lundi 5 octobre 2015

Emballer fillette n°2



Je ne veux pas brosser un tableau général, fut-il très simplifié, de l'histoire du cœur de la pensée occidentale (…)

Ouf !

samedi 3 octobre 2015

1882 signes


Né le 10 janvier 1956 à Rumilly, en Haute-Savoie. Famille de la petite bourgeoisie. Père pharmacien (violoniste), mère au foyer. Six frères et sœur. Enfance heureuse. Piano. À seize ans, son père meurt, sa mère l'émancipe, il part de la maison. S'installe à Annecy avec sa petite amie. Gauchiste (au PCI), brièvement, puis musicien de jazz et d'improvisation. Déménage dans le Gard, dans un village près de Remoulins. Accompagne (même) des chanteurs. Part en Inde, au Népal, à Ceylan, durant trois mois, puis s'installe à Paris. Contrepoint – harmonie – filles. Classe de percussion au conservatoire de Pantin, avec Gaston Sylvestre, et de zarb, avec Jean-Pierre Drouet. Rencontre à cette occasion son maître, Carlos Roque Alsina (du New Phonic Art), avec qui il étudiera le piano durant sept années. S'installe dans un minuscule village bourguignon, de 1980 à 1985, seul avec son chat. Travaille énormément le piano et la musique. Retour à Paris. Commence à composer, et enseigne le piano et la musique de chambre au conservatoire, jusqu'en 2001, où il claque la porte et s'enfuit en Haute-Savoie, pour s'occuper de sa mère malade : deux années extraordinaires, merveilleuses et terribles. Brève mais très intense passion sexuelle, juste avant de partir de Paris, en 2000. Mort de la mère, en 2003. Il faut partir, car la maison familiale est vendue. En 2006, se réinstalle dans le Gard, près de Nîmes. Survit en donnant quelques cours de piano, et entame une carrière de peintre, tout en continuant la composition de musique acousmatique. Disque (très réussi, donc parfaitement inconnu) en 2009. Composition vidéographique. Écrit de plus en plus, mais non publié, ou pas sous son nom. Produit beaucoup de tableaux, par défi, écrit, arrête de composer. Vieillit. Je crois que c'est tout. Ah non, amoureux d'une comtesse folle dont il finit par se séparer, il ne sait plus pourquoi.

jeudi 17 septembre 2015

Cailloux

Faisant sur Internet une recherche sur une ex à moi, j'apprends qu'elle fabrique des cailloux attirants. On peut donc gagner sa vie à jeter ses cailloux chez les autres. C'est formidable, j'en apprends tous les jours. Cette jeune fille avait des dons éclatants, en peinture, et elle finit par faire des lampes et des cailloux. C'est là que je me rends compte que j'ai complètement foiré ma vie. Heureusement pour moi, je l'ai connue quand elle avait quinze ans et demie ; à cet âge-là, elle n'avait pas encore eu le temps de devenir elle-même

Il est à peu près constant que, nous retournant sur notre passé, bien des années après, nous nous félicitons d'avoir été largué par celles que nous aimions le plus. C'est à chaque fois un énorme soupir de soulagement. À quoi nous avons échappé, ô Dieu bienveillant qui veille sur nous !

vendredi 11 septembre 2015

Accélération et sidération


« Bon, ça va faire un peu mal, mais ça ne durera pas longtemps, essayez de vous détendre. »

Ce phénomène de l'invasion migratoire est la forêt qui cache l'arbre.  (Pour cacher un arbre disgracieux, multipliez-le par cent, par mille, et il deviendra une forêt "formidable". Pour faire disparaître un indigène, plongez-le dans un bain à forte concentration hétérogène.) Comment mieux faire accepter l'immigration massive de fond qu'en la redoublant de quelque chose qui a l'air d'être indépendant de la volonté des dirigeants occidentaux, qui se désigne à nous comme une sorte de "catastrophe", alors qu'elle n'est que l'acmé en trompe l'œil d'un phénomène qui a commencé il y a quarante ans ? Comment mieux la faire passer au second plan qu'en la noyant dans la même chose mais à la puissance dix ? Cette "migration" n'est pas un événement (d'ailleurs, ce n'est pas une migration). C'est un anti-événement, c'est une anti-migration (les espèces qui migrent le font chaque année, et chaque année reviennent à leur point de départ. Ici, tout nous démontre qu'il n'y aura pas de retour possible). Elle était déjà à l'œuvre depuis longtemps mais ceux qui l'appellent de leurs vœux n'avaient pas encore trouvé la bonne présentation, le nom adéquat, la forme ultime, qui la rendrait, non pas acceptable, mais inéluctable, impossible à refuser. Immigration est devenue migration, et de ce préfixe disparu dépend la disparition d'une espèce. Comment, en deux lettres coupées, disparues du sens, désarmer un peuple, des peuples ? La réponse a lieu ici et maintenant, en temps réel.

Ils avaient à peu près tout essayé, et malgré les succès indéniables de l'entreprise, elle rencontrait encore des résistances qu'on ne pouvait négliger tout à fait. Des critiques se faisaient entendre ici ou là qui, même si elles étaient immédiatement diabolisées et criminalisées, recueillaient tout de même inexplicablement l'assentiment sourd mais entêté d'une partie de la population. Comme souvent, le nombre et la vitesse allaient tout changer, la qualité serait créée par la quantité. Puisque les Rétifs résistaient encore à une dose forte, on allait leur administrer une dose létale, ce qui aurait pour avantage de les faire disparaître et de faire disparaître avec eux leur réticence ontologique, mystérieuse aux yeux des nouveaux Médecins de l'Espèce humaine. Puisque c'était par leur seule existence que les Rétifs opposaient une résistance à la Remplacibilité générale, la solution a consisté à les noyer dans la masse. Bien sûr, la chose était en train depuis longtemps, mais la lenteur même du processus constituait un risque qu'il se retourne contre ses promoteurs, à la faveur d'un de ces événements par nature imprévisibles et paradoxaux dont l'Histoire a le secret.

Longtemps, la doctrine avait été celle de la grenouille plongée dans une marmite dont on élève insensiblement la température. La grenouille finit toujours par être ébouillantée, mais elle ne songe pas à se révolter, puisqu'elle s'habitue à son bouillon. Ils ont fini par penser que même dans ces conditions, la chose allait s'ébruiter, et puis surtout, ce sont des impatients par nature, qui s'enivrent de leur propre puissance et qui, à mesure qu'ils deviennent différents de nous, oublient qu'il est encore possible de ne pas partager tout à fait leur enthousiasme essentiel. (Le délirant ne sait pas qu'il délire ; pour lui, il faut soigner celui qui ne délire pas en chœur.) Leur patience est à bout. La propagande était pourtant sophistiquée et efficace, mais l'appétit vient en mangeant, et ils ont les yeux plus gros que le ventre. Ils parviennent de moins en moins à masquer leur fuite en avant, on en a des signes manifestes tous les jours ; la photographie du petit Aylan n'en est qu'un exemple parmi des dizaines. 

mercredi 9 septembre 2015

Le Village (2)


Ils se sont installés discrètement, personne ne les a remarqués. Ils n'ont pas fait de bruit, ils n'ont pas invité leurs voisins à prendre l'apéro pour faire connaissance, ils ne se sont pas inscrits au club de rando, ni au concours de la meilleure photo du village. On ne connaissait pas leur nom, on ne les entendait pas, ils ne passaient pas la tondeuse, ils ne dansaient pas, nus sur de la techno, dans leur jardin, ils ne repeignaient pas leur portail sur du rap diffusé à fond la caisse, ils n'ont pas installé d'éclairage solaire dans leur jardin. Même leur chien, car ils avaient un chien, n'aboyait pas, ou très peu, quand on passait devant l'entrée. Bref, ils ne se faisaient pas remarquer, et c'est bien ce qui aurait dû nous alerter, ou nous inquiéter, ou nous interpeler. On aurait dû tout de suite aller les voir et leur demander des explications, peut-être des excuses, ou au moins leur demander de se justifier. Ils auraient pu avoir une vieille tante malade, être en dépression, ou être en situation de stress post-traumatique. Ce n'est pas interdit. On aurait compris. Nous sommes des gens tolérants. On peut très bien comprendre que tout le monde ne soit pas toujours au meilleur de sa forme, on sait être patient, attendre des jours meilleurs, et, surtout, on aurait pu leur donner un coup de main, les soutenir dans leur épreuve, être là, à leur côté, pour traverser avec eux ce mauvais moment. Le fait qu'ils ne demandent rien à personne était un signe que nous avons négligé bêtement, il faut bien le reconnaître. Tout le monde a besoin des autres, n'est-ce pas ? C'est la preuve irréfutable que nous sommes des êtres humains. L'être humain n'est véritablement humain que s'il se sent faire partie d'une famille, d'un clan, d'une société, s'il est lié aux autres et les autres liés à lui. C'est comme ça. Sinon, vous êtes quoi ? Un animal, un sauvage ? Un crypto-facho ? Une amibe ?

Le premier incident a été cette coupure d'électricité, en pleine nuit. (…)

mercredi 2 septembre 2015

Le Village (1)


Je m'étais installé dans un chamant village promis à un bel avenir, dans le Gard, un département plein de vie et de diversité, qui aspire à se développer, qui aspire à la croissance, aux animations, à l'événementiel, à la festivité revisitée par le ludique et le créatif. J'avais choisi avec soin mon implantation, en vue de démarrer une nouvelle vie, tonique, jeune, active, créatrice, conviviale. Je désirais investir mon présent et épouser mon futur dans la joie de l'instant.

Le maire du village m'avait assuré qu'ici ça bougeait, qu'on ne s'ennuyait pas une seconde, que la calendrier des fêtes était l'un des plus conséquents, tous départements confondus, des campagnes françaises, et qu'on pouvait compter sur lui pour booster la vie, pour donner du sens aux heures et du tonus au temps libre des seniors, pour ne laisser de répit à personne et pour chasser définitivement l'ennui, cette formidable plaie des temps modernes. Je m'étais laissé convaincre : on devait édifier un supermarché avec ses pompes à essence et un distributeur de billets dans la petite rue que j'habitais, les discothèques environnantes avaient reçu toutes les autorisations pour augmenter de manière importante la puissance de leurs sonorisations, et les horaires d'ouverture étaient désormais complètement libres, ce qui promettait des nuits qui durent jusqu'au petit matin. Les sens interdits qui réduisaient légèrement la circulation dans le quartier allaient être supprimés, les gendarmes couchés qui limitaient légèrement la vitesse des autos, on les supprimerait bientôt, et le maire avait également promis de ne plus faire mine d'ennuyer les conducteurs de pétrolettes qui avaient eu l'excellente idée d'ôter leurs pots d'échappement pour égayer un peu les rares nuits durant lesquelles un calme affreux s'abattait sur notre village momentanément assoupi. En outre, on avait demandé aux habitants de proposer eux-mêmes des fêtes, hors de celles qui existaient déjà, pour essayer de lutter contre l'envahissement préoccupant du silence, l'objectif déclaré étant d'arriver à un taux de 80% de journées festives ; le plus imaginatif recevrait un bon pour entrer à l'œil dans la discothèque de son choix durant une année. Bien sûr tout cela s'accompagnait de prévisions de repeuplement et de construction, un peu partout aux alentours de la commune — et l'on entendait déjà le bruit vivifiant des marteaux piqueurs, qui nous signalait dès huit heures du matin que la vie était de retour parmi nous. À cet effet, les terrains à construire avaient vu leur prix baisser considérablement et des subventions efficaces rendaient le prix des loyers extrêmement attrayant. En outre, dans mon quartier, l'éclairage nocturne était très efficace : de la tombée de la nuit jusqu'à l'aube, on y voyait comme en plein jour, et peut-être même mieux qu'en plein jour, ce qui permettait d'ailleurs à ceux qui avaient des insomnies de passer leur tondeuse la nuit et ainsi d'éviter les grosses chaleurs de l'été. Nous avions un feu d'artifice magnifique quatre fois par an qui attirait les habitants des alentours et aussi pas mal de touristes. Autant dire que notre commune était une commune pilote dont on ne pouvait qu'être très fier. Nous étions d'ailleurs passés plusieurs fois déjà à la télé lors de reportages très élogieux. La preuve de la réussite de notre bourgade ? Les fêtes de voisins se multipliaient de manière exponentielle, et il n'était pas rare d'y être invité jusqu'à trois fois dans une même semaine. 

Je n'avais donc qu'à me féliciter de mon choix judicieux, et la vie s'écoulait joyeusement, dans la commune de V., jusqu'à ce qu'un événement inexplicable remette notre paisible bonheur en question.

(…)

dimanche 30 août 2015

L'Émission !


Alors j'ai envie de dire que ça fait plaisir de vous voir sourire ! Chers auditeurs, j'ai en face de moi Adolf H, Mao T-T, Joseph S, et Pol P, eh oui, rien que ça, et je peux vous dire que ça va donner une émission de folie ! [Applaudissements] Comment allez-vous, Messieurs ? Tiens, si l'on commençait par Adolf (vous permettez que je vous appelle Adolf ?), j'ai envie de commencer par Adolf, parce qu'on peut dire que vous revenez de loin, vous ! Racontez-nous un peu, Adolf ! Vous n'êtes pas sans savoir qu'on a raconté énormément de choses sur vous ; pourriez-vous nous donner votre version des faits ? Où étiez-vous passé, depuis tout ce temps ? On a dit tellement de choses, tout et son contraire, à votre sujet, que vous étiez mort, suicidé, assassiné, enfui en Amérique du sud, que vous vous étiez fait refaire le portrait, etc. Allez-y, j'imagine que vous avez beaucoup de choses à nous raconter ! Nous sommes en direct, donc rien de ce que vous direz ne sera coupé au montage, et l'audience dépasse tout ce qu'on a connu jusqu'à présent, alors je n'aurai qu'un mot : lâchez-vous ! Qu'on apporte un verre d'eau à Adolf, s'il vous paît. Non, non, s'il vous plaît, Pol, attendez, attendez je vous prie, votre tour va venir très vite, je vous le promets. Oui, nous comprenons tous que vous avez beaucoup de choses à dire, que vous voulez rectifier les erreurs manifestes que les historiens ont commises à votre propos, mais je vous assure, nous allons prendre notre temps, et vous aurez tout le temps qu'il vous faut pour vous exprimer. Je vous en donne ma parole de journaliste. Prenez exemple sur Mao, regardez comme il est patient, calme, pondéré, allez, calmez-vous, tout va bien se passer. Pourtant, vous les Asiatiques, on dit que vous êtes sages, hein, mais ma parole, on dirait bien qu'il y a de sacrées différences entre le Cambodge et la Chine. Allez, Adolf est prêt, laissons-le s'exprimer, c'est tout de même le principal accusé, enfin, présumé coupable, ici, il faut bien commencer par quelqu'un, après tout. Non, Joseph, non, vous n'allez pas vous y mettre vous aussi, remettez votre oreillette je vous en prie, je ne comprends pas le russe. Apportez une vodka à Joseph, Mylène, s'il vous plaît. Allez, on écoute Adolf, un peu de discipline, Messieurs ! S'il vous plaît !

— …

— Prenez tout votre temps, je ne vous interromprai pas. Je vous laisse parler à votre guise. Vous êtes ici chez vous. 

(…)

vendredi 28 août 2015

Petit pouvoir


Petit pouvoir, petit pouvoir ! Il est là, mon petit pouvoir, entre mes jambes, comme un moineau déconfit en extase bénigne. Il n'a l'air de rien. Au repos comme un guerrier au chômage. Mais je vous assure qu'on l'a connu très vaillant et infatigable, indomptable, formidable ! Là, il reprend des forces. Il attend son heure, qui ne saurait tarder. C'est vrai, il y a déjà un moment qu'il attend son heure ; mais il est patient. Il ne s'en fait pas. Être à l'heure est sa devise. Pourquoi s'en faire ? Quand il n'y a pas de travail, on se repose, comme disait tante Mathilde à l'heure de la sieste. 

Oui mais tante Mathilde était une femme. Les femmes c'est pas pareil. Elles ne travaillent jamais, les femmes. Une femme, ça attend, ça se laisse faire. La joie d'une femme est dans la passivité. La joie d'une femme ne dure pas qu'un instant, la joie d'une femme, et son bon plaisir, sont infinis. Qu'elle respire, qu'elle dorme, qu'elle urine, qu'elle mange, la femme est comblée de jouissance, et même vide elle est pleine de cette joie liquide. Ça fait une sacrée différence, croyez-moi ! Je dis que la femme attend mais ce n'est pas vrai. Elle n'a rien à attendre, ou plutôt, l'attente est aussi sa jouissance et sa joie. Les femmes, c'est une chose assez compliquée, mais c'est aussi très simple, beaucoup plus simple qu'un homme. Ça fonctionne toujours. 

Notre pouvoir à nous, les hommes, bien qu'il soit très réel, est très limité dans le temps. Juste le temps d'une érection, et même si l'on met bout à bout toutes nos érections, ça ne fait pas grand-chose. Les hommes, on est du chronomètre, du rythme, on pense à tenir, à bander, toute notre vie se passe à vouloir tenir. Ça fatigue, ça, de tenir. Et d'ailleurs, souvent on tient pour des prunes. Ça ne suffit pas. La femme va encore trouver le moyen de se plaindre. 

La femme aime se plaindre, ça l'occupe, durant son éternité de joie. La femme est comme le ciel, on ne peut jamais la combler. C'est un trou sans fond, un panier sans anse, une pipe déculottée, un pruneau sans noyau, une figue sans figuier. On essaie de regarder dedans et on s'y voit comme dans un miroir, et ça l'amuse de nous renvoyer à nous-même, quand on voudrait comprendre où l'on dépose notre petit pouvoir de l'instant. Ça n'a pas de plan, une femme, puisque ça n'avance que pour aller nulle part et en revenir, et l'absence de plan nous chagrine beaucoup, nous les hommes. Quand on veut bander, il faut un plan. 

L'homme est là, la femme est ici. Ça ne coïncide jamais mais elle a appris à nous faire croire le contraire, et nous avons appris à faire semblant de la croire. Il faut en permanence se rappeler d'oublier que nous savons que nous ne pourrons pas tenir. Est-ce comique ? Oh oui, c'est comique ! Une des premières choses qu'on comprend, quand on commence à faire l'amour à des femmes, c'est qu'il faut s'abstenir absolument de rire durant l'acte. Il faut être d'accord avec l'acte pour être d'accord avec l'être, et, pour cela, il faut, au moins dans un premier temps, éliminer le comique extraordinaire de cette situation. Un acte que le monde entier a fait avant nous ne peut être que d'un comique ahurissant, surtout lorsqu'on le fait très sérieusement, en croyant très sérieusement qu'on est en train de l'inventer. 

Le petit pouvoir des hommes, le petit pouvoir dressé, qui veut tenir, les rend si ridicules qu'ils en sont transfigurés. Quand les femmes ne sont pas occupées à jouir, c'est-à-dire très rarement, elle s'agrippent à ce petit pouvoir comme à un rire qui aurait durci, le temps d'éclater à l'extérieur de l'homme, qui aurait gelé, à peine sorti de l'homme, et qu'elles vont faire fondre en elles, pour lui redonner un peu le sens des réalités. Entre "tenir" et "venir", il y a seulement le pouvoir de la femme. 

lundi 24 août 2015

(RIP)


Notre vie n'est qu'un obstacle entre nous et la mort. Elle fait tout ce qu'elle peut pour se mettre en travers, elle y croit, elle se prend vraiment pour un abri, même si l'on s'aperçoit, un peu tard, qu'elle n'est en réalité qu'un tremplin. Il en est qui sortent de la vie à grande vitesse, à la vitesse accumulée de l'élan qu'ils se sont donnés dans leur vie, et d'autres dont l'allure vitale peine à les amener jusqu'à la mort. On a l'impression que leur vie va s'arrêter avant la mort, juste avant, les laissant en plan dans une sorte de non-vie qui n'est pas la mort. On les plaint. Pour bien mourir, il faut avoir accumulé une certaine vitesse qui permet de franchir le seuil sans que celui-ci nous retienne. 

Imaginons un instant qu'il n'y ait pas de vie avant la mort. La naissance serait donc supprimée, effacée, oubliée, mais, sans naissance, plus de mort non plus. Les êtres que nous sommes passeraient donc directement du néant au néant, sans coup férir, sans accident, sans bévue ou autre maladresse. Il n'y aurait aucun à-coup, aucun risque de mortalité infantile ou d'enfantement difficile. Bien sûr, certains auraient un peu de mal à distinguer le néant premier du néant second, c'est inévitable, mais, hormis ce léger inconvénient, je pense que tout le monde y trouverait son compte. Plus de maladies, plus de chagrins d'amour, plus de guerres, plus de séparations déchirantes, plus de complexe d'Œdipe, finie la hantise du Front national, une Terre qui pourrait enfin souffler, des bêtes qui en reviendraient à une vie saine et sauvage, un niveau de bruit et de pollution bien inférieur à ce qu'il est actuellement, et enfin, le sempiternel problème de la surpopulation réglé définitivement. 

Même s'il parait difficile d'imaginer clairement ce qu'il en serait de l'être, dans ces conditions nouvelles, il paraît évident que les avantages de cette nouvelle organisation ontologique sont bien plus nombreux que ses inconvénients. Le désir fondamental de l'homme n'a-t-il pas toujours été de minimiser les obstacles qui se dressaient devant lui, sinon de les faire disparaître tout à fait ? Toutes les théories généreuses qu'il a élaborées durant son histoire nous paraissent en comparaison bien timorées, bien limitées, si on les oppose à notre projet grandiose et révolutionnaire. Toutes les utopies politiques connues n'avaient pas osé s'attaquer à cette épine gigantesque dans le pied de l'humanité. Quelle loi, quel impératif, quel dieu égoïste et insensible pourrait bien vouloir que cet état perdure pour l'éternité, qu'il soit interdit à l'homme d'échapper enfin à la malédiction qui l'a depuis les origines enchaîné au vivant ?

Qui a décrété que le vif était supérieur à l'inanimé ? Quels sont les critères qui ont permis de décider de cette soi-disant supériorité ? Si l'on creuse un peu la question, on voit qu'il n'existe aucune raison sérieuse de préférer la vie à la mort. C'est seulement l'habitude qui nous a amenés à penser de la sorte, et  un vague sentiment religieux ; sûrement pas la raison. Lorsque qu'un humain décède, on parle du "repos" éternel. On lui souhaite ce repos et cette paix également éternels. C'est bien la preuve que cet état de repos est hautement souhaitable. Pourquoi ne pas désirer faire précéder cet éternel repos d'un autre repos, qui pourrait tout aussi bien être éternel, lui aussi ? Je ne vois pas au nom de quoi s'opposer à ce légitime besoin de repos. Contrairement à une idée très répandue, le repos n'est pas seulement destiné à redonner des forces, à réparer la machine vivante, il est aussi et avant tout le lieu et le moment du seul plaisir humain qui ne demande rien à personne, qui se suffit à lui-même, et, surtout, qui ne nuit à personne. Que chacun se repose et les vaches seront bien gardées.

Mais j'en vois qui vont venir nous parler des grandioses réalisations du génie humain, de l'art, de la philosophie, de la technique, de la pensée. À ceux-là, je répondrais tout d'abord que ce qui existe déjà est très suffisant, qu'il n'y a nul besoin véritable d'ajouter encore à ce dont l'homme a doté le monde. Tout ce qu'on pourrait produire serait désormais superfétatoire et ne ferait que démontrer la prétention inouïe de l'espèce humaine à laisser une trace derrière elle. Mais ce n'est pas encore la véritable raison. Le vrai est que rien n'est comparable au repos, ni le génie, ni l'ambition, ni l'amour, ni la sexualité, ni le pouvoir, ni l'argent, ni les royaumes, ni l'or, ni les jardins suspendus de Babylone, ni l'Art de la fugue, ni le dernier aphorisme de Paulo Coelho, le vrai est que la vie n'est en rien une nécessité pour l'homme, et qu'à courir après celle-là, celui-ci a perdu un temps infini en une activité vaine qui l'a mené où l'on sait. Il n'est pas trop tard pour renoncer définitivement à ce passage court et chaotique entre deux éternités bienfaisantes, et pour redonner à l'être sa vocation profonde, qui est de rester allongé sans bruit, sans paroles et sans mouvement dans son non-être premier.

Plutôt que la vie éternelle espérée de tout temps, la non-vie éternelle. On peut penser que cela reviendrait au même, mais seule l'expérience nous le dira, et le plus tôt sera le mieux. 

vendredi 21 août 2015

Les Nouveaux Agélastes


« Mais nous savons que le monde où l'individu est respecté (le monde imaginaire du roman, et celui, réel, de l'Europe) est fragile et périssable. On voit à l'horizon des armées d'agélastes qui nous guettent. »
Si Kundera écrivait son texte aujourd'hui, il nous dirait que les agélastes sont là, parmi nous, par milliers, et qu'ils ont remporté la partie. C'est à Jérusalem qu'il a prononcé ces paroles, dans ce petit pays européen au cœur du monde arabe, et je vois dans ce fait un signe prémonitoire incroyablement lumineux. 
L'Europe littéraire a vécu. Une autre Europe l'a remplacée. Et cette autre Europe met la nouvelle Europe en conformité avec les idées qui l'ont portée jusqu'ici. La nouvelle Europe ne plaisante pas, la nouvelle Europe n'a pas le sens de l'humour, et comme la nouvelle Europe a trouvé sur le sol dont elle porte le nom des Européens qui avaient encore un peu le sens de l'humour et qui donc lisaient encore un peu, elle a décidé de remplacer ces vieux peuples récalcitrants par de nouveaux peuples pour qui l'Europe n'est qu'un territoire, des règlements et des services. 
En Europe, le roman a été remplacé par le rap, Rabelais par Christine Angot, la galanterie par la burqua, la gastronomie par les Mc Donald's, et les Européens par des agélastes à la fois hurlants et pleurnichards. 
Heureusement que nous avons encore un peu d'humour, parce qu'il y aurait de quoi pleurer.

mercredi 19 août 2015

Les Synonymes


« Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer autour d'elles. »

Cette phrase de Kundera pose aux moins deux problèmes. Le premier problème est d'ordre linguistique. Kundera écrit : « Le moindre service » en pensant évidemment à l'expression « la moindre des choses ». Lorsqu'on dit ou écrit « c'est la moindre des choses » [de faire ceci ou cela], ça signifie que ce n'est rien du tout, qu'"on peut bien le faire !", que cela ne nous donnera pas beaucoup de travail, et qu'en somme on est tenu de le faire. Kundera veut à l'évidence signifier qu'il est du devoir de l'auteur de « balayer autour de [ses œuvres] ». Mais ce n'est pas ce qu'il dit, me semble-t-il. Écrire : « Le moindre service qu'un auteur (…) » signifie plutôt : « Le plus petit service [le plus négligeable] qu'un auteur puisse rendre à ses œuvres… » ce qui sous-entend qu'il pourrait rendre des services plus importants, plus utiles, plus essentiels, à ses œuvres. On pourrait essayer de continuer la phrase : « Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : les remettre à temps à son éditeur. Le service le plus important qu'il peut leur rendre : balayer autour d'elles. » Bref, peu importe, me répondra-t-on, puisque tout le monde comprend ce qu'a voulu dire Milan Kundera. C'est vrai, tout le monde comprend. Mais ce petit détail m'invite néanmoins à me poser une question : Milan Kundera a-t-il eu raison d'écrire en français à partir des années 80 ? Il écrit très bien, son français, bien meilleur il va sans dire que celui de la plupart de nos compatriotes, lui permet bien entendu d'écrire le type de romans qu'il écrit. Il est même possible que sur le point précis soulevé plus haut, ce soit lui qui ait raison contre moi. Tout de même, il me semble qu'on ne peut pas ne pas se poser la question des écrivains qui écrivent dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. Même s'ils maîtrisent parfaitement la syntaxe, la grammaire et le lexique de ces langues, il me paraît évident qu'ils ne peuvent pas sentir toute l'épaisseur historique et sociale qui en fait la profondeur sémantique et le feuilleté poétique. On sait bien qu'un mot est toujours beaucoup plus qu'un mot, qu'il charrie avec lui non seulement son étymologie mais encore tous les différents sens par lesquels sa signification et son emploi sont passés au cours des siècles, toutes les résonances sémantiques et poétiques, sociales et politiques, dont il s'est chargé durant sa traversée de la littérature et de son usage commun. Tout ne se trouve pas dans les dictionnaires, et si même tout s'y trouvait, encore faudrait-il pouvoir le déchiffrer, ce qui est loin d'aller de soi.

À ce stade, un autre problème se pose, dont Kundera est très douloureusement conscient, le problème de la traduction. Kundera vit en France, depuis 1975, il parle et pense en français, et l'on imagine volontiers que la langue française, pour lui, est extrêmement importante. Elle a de plus une aura littéraire et politique bien supérieure à la langue tchèque. S'il avait continué d'écrire dans sa langue maternelle, il lui aurait fallu faire traduire ses livres en français (comme ce fut le cas de ses premiers romans) ou les traduire lui-même. Quand on lit ce qu'il écrit sur les traductions de ses romans, on comprend qu'il ait voulu éviter cela à tout prix. Et s'il avait traduit lui-même ses romans, d'autres problèmes se seraient posés. Est-il possible d'écrire dans une langue sans penser déjà à la traduction qu'on en fera dans l'autre langue ? Et, si l'on répond non à cette question, qu'en est-il, littérairement parlant, d'une langue qui ne serait finalement que le brouillon d'une autre langue ? Et puis, cette traduction en français, ne poserait-elle pas de toute façon le problème de la familiarité avec cette langue ? On comprend qu'il ait fait le choix d'écrire directement en français.

Kundera cite Jan Skacel : « Les poètes n'inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là-derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le poète ne fait que le découvrir » La traduction est un acte poétique autant que la poésie est une traduction, elle ne doit pas inventer, elle doit "découvrir" ce qui se tient là, "quelque part là-derrière", qui n'est plus dans la langue originelle et pas encore dans la langue cible, quelque chose qui se trouve entre les deux et qui existe déjà, avant que le traducteur s'engage dans son travail. Réussir à découvrir ce qui se tient "là-derrière" en dégageant ce qui fait écran, fait du traducteur une sorte de poète transparent. Il doit trouver de la permanence derrière le rideau mouvant des mots, de la phrase, de la langue, quelque chose qui va résister à la transmutation, au passage, à cette sorte de rabot (ou de râpe) qui va passer sur le texte et peut-être en ôter le meilleur. Trop fin, et la langue originelle disparaît, trop épais, et les morceaux ne se laissent pas assimiler par le texte, le réglage du filtre est très difficile et relève de l'inspiration plus que de la technique. « Une traduction ne doit pas couler », sinon le style est perdu, mais une traduction ne doit pas non plus buter sur les mots, sur les expressions, sur les phrases. On voit qu'il s'agit un équilibre toujours instable, et d'une sorte de miracle.

« Les traducteurs sont fous des synonymes » écrit Kundera, et c'est sans doute sa critique la plus acerbe à l'endroit des traducteurs. Imagine-t-on un compositeur qui s'ingénierait à remplacer un accord à chaque fois qu'il revient dans la partition, par autre chose d'équivalent ? Éloge de la litanie, de la répétition (Vivant Denon), mais surtout de l'irremplaçable. Kundera note que le mot "maison" revient huit fois en six phrases dans le texte originel du commencement d'Anna Karénine, alors que dans la traduction française il n'apparaît qu'une seule fois.
 « Je récuse la notion même de synonyme. » Voilà sans doute la déclaration liminaire et fondatrice de tout vrai écrivain. Synonyme ? Que voulez-vous dire par là ? Si les synonymes existaient dans la langue littéraire, tout le monde ou presque saurait écrire, et les mots en question n'adhéreraient pas au papier sur lequel ils sont imprimés. Ils tomberaient à chaque fois qu'on ouvre un livre et seraient remplacés sans qu'on s'en rende compte par d'autres mots. Les synonymes, c'est un peu comme les peuples, aujourd'hui, qu'on déplace et qu'on remplace, à volonté, en fonction d'impératifs extrinsèques à leur histoire. Le synonyme est une invention de boutiquier, de marchand ou de professeur, ou encore de communiquant. Les synonymes, c'est la croyance que plusieurs signifiants renvoient à un même signifié, ce qui est peut-être vrai dans une langue appauvrie (administrative, quotidienne, utilitaire, machinale) mais certainement pas dans la langue enrichie de la littérature. Et ce qui enrichit la langue, c'est précisément le fait que les vocables ne soient pas interchangeables, qu'on ne puisse pas les déplacer sans déchirer l'étoffe fragile du sens. 

« L'artiste doit faire croire qu'il n'a pas vécu. », disait Flaubert. Kundera, et Musil, et Joyce, et Faulkner, et Hemingway, ne veulent pas de leur biographie. Ils font le ménage autour de leurs œuvres et de leur vie déconstruite utilisent les matériaux pour en faire le socle de leur œuvre. Il n'y a rien de plus exaspérant pour moi que ces gens qui veulent des "renseignements" sur ce que je fais. Et comment, et pourquoi, et quand, et là, vous avez utilisé de la résine, et un pinceau de putois ou de blaireau ? Et ce triangle, là, c'est bien ce que je crois, n'est-ce pas ? Il faudrait toujours mentir. Mais sans doute que la meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité, comme la meilleure manière de se cacher est de se montrer sous toutes les coutures. Dès qu'on se montre, les gens détournent le regard. Quelqu'un qui regarde ce qu'on lui montre est une exception, quelqu'un qui écoute ce qu'on lui dit est encore plus rare. Les gens préfèrent traduire ce que vous leur dites. Ils préfèrent mettre leurs mots à la place des vôtres. Ils préfèrent les synonymes. De vos réponses, ils ne retiennent que celles qui leur conviennent. Ils sont dans le faux et dès qu'un peu de vrai montre le bout de son nez, ils trouvent que ça détonne (et c'est vrai !), que ça sent mauvais, que c'est déplacé, incongru, "provocant". Ils sont sérieux comme des enfants. Ils sont comme Michel Onfray : Ah, si vous avez dit ça, peint ça, composé ça, c'est parce que, dans votre vie, avec votre petite amie, avec votre banquier, avec François Hollande… Je comprends ! Tout s'explique ! (Ils aiment les inférences, les donc.) C'est la raison pour laquelle "faire le ménage autour de ses œuvres" est très mal vu. Comment ? Vous auriez la prétention de vous appartenir ? L'artiste appartient à son public, à la société qui le tolère, c'est bien connu, il n'a pas à faire le tri, à jeter, à cacher, il nous DOIT une transparence totale, elle fait partie du contrat. Il est un producteur parmi les autres, et, comme tel, n'a à se charger ni de la distribution, ni du jugement sur son travail. L'artiste, selon ce nouveau pouvoir, ne saurait séparer son geste de ceux qui sont censés le reconnaître, l'évaluer, le justifier, et, par-dessus tout, l'authentifier.

Il ne faut jamais sous-estimer la misomusie du public, même et surtout du public qui se presse aux expositions et aux concerts. (« Il existe une misomusie populaire comme il existe un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l'art moderne. » Qui l'eût cru ? Cette misomusie-là refait surface aujourd'hui, mais elle a bien sûr évolué. Elle se croit plus intelligente que son aînée, et en cela elle est aussi moderne que ceux qu'elle pense combattre.) En réalité, ils viennent réclamer. Réclamer leur dû, et réclamer tout court. Une de ces misomusiennes sort d'ici. Elle m'a fait comprendre que "si elle voulait, elle pourrait faire la même chose que [moi]", que la place que j'occupe, je l'occupe en fait indûment, un peu par hasard (ce qui est la pure vérité), et qu'il ne faudrait pas que j'en abuse (je n'ai pas cette impression). Il existe plusieurs sortes de misomusiens, mais, parmi eux, une race très virulente est celle des pseudo-artistes, ces artistes qui seraient artistes s'ils-le-voulaient, et qui sont l'exact pendant de ceux qui se déclarent artistes sans l'être le moins du monde. Qu'est-ce qui les retient ? Je crois le savoir mais je préfère ne pas le dire ici. Ces deux catégories ont beaucoup en commun. Elles pensent toutes deux que l'art est une décision, qu'on veut faire œuvre d'art, et qu'il suffit ensuite d'y mettre les moyens adéquats. Les "artistes contemporains" en sont issus. D'ailleurs, dans les "écoles" d'art, aujourd'hui, on apprend plutôt à devenir artiste que des techniques, qu'un savoir ou des connaissances. L'art est devenu un métier comme un autre, à l'instar de la prostitution. On a désormais, à côté de "la filière porc", la filière porno, la filière art contemporain. À tous ces gens, on a envie de dire : « Mais, vous savez, l'art n'est en rien obligatoire. Vous pouvez parfaitement vivre heureux sans lui. Il ne vous en voudra pas de le laisser en paix. » Et en effet, on peut très bien vivre en paix sans Kafka, sans Proust, sans Beethoven, sans Manet et sans Musset. Il faut absolument arrêter de vouloir forcer les gens à fréquenter les salles de concert, les musées, les expositions, il faut arrêter de leur faire croire qu'on peut lire de la poésie dans le métro, qu'on peut écouter de la musique dans les ascenseurs, qu'on peut voir de la peinture sans un minimum de connaissances, il faut absolument faire payer, et payer cher !, les entrées des spectacles, des concerts, il faut bannir absolument la gratuité, qui a fait tant de mal à la culture en général et à l'art en particulier, il faut dissuader ceux qui veulent se lancer dans la carrière, il faut rendre les choses encore plus difficiles, et il faut surtout, mais je sais bien que je rêve, remettre l'élitisme au goût du jour ! Il est absolument normal que l'art soit réservé à une élite, une vraie élite. Kundera dit quelque part que l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe, eh bien je crois que l'artiste est celui qui a la nostalgie de l'art. Les nouvelles "élites" (c'est-à-dire les élites mass-médiatiques et financières (c'est-à-dire les élites petites-bourgeoises)) n'ont aucune nostalgie, elles se complaisent au contraire dans ce qui les fait tenir : la fuite en avant perpétuelle dans un présent éternel. Il faut absolument se rappeler que "l'élitisme" a une histoire (le terme apparaît en France en 1967) : c'est la première fois dans l'histoire que la langue jette un éclairage négatif sur cette notion. Il faut également se rappeler que les pays communistes, à la même époque, ont persécuté leurs élites culturelles. Nous payons aujourd'hui le prix de cinquante années de dénigrement systématique envers ce qui a permis à la culture de se développer, et je peux témoigner, personnellement, de la violence de cette chasse à l'élitisme. Comme Éric Zemmour, je crois que la révolution de 68 a réussi, contrairement à ce qu'on répète sans cesse. Nous avons changé de régime depuis lors, mais sans que nous en ayons conscience. C'est une révolution qui n'a pas pris la forme de la grande Révolution, certes, mais c'est une révolution tout de même. Celle de 1789 avait amené la bourgeoisie au pouvoir, celle de 68 a amené la petite-bourgeoisie au pouvoir, et les conséquences de ce changement sont aujourd'hui encore incalculables, car la petite-bourgeoisie a été sans doute plus intelligente que la classe qu'elle a remplacée, elle n'a exclu personne, elle a au contraire voulu inclure tout le monde. En cela, la société qu'elle a fabriquée est une société sans classes, donc une société communiste


Si Milan Kundera avait continué d'écrire en tchèque, en plus de toutes les difficultés déjà évoquées, il aurait eu beaucoup plus de mal à "faire le ménage autour de ses œuvres", du moins dans le pays qu'il avait élu comme sa nouvelle patrie, et, comme il le dit lui-même, cela lui aurait demandé beaucoup plus de travail encore. Nous autres Français nous avons donc la chance inouïe, parce qu'entre deux maux il a choisi le moindre, de pouvoir lire un auteur tchèque parfaitement traduit en français par celui-là même qui trouve tous les traducteurs mauvais.

À Madame Sophie Bastide-Foltz

lundi 17 août 2015

Le Pari


Et tout l'auditoire rit. Entre ciel et terre, la marée emporte les derniers vers. Obscures pensées de l'Amiral et notes aiguës du baryton, la farce tourne et le sang déborde. On hisse les voiles, on prie la sainte Vierge. La montagne accouche d'un sourire qui nettoie les dernières pensées de Joseph K. Aux fenêtres, les filles du baryton se dénudent gaiement pendant que l'incendie gagne. Les rires redoublent d'intensité. Le rideau retombe sur ses pieds et l'Amiral expire sur le sein de la soprano. 

— J'ai réussi mon pari. 

— Quel pari, Georges ?

— Si j'en parlais, je ne pourrais pas réussir mon pari.

jeudi 13 août 2015

Les Passants


L'été est une saison utile aux hommes virils. En se dénudant, ils peuvent exhiber leur virilité, plus ou moins cachée le reste de l'année. Bras nus, jambes nues, torses nus parfois, ils arborent leurs muscles, leurs tatouages, leurs poils, leur bronzage. Je les vois passer dans l'escalier avec leurs femmes, avec leurs enfants, et il est parfaitement clair que cet étalage de virilité décontractée les justifie pour les onze autres mois de l'année.  Les onze autres mois de l'année, leur virilité est en principe réservée à madame, dans le secret de la chambre à coucher. Il se peut aussi que cette virilité soit une ennemie pour l'épouse, que celle-ci redoute celle-là tout en la désirant. Mais en été on sent que les choses sont plus simples. La Légitime promène la virilité de son mari pour la faire admirer aux concurrentes, pour leur faire savoir quelle chance est la sienne, et qu'elle n'est pas là pour partager. Elle est la seule légitime propriétaire de la force du chef de famille, elle en a la jouissance et elle désire que cela se sache. La puissance du mari rejaillit sur elle. Ajoutée à la présence des enfants, elle concrétise la réussite de la famille, essentiellement due à la mère, à l'épouse, à la femelle, qui a su, par ses charmes, par sa fertilité, par sa puissance organisatrice, rendre possible et désirable la construction sociale et sexuelle qu'on appelle la famille et à laquelle on doit la survie de l'espèce. Mais la femme sait que cette construction est précaire, qu'il faut la protéger en permanence contre toutes sortes de dangers qui la menacent et la fragilisent. La femme ne peut jamais se reposer sur ses lauriers, elle doit constamment être vigilante, aux aguets, elle ne peut dormir que d'un œil, et ce qui-vive perpétuel l'épuise. 

Alors il arrive qu'elle craque et que, de Gardienne du temple familial, elle se transforme en déesse de la Destruction, que de ses mille bras soudain devenus fous elle broie et saccage l'édifice qu'elle avait patiemment construit et dont elle était la reine secrète. Elle va séduire un autre mâle, se rendre compte de la facilité déconcertante de l'entreprise, comparée au dur labeur d'une mère de famille, elle va comprendre à quel point il est aisé, grisant et gratifiant d'aller présenter ailleurs les charmes dont elle ne peut se servir chez elle qu'à bon escient et dans un cadre justifié par la nécessité, elle va monnayer son savoir d'épouse en science de la séduction, et réaliser qu'elle était riche sans le savoir. Ce qu'elle ne comprend pas immédiatement c'est qu'une fois que la séduction aura atteint son but, non seulement la famille sera détruite, mais tout sera à recommencer, exactement comme la première fois, alors que le temps aura déposé un poids supplémentaire sur ses épaules. Non, ce n'est pas tout à fait exact. Une chose a changé : elle sait désormais qu'elle ne peut rien contre les forces de destruction, et que la force de destruction contre laquelle elle est la plus impuissante, c'est elle-même. 

Alors elle va se mettre à haïr ces hommes qui passent dans les ruelles, l'été, en short et en débardeur, avec leurs poils obscènes, leurs muscles vulgaires, leurs tatouages ridicules, leurs lunettes de soleil de ploucs, avec leurs corps luisants de transpiration, bien en vue de tous et de toutes, à portée de main, à portée de bouche et de naseaux, et avec ces femelles idiotes qu'ils traînent après eux comme un résidu inutile, grotesque dans sa prétention à tenir les mâles à l'abri des tentatrices qui rôdent alentour, comme elle, désabusée aigrie et envieuse, qui veut faire payer à d'autres le mal qu'elle s'est fait à elle-même. 

Elle va se mettre à haïr ces hommes qui l'ont détournée de son rôle de mère et d'épouse et qui l'ont conduite à faire elle-même son propre malheur. Leur virilité, en exacerbant sa féminité, aura finalement contribué à détruire celle-ci, l'aura abîmée, lézardée, l'aura transformée en source maléfique, et, comme elle les hait, maintenant, elle n'en est que plus déterminée à les séduire, afin de détruire ce qu'ils ont et qu'elle n'a plus. Dans bien des cas, elle y réussira, mais cette réussite aura le goût amer d'un péché qui a perdu sa saveur, sa vigueur, sa pointe d'ivresse et sa gaieté, et qui se contente de mordre celui qui croit en faire sa chose alors qu'il n'est lui-même que la chose de la chose. 

L'été, souvent, est amer. La nudité des corps laisse voir bien autre chose que des corps nus ; elle dévoile aussi une fragilité qu'ils ne se connaissent pas. Si ceux qui se dénudent ainsi en avaient conscience, le feraient-ils encore ? Bien sûr que oui. Nus ou habillés, ils ne cessent de se raconter, de parler à leur insu, c'est plus fort qu'eux : plus ils tentent de mentir plus ils disent la vérité. L'homme est un être parlant, mais la parole n'est qu'une infime partie de sa propension à laisser venir à la surface ce qu'il a au fond de lui-même. Les deux ordres : Parlez ! ou Taisez-vous ! sont rigoureusement équivalents. Il y a un certain vertige à réaliser ceci : quoi qu'on fasse, rien ne nous dissimule au regard d'autrui, et nous ne pouvons pas non plus fermer les yeux sur lui. Les femmes nous le rappellent sans cesse. On les regarde passer, et l'on voit immédiatement que les observer ou les ignorer revient au même : de toute façon, elles seront malheureuses. C'est toujours en été que le désespoir atteint la tripe, quand on comprend qu'on n'est que le spectateur du monde.

mercredi 29 juillet 2015

Poubelle du monde


Dans mon village, près de l'endroit où j'habite, se trouve un "local à poubelles" comme il s'en trouve des centaines de milliers en France, une sorte d'enclos de pierre à l'intérieur duquel ont été déposés quatre "conteneurs". Les poubelles sont ramassées trois fois par semaine, donc pratiquement tous les deux jours, et, trois fois par semaine, je fais le même constat. Les deux conteneurs qui se trouvent près de l'entrée du local sont très rapidement pleins, et les deux poubelles qui se trouvent au fond sont vides. Une fois que les deux poubelles qui sont pleines débordent, on met ses détritus à même le sol, devant l'entrée du local, ce qui fait ressembler l'endroit à ces images qu'on voit à la télévision ou au cinéma des pires endroits du monde, là où les gens se nourrissent en allant fouiller dans ces tas d'immondices. Les deux poubelles "du fond" se trouvent à quelques centimètres des deux autres. Il suffit de deux pas de plus pour y avoir accès. Mais non, c'est encore trop fatigant, il est tellement plus simple de balancer ses ordures par-dessus le mur de l'enclos ou de les déposer devant la porte ! 

Si les quatre conteneurs étaient utilisés, les poubelles ne déborderaient pas, l'endroit serait relativement propre, mais cela obligerait les utilisateurs à faire quatre pas de plus, trois fois par semaine, ce qui, on en conviendra, est beaucoup demander aux Français du XXIe siècle. Il vaut beaucoup mieux vivre dans la crasse et imposer cette révoltante image de taudis à tout le monde, c'est beaucoup plus simple, amusant, et en accord avec les mœurs du temps, tout le monde le comprend. 

mardi 21 juillet 2015

C'est moi !


Autrefois les marins attrapaient le scorbut, mais ils n'étaient pas emmerdés par leurs femmes qui les appellent pour un rien sur leur portable et qui savent ce qu'ils ont dépensé à l'autre bout du monde. Quand ces femmes trompaient leurs marins de maris, ceux-là ne le savaient qu'au retour et n'avaient pas à vivre avec ça durant des mois. 

Quand je suis rentré à la maison ce soir-là il devait être près de minuit. J'avais roulé toute l'après-midi avec le camion, j'étais crevé mais tellement heureux de retrouver celle que j'aimais, pour les quelques jours d'interruption que nous avions au milieu de la tournée. J'avais un désir fou d'elle, et, durant le voyage, je me faisais une joie de tout ce que nous allions faire au lit dès que je serai rentré. Quand je suis arrivé devant la maison, j'ai tout de suite vu la voiture de Michel, et j'ai su aussitôt que ce n'était pas bon. Je n'ai pas raisonné, j'ai su tout de suite. J'ai garé le camion, j'ai frappé à la porte mais personne ne répondait. J'étais seul, dans le village, devant chez moi, les camions passaient en trombe sur la nationale 86. J'ai arrêté de frapper à la porte et j'ai eu terriblement mal. La douleur s'ajoutait à l'humiliation, ou l'inverse, et j'ai eu un bref moment d'abattement total. Je me suis assis sur le devant de la porte, je n'arrivais plus à penser à rien. Et puis j'ai pensé au balcon, au petit balcon adorable qui depuis la chambre donnait sur les champs d'asperges et de cerisiers. J'ai contourné la maison, je suis allé me mettre sous le balcon, et j'ai écouté. Comme nous étions en été, la fenêtre était ouverte, et Christine était du genre bruyante. Quand j'ai appelé, les bruits se sont arrêtés immédiatement. Il s'est fait un grand silence horrible. J'étais tétanisé. Ce silence était la chose la plus atroce que j'aie entendu de ma vie. Mais quoi, il fallait bien que je rentre chez moi. Au bout d'un moment qui m'a paru très long, Christine est venue sur le balcon, à poil, s'est penchée par dessus la balustrade, et a eu ces mots incroyables : « C'est toi ? »

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les femmes qui vous téléphonent commencent toujours la conversation par ces mots : « C'est moi ! » Bien sûr, la plupart du temps, on les reconnaît, mais on a tout de même envie, j'ai tout de même envie, toujours, de répondre : « Moi qui ? » Elles sont toujours uniques, les femmes. Aucun risque de les confondre. J'en ai eu tellement assez, un jour, que, pendant une semaine, j'ai fait croire à ma petite amie que je ne me souvenais plus d'elle, que je l'avais oubliée, mais alors vraiment, complètement, que je ne savais pas du tout qui elle pouvait bien être. Elle me téléphonait et je lui répondais : « Bonjour, vous dites que vous me connaissez ? Non, vous devez vous tromper. Vous me faites une blague, c'est ça ? » La pauvre raccrochait en larmes…

C'est toi ? Oui, c'est moi, tu m'ouvres ? Oui, je descends, j'arrive. Elle avait la voix enrouée. On s'est retrouvés tous les trois dans la cuisine. La cuisine qu'on avait repeinte en jaune récemment. Je crois que la chambre était noire, enfin, je ne suis pas sûr… Et la pièce juste à côté de la chambre, celle où je mettais mes instruments, était rouge, mais alors un rouge… un rouge sensuel, comme aurait dit Albert Cohen. Nous étions un peu dingues, maintenant je peux bien le dire. Michel était professeur de philosophie à Avignon. Il en pinçait sacrément pour Christine, ça se voyait. Ils étaient tous les deux plus âgés que moi. Je ne sais plus ce qu'on s'est dit, mais Michel n'est pas parti tout de suite, je veux dire qu'il n'est pas parti le pantalon sur les chevilles ; manière de me montrer qui était le dominant. « Alors tu m'as trompé ? » Oui, dit comme ça, la question paraît un peu idiote, je le reconnais. Christine avait une spécialité, dans la vie : elle était toujours amoureuse de deux hommes en même temps. Pour elle il n'y avait pas vraiment tromperie. D'ailleurs, si je n'étais pas rentré ce soir-là à l'improviste, elle me l'aurait annoncé elle-même, je le sais. On se disait tout. Quand je l'ai rencontrée, elle était avec un contrebassiste et elle restée amoureuse de lui un bon moment encore. Puis il y a eu Michel. Puis il y a eu Hans. Avec Michel, on s'est connu intimement. Il m'a cassé la gueule une fois, et deux fois au moins on a dormi dans le même lit, avec Christine au milieu. Il péchait des truites à la main, torse nu dans les torrents glacés, pour faire le mec qu'est pas seulement prof de philo, et il avait la passion des magnétophones, comme moi. On avait les cheveux longs, tous les deux, bouclés, tous les deux, mais il était beaucoup plus grand que moi. Je n'oublierai jamais cette nuit atroce à Châteauvallon, où nous avions pénétré dans une petite bicoque dans la garrigue, qui nous semblait inhabitée, et où nous avions fait l'amour à une Christine en transe. Au beau milieu de la nuit les "Musiciens du Nil", une quinzaine de nègres ont regagné leurs pénates, et ils ont constaté qu'ils n'étaient pas seuls, et que dans une des chambres se trouvait une femme, ce qui les a mis dans un état d'excitation indescriptible. Pendant une bonne heure ils ont essayé de pénétrer dans la chambre où nous nous étions barricadés et que nous défendions avec les moyens du bord. Ça crée des liens. On s'est carapaté à l'aube, sans demander notre reste. 


lundi 6 juillet 2015

À mon enterrement


J'ai bien réfléchi. À mon enterrement, je ne veux personne. Quand je dis personne, je veux dire personne d'humain. À mon enterrement, je veux des vaches. Je n'en veux pas des centaines, rassurez-vous, je me contenterai de onze vaches. Si j'ai le choix, plutôt des génisses que des bœufs, mais, dans le fond, ça n'a pas tellement d'importance. Si, finalement, si, je préfère les vaches femelles, tout bien réfléchi. Mettez-moi des vaches femelles avec leurs lourdes mamelles majestueuses. Mettez un peu d'herbe sur la tombe, qu'elles puissent brouter un moment, pendant que je prends mon envol pour le long voyage. Un peu d'eau aussi, qu'elles puissent se rafraîchir, mes vaches. Et surtout laissez-les déambuler un peu dans le cimetière, manger quelques fleurs par-ci par-là, se promener tranquilles, qu'elles voient un peu à quoi ça ressemble, un cimetière, et qu'on leur foute la paix. Ah oui, si elles pouvaient avoir des cloches, mes vaches, ce serait vraiment bien, je serais heureux. Des cloches de montagne, évidemment, des grosses, graves, que ça me fasse un dernier concert avant le grand silence. 


dimanche 5 juillet 2015

Papa


vendredi 5 juin 2015

Déserteur (temps mort)


Il ne se passe à peu près rien dans ce film, comme dans tous les films que j'aime vraiment. Paul est un déserteur, il quitte le bateau qui le faisait vivre, il est entre deux femmes, Rosa et Elisa, une Portugaise et une Allemande, qu'il aime l'une et l'autre. Lisbonne, la ville blanche, est la ville du temps mort, du désir et de l'absence à soi. Teresa Madruga a trois ans de plus que moi. Quand je l'ai vue sur l'écran d'un cinéma parisien, en 1983, elle avait donc tout juste trente ans. Sa voix m'a bouleversé. Tout son être m'a bouleversé. Ça ne s'explique pas. À cette époque-là, je vivais seul en Bourgogne, dans un minuscule village de quatre-vingts habitants. Je voyais toujours Christine, à Paris, où j'allais deux jours par semaine pour donner des cours de piano. Depuis 1977, on était ensemble, comme on disait alors, mais elle avait refusé de venir s'enterrer avec moi dans ce trou perdu, et son refus avait finalement été une bénédiction pour moi. Nous étions toujours follement amoureux l'un de l'autre, pourtant, enfin, je ne sais pas si nous étions amoureux mais nous avions l'un et l'autre follement besoin du corps de l'autre.  Chaque fois que nous faisions l'amour c'était une véritable frénésie. Je n'ai retrouvé cette violence, ce désir impérieux et ce plaisir (les trois choses mêlées) que longtemps, très longtemps après, avec Sarah. Les femmes qui aiment faire l'amour sont finalement peu nombreuses, Christine était l'une de celles-là. Je ne cesserai ma vie entière de lui rendre hommage pour le cadeau inestimable qu'elle m'a fait. Je ne parle pas de son corps, évidemment. Dans le même temps, je ne cesserai de me demander comment il se fait que si peu de femmes osent (ou parviennent à) se donner, comme l'on disait jadis — et il y a dans cette expression une force et une justesse merveilleuse dont la profondeur me revient aujourd'hui en pleine face.

J'ai revu ce film dans une sorte de transe. J'avais tellement peur d'être déçu, de ne pas retrouver l'émotion, la commotion cérébrale que j'avais éprouvée en 1983… Mais oui, tout est là, rien n'a bougé. J'ai retrouvé le jeune homme que j'étais alors, mêlé de soleil et de désir. Je peux presque dire que j'ai senti l'odeur de ces ruelles, de cette chambre, de la mer et des cuisses de Rosa. Rosa noire, Rosa butée et généreuse, Rosa femme, Rosa encerclée, Rosa modeste, Rosa puissante et odorante, féminine jusqu'au délire et à la perte. Je peux sentir la lavande, les draps, l'odeur de salles fraîches des cafés, celle du poisson sur les marchés, celle du savon bon marché et celle de l'eau de Cologne. Le Temps mort dans la vie c'est le creuset odorant de la Chance, la bénédiction de l'instant, le féminin qui suinte et qui vous parle de vous. J'y étais.

mercredi 3 juin 2015

Déserteur


J'aime tout de Rosa. Sa voix, son visage, son accent, ses cheveux, ses expressions, sa taille. Je suis un déserteur, quelqu'un qui a envie de dormir, de marcher de rêver. Je vends rien du tout, je reste ici pour toi. C'est vrai ? Oui, c'est vrai. Pour toi, et aussi pour moi. Ferme la porte à clef et laisse la clef au bar. Ma mère est une Italienne. Le bruit de la mer. 

Elle s'appelle Rosa, il s'appelle Paul. C'est le Portugal. Le pays de la couleur noire, du porto, du fado, de l'océan, un pays qui est pauvre après avoir été un des plus riches du monde. Rosa…

C'est trop petit dans la cabine et c'est trop grand dehors. Ça finit jamais. C'est pour ça que les marins sont tous fous. Et puis on ne sait jamais quel jour on est. Tu n'aimes plus les voyages ?

Sa manière de buter sur les mots m'a fait découvrir une âme plus sûrement que…

samedi 30 mai 2015

Le Partage, forme moderne du vol tranquille


Ne me parlez pas de "partage" ! Il y a quelque chose d'absolument repoussant dans cette nouvelle manie de mettre le partage à toutes les sauces. Facebook est à cet égard un répugnant miroir aux alouettes où tout le monde se prend pour un généreux bienfaiteur de l'humanité parce qu'il "partage" des images, des sons, des films et des petits cœurs roses. 

La supercherie est vite démontée. Tout le monde aime aimer, "liker", comme il faut dire désormais, mais personne n'aime penser que ce qu'il montre ainsi généreusement a un prix, a eu un prix, pour celui qui l'a conçu, imaginé, réalisé, composé, dessiné, peint, écrit, peu importe. Dans ce monde où tout doit être gratuit, les artistes sont pillés sans vergogne, avec la main sur le cœur (rose). Tout est gratuit, en effet, sauf pour ceux qui peignent, qui composent, qui écrivent, qui dessinent. Eux, il leur faut acheter la toile, la peinture, les pinceaux, l'encre, la caméra, l'appareil photo, payer leur loyer, et même, luxe suprême, les nouilles du supermarché ! Tant pis si celui qui montre ses œuvres a passé des semaines, voire des mois ou même des années à créer ce qui est ensuite si généreusement partagé, tant pis si il n'a pas les moyens d'avoir même un atelier pour faire son petit travail, travail qui est toujours plus ou moins considéré comme un passe-temps de fainéant. « Moi, Monsieur, je gagne ma vie. » m'a-t-on écrit récemment. Et ne croyez pas que ceux qui écrivent ce genre de choses sont des vieux bourgeois ultra-réactionnaires d'un autre temps, non, pas du tout, ils sont autant, sinon plus modernes que vous, ils surfent, ils likent, ils aiment ou ils n'aiment pas, ils participent activement au lien social en cours, ils ont des avis sur beaucoup de choses, ils tiennent des blogs, ils participent à des forums, ils ont même parfois des prétentions artistiques et anarchistes. Ils adorent les artistes, à condition que ceux-ci soient morts. Eux ils ont un métier (sérieux), ils ont des charges, des obligations, des responsabilités, ils servent à quelque chose, sans aucun doute. Pourtant, et c'est là tout le paradoxe, ils adorent parler d'art, de peinture, de musique, de goût, d'exigence artistique, ils aiment et admirent les gens qui ne font pas de compromis, qui sont entiers, à condition qu'ils soient morts. « Moi, Monsieur, je travaille. » Vous, vous ne travaillez pas, bien sûr. Vous vous amusez, vous vous prélassez, vous vous délassez en faisant de la peinture, de la poésie, de la musique, c'est un passe-temps, c'est un hobby, une lubie. Ou alors pensent-ils qu'on est rentier, qu'on a hérité d'une fabuleuse fortune qui nous met pour toujours à l'abri du besoin et des contingences ridicules, vous savez, les nouilles du supermarché, la facture d'électricité et celle du téléphone. Le chauffage ? Bien sûr qu'un artiste ne se chauffe pas, ce serait tellement vulgaire ! Entier et rentier, ils doivent confondre les deux mots. 

Ce qu'ils appellent le "partage" consiste à… coller des liens. Je pétégé est un mantra diabolique qui tue. Saloperie de partage ! T'en foutrais, du partage, moi ! « Moi, Monsieur, je gagne ma vie ! » Et moi je la perds, c'est l'évidence. Toute une vie passée à perdre sa vie, ça ne mérite même pas un coup d'œil, même pas un coup de chapeau, ça mérite seulement un coup de pied dans les tibias et l'accusation que vous les mettriez sur la paille, si jamais ils vous aidaient. Comme si c'était notre genre d'insister et d'exiger… Ne parlons même pas des promesses qui ne sont jamais tenues, qui sont et restent bien sagement ce qu'elles sont toujours, des promesses et des paroles verbales, destinées uniquement à conforter ceux qui les profèrent dans la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes. Il ne manquerait plus que vous les preniez au mot, andouille que vous êtes ! 

Je reçois régulièrement des messages de gens charmants qui me disent : « Oh, j'adore ce que vous faites, vraiment ! » C'est gentil. Mais ne comptez pas sur eux pour que leur vienne seulement à l'idée que, peut-être, il serait possible qu'ils achètent une de vos productions. Acheter ? mais quelle horreur ! Non, pourquoi faire, puisqu'ils en profitent sur Internet ? À quoi servirait-il qu'ils déboursent quelque argent pour une chose qui doit de toute éternité demeurer gratuite ? On se le demande bien ! Certains, même, m'écrivent pour me dire qu'ils ont un de mes tableaux "en fond d'écran". Ah, ça alors, quelle joie ineffable, quel contentement narcissique gratifiant, de savoir que certains ont eu l'extrême gentillesse de copier une de vos "images" pour la coller sur leur ordi ! Merci, merci, merci ! Oh, mille mercis, adorateurs silencieux et discrets ! Ah, la belle gratuité que voilà ! Comme elle fait chaud au cœur, n'est-ce pas ! Comme elle réconforte celui qui à la caisse du supermarché doit reposer la moitié de ce qu'il avait déposé sur le tapis de caisse, faute de pouvoir se le payer ! « Moi, Madame, je ne gagne pas ma vie, mais j'ai des admirateurs ! » Et la caissière, tout ébaubie, de vous faire les yeux doux, comme à une altesse… L'autre jour, quelqu'un m'a dit, regardant un de mes tableaux : « Et il y a des gens qui payent pour ça ? » Non, rassurez-vous, Cher Monsieur, personne, bien entendu, n'aurait une idée aussi saugrenue, vous pensez bien ! 

J'ai aussi entendu un joli : « Je ne vais tout de même pas vous faire la charité ! » et l'on sentait bien à quel point cette simple idée mettait le brave homme dans une désolation presque inconcevable. La charité ? Tiens, oui, c'est une idée, ça… Puisque personne ne songe qu'on peut "acheter" (ouh, quel vilain mot !), la charité, après tout… Mais, mon pauvre ami, pour ça, il faut aller en Inde. Là-bas on a le droit de tendre la main, c'est même très bien vu. Ici, on vous renvoie un : « Mais vous me croyez donc riche ? » (Comme si on leur avait demandé un million…) Moi ? oh non, rassurez-vous, je sais bien que vous êtes pauvres. Je peux vous prêter un tableau, si vous voulez ?

La plus belle histoire, qui résume toutes les autres ? Cette femme, sur Facebook, plutôt bien disposée à mon égard. Elle voit un tableau et me dit qu'elle l'adore. Moi, du tac au tac : « Ça tombe bien, il est à vendre ! » Elle me répond qu'elle ne peut pas, qu'elle n'en a pas les moyens. Je lui demande comment elle le sait, puisque son prix n'est pas indiqué. Et si c'était 23 euros ? Elle ne pourrait pas ? Alors elle me dit qu'elle est dans la mouise… Oui, elle a même dû vendre sa résidence secondaire ! 

Il faut donner les œuvres d'art. Comme ça, pas de souci, mon pote, les choses sont claires. Ça ne vaut… rien. Sauf si t'es mort. 

(à Bernard Cavanna)