Affichage des articles dont le libellé est Le Mal en patience. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Le Mal en patience. Afficher tous les articles

mercredi 13 mai 2020

Le Mal en patience (5)


Il y a donc 7 milliards de suspects. Ça tombe bien, on va mettre tout ça en chiffres. On y verra plus clair.

Chaturbate a gagné la partie. Le bordel est une survivance un peu exotique du passé. Les clients des claques étaient suspects, mais ceux de Chaturbate sont facilement surveillables. Que des avantages. 

« Les cafés caractérisent l'Europe. Ils vont de l'établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d'Odessa, hantés par les gangsters d'Isaac Babel. Ils s'étirent des cafés de Copenhague devant lesquels passait Kierkegaard pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme. »

Rencontrant une femme de plus de cinquante-cinq ans, il faut souvent faire l'effort d'imaginer qu'elle a très bien pu être belle, et même très belle, jadis… J'ai mis du temps, à comprendre ça.

« Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la "notion d'Europe". Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. »

J'ai passé une demi-heure à regarder une vidéo qui explique comment aiguiser ses couteaux. Trouver la même vidéo pour savoir comment aiguiser ma prose… qui, au fil du temps, est devenue bien gentille, bien douce ! Bien molle.

« Il est ouvert à tous et pourtant c'est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C'est le club de l'esprit et la "poste restante" des sans-abri. »

Tout à l'heure, j'ai passé une heure à regarder Michel Pectorian, sur Facebook, à reluquer ses statuts tous plus incroyables les uns que les autres. Ce type me fascine. Il parvient excellemment à faire semblant de sacrifier son image (il est ridicule, mais ce ridicule lui est toujours compté favorablement (on fait comme si ce ridicule était celui des personnages qu'il interprète, mais il n'interprète que des personnages auxquels il peut prêter son propre ridicule)) pour délivrer un message politique, alors que c'est exactement le contraire. Du deuxième degré inversé, ou du quatrième, je ne suis pas sûr… Il y a chez lui un emploi du ridicule tout à fait magistral. Même un Lafourcade fait semblant de le prendre au sérieux. Et puis, c'est tout de même l'inventeur d'une formule géniale : « L'inversion des valeurs absolues ». Je suis désolé, mais ça, il fallait y penser ! Il fallait l'oser. L'inversion des valeurs absolues, putain… Je pense aux simplets de mon enfance, à ceux dont tout le monde se moquait, qui passaient, le nez rouge et farci, le béret vissé sur le crâne, sur leurs "vélos de course", et qu'on interpelait gaiement, ou dont on dégonflait les pneus, selon la saison. Je me dis que ces hommes-là avaient du génie. Ils n'allaient pas répétant comme des perroquets le dernier syntagme à la mode, ils se contentaient de boire les coups qu'on leur offrait, d'être là, dans le paysage, comme des repères intangibles. Ce ne sont pas eux qui seraient allés par les coursives bégayant « la société du spectacle », par exemple, ou d'autres fariboles qui passent de bouche en bouche sans toucher le moins du monde au réel. La grande différence entre nos simplets de village et un Michel Pectorian, c'est que l'un est d'une obscénité totale, sans bords discernables, quand les autres en étaient absolument dépourvus. Michel Pectorian ne crève pas l'écran, il crève le personnage qu'il pense interprèter. Le second degré se rebiffe. L'obscénité est un acide qui ronge les images.

« Aussi longtemps qu'il y aura des cafés, la "notion d'Europe" aura du contenu. »

Nos contemporains sont persuadés que la médecine soigne avec des remèdes, alors qu'elle ne fait que remédier, avec des soins qui peuvent tenir leur efficacité de toutes les catégories du sens, sans exception, à des déséquilibres que le récit substantiel inscrit perpétuellement en nous, avec notre complicité active. La biologie n'est pas un anti-langage. Elle est un langage parmi d'autres.

Je me rappelle cette femme, rencontrée, tard le soir, dans un café de la rue Royale, à Annecy. Elle était attablée devant un chocolat chaud. Elle devait avoir quarante, quarante-cinq ans, ce qui pour nous, qui en avions seize, ou dix-sept, était l'âge d'une vieille femme. Elle était tout à fait explicitement dans l'attente d'un jeune garçon comme moi. Douce, calme, tranquille, elle attendait, en buvant son chocolat chaud, que l'un de nous se décide. Ce n'était pas une prostituée, non, pas du tout, pourtant elle semblait accomplir une tâche dont le professionnalisme était évident. Cela m'a intimidé, et j'ai renoncé. Que de regrets, ensuite. On sentait bien que nous nous trouvions face à la porte d'entrée d'un monde merveilleux. La porte était entr'ouverte, c'est peut-être ce qui me mit en fuite. Mais il y avait un autre obstacle, qui était le regard des autres, des copains : celui qui franchirait le seuil serait à la fois auréolé de gloire et un peu méprisé — de ces deux bénéfices, on ne savait trop lequel serait signe d'une vie nouvelle et inconnue.

Merveilleux Coronavirus, qui nous aura tant appris, en deux petits mois. Ce fut une véritable IRM de l'intelligence sociale. 2020 commence sur les chapeaux de roues : nous étions déjà tous soupçonneux, mais nous sommes désormais tous suspects. Porteurs, colporteurs, complotistes, vaccinés, malades, contagieux, trouillards, délinquants en pantoufles, artistes masqués, guerriers sans bras ni jambes, flibustiers du Pixel, la Grande Vibration mondiale s'est mise en branle. On regarde les brins d'herbe comme si on allait nous faire boire la ciguë durant notre sieste, on se mouche dans des lingettes chlorées, on ajoute un peu d'acide sulfurique à notre café, on inhale de la nicotine, on se pique avec Well, You Needn't, de Monk, les suspects ordinaires se donnent le coude, tout autour du globe, ça tangue, ça éternue, l'image se fige, puis on voit apparaître un court instant Lénine, Mao, Vercingétorix, Gilles de Rais, Gengis Kahn, mais Macron donne un coup de pied dans la table, et on voit les tours jumelles repousser en accéléré, tandis des milliards de boîtes de sardines nous dégringolent sur la tête — la musique en fond sonore, c'est Keith Emerson qui met des coups de couteau dans son orgue pendant que son batteur bourrinne comme un sourd. Ça coagule avant même la faciale ! Le récit substantiel ne fait pas forcément du bruit. Il est même, la plupart du temps, complètement silencieux, ce qui le rend suspect.

Pourtant vous rêverez toujours, chastes échalas, d'imperméables sous-traitances de la réalité. Entendez-vous la violence de ces modulations ? Croyez-vous que votre nombre effraie, dans la pharmacie déserte ? Rencontre privée. Soir de septembre. Alcools, quand la terre respire, dont le ventre se gonfle, au jardin. Je te serre dans mes bras, tu respires comme en peinture, frêle, et tu laisses des traces sur les doigts, orgue inconsolable, orange et parfum, ouverte et hurlante.

mardi 21 avril 2020

Le Mal en patience (4)


Le COVID, c'est d'abord un attentat contre les malades, contre tous ceux qui étaient malades avant son arrivée sur le marché, les cardiaques, les cancéreux, les sclérosés en plaque, les malades orphelins, les malades au long cours, les malades ordinaires, les handicapés sévères, les brûlés, les énervés, les écorchés, les écervelés, les trépanés, les aliénés, les aveuglés, les paralysés, les accidentés, les martyrisés, les oubliés, les esseulés, tout ce peuple meurtri et fragile qui, juste avant la survenue de COVID Ier, emplissait les chambres d'hôpital et les mouroirs cachés, les hospices des pauvres et les cliniques des riches.

Sa majesté COVID les a fait disparaître, tous ces malades et toutes ces maladies. Une maladie majuscule a relégué les maladies ordinaires dans les souterrains du réel. Comme elle a vidé les rues et les villes, elle a vidé les hôpitaux et les cabinets médicaux, mais également l'esprit de l'homme. La vérité ordinaire a cédé le pas à la Vérité virale, la vérité banale à la Vérité extraordinaire, la vérité plurielle à la Vérité unique. Et la Vérité majuscule a ceci de particulier qu'elle tue tout ce qui n'est pas elle. J'ai connu, personnellement connu, des gens qui, avant le COVID, étaient parfaitement capables de réfléchir, et qui ont cessé brutalement de faire usage de leur intelligence, dès l'arrivée sur le marché de la Vérité virale, basée sur les nombres et les statistiques. Quelque chose en eux s'est débranché. Un circuit a été rompu. C'est très net. Ils ont d'eux-mêmes cessé, d'un seul coup, de se servir de leur esprit, comme si cette cessation était une offrande au dieu COVID. Une vérité chiffrée, une vérité de laboratoire ou de tableau noir est tellement plus sexy qu'une vérité sale, approximative, sanguinolente, et qui sent.

On observe que les pays pauvres ont réagi comme on réagissait dans le monde d'avant, ce monde duquel la Vérité virale était absente. On est malade ? Eh bien il faut soigner ! Pas de ça dans les pays riches qui, eux, ont désormais à leur disposition une réponse d'un niveau supérieur. Vous êtes malades ? Il faut apprendre à vivre autrement, à vivre à travers un écran, dans un écrin. Il faut changer de paradigme (ils adorent cette expression). Platon écrivait qu'« on peut aisément pardonner à l'enfant qui a peur de l'obscurité. La vraie tragédie de la vie, c'est lorsque les hommes ont peur de la lumière ». La lumière crue du réel blesse les yeux de Moderne, il lui préfère celle du Chiffre, du Numérique, le confinement social, la distanciation corporelle. Les réseaux dits sociaux nous y auront efficacement préparés. 

Avez-vous remarqué que dans COVID il y a "vide" ? Comme dans un tour de magie, nous avons tous braqué les yeux sur quelque chose qui n'existait pas, pendant que le prestidigitateur agissait ailleurs. Il ne s'agit pas d'un attentat, comme je l'écris plus haut, mais d'illusionnisme. Plus on éclaire le faux, plus le vrai disparaît. 

samedi 18 avril 2020

Le Mal en patience (3)


Les vieux savants, qui ne sont plus dans la course (avec leurs pairs), et qui ont acquis à ce moment de leur vie à la fois de la sagesse et de la liberté sont très souvent ceux qui ont les "intuitions" (appelons cela ainsi, pour le moment) les plus prometteuses, les plus porteuses d'avenir. Ce sont aussi ceux sur lesquels se déchaînent, en général, les jeunes scientifiques arrogants qui n'ont pas encore compris que la science avançait en zigzags.

Un certain rapport, un certain équilibre — miraculeux, du point de vue de la pensée — entre sagesse et liberté est la clef qui ouvre certaines portes, de celles qui resteront fermées à la plupart des chercheurs. En cela ils sont très proches des grands artistes. Je dirais même qu'ils sont de grands artistes. 

Arrivés à un certain moment de notre vie, nous sommes conscients d'être à la fois la chose et la chose qui observe cette chose. Un musicien est celui qui produit un son, mais aussi celui qui écoute ce son. Il est le premier auditeur du son qu'il produit, et son écoute n'est pas une écoute passive, mais une écoute active, c'est-à-dire que cette écoute va modifier le son en même temps qu'elle l'entend. L'information façonne le son. Moins le musicien ajoute entre l'information et le son, plus le son qu'il produit est beau — beau, car juste. 

Il faut avoir acquis une certaine vitesse — vitesse acquise par une vie de travail et d'étude, par la discipline (de la discipline) — pour que, sur cette lancée, et sans imprimer de force supplémentaire, la découverte survienne naturellement. Alors, le moins est le plus. La vitesse acquise permet, grâce à la force accumulée (force accumulée qui est en elle-même de l'information), de ne plus faire d'efforts pour parvenir au but, qui alors, s'atteint sans aucun travail. C'est le sens de la célèbre phrase de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » 

John Archibald Wheeler, un grand physicien américain, "père" des trous noirs, a une formule très drôle, et que je crois très juste. Il dit : « Ne jamais faire de calculs avant d'en connaître le résultat. » Le calcul peut corroborer une idée, mais il ne doit pas la produire. Le calcul n'est qu'une vérification a posteriori. Commencez donc par observer !

jeudi 16 avril 2020

Le Mal en patience (2)


La science a mis la main sur la médecine, ou bien, pour parler comme Renaud Camus, la médecine a été remplacée par la science médicale. Toute la crise actuelle nous le démontre. D'ailleurs, ce n'est pas une crise, c'est une révolution, c'est un changement anthropologique profond, qui accompagne d'autres changements anthropologiques profonds. Une remplacement ne va pas sans d'autres remplacements. Le Remplacisme n'est pas seulement une théorie, c'est une puissante vague de fond qui déferle sur le réel, et qui le retourne — nous en avons tous les jours la démonstration. 

Les médecins veulent soigner. La Science leur répond qu'ils n'en ont plus le droit. Ils doivent appliquer des protocoles qui sont décidés ailleurs que dans leurs cabinets, en dehors du face à face du médecin et du malade, face-à-face qui constituait jusqu'alors la base de la médecine. 

Les nations veulent exister en tant que nations, on leur répond qu'elles n'en ont plus le droit. Elles doivent appliquer les règles qui ont été décidées ailleurs qu'au sein de leurs peuples, peuples qui n'ont plus de légitimité, peuples à qui l'on ne demande plus leur avis avant de décider d'eux. 

Les hommes veulent exister en tant qu'hommes, les femmes veulent exister en tant que femmes, mais on leur fait savoir que ces vieilles notions ne recouvrent plus rien. La sexualité est abolie. Ne vous inquiétez pas, on vous fournira du plaisir autrement. 

Une gigantesque Rationnalité est à l'œuvre, derrière ces grands mouvements de fond, une rationalité dont le cœur est le Calcul. Le nombre, les nombres, ont remplacé les qualités et les essences, et bientôt les choses le seront aussi. La singularité est abolie. Tout est désormais reproductible à l'infini, et donc remplaçable sans perte. Le Numérique commence à révéler sa vraie nature. Tout ce qu'il ne comprend pas (aux deux sens du verbe comprendre), tout ce qu'il ne peut décrire et ingérer, n'existe plus. Tout ce qui n'est pas susceptible d'être ap-prouvé par une étude statistique est déclaré invalide. Ne vous étonnez pas que la conception littéraire du monde ait complètement disparu des esprits : elle était à peu près seule à pouvoir lutter contre la puissance du dieu Calcul. « En double aveugle »… ? Les yeux grands fermés, oui. Vos sens ne vous servent plus à rien, reniez-les publiquement ! Nous aurons des machines beaucoup plus performantes, qui ne seront pas gâtées par des affects singuliers et irréductibles à une théorie. Une théorie ? Non, LA Théorie. Celle qui englobe toutes les théories, et qui, comme toutes les théories indépassables, peut se réduire en définitive à un binôme sacré et pur : 1 & 0.

La médecine, comme la littérature, comme la musique, comme la parole, était un art, un art du vivant. Il était temps de passer à un autre stade, plus stable, moins incertain, et qui ne laisse aucune place à cette chose complètement démodée, qui était au cœur de l'homme : l'indétermination. 

Le Mal en patience (1)


– Les prisonniers sortent, les vieux sont enfermés. 
– On a un traitement, mais on ne s'en sert pas.
– Les hôpitaux sont vides alors qu'on manque de lits. 
– On manque de moyens mais on aide l'Afrique.

Je ne vais pas continuer la liste, tout le monde peut le faire…

À ce niveau-là, ce n'est plus de l'incompétence, ce n'est plus de l'incohérence, ce n'est plus de l'impréparation, ce n'est plus de l'improvisation, c'est une volonté farouche de se débarrasser de son peuple.