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dimanche 7 mai 2023

Signes de vie

 

« La chance d'avoir du talent ne suffit pas ; il faut encore le talent d'avoir de la chance. »

Anna a deux yeux en grains de maïs, l'un blanc et l'autre bleu, elle a le nez en capsule de bière, elle a la bouche en barrette de couleur rouge, elle a la colonne vertébrale en scorpion prisonnier d'une bouteille, elle a le cœur fabriqué avec trois cailloux de la montagne, les mains sont en fil de fer et les jambes en feuilles de maïs (j'ai oublié de faire les pieds). Bravo Anna, merci de nous avoir présenté ton personnage. La gomme de pavot est enveloppée de merde de lion. J'ai encore le goût dans la bouche. Elle colle son oreille au mur. « C'est moi qui choisis. » Son pantalon est taché. Elle a ses règles. Les chiens aboient. L'accident est prévu dès l'origine.

Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « C'est bien écrit » ! En haute mer, on ne se demande pas si la mère écrit bien. Et Thelonious Monk, il joue bien du piano ? Et ta sœur, elle écrit bien, ta sœur ? 

« Je crois que si ce qu'on écrit exprime exactement ce que l'on veut écrire, cela perd de sa valeur ; il convient d'aller au-delà. C'est ce qui arrive avec tout livre ancien : on le lit au-delà de son intention. » 

Il faut donc écrire comme si le livre qu'on est en train de composer devait être plus ancien que nous.

« L'art n'est pas un déversoir à passions. Et quand on se prend soi-même pour objet, c'est raté. » C'est pourtant le même Flaubert qui écrit : « N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon, sans tricher et à fond. Et ça, personne ne le fait. » Au moment où l'on se regarde, on n'est plus soi-même serait l'explication la plus simple. Est-on si sûr que personne ne le fasse ? Ou, au moins, ne le tente d'une manière sincère ? On me répondra que la sincérité ne suffit pas, qu'il existe une frontière que nul n'est capable de franchir sans mettre sa propre vie en péril. Pourquoi n'y a-t-il pas moyen d'être réellement sincère quand nous parlons de nous-mêmes ? « La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments. » Nos phrases sont toujours trop longues car elles amènent avec elles autre chose que le sens, elles s'appuient sur des béquilles sans lesquelles elles seraient incompréhensibles parce que trop singulières : il leur faut créer cette sorte de matière souple et gluante qui les rend assimilables en même temps qu'elle les éloigne de la vérité. « Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s'allongeaient et se tordaient sur le sol, comme des serpents de feu. » Pourtant, ces points obligés, qui sont extérieurs à nous, sont les hommages qu'on rend à la langue elle-même, car nous savons au fond de nous qu'elle connaît mieux la vérité que nous. Tous les apprentis-écrivains ont voulu faire cette expérience : rédiger une description simple de ce qu'ils voient, écrire le plus simplement possible, c'est-à-dire sans y ajouter quoi que ce soit, ce qui se trouve devant leurs yeux. On croit que c'est enfantin, qu'il n'existe rien de plus simple, mais comme pour les rêves qu'on tente de raconter au réveil, la réalité se dérobe sous la pensée, au fur et à mesure que les mots s'ajoutent aux mots. Alors l'écrivain se console en constatant que sa description est plus intéressante que la réalité. Plus intéressante oui, c'est possible, mais son projet a échoué — ce que personne, par définition, n'est en mesure de constater. 

Si celui qui écrit échoue à se décrire lui-même, c'est parce qu'il « prend la pose ». Mais il est bien obligé de prendre la pause, s'il veut avoir un instantané de lui-même, car le mouvement, c'est la matière inénarrable du rêve ; alors l'écrivain décrit la pose, c'est-à-dire la mort, ou l'instant, et ajoute à ses phrases le mouvement de la vie reconstituée, relue, et c'est ce mouvement ajouté qui lui donne le sentiment de faire de la littérature : il y a création. Mais c'est précisément cette création, le problème… On tourne en rond ! De quelque côté que le désir de l'écrivain se porte, celui-ci ne rencontre que des chemins barrés ou impraticables. La littérature est une entreprise impossible. Se perdre et rater sont les seules voies envisageables. D'elles ne peuvent sortir que des barres de fer rouge qui s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu

N'importe qui pourrait faire un livre splendide s'il se racontait lui-même, mais pour de bon. C'est sans doute dans ce « pour de bon » que réside l'art. « Décidément nous ne suivons plus la même route. Moi je ne vise pas le port, mais la haute mer, et si je fais naufrage, je te dispense du deuil. » (Flaubert à Maxime Du Camp) La haute mer, c'est se perdre, et sans doute se perdre pour de bon. La haute mer, je ne la connaîtrais sans doute jamais, quelles que fussent mon inconscience et ma volonté. Je peux tout au plus en reconnaître la sauvagerie chez les autres. 

J'ai en horreur la tricherie, et je crois la déceler facilement. Je la vois autant chez moi que chez autrui, c'est ce qui rend cette entreprise si douloureuse. Écrire, c'est être endeuillé de soi-même. On ne peut plus croire en soi, quand on écrit. Que les autres mentent, et mentent mal, je m'en fiche, je ne vais pas en souffrir à leur place, mais mon propre mensonge, cette force qui sans cesse me pousse hors du chemin quand j'y marche résolument, quand je crois avoir trouvé un sentier personnel, il faut une sorte d'inconscience ou d'innocence pathologique pour ne pas en être dégoûté. Il faut constamment se prendre par surprise, au moment où le moi se repose, où il pense avoir la paix, assuré qu'il est d'être qui il est et de se connaître. 

Dans les promenades que je fais autour de chez moi, depuis quelques mois, je fais chaque jour ou presque cette expérience étonnante : très sincèrement, je crois à chaque fois que tous les chemins me sont connus, et j'en découvre pourtant chaque jour un nouveau. Qu'est-ce qui m'a empêché de l'avoir aperçu avant ? Nous avançons dans la vie comme des aveugles qui donnent de leur canne blanche des coups de bâton à la vérité. Plus celle-ci se présente sobrement à eux, plus ils la brutalisent en toute bonne conscience. « Tu n'es pas là. Tu ne peux pas exister. » Elle nous dit : « C'est moi ! » et nous lui répondons : « Usurpatrice ! Il n'y a que moi qui sois moi. Je me suis moi-même. » Et le rêve passe son chemin, comme un chien qui a peur du bâton. Se promener seul dans la campagne, c'est un école du rêve. Il faut ouvrir grand ses oreilles. Je me livre à un exercice que j'aime tout particulièrement : écouter tous les sons qui me parviennent, en les découpant en tranches, du plus proche au plus lointain — c'est un contrepoint géographique. J'essaie de les entendre tous simultanément, conscient de chacun de leurs timbres et de leurs orbites. Alors la réalité prend un aspect mystérieux, et c'est peut-être simplement notre inattention ordinaire qui produit cet effet d'étrangeté. Dans le Gard, j'essaie de garder le regard ouvert, car je sais que je suis aveugle et sourd ; alors je passe et repasse par le même sentier, jusqu'à ce qu'un autre sentier s'ouvre en moi — à l'intérieur du même. C'est un dévoilement en perpétuelle augmentation, comme une fugue aux voix infinies, ou une passacaille qui irait en s'élargissant indéfiniment : mais on sait qu'au terme ce n'est pas la vérité qui nous attend, mais l'Absence. Le point d'orgue ouvre sur le vide.

« Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu de temps, et vous me verrez, parce que je m’en vais auprès du Père. » Encore un peu de temps… Ce temps que vous n'avez pas, que vous n'avez jamais eu — même pour vous. Autant dire qu'on parle dans le vide. Qu'on écrit dans le vide. En pure perte. Et nos pauvres phrases s'allongent et se tordent sur le sol, comme des serpents de feu qu'on piétine sans même s'en rendre compte. Les sentiments font en s'allongeant des ombres gigantesques qui recouvrent les autres, les font disparaître au regard, c'est le temps lui-même qui s'épaissit, qui rend l'autre invisible ou inconsistant, jusqu'à l'accident. Car il y a toujours un accident qui vient rompre la vie sentimentale, qui vient la partager, la faire bifurquer brutalement au moment où l'on s'y attend le moins. Alors l'autre apparaît comme autre, ce qu'il n'avait jamais cessé d'être, et il vient saccager le chemin familier avec ses gros sabots crottés. On peut toujours en appeler à la poésie et à la sagesse, à la bonté, alors, c'est le moment qu'elles choisissent pour nous signifier qu'elles ne nous connaissent pas, que nous ne nous sommes jamais rencontrés. 

Dans les promenades qu'on fait dans les étroits sentiers de la campagne, notre poitrine déchire souvent sans même y prendre garde le fil invisible qu'une araignée vient de tisser inconsidérément d'un bord à l'autre du chemin. Nous sommes toujours surpris que personne n'ait expliqué aux araignées qu'il était parfaitement déraisonnable de produire autant d'efforts en pure perte, car les chemins sont faits pour être traversés par les hommes. J'écoutais In Love In Vain, alors, par le trio de Keith Jarrett. C'est en vain que les araignées des chemins creux tissent leurs toiles, et pourtant, elles vont refaire sans cesse cet effort inutile. Elles aussi, elles disent : « C'est moi ! », mais nous ne pouvons pas les entendre ; nous n'avons pas le temps et nous sommes les plus forts. Les phrases des araignées ne nous arrêtent pas, et pourtant elles ne cesseront jamais de les écrire, ces phrases presque illisibles, elles ne cesseront pas de tisser des fils invisibles reliant les deux bords de la réalité, cette réalité que nous traversons sans la voir. Autant nous les déchirons facilement, autant elles reviendront éternellement. Un désir n'empêche jamais l'autre désir de reprendre là où il était, jusqu'à l'absurde. Il faut être fou pour aimer en sachant que notre amour va être immanquablement déchiré par la poitrine inattentive de la passante. L'accident est prévu dès l'origine.

La haute mer de Flaubert, c'est qu'il sait que l'accident est la règle. L'exception, c'est le chemin. Écrire sans tomber, sans être déchiré, sans aimer en vain, c'est une fiction. C'est humain, de se raconter des histoires. Personne n'aurait le courage de se mettre en route, sans elles. Personne n'arriverait à la fin de la phrase, s'il ne s'étourdissait pas de sa propre folie, de son propre aveuglement. Il y a trop de chemins, trop d'embranchements, trop de réalité qui se lève sous nos pas. Il faut fermer les yeux et foncer tout droit, il faut avoir confiance en sa chance, même quand elle ne nous a jamais souri, nous croisant. Nous sommes ridicules ? Bien sûr. La seule manière de ne pas l'être est de se taire à jamais.

C'est dans le second disque du trio de Keith Jarrett, enregistré en studio au milieu des années 80 (Standards, Vol. 2), sans doute le plus beau de tous, que les titres nous parlent le plus directement. So TenderMoon And SandIn Love In VainNever Let Me GoIf I Should Lose YouI Fall In Love Too Easily. On croirait vraiment qu'il a composé ce disque en pensant directement à nous. C'est trop beau pour être vrai. Je n'oublierai jamais l'été passé à Annecy, cette année-là, avec Céline et Corinne. Quelle insouciance, quelle gaieté, quelle joie ! J'ai du mal à croire que cette vie-là fut la mienne. En ce temps-là, je n'aurais jamais eu l'idée parfaitement saugrenue d'écrire, d'écrire autre chose que des lettres d'amour ! Heureux d'avoir connu quelques années innocentes… C'est toujours ça que les cons n'auront pas. Il me semble, mais peut-être est-ce une illusion, que la connerie ne s'était pas encore diffusée à tous les étages de la société française, alors, qu'il y avait encore pas mal de place pour la joie et l'improvisation amoureuse, que le réseau vicieux et étouffant était encore lâche, même s'il pointait déjà le bout de son nez. La tendresse n'était pas encore un produit de consommation courante, la liberté pas un concept vide, et l'érotisme ne s'était pas encore complètement déconsidéré. Personne dans ces années-là n'aurait imaginé que les bistrots seraient un jour remplacés par les réseaux sociaux, qu'on se marierait entre hommes, qu'on parlerait sérieusement de « narratifs », que le lien-social était une petite chose souffreteuse qu'il fallait sans cesse réparer, que le sexe serait remplacé par le genre, qu'on aurait peur d'une grippe, qu'on se saluerait en s'envoyant des coups de coudes, que la plus haute ambition des jeunes gens serait d'être influenceurs ou de faire du muscle dans des salles de sport et que la littérature (en France !) serait bientôt une chose qui n'intéresserait plus personne. La musique était encore un art respecté, la variété s'appelait encore la variété, on ne parlait pas à ses amis à travers des écrans, les femmes n'étaient pas occupées exclusivement à faire des procès aux hommes et Paris était encore une ville habitable, de même que Lyon et Marseille. Les voyages avaient encore le goût du voyage, c'est-à-dire de la distance et de l'étrangeté, du dépaysement. Comment ce monde-là a-t-il pu être englouti sous nos yeux en si peu de temps, et sans laisser de trace ? C'est inimaginable ! Aurait-il perduré que je n'aurais jamais eu l'idée d'écrire. Je n'étais pas fait pour ça. D'autres s'en chargeaient et c'était très bien ainsi. Les sentiments n'étaient pas encore suspects et toutes les femmes revêches. Elles ne pouvaient pas l'être toutes, revêches, il suffit d'écouter l'introduction de So Tender, par Keith Jarrett, pour en être persuadé. On n'improvise pas une telle musique dans un monde où les femmes sont devenues les pires ennemies des hommes, c'est impossible. Les sentiments se sont tellement allongés, comme le café ou comme les putes, qu'ils n'ont plus aucune saveur, et qu'il faut y ajouter des exhausteurs de goût, et beaucoup de sucre. Les mots n'avaient pas encore cette odeur de charogne que leur donne le mensonge empilé sur l'imbécilité, la peur et la hargne n'avaient pas encore élu domicile dans les corps aliénés et épilés, la brutalité ordinaire et la marchandisation du système immunitaire n'étaient pas encore acceptées par une population hébétée qui ignore ce qui lui est propre. Un internaute répond « Elton John » à la question : La musique de quel artiste tu peux écouter une journée entière sans te fatiguer (sic) ? Il est dorénavant plus rapide et plus simple de signaler les mots qui ne mentent pas. On apprend aujourd'hui que les arbres aussi peuvent être timides entre eux ; ils sont donc désormais plus civilisés que la plupart des humains. 

Nous sommes des « invités à l'attention », selon le mot de Claudel. Entre les phrases et l'être, il ne peut y avoir qu'un silence reporté, celui qui émane de la timidité devant la Création. Nous sommes pourtant les spectateurs bavards et hystériques d'un sens absent qui occupe tout l'espace. Je suis bien forcé de regarder dans le passé, puisque le présent me fuit obstinément et que l'avenir me dégoûte. Au moins n'ai-je pas de sens sur les mains, ou si peu que personne n'y croit. 

Te souviens-tu, Jean-Philippe, quand tu nous lisais de longs passages d'Ubu roi à Saint-Michel, debout sur les tables ? Tu aimais qu'on te prenne pour un dingue, mais un dingue lettré. L'époque était tendre avec les farces, mais tu n'as pas eu l'attention que tu méritais, pas plus que Mark l'Américain, si maigre et tendrement arrogant, qui jouait de la guitare électrique comme Jimmy Hendrix, pas plus que Dominique et ses petites fesses rondes et dures qui nous invitait le mercredi après-midi à manger des frites et des olives en ville. Pourtant, nous en faisions, des phrases ridicules et prétentieuses qui laissaient nos professeurs épuisés et vaguement admiratifs. Nous avons aimé les rendre fous, mais ça restait dans les limites d'une société dont l'homogénéité n'était guère remise en question. Quand j'y pense, je vois bien que nous étions aimables et attentifs même dans la volonté de nuire. On ne se défait pas si facilement des manières dont on hérite, et nos parents, dans l'ensemble, ne giflaient pas facilement leurs grands-mères. Je pense à Simone et sa détestation des bourgeois : elle aurait dû me haïr, mais elle n'y parvenait pas, parce que nous avions des goûts musicaux communs. Je pense à Michel qui trouvait que nous n'étions pas assez révolutionnaires. Je pense au Père Tresh qui tolérait mes cheveux longs parce que j'allais discuter de Beethoven avec lui après le repas du soir. Je pense à Christian qui se branlait tous les matins sans que notre présence le dérange, et qui nous avait appris le mot « prépuce ». Où allions-nous ? Nul n'aurait su le dire, mais personne n'avait de réelle inquiétude quant au monde dans lequel il s'agissait de se faufiler après tant d'autres, même quand nos discours prétendaient l'abattre. Nous jouions le rôle qu'on attendait de nous avec une désinvolture qui rassurait nos aînés. Les pleurs et les lamentations, les tourments et le découragement n'étaient qu'une figure de style passagère, un rite, un moment à passer entre nous, les nouveaux-venus, une communion vacharde et exaltante qui nous donnait l'impression d'exister plus et mieux que les vieux. La sexualité était à la fois fraîche et solennelle, et nous nous y ébattions avec une curiosité émerveillée dont nous n'avons pas réussi à perdre le goût. Le temps des coups n'était pas encore venu ; nous étions tellement habitués aux caresses que notre imagination ne pouvait envisager très longtemps d'autres gestes. Rien ne nous avait préparés à la guerre incivile. 

C'est dans la musique que l'Attention est par force la bienvenue, et même la nécessaire. Entre deux sons, entre deux phrases, entre deux accords, c'est cette attention appliquée et travaillée, rendue audible, qui fait le musical par le geste et l'intention qu'elle demande. Ça se passe de la même manière que dans la sexualité : on peut dire qu'il n'y a pas de vraie musique sans érotisme de la pensée. La musique est sortie des mots comme la nuit sort du jour, quand tout le monde croit que c'est le contraire. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui entendent, ceux qui ouvrent les yeux dans la nuit noire. 

Les enfants vont bien ? Oui, ça va. Christie a prévu de rester ? Je ne sais pas. Kevin a encore été collé. Ah bon ? Qu'a-t-il encore fait ? Il imitait GMK en cours de maths. Quel crétin! Mais non, mais non, il a raison. Mais qui est GMK ? Tu ne connais pas GMK ? Non, je ne connais pas GMK. T'auras vraiment tout raté, toi, dans ta vie ! Elle boit du vin blanc glacé, il boit de la bière. Elle est belle et blonde, il est barbu et roux. Sans moi, on ne serait pas là… Sans toi on ne serait pas là, c'est la vérité. Tu ne te sens pas responsable du tout ? Non. Pourquoi, je devrais ? Un divorce, c'est toujours quelque chose de complexe. Moi j'ai une explication très simple. Tu simplifies toujours tout. C'est vrai, ça, je simplifie ce que tu compliques à souhait. Tu dis ça parce que j'ai couché avec Robert, mais ce n'est pas la seule raison. C'est la seule raison qui nous a conduit ici. Tu crois que les couples meurent de mort subite ? Tu ne trouves pas que ça sent la sardine ? La sardine ? Oui, la sardine en boîte. Non, je ne sens rien. Je sens cette odeur depuis deux jours. Tu en as mangé ? Mais non ! Tu dis ça pour détourner la conversation. Tu appelles ça une conversation, toi ? Moi, j'essaie d'avoir une conversation avec toi, oui. Je suis cocu, et en plus je ne sais pas discuter, c'est ça ? Si tu savais… Si je savais quoi ? Robert ne baise pas bien ? Tu vas te plaindre de ses services ? J'ai envie de te frapper ! Là où je me sens le plus en vie, c'est quand je tripote tes nichons. Ah bon, vraiment ? Non, t'as raison, c'est pas quand je tripote tes nichons, c'est quand je pelote ton cul. Ça nous éloigne un peu du sujet de notre rendez-vous , tout ça. Oui, un peu. Mais il fallait quand-même que ce soit dit. 

Le talent d'avoir de la chance, ça on peut dire sans crainte de se tromper qu'on en aura bougrement manqué ! Si je pouvais mourir de mort subite, là, à l'instant, tout serait réglé. Mozart : « Je me trouve comme un lièvre dans du poivre. » Tantôt ils nous lèchent, tantôt ils nous mordent. 

Je me suis intéressé à Amanda Lear, la semaine passée. Dieu sait pourquoi ! Mais Dieu ne me dit jamais rien. C'est un petit cachotier. Cora se sent très seule ; c'est normal, elle l'est. Elle devrait écouter les Gurrelieder, de Schoenberg. Sophie était allée m'acheter Picasso, le héros, de Sollers, à la FNAC Montparnasse. Comme il était là, elle lui avait demandé une dédicace (mais pour elle !). J'ai donc dans ma bibliothèque un livre de lui qui est dédicacé à quelqu'un d'autre que moi. Elle est folle d'avoir fait un bébé ! Pour l'instant, elle est heureuse, mais je préfère ne pas penser à la suite… Des spécialistes étudiaient à la loupe l'implantation des poils pubiens d'Amanda Lear, dans les photos qu'elle avait faites dans Playboy, pour déterminer si c'était un garçon ou une fille. On lui demande si elle était le genre de Sylvio Berlusconi : « Ah non, pas du tout ! Il n'aimait que les Italiennes brunes aux gros seins avec plein de poils sous les bras. » Voilà qui fait rêver…

J'ai attendu trop tard : ce matin, quand je veux cueillir des roses et des iris pour faire un bouquet, les fleurs perdent leurs pétales au moindre mouvement. Ce matin de printemps ressemble à l'automne. « Je ne suis pas celle que vous croyez », semble me dire la nature. Sollers est mort, hier, enfin, avant-hier, mais j'ai appris sa mort hier matin. Trop tard ! Tout est toujours trop tard, avec moi. Mon jardin n'est pas vraiment mon jardin, je n'en suis pas le maître, visiblement. Il n'en fait qu'à sa tête. J'entends le troisième mouvement de la troisième symphonie de Brahms à la radio. J'ai écrit très rapidement (trop) un petit texte en hommage à Philippe S. Page 105 de son Carnet de nuit : « Elle ne donne pas signe de vie. C'est inespéré. » Pourtant, la journée d'hier avait bien mal commencé… À Neuf heures, l'émission Répliques de Finkielkraut, « La vie avec un chien ». Rien à en tirer, on tourne le bouton. Et Finkielkraut qui s'extasie sur Yes, nom donné à une chienne par l'auteur (l'autrice). Il leur parle d'un ton doucereux de jeune nonne souffreteuse qui ne veut pas choquer la mère supérieure en lui parlant de ses problèmes intestinaux. Pourquoi ? Ils ont un cancer ? Tout m'énerve ! Le Lys d'Or : LSD. Hier-soir, j'ai essayé de regarder The Doors, d'Oliver Stone. Impossible, c'est un gros nougat pâteux et sans intérêt. Ça m'a seulement donné envie de reprendre du LSD. « J'ai envie de me mettre la tête dans le plâtre » (Roland Barthes) Je repense à la chambre 111. Ariane et ses gros seins, qui suçait son pouce en disant « Maman ! » quand on baisait. On avait joué la première sonate de Bach, du Fauré, du Beethoven, du Schumann, et quoi encore ? Son visage rond, son sourire confit. Plus tard, elle a rencontré son mari, un clarinettiste moustachu qui aimait les femmes « bien bustées » et qui la baisait sur le capot de leur voiture, dans la forêt, du côté de Brive-la-Gaillarde. J'ai retrouvé un livre de Jean-Pierre Dufreigne qu'elle m'avait offert : Le génie des orifices. « Nous crachâmes donc la blanche pituite au matin. » Des orifices, pas des origines ! Les imbéciles habituels de la droitardise de plomb en font des caisses sur une pauvre page assez faiblarde écrite par le ministre de l'Économie. Depuis deux semaines, on y a droit quotidiennement. Ils rivalisent d'“humour” vengeur et moral, ces cons. Ils vont même jusqu'à plaindre sa femme et ses enfants ! Tout ça parce qu'il a parlé d'un cul, d'un trou du cul, d'un anus. « Mais c'est mal écrit ! » gnagnagna… Ce sont eux, les trous de balle. Érotisme contre pornographie, devoir moral contre talent littéraire, impôts contre décence commune, tout y passe, sans qu'ils se lassent. C'est ça, la Bêtise : l'absence de lassitude. La reprise incessante, la vindicte vengeresse, le cul leur est la porte de l'enfer, ça les obsède, quoi qu'ils en disent. Ça revient éternellement. 

Il y a beaucoup de très belles photos de Sollers. C'est comme les musiciens de jazz qui sont toujours photogéniques, je ne sais pas pourquoi. C'est incroyable, ces images ! Je ne cesse d'y revenir. Isabelle, par exemple. J'ai réussi une photographie, d'elle. Une seule, mais j'en suis vraiment fier. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné un être laisse sortir de lui cette chose mystérieuse qui fond sur nous comme une évidence ? Il faut être là. Présent. C'est l'attention qui est prise au mot. On ne comprend pas, et tant mieux. C'est tout à fait comme si la personne devant l'objectif se mettait tout à coup à parler en une langue étrangère, une langue qu'elle n'a jamais apprise. C'est l'Exception qui se montre, bousculant au passage la règle et les signes sociaux. Ça va au-delà. Si ce qu'on est exprime exactement ce qu'on veut être, c'est qu'il manque quelque chose. L'être doit se laisser être plus, c'est à cette condition qu'il séduit et bouleverse. Les femmes, parfois, devant un œil extérieur, laissent leurs orifices s'ouvrir, à leur insu. Ça ne dure pas. Elles ont trop peur de ce qui peut en sortir. Les signes de la vie intérieure sont toujours dangereux, quand ils sont intacts. C'est un au-delà qui se manifeste, ça déborde, et quand c'est sorti, il est trop tard pour rattraper la chose. Nous le savons tous confusément. La photographie devrait servir d'abord à ça : révéler la double existence, la langue amadou. Amadou vient d'amoureux. L'amoureux prend feu quand il voit, quand il est face à l'image qui parle une langue inconnue : les dix mois de la nuit rouge. Une saison en enfer. C'est toujours une histoire de langue, de langues de feu. 

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

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Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)

mardi 28 mars 2023

Gone with the wind

 


J'aime le vent. Quand il souffle, et fort, comme aujourd'hui, une autre âme habite le monde. Nous ne sommes plus seuls. Des pans entiers de mon rêve me reviennent et passent en moi à toute vitesse. J'ai un corps multiple. 

Isabelle était avec moi. Même si la femme de mon rêve n'avait pas son visage, c'était bien elle. Quelle aventure ! Des bijoux volés, un appartement parisien, des oreillettes qu'on nous enfonçait dans le tympan, un pistolet démonté au fond d'un sac, un ascenseur dans lequel je suis occupé à nous sauver, la merveille de la vie qui va, à toute vitesse, un air lumineux et frais, et des personnages qui sont ce qu'on peut imaginer de mieux — et français. Il y avait Patricio, aussi, et une adresse qu'on ne connaît pas. Des déplacements, des hésitations, des accélérations comme dans le jeu de Richter au piano. Nous étions jeunes, beaux, légers et vivants. Quelle aventure, que la vie !

Le vent c'est l'inconscient. C'est le rêve qui nous traverse, qui décolle le moi du moi, qui remet le temps à sa place, nettoie. La mort vient avec le vent et prend le visage de la vie. L'âme du monde ce n'est pas nous, ce n'est pas l'homme, c'est la grande Absence qui souffle et nous emporte là où personne ne pense. 

Le ciel est bleu, les fleurs, partout, et les hérons garde-bœufs font cortège aux tracteurs. Les pylônes sont couchés dans les champs. Je passe sous les fils électriques en frémissant. Je suis seul et heureux. Une résurgence de l'année 1976 ? 

Écoutons Ben Webster et Art Tatum. All the things you are, Gone with the windNight and dayMy one and only love

dimanche 26 février 2023

(Extrait)

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Le plus frustrant, dans cette histoire d'amour avortée, c'est que je ne lui aurai jamais écrit la lettre d'amour que j'avais en tête. Maintenant qu'il est trop tard, cette lettre non écrite prend une place colossale. Elle me ronge les sangs. Mon être se tient autour de ce gouffre, et je crains d'y tomber. La distance, tout est là. Nous sommes tour à tour trop près et trop loin. Jamais à la bonne distance pour que les mots que nous portons en nous soient audibles, pour ceux qui sont entés de notre désir. Il faudrait plus d'amnésie, d'amnésie instantanée. Le meilleur de la vie n'est pas grand-chose ; cette réalité est assez insupportable pour que nous inventions toute sorte de phrases qui viennent la recouvrir d'un habile babil. Là où la bonté est absente, il faut des mots, beaucoup de mots. Eau, colle, air, grain, verre le plus épais, poussière, sortilège, seuil, peu importe ce que je crois dire et ce que vous croyez entendre. Là n'est pas la question, et la réponse encore moins. 

Je me demande une chose : pourquoi est-ce que les femmes que j'ai trouvées les plus “érotiques” étaient aussi celles qui étaient capables de se ridiculiser (physiquement, je veux dire) ? Est-ce que je dois rapprocher cela du fait qu'une femme qui pleure me fait bander ? (Je dois à cette “perversion” des moments de pur bonheur.) Je pose ces questions en étant parfaitement conscient que c'est moi, les formulant, qui me ridiculise, ou, pire, qui deviens suspect. Mais oui, je suis suspect, c'est un fait. Vous avez raison de me soupçonner, en me lisant. Quiconque écrit est de fait un suspect en puissance. Une femme qui se ridiculise me bouleverse (bouleverse mes sens, les met sens-dessus-dessous (ou sans dessus et sans dessous)). Quand les sens n'ont plus ni dessus ni dessous, on devient louche, on louche sur des détails que les autres ne voient pas ou qu'ils trouvent vulgaires (ou ridicules), des défauts physiques, des voix qui déraillent, des poils qui dépassent, des mouvements absurdes qui échappent au contrôle de celui qui en est à l'origine, la petite laideur si bouleversante de l'être. Et là, nous nous mettons à entendre un monde inouï qui nous trouble au-delà de la raison. Quelque chose vient à nous, quelque chose qui vient de notre propre amnésie. Des mots sortent du placard, des sensations de l'ombre, des gestes qu'on n'aurait jamais osé faire en temps normal. On frôle la folie, sans doute, mais jamais on n'est si vivant, si intensément soi-même. Au cœur des cordes, le cor. Il y a toujours un instrument caché, masqué, une voix recouverte par d'autres voix, un geste que d'autres gestes rendent impensables, et qui reviendra plus tard, beaucoup plus tard, quand la mémoire nous aura permis de discriminer, de distinguer, de voir et d'entendre ce que personne ne peut voir ni entendre hors de notre désir, c'est-à-dire de l'amoncellement des voix qui parlent en nous, de leur fouillis intraduisible. Il n'y a que des surfaces mais il n'est pas donné à tout le monde de s'y tenir. La profondeur attire. La vie en rose, c'est compliqué, j'y songe en entendant la septième pièce des Davidsbündlertänze de Schumann « Nicht schnell mit äussert starker Empfindung ». Pas vite, note Schumann. Non, pas vite, il faudrait savoir prendre son temps (pas celui des autres). Que ces harmonies sont belles ! Schumann est un dieu. Un dieu si proche, si familial. Il a l'odeur de mon père. Sa maladresse. Son corps, enfin. À la pointe de ces arpèges égrenés avec précaution, je peux sentir la caresse sur ma peau, le souffle sur ma nuque, la chaleur en moi. Amnésie. Dans les odeurs se tient l'origine. Quelques notes de piano. Portraits enchâssés… Images superposées… Âmes silencieuses… Le divin n'est jamais absent, quoi qu'on pense. Il relie les péripéties d'un fil invisible, qui ne rompt jamais. Qu'avons-nous à reprocher à ceux qui ne nous aiment plus ? De nous avoir aimés ? Leur amnésie ? De ne pas être morts ? De ne pas nous avoir suppliés, de ne pas avoir exigé cette lettre d'amour qui nous brûle le cœur ? Mais l'auraient-ils fait que le courage nous aurait manqué. Si la vie avait été autre (si j'avais eu de la chance), est-ce que j'aurais été autre ? La plage ensoleillée, la sieste langoureuse, l'odeur des beignets au brocciu, le thym et la lavande, Hercule endormi à l'ombre, une voiture décapotable, un décolleté opulent, mais nous avons déjà connu tout ça ! Le temps a seulement empilé ses effets par-dessus, son grotesque, et le sens, qui nous rendent la vie trop simple et décevante. Amnésies. Les visages se croisent sans se reconnaître. Il faut dire que les années, dans leur aphasie révoltante, manient le burin et la masse avec désinvolture. Je les entends penser, ces années écrasées d'oubli, elles me font peur car elles n'ont peur de rien. Ô, Schumann ! Ne me laisse pas ! Je n'ai pas écrit quand il était temps de dire, et maintenant que j'écris il n'est plus temps que de raconter, mal et sans espoir. La vie en rose, c'est toujours une chanson sentimentale qui nous empêche d'exister au moment où il le faudrait. Quoi qu'on fasse, on arrive trop tard : plus personne ne s'intéresse à nos ardeurs. Vieux et fatigué, on parle seul. L'autre jour, près du Gardon, j'ai croisé deux jeunes filles à qui j'ai demandé mon chemin. J'ai bien vu à leur regard étonné et ironique qu'elles savaient parler à un fantôme. Je n'ai pas voulu les effrayer et j'ai poursuivi ma route sans insister. Nos deux mondes n'avaient qu'un étroit couloir commun dans lequel je suis passé bien vite sans me retourner, de peur qu'on me demande des comptes sur mon insistance à être. Nos amnésies échangées n'ont produit qu'un profond silence en se croisant ; c'est sans doute très bien ainsi. Le bon vouloir n'existe pas dans ce monde-ci. L'exil est unanime : faisons semblant de ne pas le remarquer. La seule tendresse qui reste ne peut venir que de fantômes. 

(…)

dimanche 20 novembre 2022

Terrain vague

« C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent 

de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. »

« Les imbéciles sont comme les portes. 
Les ouvre qui veut, mais, comme les portes aussi, on oublie souvent de les fermer. » 

« L'interprétation, c'est l'ignorance. » 

« Il suffit que tu saches comment c'est fait. Tu n'as besoin de rien d'autre. »

« La fin est dans le commencement. »

« Avant de nous rencontrer, nous étions déjà infidèles l'un à l'autre. »

La sarabande de la suite française en ré mineur (BWV 812) est si affligée que je suis convaincu que la tristesse a été inventée pour nous rendre sensible la beauté. « Il faut imposer l'idée de la dette. » C'est le bonheur, qui nous pousse au désespoir.

Le « tu n'as besoin de rien d'autre » (que de savoir comment la musique est faite), de Celibidache, me hante. En regardant un documentaire qui lui était consacré (The Garden of Celibidache), il y a quelques jours, j'ai eu la surprise de retrouver les quelques mots de lui que j'avais utilisés dans la première pièce de mon disque intitulé Double Silence plein la bouche. « Je me demande comme un enfant de dix ans. Et je réussis très souvent [à éliminer cette stratification de l'expérience]. » Il explique qu'il se met toujours dans la situation de lire une partition qu'il connaît par cœur comme s'il ne l'avait jamais vue (« je réagis comme un enfant de dix ans : pourquoi les cors, ici ? ») Il parle de « créer une relation spontanée à ce grand inconnu » et tout de suite après, nous le voyons assis sur un fauteuil de jardin, en train d'arroser l'herbe, l'air complètement absent. « La fin EST dans le commencement. » (C'est lui qui souligne le « est ».) Et il ajoute : « Et depuis quand ? Depuis toujours. » Juste avant l'intervention de Celibidache, j'ai fait entendre un court extrait d'un dialogue entre Alain Delon et Domiziana Giordano, Elle (Elena Torlato-Favrini) et Lui (Roger et Richard Lennox), dans le Nouvelle Vague de Godard. « Ainsi, ce n'est pas en moi que vous mettez votre confiance, mais en l'amour. — Il ne meurt pas. Ce sont les gens qui meurent. » La fin est dans le commencement : comment ne pas entendre que cette phrase parle de l'amour autant que de la musique, du désir autant que du phénomène sonore ? « Mais c'est un récit, que je voulais faire. Et je le veux encore. De l'extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C'est tout juste si j'entends, de loin en loin, la terre gémir doucement, dont un rayon déchire la surface. Et l'ombre me suffit. Un seul peuplier derrière moi, dans son deuil. » On entend un accordéon (qui tient un do) et un chien qui aboie, puis le tonnerre, au loin, et un tracteur qui démarre. La voix disparaît… (Mais c'est un récit que je voulais faire, et je le veux encore.) Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J'ai voulu mettre ma confiance en l'amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l'aube, qui sort d'un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu'un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l'été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n'ai plus qu'une chose : le récit de l'été, de l'avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c'est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu'il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l'oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser. « On ne peut pas dire n'importe quoi n'importe comment si on veut que les mots soient des actes. » I love you again… « L'été était en avance, cette année, et un peu déréglé. Tout a fleuri à la fois. »

« Madame s'en va. » On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin, la gueule ouverte et la tripe palpitante, grotesque à en périr. « Madame s'en va, imbécile ! » Il fait froid. « Même un beau ciel d'été nous a fait sentir notre fragilité. » J'ai envie d'être seul. On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Seul, je le suis. Plus que jamais. Une expression de mépris… « Tu veux de ma petite mort ? » dit-elle, juste avant de nous interdire de la toucher. « Le corps en arrière, elle tend son sexe. » Conversation entre Lolita et Humbert Humbert. Il est question de tranches de bacon et de poésie. De quoi s'agit-il ? « People. » La flûte et la clarinette reviennent comme des cheveux sur la soupe. Ça fermente. Syrinx. Encore le tonnerre. L'ombre la plus courte. « Ah, mon Cher, des larmes, des torrents de larmes ! » L'accordéon de Céline par là-dessus. « Good morning. » Un double silence plein la bouche, on tente encore une fois de faire le récit de l'avoir été, on va jusqu'au seuil, le vent souffle très fort, on a froid, il ne reste que la poésie, la jeune fille et la mort, l'oiseau quand du soleil à perte de vue, la voix de Jacques, une dernière sérénade, la pluie et les ombres, Non c'è più quella grazia fulminante, ma il soffio di qualcosa che verrà. Mettons-nous au piano, a-t-il écrit. Mais c'est un récit que je voulais faire. Tu n'as besoin de rien d'autre. La grâce est partie depuis longtemps, mais nous nous souvenons de ses gestes, de ses odeurs, de ses silences : au fond du larynx, quelques notes âcres de violoncelle. « Vous êtes blessé ? » Oh oui alors. « Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. » Oh oui alors ! « Vous avez mal ? » Oh oui alors… Le miracle de nos mains vides. « Quelle merveille de pouvoir donner ce qu'on n'a pas. » Les oiseaux se taisent. « De nouveau on nous propose le futur ! » Elle répète trois fois sa question. « Qui, mais qui, aime la vie ? » L'interprétation, c'est l'ignorance. Il faut seulement savoir de quoi est fait la vie, la vie en nous et la vie autour de nous, et traverser le temps comme le temps nous traverse, de part en part, sans pause et sans précipitation. Oui, j'ai mal, oui, je suis blessé, oui, j'ai peur. La vague va revenir et nous emporter. « Une femme ne peut pas beaucoup nuire à un homme. Il porte en lui-même toute sa tragédie. Elle peut le gêner, l'agacer, elle peut le tuer ; c'est tout. » Tout ça est à moi. La fin est dans le commencement : on aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Les femmes sont des prétextes, pour les hommes. La tragédie qu'ils portent en eux, il leur faut l'objectiver, il leur faut lui donner une origine, une cause, une figure, un corps à investir, ils aiment désirer ce qui les emporte, la vague qui va les noyer. Il n'y a rien de plus beau que le précipice, quand on en fait le récit. « Mais mon ami, avancez donc ; qu'est-ce vous faites là ? — Je fais pitié ! » Il n'y a qu'à voir les femmes que se choisissent les hommes. Ceux qui aiment se remplissent invariablement la bouche d'un épais silence, un double silence qui leur enlèvera le souffle à jamais. Ne leur reste que le récit et la nostalgie de leur corps d'enfant. Les oiseaux se sont tus. On met sur le pupitre la partition de la suite française en ré mineur, sans espoir. On trace quelques mots sur le cahier, on lève la tête, des noms nous reviennent en mémoire, on laisse le soleil nous réchauffer les os — le temps nous est compté. On essaie de suivre les voix qui se lèvent. La fin est dans le commencement. Avancez-donc jusqu'au précipice. Que craignez-vous donc ? Personne n'aura pitié de vous. Elle va vous demander si vous avez mal. Vous répondrez que oui, que vous avez mal, et vous continuerez d'avancer vers le gouffre sans qu'elle vous retienne. Elle tient à elle comme vous tenez à elle. Elle est l'origine et la fin. Elle compte sur votre ignorance. Vous lui donnerez ce que vous n'avez pas, elle ne vous donnera pas ce qu'elle a. Elle vous fera avancer, vous poussera s'il le faut, si elle trouve que vous êtes trop timoré. Même quand toute la grâce l'aura quittée, elle saura qu'elle peut compter sur votre imagination. Elle versera des torrents de larmes, elle poussera des cris rauques, elle griffera le ciel et les draps, et l'effroi qui vous prendra vous amènera au seuil de la folie, sans qu'elle ne renie aucune de ses caresses. La pluie et les ombres, le vent glacé, les figures grimaçantes, les râles, tout cela n'était que poésie, invention, théâtre. Elle n'a rien entendu, perdue qu'elle était en sa sublime et dolente effigie, éperdue. « Elle ne faisait pas de cinéma, comme les autres » car elle était le cinéma, elle était la fiction, elle était la story, pleinement sincère. Elle n'avait besoin de rien d'autre que d'un regard, de quelqu'un qui écrive une histoire à laquelle elle pourrait croire, de longs regards dans lesquels elle tremperait son âme. Elle est venue sur votre terrain vague, y a fait quelques tours de magie, dans une nuit chaude et épaisse, puis est repartie, la flûte et la clarinette entre les jambes. Madame s'en va. Elle avait mis toute sa confiance en l'amour, et c'est bien normal, puisque vous aviez eu la candeur de dévoiler les réserves colossales accumulées. Vous aviez eu la candeur de vous frotter à ce Grand Inconnu. Et depuis quand ? Depuis toujours. « Ah oui, et puis encore quelque chose : le sexe n'est qu'un complément. Il faudra me rendre mon livre ! »

Qui aime la vie ? Ceux qui la fuient et qui vous appellent « ma vie ». Pas vous, pas vous qui subissez l'affront et l'oubli, et tout le beau royaume des paroles mortes. Restez donc là, au bord du fleuve qui passe, sans vous, et voyez comme ces remous qui vous attiraient tant sont noirs et opaques. Consolez-vous : vous n'étiez pas de taille pour vous mesurer à cette vie hurlante et sans mémoire. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de savoir de quoi sont faites ces âmes-là. — L'interprétation, c'est l'ignorance. « Un homme, ce n'est pas assez pour une femme. Ou bien c'est trop. »

J'ai dit moi, mais je pourrais dire un homme, n'importe quel homme. « Mais les gens riches sont donc si différents de nous ? — Oui, ils ont plus d'argent. » 

J'aime les sonneries des vieux téléphones. Reste la mélancolie. Et ma vie.

samedi 14 mai 2022

Tes yeux

Les yeux bleus ont un grand inconvénient : on s'arrête souvent à leur surface — leur beauté nous aveugle. Il faut du temps et de l'attention pour crever cette surface réfléchissante. 

Je n'ai pas assez regardé tes yeux. J'ai regardé ton ventre (ah, ton ventre…), j'ai regardé tes pieds, j'ai regardé tes mains, j'ai regardé ta bouche, j'ai regardé ton sexe, j'ai regardé tes cuisses, j'ai regardé ton cul, avec attention, je crois, et amour, et désir, et timidité, et j'ai vu tes yeux regarder, et me regarder, mais je ne les ai pas assez regardés pour eux-mêmes. 

Les yeux sont la première chose qu'on voit, du visage et du corps d'un être aimé, ils sont toujours là, toujours présents, toujours actifs, car ils nous regardent, mais nous ne les regardons pas assez pour eux-mêmes, parce qu'il est difficile de regarder quelque chose qui nous voit. Les yeux sont en avance sur le corps qui les porte, ils entrent en nous avant que les nôtres se portent à la rencontre de celui qui nous saisit. Qui voit le premier a l'avantage et éblouit l'autre : c'est comme d'avoir les blancs aux échecs. (Nous ne voyons le plus souvent dans les yeux de l'aimé que l'amour que nous cherchons en vain en nous-mêmes.) 

Je les ai vus sans les regarder, ou je les ai regardés sans les voir. Je les ai vus me voir, ça oui, mais je n'ai pas vu ce qu'ils voyaient, je n'ai pas su déchirer le voile que mes yeux ont mis à tes yeux, et même si je les ai vus me voir, je n'ai pas compris ce qu'en moi ils venaient chercher. Tes yeux m'ont vu et ne m'ont pas vu, sans doute, mais je ne puis te le reprocher, moi qui n'ai pas su les voir. 

Tes yeux sont une chaconne de feu. En eux passe et repasse une basse vibrante et obstinée que les heures se chargent de varier. Il faut du temps pour que leurs motifs se révèlent à nous sous la forme de contrepoints escarpés et sibyllins : tu donnes, tu reprends, tu évites, tu fuis, tu contournes, et le reste nous est donné comme un fulgurant hiéroglyphe. 

Je n'oublierai pas ce premier soir où, depuis ta petite voiture bleue, tu avais jeté ton regard comme un harpon, sur moi, à travers le pare-brise et le portail de la maison. C'est le tout premier don que tu m'as fait, c'est la toute première entaille qui s'est faite en moi, qui s'est frayée un chemin jusqu'au plus profond de mes humeurs. Elle y est restée. Cela, tu ne pouvais pas le reprendre. 

dimanche 24 avril 2022

Dans le couloir de la mort


« Leur accord sur la taxation des plus-values avait d'emblée été total. » Joindre les détails cordialement, c'est important, mais Anne-Sophie pétait vraiment beaucoup, arrivée de toujours. Je me demande si c'est toujours le cas aujourd'hui. Océan-ocre-octave-oculus-odieux. Je demande parce que je sais aujourd'hui comment régler le problème, Anne-So, ce que j'ignorais à l'époque, qui t'en iras partout. Ton absence remplit complètement ma vie, et la détruit, crible les fléaux. Mais, heureusement, JEAN YVES RICHARD m'écrit pour me laisser toute sa fortune (2.000.000,00€) : suite à des anαlyse [il est] affecté par le Virus Covid-19 et [il a] un Cancer en phase terminale. Alors [il] souhaiterai[t] [me] fαire un doη de [sa] fortuηe. Ci-joint, les détails. Cordialement. Tout ce que je crois écrire revient me battre quand je sors, à commencer par le temps. Dans le couloir de la mort, nous y sommes bel et bien, quand je dors. Leur chapeau est si gros qu'ils ont du mal à le manger par la racine. Nous étions habitués, nous, les vieux, à un monde dans lequel la folie était certes bien présente mais circonscrite — Oh ! olive olfaction ombre omission. Il y avait des lieux pour elle, comme il y en avait pour la tolérance. La nouvelle Loi qui ordonne de briser toutes les frontières l'a fait sortir de ses gonds, et désormais elle se balade parmi nous — sans attestation. Ne cueille pas ces fleurs, Odalisque ! Prends tout le jardin (odeur ode, offense offerte) ! La folie, comme les hommes, a migré, et nous sommes en train d'apprendre à vivre (ensemble) avec elle. La force et la puissance sont tout entiers dans le beau geste. Ça s'entend, tu sais ! Un coup de ton doigt sur le tambour, elle ne se plaisait plus chez elle, elle voulait apporter au monde son monde à elle. On ne peut pas tricher avec ça. Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes. Peu de choses sont plus humiliantes que le spectacle d'une femme, acheminement vers la parole, qu'on aime ou qu'on a aimée, qui reçoit des compliments immérités, ou qui reçoit des compliments de crétins finis, à propos de photographies où elle est moche. Le phrasé, en musique, procède toujours d'un beau geste vers la parole, et la musique ne peut être que forte et puissante. Les idées viennent en écrivant vers la parole : personne ne t'a remplacée et commence la nouvelle harmonie. Quand on les attend, les idées (orgues), elles nous tirent la langue, cachées derrière leur mont chauve (orient, orteil ortolan), et c'est bien fait pour nous. Elle avait des gaz, comme on dit. Écoutez-les, ces quelques notes du commencement du premier nocturne de Chopin, qui tournoient autour du si bémol pour s'incliner sur le fa répété, alors la femme disparut, et reprendre ensuite leur cheminement ondulé vers le si bémol grave en faisant une brève étape sur le ré bémol. Il y a toujours un mont chauve pour nous séparer de nos idées. Heureusement. L'impression de se sentir étranger à sa propre vie a quelque chose de grisant qui nous force à trouver d'autres liens à nous-mêmes. Je sortis dans la ville sans fin, ce n'est pas toujours facile. La moindre faute de goût, ô, fatigue ! prouve qu'on a tort. Jamais, jamais, jamais elle ne m'a écrit de manière hideuse. Je fus très ému de même qu'une phrase écrite nous permet de connaître quelqu'un mieux que sa conversation (et tous les effacements revivent), la photographie, parce qu'elle arrête les visages, et je la vis dans mon lit, et les place dans une position où ils semblent inclure leur propre mort, toute à moi, nous montrent des choses, sans lumière, dans les êtres, que leur fréquentation (que la vie en eux) nous cache soigneusement. Si la musique fait tellement souffrir ceux qui l'aiment, noyés dans la nuit sourde, c'est parce qu'elle nous isole de la manière la plus radicale qui soit. J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse (l'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste), j'aimerais citer sans relâche, oubli ouaté, pour porter ma voix parmi les nombres (qu'un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée), j'aimerais me frayer un étroit chemin, presque nu à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, et dans la fuite du bonheur, once, onde, rapporter, ondinisme ongle, faire écho, oui ourlé ouh là là ! laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains (se taire, non, il n'en avait plus les moyens, même s'il connut un tremblement de haine et d'effroi à entendre sa voix remonter de l'abîme où il croyait l'avoir à tout jamais précipitée et perdue), être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, dans le couloir de la mort, la phrase de passage (non, il n'était déjà plus de force à lui résister : évanouie seulement, voilée peut-être, mais encore là, insistante, inébranlable, comme pour le prendre en défaut de vigilance et le rejeter dans un nouveau tourment), la fenêtre ouverte vers l'intelligence. Je lui suis infiniment reconnaissant d'avoir toujours fait attention à ce qu'elle m'écrivait, à ce qu'elle écrivait et à la manière dont elle l'écrivait, au ton qu'elle employait pour m'écrire. Ma dette est immense, je la pris. Onze opaques opéras. Jamais je ne pourrai m'en acquitter. C'est par là qu'il faut commencer, par la dette. La musique est la grande Séparatrice, avec la Mort et l'Amour. Ophélie, oblique obsession obvie. Les mots sont vivants ; eux aussi sont entourés de silence, d'espace. Eux aussi ont des organes vitaux ; ouvrir outre. Eux aussi sont mortels ; os, oser, ostracon. Je ne serai plus là depuis longtemps quand la vérité éclatera, mondaine qui se donnait, et d'ailleurs, elle n'éclatera pas. Elle est déjà là, mais on ne connaît pas sa physionomie, j'étais en haillons, moi. Visiblement, celle-là n'est pas en lien avec elle-même. La communication entre elle et son image est coupée, opium ophtalmique, car sinon on ne s'explique pas qu'elle choisisse presque systématiquement des représentations qui la montrent sous son plus mauvais jour, quand elle peut être si jolie. Le soleil est debout sur elle et sur ce trône le profane au rire effronté souffle gaiement des bulles rondes qui montent dans l'air rejoindre les mondes au fond de l'éther. On ne peut pas vivre sans déblatérer. Le crétin fini, lui, aime justement les images où la jolie femme ôter otarie ou est moche, car il ignore comme elle peut être jolie, il lui fallait s'en aller. La vie est vitesse, or, oreille-orgasme, alors que la photo c'est la mort instantanée. Le fondu-enchaîné que la vitesse amène avec elle gomme ces arrêtes — ordre orée orfraie. La photographie organe nous les rend visibles, car elle omet presque tout le reste. Or il est gris, ce dimanche, dans ma faiblesse indicible. Encore un qui me fait la gueule. Le crétin fini ne sait pas faire de compliment. Tout est dette. « Certains lundis de la toute fin novembre et du début de décembre, surtout lorsqu'on est célibataire, on a la sensation d'être dans le couloir de la mort. » Commencer un roman par une caricature de son propre style est aussi l'une des marques de génie de Michel Houellebecq. C'était comme une nuit d'hiver : ses compliments sont humiliants pour tout le monde. Il s'agit d'une vérité indiscutable. D'habitude, j'écoute les sextuors de Brahms (ogive Odette Olga objet) quand il fait beau, mais il faut de temps à autre passer outre. Vivre, c'est simplement être dans le couloir de la mort. Même quand elle utilisait un smiley, ovaire ovale, ce qui était rare, c'était fait avec grâce et intelligence, et surtout avec une légèreté ravissante. Lala & Fafali n'y sont pas, ni Clara, ni Marie-Claude, ni Sarah. Elle dit à son amie : « Je ne suis pas assez déprimée pour coucher avec toi. » Le globe lumineux et frêle prend un grand essor crève et crache son âme grêle comme un songe d'or. Et quand elle s'est mal conduite avec moi, elle n'a fait aucune difficulté à le reconnaître et à s'en blâmer. Et l'autre lui répond : « Moi non plus. Et puis toi tu sens mauvais la nuit. » Le crétin fini ignore qu'il trahit la beauté, car il n'a aucune idée de la beauté, ni aucune exigence. J'entends le crâne à chaque bulle prier et gémir : “Ce jeu féroce et ridicule, quand doit-il finir ? Car ce que ta bouche cruelle éparpille en l'air, monstre assassin, c'est ma cervelle, mon sang et ma chair !” Tout est dette, même O. Mémo. Némo. Même eau. Oxyde ozone. On ne peut pas vivre sans virgules. L'austère cataclysme que l'on voit se porter comme une ombre ajoutée à son lent paroxysme prévient de son soupir celle qui va florir. Elle ne sait pas ce que c'est que de se réveiller à côté de quelqu'un froid comme le marbre, celle-là ! Comme les choses étaient simples, pures, oui, oui, pures, je courais dans un jardin enseveli, comme c'était reposant, de ne pas entrer dans les habituels dénis et explications tordues auxquels on a droit en pareil cas, avec la plupart des gens. J'étais venu tellement de fois en espérant qu'elle serait là. Vous la croisez sans la reconnaître, ce n'est pas votre faute. Tellement de fois ! Vous êtes en état d'arrestation. Nous le sommes tous. Vivre sans virgules, c'est la certitude que nous avons d'être seul face à elle qui lui donne cette amplitude désaxante. Et puis elle était là mais je ne la reconnais pas. Le crétin fini croit qu'en faisant un compliment immérité il mérite gratification. Plus on les gave de mensonges plus ils avalent comme des porcs, sans manières et sans mâcher, comme si leur vie en dépendait, comme s'ils n'avaient plus que quelques instants à vivre, sans virgules. Je n'aimerais pas être leur estomac. La vaisselle est toujours là, et l'argenterie, et les journaux intimes. M. Camille Saint-Saens a disparu ! Lala & Fafali ne sont même pas au courant. On m'a repoussé. Quand je dors du côté gauche, je pense à Isabelle. Le docteur Moustache garde tous les dessins faits pas les enfants qu'il a soignés comme des porcs. Saint-Saens qui lui aussi sentait mauvais la nuit se précipite pour voir l'éruption de l'Etna et revient en toute hâte à Paris pour entendre son cœur s'ouvrir à la voix. Notre cerveau n'est pas fait pour la musique, ni pour l'amour. Alors elle déblatère : ta tête se détourne : le nouvel amour ! La jeune femme seule et malheureuse, frustrée à bien des égards, ne sait pas utiliser les talents réels qu'elle possède et préfère traîner là où elle n'a rien à faire. Le pouvoir se présente nécessairement comme le rempart contre le danger qui menace ceux qu'il administre. C'est peu de dire qu'elle n'a pas confiance en elle, mais, comme tous ceux qui n'ont pas confiance en eux, elle ne supporte pas que l'on puisse remettre en cause sa confiance en elle. Elle n'a pas vécu à fond les idéaux de la société permissive. Le risque s'est peu à peu superposé avec les moyens de le prévenir, jusqu'à se confondre avec eux, comme le plaisir peut parfois se confondre avec la douleur. Alors elle déblatère : je vois la cime du néflier. Le sado-masochisme devient la norme. Lala & Fafali s'en foutent complètement, de Samson & Dalila. Elle parle à la vitesse de la lumière, respire en syllabes, sans penser plus qu'une culotte mouillée, sans sortir du tunnel où elle se râpe les côtes, se contredit tous les huit mots, se prend les pieds dans des phrases disloquées et hirsutes qui font peur à ceux qui écoutent. Bruno était déjà le prénom du héros d'un des tous premiers roman de Houellebecq, Les Particules élémentaires. Ici c'est un ministre-endive en exercice. Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment pas la liberté ; l'égalité seule est leur idole. Or l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Anne-Sophie pétait beaucoup, et je tombai sur elle. En réalité, elle pétait tout le temps. Apparaît cette chose tout à fait extraordinaire, quand on jeûne : ce qu'on met dans sa bouche n'est pas indispensable, comme on l'avait toujours cru. Bruno était le demi-frère de Michel, et était né en 1956, comme moi, et comme Houellebecq. Bruno Le Maire est bien plus jeune, puisqu'il est né en 1969, année érotique. Leur mère, Janine, « a vécu à fond les idéaux de la société permissive ». Le pourtoussisme flambe d'une joie mauvaise. Pour 98% des gens, l'art n'est qu'un alibi. Ils n'en parlent jamais autant que lorsqu'il n'en est pas question. On mange pour beaucoup de raisons, on mange très rarement pour se nourrir. Le froid dans une demeure, le froid installé et dominateur, le froid qui se trouve chez lui dans toutes les pièces de la maison se conduit comme un garde-chiourme intraitable et sadique : il ne cesse de taper sur les os de son patient, Bruno ou Boris, ou Jérôme, dès que ça lui chante, dès que celui-ci baisse la garde. Alors elle déblatère : En lisant les premières pages du roman de Houellebecq, je retrouve le plaisir que j'ai à le lire, plaisir intimement lié à l'ennui. La raréfaction a beaucoup de vertus, comme tout ce qui préserve de l'habitude. Mais elle y mettait une grâce, elle avait un tel charme, quand elle disait « pardon ! » (elle prononçait "perdon"), en tordant la bouche avec un petit air faussement ingénu et honteux, que pour un peu on l'aurait encouragée à s'épancher davantage. Décharge tous les sons : péter avec grâce, voilà qui n'est pas donné à tout le monde. Quand les œuvres sont là, simplement là, à leur disposition, sans émettre de signes extrinsèques (scandaleux, politiques ou commerciaux), ils ne les voient pas. Il interdit à son hôte de se laisser aller jamais, de s'installer dans le creux des heures, il ne lui laisse le choix qu'entre l'activité perpétuelle et la déroute. L'ennui est l'une des grandes qualités de la prose houellebecquienne. C’est le suspens qu’il y a dans l’ennui que nous a fait entendre le jazz. Il a fait plus : le jazz, lui et lui et seul, nous l’a montré pour la première et unique fois. Son roman commence très justement par la mise en relation de deux faits essentiels : l'abolition de la sexualité et la querelle alimentaire. Il faut aussi parler à ceux qui ne nous écoutent pas. C'est le ciel de notre époque. On se surprend à sans cesse prévoir l'activité suivante, à en ressentir déjà les effets dans les muscles, dans la chair, dans le souffle, on ne peut jamais s'installer dans un état, quel qu'il soit. Pas de repos, pas de gentillesse, la maison est hostile, où qu'on se trouve. Qui d'autre que lui aurait pensé à rapprocher ces deux-là ? La première phrase du troisième chapitre, pour anodine qu'elle paraisse, et justement parce qu'elle est anodine, plate et banale, est essentielle : « Le ciel est bas, gris, compact ». Le jeûne a une vertu extraordinaire, à laquelle on ne pense pas immédiatement, qui est de dégager du temps, beaucoup de temps. Depuis deux jours, c'est un piège géant et trop petit. C'est un constat et c'est le ciel de notre époque, dont il n'y a peut-être rien d'autre à dire. Là où l'on devrait trouver la sécurité et la sérénité, c'est l'anxiété et la détresse qui règnent. Nous sommes coincés entre une terre inhospitalière (en train de se défaire, à ce qu'on nous dit) et un ciel plombé. Aucune échappatoire n'est envisagée depuis deux jours. Vous aussi, je le sais bien. M. Camille Saint-Saens peut bien disparaitre à nouveau. Le ciel est bas, gris, compact, depuis deux jours. La journée est méconnaissable, quand on jeûne ; débarrassée de ses trois repas, le temps a une physionomie toute différente, je ne sais pas, et l'on peine à reconnaître la vie dont nous avions l'habitude. On ne sait pas quoi faire de son dégoût. Cette fois j'ai pleuré plus que tous les enfants du monde. Bruno, Boris, Michel, Daniel, Jérôme, Emmanuel, aux heures des désirs de mort. Ce qui m'afflige, c'est que le meilleur de ce que j'ai écrit soit mauvais, et qu'un autre — s'il existait, cet autre dont je rêve — l'aurait fait bien mieux que moi. 

« Un lecteur français aux toilettes, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, lit Mallarmé, ou plutôt essaie de le lire, ne peut que se déconcerter, car il y voit très mal. C’est ça, la rue de Brabant et il y en a désormais des dizaines dans chaque ville. À la radio, Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose et la ballade de l'opus 118 de Brahms, philosophie, éloquence, histoire au vers. Par la fenêtre ouverte, et, comme il était le vers personnellement, les cigales assourdissantes, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer, un marteau-piqueur et les oiseaux. Arrivé au passage central de la Ballade, monument en ce désert, avec le silence loin, il en perd le fil, dans une crypte, n'arrive plus à en suivre les contours, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, les cigales ont pris le dessus, à savoir que la forme appelée vers, aidées par les oiseaux et le marteau-piqueur, est simplement elle-même la littérature, comme un gros insecte qui dort. C’était une Africaine bien ridée, régime dérogatoire, c’est-à-dire non voilée. » Ce n'est pas cela, cependant, que je ressens et qui m'afflige, au cours de ces lentes heures où je me relis. 

Pas un souvenir n'est resté. Depuis deux jours, j'essaie de faire quelque chose avec ce texte, c'est l'amère mêlée au soleil. Quand je suis face au texte lui-même, je ne sais pas, les idées que j'ai disparaissent, il ne reste plus que le texte, comme un bloc mort, dont je ne sais pas quoi faire. La vie a fini par se lasser, avec moi, des nuits du blond et de la brune. On peut la comprendre, le tour de bonté serait plus long à reproduire qu'une étoile. Mais c'est que la vie est aussi bête que les femmes. « Franchement, très franchement, si chaque matin je me disais que je vais peut-être écrire quelque chose, je serais au bout du rouleau. » (Voilà comme on est entendu.) À mon enterrement, je voudrais que Sarah joue la sarabande de la cinquième suite pour violoncelle de Bach, nue. Oui, la vie s'est refroidie. Ce sera mon dernier détour, pointe d'un fin poison trempée. On peut bien m'accorder ça, non ? C'est pas trop demander ? Les choses réalisées, que ce soient des phrases ou des empires, acquièrent, de ce seul fait, le pire côté des choses réelles, dont nous savons bien qu'elles sont périssables.

« Que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, les tierces et les sixtes, rythme dès que style, on met la pédale, le vers, je crois, avec respect, les deux, attention à ne pas noyer la main droite, et attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace, cette main gauche trop puissante et plus ferme toujours de forgeron, mais il n'entend pas, toute la langue, ajustée à la métrique, il devine seulement, et ça va revenir, y recouvrant ses coupes vitales, le staccato s'évade et vient à manquer, les accords bien pleins, selon une libre disjonction aux mille éléments simples, le petit doigt solide, pour, lui, se rompre, pas trop de pédale, et, je l'indiquerai, voyons, ne pas tomber sur les basses, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration… » Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j'ai écrit. Et je trouve que cela est nul est qu'il aurait mieux valu ne jamais l'écrire. 

En parlant d'une jeune fille, on dit une péteuse, ou une pisseuse, on dit aussi une chieuse. Tout ce qui sort de là, quoi… Les idées disparaissent. Elles nous fuient, avec une neige pour étouffer le monde. Les femmes sont aussi bêtes que la vie. Le soleil est debout sur elles, elles ont des étoiles autour de la tête. (Bruno Le Maire est extraordinaire.) Il y a des jours où j'aimerais avoir un cancer en phase terminale pour leur montrer que ça se guérit. Agnès est devenue extraordinairement moche, trois fois par jour. Ces poteaux ! On voit que sa laideur l'a rattrapée, elle n'a pas couru assez vite. Lisa prend de l'extasy et jouit trois fois par jour. Le gymnase de Rumilly, c'était un vrai cauchemar. Retour des angoisses, depuis deux jours, trois fois par jour, des vies flottantes, à demi-pleines, des datas rangées en listing, à demi-effacées et silencieuses. Elle a pas jaoui ? Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet ont des têtes d'enkulés — à mon humble avis. Ils doivent habiter le couloir de la mort, je ne vois que ça. Car c'est maintenant, l'éternité, non ? J'entends un camion au loin et des oiseaux stupides. La chaleur et le soleil entrent par la fenêtre ouverte, je vois la cime du néflier, je parle avec Vincent. Il est 13h27. Je ne suis pas en thérapie.

Personne ne t'a remplacée.

dimanche 19 décembre 2021

Elle est venue

Qu'il est difficile de renoncer aux douceurs de la vie ! Qu'il est difficile d'être privé soudain du réconfort, de la tendresse et de l'amour, et même de la caresse. 

Je n'ai pas réalisé. Je n'avais sans doute pas ce qu'il fallait, en moi, pour comprendre ce que tu as éprouvé à la mort de Boris. Je n'ai pas cru, Dieu sait pourquoi, en ton chagrin ! 

Qu'il est difficile de ne plus avoir accès à ce qui est sorti de nous ou à ce qui nous a fait. Toucher. Entendre. Parler.

Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. C'est l'Absence. 

— Une ex-femme délicieuse. — C'est pas trop le mot que j'emploierais. 

On voit son derrière, un beau cul, en vérité, assez rond, moulé dans une jupe courte en tweed. Elle sait marcher. 

Il a la main de la femme dans la sienne, il la porte à ses lèvres, il sourit. Elle a le petit doigt fragile. il doit faire attention. On ne voit pas le visage de la femme. L'homme dit : « Chérie… » Et aussi : « Bonjour… »

Elle est couchée, un chat à ses pieds. Elle regarde le plafond. Elle a mal au ventre. Elle attrape une bouteille, s'asseoit, et boit une longue gorgée d'eau. (Elle dit : « Je sais comment ça marche ! ») Le chat la regarde. Si on m'avait dit que j'épouserais un con… Mais pourquoi est-il mort, ce con ? Elle enfile des chaussettes. Elle frisonne. C'est trop tard !

Il est assis à la table de la cuisine. Devant lui, tout un tas de flacons de pilules. On n'a pas toujours ce qu'il faut en soi pour comprendre la souffrance de l'autre.

« Tu m'apprendras la musique. » Il avait répondu oui, tout en sachant que ça n'arriverait pas, que ça ne voulait rien dire.  Elle est assise à côté de lui, sur le canapé. Ils sont passé du vous au tu, trop vite. 

« Ça te plairait que notre arrangement soit exclusif ? » Oh oui, ça me plairait. Je ne veux pas qu'on te touche, je veux que personne d'autre que moi ne fasse d'observations sur la pilosité de ton pubis ni sur la forme de ton ventre. 

— Je ne savais pas où aller. Je suis venue. 

Trop tard !

Mais non, mais non, il n'est pas trop tard. Il n'est jamais trop tard. Il me reste encore un peu d'alcool de poire, si tu veux. Je peux même en fabriquer. Je peux fabriquer tout ce qui sera nécessaire à l'amour, et même plus. Il y aura trop, mais on s'arrangera avec la miséricorde et le soleil. Les mains me brûlent. Le soleil me transperce de part en part : mon corps ne l'arrête pas. Pas d'ombre, quand tu es là, bien plantée dans la chair des heures. J'ai connu cette présence. Je m'en souviens. Toucher, entendre, parler, ce n'est pas seulement toucher, entendre et parler, c'est traverser le temps et y tenir sa place. Écoutez Eric Dolphy, voyez les angles aigus qu'il dessine avec sa clarinette basse, suivez-les autant que vous le pouvez, et regardez autour de vous, une fois que la musique s'arrête. Vous frissonnez ? C'est normal. Il est trop tard pour reculer. 


mercredi 3 novembre 2021

Avant le demi-tour


« Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour. »

Elle m'avait dit : « J'espère que son avion va tomber ». L'avion de son mari. 

Dans l'Ombre du soupçon, avec Harrison Ford et Kristin Scott Thomas, celui-là dit à celle-ci : « Je vais te poser une question brutale. Es-tu heureuse que l'avion soit tombé ? » Est-ce qu'il a vraiment parlé ainsi ? Je ne suis pas sûr. Il faudrait que je regarde à nouveau. Est-ce qu'elle a vraiment dit « J'espère que son avion va tomber » ? Oui, elle a vraiment dit ça. Et moi, couillon, je l'ai engueulée de parler comme ça. Ça ne se fait pas, j'ai dû dire, ou un truc comme ça, ou alors, peut-être, tu vas regretter de m'avoir dit ça. 

Est-ce qu'elle s'est dit  « je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », le premier soir, quand elle a fait deux cent cinquante kilomètres en voiture pour venir me voir, le 14 septembre ? Non, non, sûrement pas, je ne crois pas qu'elle se soit dit ça. Sa détermination était entière. Le père de Kristin Scott Thomas était pilote de la Navy, comme celui d'Isabelle était pilote de chasse — ce père dont elle était si fière, et dont, un jour (elle était en train de conduire, seule sur l'autoroute, elle revenait d'une escapade en Normandie — encore une fois, elle était allée rejoindre un homme, loin de chez elle), elle m'a dit que pas un des hommes qu'elle a connus ne pouvaient rivaliser avec lui. Moi non plus, donc…

Qu'elle est belle, Kristin Scott Thomas, quand elle dit : « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », quand elle rejoint Harrison Ford dans sa retraite. Elle ajoute : « Non, personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Et lui répond : « Moi je sais qui tu es. »

Quand Harrison Ford demande à Kristin Scott Thomas si elle est heureuse que l'avion soit tombé, elle réagit mal à la question. La question, je l'ai récoutée, c'est : « Est-ce que tu regrettes que l'avion soit tombé ? » Elle répond : « Qu'est-ce que tu fais ? » Et lui : « Réfléchis un peu. Tout peut redevenir comme c'était avant… Mais il faut prendre tout le paquet. » Merveilleux, cet « il faut prendre tout le paquet »… Tu viens à moi avec la mort de celui que tu aimais et dont tu pensais qu'il t'aimait. Isabelle venait à moi avec un désir de mort. Sur le coup, bien sûr, j'ai fait comme si cela me choquait, mais je savais bien, au fond de moi, qu'il en va toujours ainsi. Nous voulons toujours être débarrassés du regard de l'autre, de celui qui reste en arrière, de celui qui nous retient captif, de celui qui garde notre parole, de celui qui nous a crus. Kristin Scott Thomas dit à Harrison Ford : « J'en ai fini avec eux ». Lui n'en a pas fini. Il n'en aura jamais fini, car les hommes, eux, croient ce qu'on leur dit. Ils ne peuvent pas admettre qu'une parole soit vraie un jour et fausse le lendemain. Peut-être parce qu'on leur a mis dans le crâne qu'ils avaient une responsabilité, qu'ils se devaient d'être fiables. Mais fiable et faible, c'est presque la même chose. Se fier est se lier. Les hommes ne sont pas libres. Ils ne sont pas libres, puisqu'ils dépendent d'une femme qui peut dire : « Personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Les femmes ne regrettent pas d'être ce qu'elles sont. Elles sont, c'est tout. Elles ne connaissent pas ce regard qui pèse sur nous, de là-haut, et qui nous juge en permanence. Il n'y a pas à regretter d'être ce qu'on est, puisqu'on ne peut pas être autre que soi-même. « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », personne, non, pas même elle, ne le sait. Elle est dans une dimension qui échappe à tout regard, à toute morale. Et quand Harrison Ford lui répond qu'il sait qu'il elle est, il dit la vérité. Il sait parfaitement qui elle est, comme on sait que le soleil est le soleil, mais ce n'est pas pour cela qu'on peut regarder le soleil en face. Ce « Moi je sais qui tu es » est admirable, vraiment, car à ce moment précis ils savent tous les deux ce que cela signifie, et tous les deux ils font comme s'ils entendaient le contraire de ce qu'ils sont en train de dire. La vérité et le mensonge se mêlent inextricablement, échangent leurs apparences, se retournent, et s'annulent, en définitive, pour permettre aux sentiments de prendre toute la place. À ce moment-là, chacun se dit : « Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », mais on sait bien que personne ne fera demi-tour. Ce n'est pas le moment. La route du sentiment est en pente. 

« Peut-être que tu n'as pas tellement perdu » dit l'homme qui vient de perdre sa femme à la femme qui vient de perdre son mari, au moment où celle-là est en train de le trouver, lui, celui qui dit qu'il sait qui elle est. « Le soleil se couche. Il faut que je m'en aille. »

J'aime pas l'avion. 
J'ai des soupçons, 
Quant à la mousson. 
J'aime pas l'avion, 
Je préfère le saucisson.

Elle n'avait sans doute pas dit : « J'espère que son avion va tomber », mais plutôt « J'espère que son avion va se crasher ». Tomber, c'est trop beau, c'est trop biblique, on ne voit pas assez la boîte noire, les secours, les flashs d'information, les photos, les anxiolytiques. Personne ne sait plus qui elle est ? Non, c'est vrai, personne ne sait qui elle est, et je ne suis pas certain qu'ait existé une seule personne qui ait eu ce savoir, dans le passé. Pourtant, moi aussi, comme Harrison Ford, je peux lui dire : « Moi je sais qui tu es ». Ce n'est pas de la prétention, non, c'est seulement que j'ai voulu regarder le soleil en face, et que j'y ai perdu la vue. C'était facile, pour toi, de faire ce que tu as fait : tu ne pouvais pas faire autrement. Tu n'as pas pu être une autre que toi-même. Comme moi, tu es née dans l'insue stupeur d'être toi-même.