Plus ça va moins je comprends le sempiternel décret : « Pas sur le physique ! » (entendez : on n'attaque pas quelqu'un à cause de son physique). Il me semble au contraire qu'il n'y a guère que ça qui compte. Tout le reste est falsifiable. Seul le corps ne peut pas mentir. C'est un peu comme si l'on disait : « Cette musique sonne horriblement mal, mais elle est tout de même merveilleuse. » (Bon, d'accord, je reconnais que ça arrive… Rarement.)
Plus ça va moins j'ai honte de juger celui que j'ai en face de moi sur ses apparences, sur ce qu'il me montre, sur ce que son corps et sa langue me disent (sa langue, pas son discours). Disant cela, je suis bien conscient de me mettre moi-même en fâcheuse posture. Mais justement : est-ce parce qu'une vérité nous met en danger qu'elle est réfutable ? C'est ainsi, j'ai des affections et des inimitiés instantanées, épidermiques, instinctives contre lesquelles je ne peux pas et je ne veux pas aller, car je les crois plus vraies et plus radicales que ce que me dit ma réflexion ou ma morale, le plus souvent.
Dans 95% des cas, les choses se passent ainsi. Celui que je rencontre me fait une première impression. En un second moment, le temps et les discours (et le regard des autres, qui est loin de jouer un rôle négligeable) faisant leur office, je pondère cette première impression, je la modère, je la corrige, et il arrive même fréquemment que j'aille tout à fait à l'encontre du sentiment originel. Mais toujours vient le troisième temps, qui est celui du retour : et là, invariablement, je suis bien obligé d'admettre que ma première impression était fondée. Si la première impression est la bonne, c'est bien que la vérité du corps a été la plus forte. L'évidence est là, sous nos yeux. Il suffit de l'entendre.
Prenons Truc, par exemple. Je me rappelle très bien les premières choses que j'ai lues de lui, sur Facebook. J'en avais une représentation mentale assez précise, alors, qui me montrait le personnage sous un jour franchement déplaisant, un peu triste et assez bête. Nous avons commencé à nous heurter dans des discussions sans intérêt auxquelles j'ai cru accorder une certaine importance. Il fallait que je le contredise, et c'était réciproque. Rapidement, j'ai arrêté, lassé. Du temps a passé, et c'est lui qui m'a recontacté, plusieurs mois après, sur un tout autre mode. Il semblait avoir changé. Il était agréable et même amical. Il paraissait me vouloir du bien. Nous nous sommes rencontrés, et j'ai compris immédiatement que le premier personnage était toujours là, et même plus là que jamais. Une épreuve ! Mais lui s'est accroché. A continué à m'écrire, à me parler. Il voulait me parler. (C'est-à-dire ce qu'il appelle parler : faire des tunnels longs comme un jour sans nuit.) Étrange tout de même qu'il n'ait pas senti immédiatement tout ce qui nous séparait (ou peut-être est-ce le cas, justement ?). Il est gentil, certes, je ne peux pas dire le contraire, mais sous sa gentillesse (qui semble ne pas me concerner (j'ignore si elle concerne d'autres que moi)) il y a toujours ce personnage épais et trouble qui me déplaît souverainement, dans sa manière de parler, de bouger, d'être là. Sa voix… Qu'y puis-je ? Et surtout, pourquoi se forcer ? Pourquoi aller contre son sentiment charnel ? Il doit bien servir à quelque chose, non ? Il n'est pas là par hasard ! Il n'existe pas de hasard, ni d'inutile, dans le registre de nos sensations — c'est comme les symptômes de ce que nous appelons les maladies : chacune d'entre elles est une information qui est là pour nous renseigner, ou nous enseigner. Si nous avons des sens, c'est bien parce que le sens nous parvient (de manière fragmentaire) grâce à eux. La saveur du pain nous dit beaucoup, la saveur d'un être également. Chaque signe parle à la place de l'émetteur, la plupart du temps sans que celui-ci en ait conscience — et c'est ce qui rend ce signe parfaitement authentique. Nous sommes tous des postes de radio qui diffusent leur musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ça ne s'arrête jamais. Ça parle même en dormant. Le phare éclaire même dans la nuit noire.
Pour revenir à Truc, ce qu'il dit pourrait m'intéresser, je pourrais éventuellement trouver dans sa conversation des macro-nutriments utiles à ma croissance, mais jamais je ne les digérerai, car je n'aime pas leur goût. Pourquoi avaler des choses indigestes ? Nous savons bien ce qui arrive aux éléments que notre corps ne peut pas assimiler : soit ils se retrouvent dans les toilettes (hypothèse optimiste), soit ils s'accumulent dans notre organisme, comme des déchets qu'il ne sait pas évacuer, et finissent par se constituer en tumeurs (hypothèse pessimiste). Car nous n'avons pas tous un système digestif capable d'avaler du Truc ou du Machin.
Je crois vraiment que la plupart des gens ont perdu cet instinct très utile qui nous prévient immédiatement, en présence d'une personne inconnue, qui nous indique son degré de possible métabolisation, de manière presque infaillible. Peut-être est-ce dû à la trop grande quantité d'informations dont nous sommes bombardés en permanence, peut-être que la nourriture frelatée qui nous est imposée bloque chimiquement les récepteurs propres à cet instinct, peut-être est-ce dû à d'autres facteurs sociaux, civilisationnels, historiques, et peut-être que c'est dû à tout cela à la fois, je n'en sais rien, mais je constate que la plupart de mes contemporains refusent catégoriquement d'écouter les signes qui proviennent du corps de l'autre, et qu'ils camouflent cette infirmité par des prétextes dérisoires qui les flattent. Finalement, c'est toujours le même scénario qui prévaut : nous prenons nos faiblesses pour des qualités humaines, car ça nous évite d'avoir à nous renforcer. Vous tenez absolument à être sympas ? Tant pis pour vous !