de pouvoir jouer avec d'autres que soi, très simplement, des partitions qui n'existent pas. Le téléphone sonne dans une chambre d'hôtel, et deux heures plus tard une musique géniale est entendue dans un club près de la 52e rue. Charlie Parker a appris à jouer du saxophone sur un instrument en plastique, en imitant ceux qu'il voyait jouer alors qu'il était encore mineur et qu'il s'introduisait clandestinement dans les boîtes en passant par la fenêtre des toilettes. Le be-bop est vraiment l'acmé du jazz, son moment le plus vertigineux, le plus exaltant : sa complexité, sa vitesse, cette frénésie technique et sonore qui tire de l'harmonie (des changements harmoniques) une jouissance exubérante redonnent tout son sens au vieux mot de virtuosité.

Miles Davis vient de là. C'est là qu'il a accumulé en lui la vitesse libératoire qui lui a permis ensuite de traverser tous les styles qu'il a forgés. Il a pris le temps et l'époque de travers, en oblique, et s'est métamorphosé tout au long de sa vie comme le diablotin angélique qu'il était. À la vitesse a succédé la lenteur, la profusion a été suivie de l'économie, la complexité a laissé la place à la sobriété, mais c'était la même chose, vue de plus loin : il creusait le même sillon, vers le silence ; une autre définition de la vertu. Zawinul l'a rencontré pour la première fois au Birdland, mais il n'alla pas vers lui, car Miles était très entouré, et il ne voulait pas le déranger. Joe était avec Anne Little, qui s'occupait des affaire de Dinah Washington, et Miles Davis, passant près de lui, lui demanda : « Qui es-tu ? » Anne Little la bien nommée, car elle était énorme, ne laissa pas au jeune Autrichien le temps de répondre et dit à Miles : « Tu ne sais pas qui c'est ? » et invita ce dernier à venir écouter Zawinul au Basin Street West, où le trompettiste, après l'avoir entendu, proposa au pianiste de travailler avec lui, ce que Zawinul refusa tout net. Miles, un peu interloqué par ce refus, lui demanda pourquoi, et Joe lui répondit qu'il n'était là que depuis six mois et qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre, mais que, le moment venu, ils travailleraient ensemble et qu'ils « feraient l'histoire ». Ils sont devenus amis ce soir-là. Ils avaient l'amour de la boxe en commun. 

Zawinul a été le premier à utiliser le piano électrique, quand il jouait avec Cannonball Adderley. Il en avait dégoté un (un Wurlitzer) dans les studios de Capitol Records, à Los Angeles. Miles a aimé ce son, qui était à l'époque complètement inconnu, et tout a commencé comme ça. On connaît la suite… Un son est un son. Qu'il soit produit par une corde frappée ou par un marteau qui frappe une lame de métal, ou par un oscillateur, c'est la manière dont il va rencontrer les autres sons, et les transformer, qui compte en définitive. Zawinul est chez Miles, il commence à jouer In A Silent Way, et Miles fait bouger de petites figurines qui se trouvent sur son bureau. Quelques jours plus tard, il téléphone à Zawinul, à dix heures du matin, et lui demande de le rejoindre au studio de la Columbia, sur la 52e rue. Quand il arrive là-bas, le jeune homme y trouve des pianos électriques, un orgue Hammond, et puis John McLaughlin, Dave Holland, Wayne Shorter, Tony Williams, Chick Corea et Herbie Hancock. « Tout le monde se respectait. » Nous sommes en 1969. « John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. » À mes seize ans, j'ai acheté un Fender Rhodes, LE piano électrique que tout le monde voulait posséder, et c'est devenu mon instrument, dans le premier ensemble de jazz auquel j'ai appartenu. J'ai adoré cet instrument. Ça nous permettait en outre de jouer dans des salles où il n'y avait pas de piano, ce qui n'était pas rare, à l'époque, en ce qui concerne le jazz. Je l'ai trimballé partout, y compris dans la cour du lycée où nous avions joué sans autorisation avant de nous en faire expulser. Le directeur du conservatoire au sein duquel j'avais été élève, en Haute-Savoie, vint un jour assister à une répétition de mon groupe, et quand il rencontra ma mère, quelques jours plus tard, il lui dit que je « tirais de cet instrument des sons magiques », ce qui fit rire aux larmes ma mère, car il prononçait le mot « magique » en y mettant de très nombreux i. Mais il était organiste, excellent, d'ailleurs, et je comprends très bien que ces sonorités lui aient plu. Il y avait donc trois pianistes dans le disque enregistré par Miles Davis cette année-là ! Pourtant, ce qui sur le papier aurait pu sembler une fantaisie condamnée à faire de la pâtée pour chats sonne extrêmement bien. Miles avait un instinct très sûr. Sa manière à lui de composer, c'était de choisir les musiciens, plus que d'écrire des notes sur une partition. Il distribuait les rôles comme un metteur en scène, et les thèmes (ou les harmonies), c'était les hommes, les musiciens. 

On y est ? On n'y est jamais, bien sûr. La Présence, c'est difficile. Rare. Exceptionnel. Ça a dû m'arriver, pourtant. C'est comme une note qu'on entend, à l'intérieur d'un accord, qui se détache sans qu'elle soit jouée plus fort que les autres, c'est la pointe du sein qu'on aperçoit de loin, c'est l'odeur qui reste, après. C'est le point d'orgue, le détail, le motif dans le tapis, le fragment qui reste quand on a tout oublié, la minute qui ne colle pas avec le fil des événements qu'on se repasse dans la tête, la vérité qui nous met cul par-dessus tête, ou pas de vérité du tout, l'improvisation parfaite. Nous étions là, toi et moi, et ce moment ne reviendra plus jamais. Il y avait une cohérence, un accord avec le temps, avec l'absence, qui s'est manifestée avec une plénitude simple et entière. Il n'y avait aucun discours, aucune explication, encore moins de justification. Pas de dialectique ni d'argumentation. La tachtche s'interrompt. On avale une grande goulée d'air. — Rien à négocier.

Miles Davis dit à Zawinul : « Wayne et toi, vous êtes les meilleurs musiciens du monde. » Wayne Shorter, j'en ai déjà parlé, il a été très important. C'est un prince. Une présence comme il y en a très rarement. Quand il joue, il écoute plus qu'il ne joue. Le son de son sax est tranchant comme un bistouri, doux comme la bouche qu'on embrasse. Toutes les notes qu'il a jouées sont restées comme un nuage léger quelque part en moi. 

J'ai fini par vendre mon Fender Rhodes à une étudiante en piano du conservatoire de Paris. Elle était venue en train le chercher en Haute-Savoie, avait voyagé de nuit (à l'époque il fallait sept heures pour faire le trajet), était arrivée chez moi aux petites heures du matin. On avait pris un petit déjeuner ensemble, on avait joué un peu de Bach ensemble, puis elle était repartie comme était venue, avec ce gros machin lourd comme un âne mort sous le bras. Qu'en a-t-elle fait, de cet instrument, je n'en ai aucune idée. Je n'aurais jamais dû le vendre, mais je voulais tirer un trait sur cette vie-là, et pour tirer des traits je suis plutôt doué. 

Ailleurs, je n'y suis même pas. Je n'ai pas bougé. Je me tasse sur moi-même, un peu plus chaque jour. Soixante ans à ne pas bouger. Shhh / Peaceful.