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dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



dimanche 17 décembre 2023

Les minutes précieuses

Le rêve, toujours. Le rêve qui vient me sauver, au plus profond de la déréliction. 

Ce matin, avant six heures et demie, heure du réveil. Un quatuor, composé de trois merveilleuses jeunes filles… Un quatuor, à l'intérieur d'une assemblée plus grande, dix, douze personnes ? Invisibles, ou presque. Silencieuses. Concerto grosso. Le quatrième membre du quatuor, c'est moi. Je suis bien au chaud, sous mes trois couettes. Pas de douleurs, ce n'est pas le moment. Un adagio de Bach. Les cordes en pizzicato. Les minutes précieuses. Avant la chute. 

La première jeune fille est Anne-Sophie, la deuxième est Sarah. Elles ne sont pas elles-mêmes, bien sûr, mais pourtant c'est bien d'elles qu'il s'agit. La troisième (je suis presque sûr qu'il y a une troisième jeune femme), j'ignore de qui il s'agit : une de ces jeunes femmes qui reviennent dans mes rêves de manière récurrente, avec lesquelles je me dis que j'aurais pu faire ma vie, que je confonds avec des personnages ayant réellement existé, que je ne distingue plus du tout de la réalité, sans doute. Peu importe. Peu n'importe pas du tout, en réalité, mais je dis peu importe… pour l'instant. Adagio, ou plutôt andante. Ce trio, non, ce quatuor, est une partition insaisissable et lucide. Une proposition géométrique et sensible. Un ensemble miraculeux de forces subtiles et musicales. Oh, quel bonheur ! Nous parlons. Nous échangeons des propos à propos de la vie de ces trois jeunes filles. 

Générosité, secret, érotisme délicat, pensées à demi avouées, entrées-sorties, avances, courbes adoucies de la parole souple et teintée d'une retenue précieuse, ces minutes sont si précieuses qu'on croit rêver. Rêve-t-on ? Rien n'est moins sûr. Je rêve et je ne rêve pas. C'est tout un. Ce pays est autre. La lumière porte nos gestes de l'un à l'autre, sans accents inutiles, sans la moindre brutalité, sans la moindre vulgarité, surtout. Les sentiments passent de l'un à l'autre sans violence, les sentiments qui prédominent sont l'ouverture et la confiance. Pourtant, les choses, comme on dit, ne sont pas dites. Elle n'ont pas besoin de l'être. Elles sont dites d'une autre manière, c'est le Subtil, qui les porte de l'un à l'autre, dans notre quatuor. Cérémonie légère, propice. Comme ces instants sont précieux, doux, intelligents, malins ! Je suis débarrassé, pendant ces quelques minutes, ou secondes, qui durent des siècles, de toute la saleté poisseuse dans laquelle j'ai été plongé toute la semaine. C'est une épiphanie des sens et de l'esprit, mais aussi des corps qui se comprennent. Le Temps s'est ouvert et nous a accueilli. Nous y sommes. Toutes les lettres des mots que nous prononçons, et même de ceux que nous n'avons pas besoin de prononcer, résonnent entre elles, il n'y a aucune perte dans le signal. C'est une composition qui me fait penser à la musique du seizième siècle, une polyphonie très élaborée, à la fois complexe et agile, adroite, sans aucune lourdeur, sans pathos, sans notes inutiles et sans arrière-pensée. Le désir est sans péché, à la lettre impeccable, comme dans les meilleures fugues de Bach. Toutes les notes, tous les sons se tiennent. Les intervalles sont des refuges.

Songe… Quel beau mot ! L'extase légère de la conscience humaine a passé lentement à travers les filtres des siècles et de l'esprit. Songe des dieux, songes des royaumes, songes des bêtes solitaires, songes des abandonnés. Songe lucide et arachnéen, terre fertile et légère, ô combien nourrissante. Charme des noms qui parlent depuis l'extérieur de leur enveloppe imperceptible, le songe pénétrant et délié nous ramène au centre de l'esprit éternel, de l'esprit sensible, fin, aérien, dont le feu paisible soulève la paupière des morts-vivants que nous sommes, dans ces instants miraculeux. Le songe est le contraire du mensonge, c'est la vérité qui sort un instant de son linceul, qui ose se montrer, nue, fragile, transparente, mais d'une séduction infinie, d'une grâce inimaginable. C'est la Grâce même, qui parle la langue que nous adorons, devant laquelle nous nous agenouillons, le cœur léger. Principe de causalité ? Non. Ravissement du « bouche à oreille ». La voix aiguë et plane et dorée du soprano, dans le Miserere d'Allegri, qui perce les ténèbres, sans pourtant nous aveugler. 

Sans doute m'accusera-t-on d'épouser des chimères, ou de seulement les désirer de tout mon être. Mais savez-vous ce que vous perdez, vous qui vous bouchez les oreilles ? N'avez-vous jamais entendu cette voix, suave et prise en son tréfonds d'un feu calme, qui vient à nous quand nous perdons un instant le fil de notre récit ? Le Paradis est là, tout proche, si proche que nos yeux sont incapables d'accommoder, à cette distance. De la bouche à l'oreille un souffle léger, une langue si claire et si belle qu'elle nous semble un songe, à laquelle nous donnons tout ce que nous possédons, de bon cœur, avec une confiance aveugle. Le rêve n'est pas ce que vous croyez : il était là avant vous et sera là après vous. Vous en êtes seulement des émanations lourdes et encrassées, pénibles, fatiguées. Dans le songe il n'y a que des voyelles, des couleurs, une paix de lumière bien plus réelle et bien plus joyeuse que nos ébats sarcastiques et désespérés d'animaux pris dans le faisceau des phares sociaux. 

Toute ma vie, je n'aurais désiré qu'une chose : l'adresse. Être maladroit était la malédiction suprême, depuis l'enfance. J'ai cherché les gestes justes, je les cherche encore, jusque dans les mots, jusque dans le silence et la solitude. Je sais que je suis incapable de débarrasser mes phrases de tout l'inutile fatras psychologique et social, que j'en serai toujours incapable, que je serai toujours en-deçà de ce que mon oreille perçoit parfois, quand je me réveille d'un songe parfait, comme ce matin, et qui m'échappe en quelque secondes, mais jamais je ne renoncerai à ce paradis entraperçu, qui est là, bien réel, au fond de l'écho divin qui régulièrement revient se rappeler à moi. Alors, dans ces moments-là, mon seul viatique est la musique, qui me sauve, qui m'a toujours sauvé de la vulgarité hurlante. La musique dont je parle ici n'est pas le contraire du silence ; elle en est plutôt l'écrin et le porte-parole. Car le silence a du mal à se faire entendre. Il n'aime pas déranger. Il ne parle pas plus fort que vous. Si l'on ne lui fait pas place, il n'insiste pas, jamais. Il passe. Nous n'en percevons qu'un frôlement vite oublié, que nous prenons bêtement pour une illusion. Il faut se tenir prêt, il faut aller le recueillir à la source, quand elle n'est encore qu'un filet imperceptible, seulement porté par un souffle innocent. 

Quand j'écris l'adresse de quelqu'un à qui j'envoie une lettre, sur une enveloppe blanche, je suis pris d'une fièvre douce. Écrire un nom et une adresse dans un rectangle blanc : je ne vois rien de plus sacré, de plus simple et essentiel. L'enveloppe pourrait ne rien contenir, ne rien envelopper, que ce geste suffirait pourtant à me combler et à exprimer tout ce que je pense de la vie et tout ce qu'il y a à en retenir. Tout le sens est là, très simplement orthographié. Nommer et adresser. Mettre quelques phrases dans une enveloppe, quelques phrases qui sont sanctifiées (ou certifiées) par l'envoi. Dans le fond, tous les textes qui se trouvent ici sont des lettres adressées à des inconnus. Je sais que personne ne les lit vraiment, mais ça ne fait rien, il faut quand-même les envoyer, il faut quand-même faire comme si l'on s'adressait à quelqu'un, comme si quelqu'un, quelque part, recevait ces lettres et ces phrases sans timbre. Je ne sais pas, je l'avoue, faire la différence entre la littérature et la correspondance, entre la conversation et la fiction ; je sors d'un songe pour tomber dans un autre songe : j'ai eu le temps de m'apercevoir, depuis toujours, que personne ne répondait jamais à mes adresses. La musique m'a assez prouvé que personne n'écoutait personne, jamais, et que de cette infirmité première découlaient toutes les autres. Du Miserere d'Allegri, ils n'écoutent que les ornementations et les effets, pas la substance qui pourtant se donne ici comme jamais elle ne s'est donnée dans aucune musique. À qui s'adresse cette musique ? Qui l'a entendue ? Qui a pris le temps de songer à ses côtés, dans la solitude et le chagrin d'une nuit de décembre, dans le creux profond d'une vie encore intacte malgré les gesticulations désordonnées qui, croyons-nous, nous font exister un instant aux yeux des autres. Les lumières s'éteignent, une à une, les moines sont à genoux, les voix se taisent, l'une après l'autre, le chant s'achemine en toute connaissance de cause vers le silence de l'être et la paix invincible. Chaque son se retranche, chaque voix abdique, chaque présence se retire pour que la Présence advienne enfin, pour que l'Adresse soit enfin correctement orthographiée, que la phrase arrive à bon port, pour que le signe ininterrompu soit enfin délivré et se révèle comme Être, car il n'existe pas d'autre destination. Mais qui sera là ? Qui aura veillé jusque là ? 

Je ne peux me séparer de moi-même, sauf en de très rares moments, quand j'écoute de la musique polyphonique du XVe ou du XVIe siècle, que je me laisse habiter par toutes ces voix qui prennent la place de ma rêverie bavarde, qui se constituent en un réseau vibrant et ordonné qui me ramène à la vieille mémoire de l'humanité. La vie commence toujours demain matin, mais nous sentons bien qu'elle prend racine dans un passé vertigineux et immémorial, qui remonte jusqu'à nous par des voies secrètes. 

Elles ne sont pas elles-mêmes, et pourtant ce sont bien elles. C'est ça, la polyphonie. Exister dans le présent et la présence avec des corps multiples. Qui est la troisième ? La dissonance ? L'espérance ? La perte ? L'Oubli ? L'Origine ? La pause ? L'image effacée. Enfin ! Bien au chaud dans l'hiver qui vient. Sans douleurs. Dans la solitude inconnue et inconnaissable. Sans repères, sans bornes, sans issue. J'ai les yeux fermés, je ne bouge pas. Je reste là, dans le noir, dans la chambre silencieuse, je respire à peine. J'écoute mais il n'y a rien à entendre, et c'est cela, que j'entends, qu'il n'y a rien à entendre que l'absence. Alors je me réfugie dans une lucidité sans espoir. Il n'y a que ça, pendant quelques précieuses minutes que je tiens face à moi, comme un miroir merveilleux : ce que je vois là, personne ne l'a vu, je le jure. Je ne suis pas moi-même, c'est l'évidence, car j'étais un mensonge et le serai tout à l'heure. Pour l'instant, je coule à pic dans le Temps, les minutes et les heures s'écartent d'elles mêmes, se creusent, faisant une enveloppe dans laquelle j'entre, sur laquelle mon nom est inscrit. Je suis un voyageur immobile qui se vêt de son invisible tombeau. Vais-je enfin vivre, vais-je enfin faire ma vie ? C'est de cela qu'il s'agit ? Tout en moi s'ouvre, je ne suis plus qu'une immense oreille ouverte dans la nuit. Enfin la délivrance ? Avant la chute… Toutes les cellules de mes organes résonnent en un contrepoint grandiose. Je n'ai pas le temps d'avoir peur. La nuit se confond avec l'éblouissement vertical. Je suis avant la naissance, c'est ça ? L'alphabet est enfin disposé de manière à ce que la vie le traverse de part en part, toutes les lettres parlent à la fois, mais on comprend tout. C'est si simple ! C'était là depuis toujours, pourtant. Peu importe les noms, peu importe les corps, peu importe les craintes, les envies et les regrets, tout a été balayé par l'amour et la délicatesse de la Présence. Il n'est plus temps d'être maladroit. Laissons cela…

La semaine a été infernale et, n'était ce rêve, arrivé à point nommé, j'aurais pu sombrer dans un désespoir sans issue. Je ne sais trop pourquoi, mais j'ai voulu aller voir à quoi ressemblait le monde qui m'entoure, puisqu'il est désormais possible de le côtoyer sans le connaître. Le dégoût qui m'a pris était si violent que je me suis dit qu'il était impossible de vivre dans le même monde que ceux que j'ai croisés. Cyril Hanouna, Booba, GMK, Sarah Saldman, Jordan De Luxe, Thierry Ardisson, Benjamin Castaldi, Arthur, Laurent Ruquier, Yann Moix, Laurent Fontaine, Milla Jasmine, Magali Berdah, Nabilla Vergara, Moundir, Éric Naulleau, Nathan Devers, Simon Collin, Léa Elui, Tibo Inshape, Mayadorable, Léna Mahfouf, Amélie Cheval, Laurent Baffie, Mathilde Tantot, Squeezy, Jean-Marc Morandini, Léa Salamé, Natacha Polony, Aya Nakamura, Gilles Verdez, Polska, Géraldine Maillet, Ruby Nikara, j'en oublie beaucoup, la liste donne une idée de l'infini, de tous ces gens qui sont pour moi des figures à peu près interchangeables de l'enfer de vulgarité sans nom qu'est désormais le monde dans lequel nous survivons, à la marge. Cette mafia planétaire ne se tait jamais. Elle hurle à nos oreilles du matin au soir. Elle pérore, elle conseille, elle juge, elle distribue des certificats de conformité, elle condamne, elle se donne en exemple et n'hésite pas à menacer si on lui résiste, avec les bonnes vieilles méthodes de truand qui remontent tout naturellement à la surface. Derrière les caméras, les sicaires. Je me demandais par exemple ce qu'il pouvait y avoir dans l'esprit d'un type qui, en un an, s'achète une dizaine de voitures coûtant chacune entre 200 000 et 500 000 euros. Je pose la question très sérieusement. Qu'y a-t-il dans le cerveau de ces « youtubeurs » aux millions d'abonnés ? Que s'est-il passé, depuis vingt ans, dans l'âme du monde, qui a permis à des gens comme ça d'exister sans se cacher, sans mourir de honte ? C'est pour moi tout à fait incompréhensible, et, bien entendu, je regrette amèrement de m'être laissé aller à observer ce monde-là durant quelques jours. Je préfère et de loin les assassins aux Youtubeurs, je préfère les bandits et les fous à cette mafia tranquille qui a fait de la vulgarité et de la laideur la denrée la plus convoitée sur Terre. Le monde que j'ai connu naguère a été balayé, englouti, anéanti, humilié par ces faces rigolardes et vides, qui il y a seulement trente-cinq ans auraient été méprisées, ignorées, ou ridiculisées, si elles avaient eu l'inconscience de se montrer en public. Le renversement est si énorme, si radical et si spectaculaire qu'il est presque impossible d'en parler. En parler à qui ? Reste-t-il dix individus qui, comme moi, sont réellement épouvantées par ce paysage dévasté, par cette faune goguenarde et immorale qui désespérerait le plus placide des dieux ? Où faut-il se terrer pour ne plus en entendre parler ? Vend-on quelque part des kits de survie anti-youtubeurs, anti-journalistes, anti-peoples, anti-écrivains à la mode, anti-têtes de cul, anti-putes de luxe, anti-parvenus, anti-milliardaires, anti-stars du porno ? Je serais prêt à payer cher, moi, pour les oublier. 

Cette nuit, je suis tombé par hasard sur une chanson d'Atahualpa Yupanqui, qui était très à la mode dans mes jeunes années. Ce n'est même pas une chanson, c'est un morceau très simple joué à la guitare, sur deux accords, « Danza de la Paloma Enamorada ». Il y a dans cette petite chose humble mille fois plus de charme, de poésie, de musique et d'humanité que dans les milliards de « musiques » qui braillent depuis quarante ans à nos oreilles salies par tant d'étrons sonores. Je reviens souvent à la guitare, qui peut être le pire et le meilleur des instruments de musique. Le meilleur, dans la guitare, c'est cette humilité populaire, populaire au meilleur sens du terme, ce sont ces musiques qui naissent d'un récit ou d'une déploration simples et sincères, honnêtes et dignes, exprimées à mi-voix. La guitare a beaucoup en commun avec le violon, en ce sens-là. La vertu plutôt que la virtuosité, la morale plutôt que le théâtre, le récit plutôt que le spectacle, l'intimité franche. Nous écoutions aussi bien Yupanqui que Segovia, et la distance qui les sépare n'est pas si grande qu'on pourrait l'imaginer. C'est au terme d'un très long cheminement, patient, artisanal et humble, indépendant, que des hommes tels que ceux-là ont accédé au succès. Les micros sont venus après, ne parlons même pas des caméras… Ces hommes que j'ai aimés, il est impensable de les imaginer vivant au temps des réseaux sociaux et des téléphones portables, des écrans et des repas livrés à la maison. Ces deux mondes s'annulent l'un l'autre. Ce n'est même pas qu'ils sont antagonistes, c'est qu'ils ne peuvent s'imaginer dans un même esprit. Il y a eu une bifurcation fatale, j'en suis convaincu, même si je ne sais pas la dater précisément. Les minutes précieuses n'existent plus. On les a arrachées de la vie, comme des mauvaises herbes. On en a même perdu le souvenir, et je suis certain que tout le monde ici va s'insurger en disant que ma position est ridicule et intenable. Oui, elle l'est, et je m'en fous éperdument. Il y a des choses que l'on sait, même et surtout quand tout nous donne tort. Je n'ignore pas que je suis déjà mort, à vos yeux, il est inutile de me le rappeler. 

Le rêve. L'instant rêvé. La solitude dans laquelle on tombe comme dans un coma indicible et impartageable, c'est l'essence même de la poésie, de ce qui donne du prix et du goût à la vie. C'est de là que nous venons, tous autant que nous sommes. C'est l'enfance de l'art. C'est le Temps qui nous exauce, qui se donne à nous, amoureusement.

samedi 5 août 2023

Bashiung



Ils m'ont pas raté, les salauds ! Aznavour, Gainsbourg, Claude François, et, pire que tout, bien pire, le pire du pire, Bashung. À côté de ça, mes purges à l'huile de ricin, c'est l'ambroisie. Je ne sais même pas si j'ai encore le droit d'écouter la Cavatine de l'opus 130, après ça. J'y vais mollo, le cataclysme menace. Les plombs vont sauter, un défunt atrabilaire va faire irruption dans la pièce et s'asseoir en face de moi, il va faire nuit en plein midi, la grêle va s'abattre sur mon lit. Au moins. Déjà, je sens que mon cœur n'est pas à sa place habituelle. Il faut faire avec, paraît-il… 

Pourquoi Bashung ? Je l'ignore. J'avais pas été si méchant, pourtant. Je crois pas. Ou alors je ne m'en suis pas aperçu. 

Il est difficile de comprendre qu'il puisse exister des degrés dans l'horreur. Ça ne va pas de soi, non. Les lecteurs ne comprennent rien au livre qu'ils sont en train de lire, en général, et c'est bien naturel, alors comment serions-nous en mesure de comprendre la vie, elle qui est encore plus complexe que le plus complexe des livres. Comment pourrions-nous seulement imaginer ce que nos goûts peuvent produire chez celui que nous voulons convertir, ou seulement interpeller ? C'est tout notre corps que nous lui opposons alors, tout notre être, qui lui signifient que nous sommes radicalement différents, qu'il n'y aura jamais de paix, seulement quelques brefs armistices, ou quelques capitulations provisoires. 

Mais d'où sortait-il, ce Bashung ? C'est que je ne l'ai pas vu venir du tout, moi ! Je connaissais à peine son nom et je peux affirmer sans crainte de mentir que je n'avais jamais entendu la moindre chanson de lui. Il y avait bien une raison au fait que la vie m'avait tenu éloigné de lui durant un demi-siècle. Était-ce pour le protéger de moi ou pour me préserver de lui, je ne sais, mais nos chemins auraient pu continuer de ne pas se croiser, sans l'intervention malicieuse d'Alfano & Quatremaille. Ces deux effrontées canailles n'ont pas hésité à brutaliser un vieillard sans défenses pour lui révéler le pot-au-rose : Bashung n'était pas seulement un patronyme jeté au hasard dans le pot médiatique par des angelots sourds et aveugles, non, ce nom recouvrait des chansons et même des tubes qu'une part non négligeable de la population reprenait sournoisement en chœur sans même que la Rouviérette en fût avertie. 

Les improvisateurs connaissent tous ces moments de panique, quand un peu tard ils comprennent qu'ils ont emprunté un chemin qu'ils ne vont pas pouvoir abandonner de sitôt, qu'il va falloir aller au bout de la route, avant de reprendre une voie vertueuse, ou seulement apaisée.

Depuis quelques heures, j'ai demandé l'asile politique à la Corée du nord. Il paraît que c'est le seul pays dans lequel je ne risque rien. Ma vie est placée sous le signe du commencement perpétuel ; rien ne finit jamais, et je devrai donc m'exiler, à mon âge !, car « les gens préfèrent encore supporter les aboiements de leur chien que ne pas les infliger à leurs voisins ». J'étais pas si méchant, pourtant… La seule chose qui m'inquiète un peu est que je sais pas si l'on trouve des spéculos bruxellois en Corée.

Je vais faire de la cohérence cardiaque. D'autant plus que mon clavier tente (avec quelque succès, il faut le reconnaître) de me rendre fou. Il a décidé de redoubler les voyelles que je tape, d'une manière aléatoire bien sûr, et me fait perdre un temps fou, d'autant plus qu'avec les i, il m'arrive de ne pas le voir immédiatement, à cause de mes mauvais yeux. Cette conspiration pour me dissuader d'écrire est vraiment scandaleuse. Je le sais, que je vous ennuie ! Est-ce une raison pour me faire écouter Gaby, oh, Gaby ?

Y a-t-il un rapport entre Bashung et Shining de Kubrick ? On serait tenté de répondre par la négative, évidemment, mais je me demande tout de même si le fait que ce film ne m'ait jamais impressionné (ni plu, alors que j'aime beaucoup le cinéma de Kubrick) est vraiment sans rapport avec ma stupéfaction à voir des gens intelligents, cultivés, fins (et ce ne sont pas seulement des gens intelligents, cultivés et fins, ce sont aussi mes amis !) se pâmer à l'écoute de Bashung. N'importe quel homme sensé en conclurait que la seule chose à faire est de l'écouter, ce Bashung, qu'il doit bien y avoir quelque chose qui lui échappe, et qu'un peu de pratique et de bienveillance devrait lui révéler ce qu'il n'a pas encore entendu. Après tout, je n'ai pas aimé la musique de Debussy (encore moins celle de Berlioz) du premier coup — naturellement, pourrait-on dire ! Mais rien que l'idée consistant à faire un parallèle entre Debussy et Bashung, si lâche que soit ce parallèle, me rend malade. Je ne veux pas m'assurer qu'il existe ou non quelque chose d'aimable ou d'intéressant dans cette musique, ce que je veux, c'est ne pas le savoir. Je refuse d'être bienveillant et patient et curieux. Mon a priori m'est si précieux qu'aucune révélation culturelle ne saurait entrer en concurrence avec lui ; la bonne nouvelle, c'est seulement l'ignorance. Je ne désire pas aimer Bashung : voilà toute ma religion. Autant il m'a semblé intéressant d'aimer Claude François, non, pas Claude François, mais une chanson de Claude François, Si j'avais un marteau, autant je continue d'écouter des musiques de seconde zone (ou même de troisième) avec plaisir, parce qu'elles sont liées d'une manière ou d'une autre à celui que je fus, que j'ai l'impression, les écoutant, de me comprendre un peu mieux moi-même, autant je refuse d'accorder de mon temps et de mon attention à la découverte d'un Bashung. Les chanteurs, c'est comme les visages : on sait immédiatement, d'instinct, que certains ne nous feront pas de bien, que ces figures ne nous conviennent pas, ne sont pas accordées à notre métabolisme, qu'elles vont déranger le fragile équilibre qui nous tient en vie. Plus je vieillis plus je crois qu'il ne faut pas aller contre ses antipathies naturelles, et les réseaux sociaux m'ont amplement démontré qu'il s'agissait d'une question vitale. Les phrases-les visages, il n'y a que ça. Les visages qui se dessinent à travers les phrases, les phrases qui figurent, qui sentent, qui bougent comme des corps, qui respirent et qui s'éveillent ou s'endorment ; les visages qui portent en eux des phrases mortes, des phrases creuses ou plates, des phrases à la syntaxe hystérique ou pétrifiée, des phrases sans verbes ou sans ponctuation, sans rythme et sans grâce, ces visages de cadavres gueulards nous heurtent la tripe. 

Charles Aznavour, Claude François, Gilbert Bécaud, Jean Ferrat, tout cela plonge dans l'enfance, même si très peu, et à des degrés différents. L'odeur n'est pas du tout la même que ces choses confectionnées après les années 70. Ce n'est pas une question de qualité,ce n'est pas une question de musique, ou de texte, c'est une question de matière et d'échos. De prénoms, aussi. Charles, Claude, Gilbert, Jean, ce n'est pas Serge, Michel, Salvatore, Daniel, Alain, Renaud, et encore moins Julien, Bernard, Maxime, Laurent, Florent, Étienne, Didier, Yves, Yannick, Charlélie, Dany, Francis, Guy, Jean-Luc, Marc, Richard, Roch. Durant la Nuit Bashung, Alfano nous vantait le célèbre geste de Gainsbourg mettant le feu à un billet de cinq cents francs, le plus beau geste jamais filmé à la télé. Ce geste, moi, m'avait littéralement horrifié, à l'époque. Le dégoût que j'éprouve encore aujourd'hui en revoyant ces images me surprend moi-même, bien que je comprenne ce qu'il a voulu montrer, et que j'admette les explications très convaincantes d'Alfano. Quoi qu'il en soit, jamais un Charles Aznavour n'aurait fait une chose pareille, et ne parlons pas de Trenet. Gainsbourg, en voilà un autre que la torture pourrait me faire aimer.

L'enfance est cette chose qu'arrivés à l'âge adulte nous lançons très loin de nous, le plus loin possible, de toute la force dont nous sommes capables. Mais il y a toujours un chien consciencieux, bien intentionné et diligent pour aller chercher le bâton et nous le rapporter joyeusement, surtout quand il est couvert de merde. Ce chien habite en nous : notre foi ou notre folie est sa niche. J'ai déjà assez de mal avec ce qui me vient de ce côté-là pour aller sciemment m'empoisonner d'une nourriture qui pue la charogne, et mon chien intérieur a encore un peu d'odorat. 

L'homme qui se noyait, c'était moi, durant la Nuit Bashung de l'été 2023, mais j'avais deux solides compagnons, charitables et intrépides, qui n'auraient pas permis que l'océan m'entre tout à fait dans les bronches. Ils voulaient voir comment je nageais dans la haute mer. Ils voulaient m'entendre chanter de désespoir, parce que je ne chante bien que dans les râles les plus rauques. Quatremaille et Alfano sont des savants qui aiment observer ce que personne ne voit. Leur intelligence et leur sensibilité sont leur microscope. N'était la bouteille de whisky qui nous ramenait un peu vers le trivial, nous nous serions crus enfermés tous les trois dans le cylindre d'une machine d'imagerie par résonance magnétique. « Que vais-je faire de ce que l'on a fait de moi ? », se demandait Sartre. C'est la question que pose sans cesse la chanson à ceux qui l'écoutent. 

Le jour où j'ai déposé sur Facebook un statut qui proclamait que j'aimais Suzanne, de Leonard Cohen, ce jour-là, j'ai pris un risque inconsidéré. Ils s'en sont souvenus, les bougres…

samedi 24 septembre 2011

Un autre musicien


« La semaine prochaine, nous retrouverons un autre musicien, Georges Brassens. » Matthieu Garrigou-Lagrange, sur France-Culture, à 14h58, aujourd'hui. Il venait de parler de Franz Liszt.

lundi 15 août 2011

Nationale 7


Allaitement et ramadan, compatibles ? Guerre civile et lait cru, compatibles ? Dijon Bourdier et im-pensable, compatibles ? Facebook et transpiration, compatibles ? Ne cherchez pas, je suis le seul à poser les bonnes questions.

La France est en pente, pas lente. Dans les descentes, il faut se délester, jeter le superflu, le Sens est déjà assez fatigué comme ça, et courir le pantalon sur les chevilles n'est pas donné à tout le monde, même quand il s'agit de faire plaisir aux minorités majeures. La Grand'Messe fraternitaire s'accommode des restes du Grand Repas chrétien parce que ses fidèles ignorent tout des aliments qu'ils ingurgitent avec la gloutonnerie indifférente du débutant. Ils n'en reconnaissent pas les contours, ils les prennent pour les créations arte povera d'une nouvelle cuisine destinée à passer très vite, sans imaginer un seul instant qu'avant d'être ces reliefs aux formes étranges, ces quelques figures rachitiques étaient habitées d'un feu et d'une pensée grandioses. Les sans-mémoire d'identité qui peuplent nos nations ont vaguement le sentiment que "ça leur rappelle quelque chose", mais ils préfèrent en situer l'origine en une quelconque terre vierge et sauvage car c'est plus conforme à leur camelote mythologique. Ils sont prêts à embrasser toutes les religions sauf une, la leur, parce que c'est la seule capable de faire sortir l'homme du religieux, et qu'ils ne le supportent pas. Dans le fond, ces soi-disants athées ou anti-religieux ou laïcards ou républicains ou socialistes, en fait tous ceux qui s'aspergent matin et soir de progressisme, ont moins de différences avec les punaises catholiques, protestantes ou musulmanes qu'avec ceux qui les ont précédés en notre vieille France, fille aînée de l'Église

Écoutez-les parler, par exemple, avec ce vibrato si reconnaissable dans sa moiteur sexuelle, des "printemps arabes". Comme l'on sent bien la turgescence qui pointe sous la robe de bure du Citoyen universel ! Enfin, tiendraient-il un début de commencement de cette Vérité-en-marche qui n'en finit plus de se faire désirer ? On avait failli attendre ! Comme le ridicule est mort depuis belle lurette, on ne risque plus rien à se tromper, dans un monde qui urine sans répit depuis ses lanternes éternelles. Facebook, c'était cool, la Bloge c'est fun, mais soudain trouver dans la vraie vie des figurants qui veulent bien jouer avec nous sous les caméras du monde entier, c'est tout de même autre chose ! Les intermittents du Spectacle de chez nous ne valant rien, et les distances ayant été abolies ainsi que les dogmes et les frontières, on va délocaliser Hope Factor et aller s'éclater avec les jeunes forces vives de l'Europe-du-sud, qui feront écho à leurs semblables, le grand Autre en dissémination perpétuelle qui bat le pavé chez nous. Nous qui avons connu l'Hiver yougoslave, l'automne tchécoslovaque et l'été indien, un printemps, fût-il arabe, ne nous tourne pas les sangs, d'autant qu'il n'est pas dit que l'avenir du socialisme soit derrière nous, tant notre Europe nous paraît de plus en plus devoir en réaliser la part la plus sombre. Ce que l'URSS a échoué à imposer à ses citoyens rétrogrades et grincheux, l'Europe va vous le faire aimer : Quand on utilise avec allégresse cette métaphore du "printemps", il faut se rappeler que naguère certains voulaient créer un "homme nouveau". Vous pensiez qu'Europa était fille de Beethoven, Montaigne, Dante, Shakespeare, Debussy, Verdi, Rembrandt, Cervantes, Watteau, Berio ? Pour savoir, savoir sans illusion, ce qu'est l'Europe aujourd'hui, il faut aller dans une de ces boîtes de nuit de la côte d'Azur où "l'élite" dépense 900 000 euros en une soirée. Entre DJ, putes et maquereaux, Europa, assourdie par les milliers de watts de la-scène-créative-contemporaine, se fait toute petite : tout le monde a compris que c'était une pauvre vieille fille ridée et craintive, qui n'est là finalement que pour rassurer ceux qui l'ignorent, en leur prouvant complaisamment qu'ils peuvent tout lui faire, dans la plus complète impunité. Car ce qui caractérise avant tout notre temps, c'est la compatibilité de tout avec tout, tant "la faute de goût" a été définitivement éradiquée, et jusqu'à son souvenir. Quand on a tout balancé par-dessus bord, quand on vient nu comme le nouveau né, quand la mémoire est une cire fraîche en laquelle toutes les odeurs et toutes les fables s'incrustent comme des sans-gêne, quand l'Histoire est récrite chaque jour comme le prévoyait Orwell, sans résistance aucune, occupés que nous sommes à faire la fête, alors les Monstres peuvent débarquer parmi nous, incognito, sans que personne ne songe même à leur demander qui ils sont, d'où ils viennent, et ce qu'ils ont à nous dire. D'ailleurs il importe peu de leur demander ce qu'ils ont à nous dire, puisque nous le savons déjà : nous appartenons à une espèce tombée, et ces monstres ne sont que les habitants du pays qui est au bas de la Pente. En réalité, ce ne sont pas eux qui sont chez nous, mais nous qui nous sommes rendus chez eux.

J'essaierais bien de prétendre qu'entre Nationale 7, Douce France, La Folle complainte et Y'a d'la joie, Charles Trenet avait écrit l'histoire qui nous occupe, à sa façon tendre, laconique et discrètement ironique, mais je sens que vous allez encore hausser les épaules…

mercredi 10 août 2011

De la fenêtre d'en haut


Pourquoi Trenet ? Pourquoi est-ce le seul ? Pour répondre à cette question, il faut avoir eu la chance de l'entendre accompagné par Albert Lasry, ce merveilleux pianiste qui est sans aucun doute l'accompagnateur idéal pour la chanson de Trenet. Ce n'est pas l'orchestre qu'il faut à Trenet, c'est le piano, l'instrument le plus abstrait qui soit, celui de tous les instruments qui peut les évoquer tous sans en faire entendre un seul, et il faut à ce piano un musicien qui, comme Trenet, ne fait qu'effleurer les choses, les désigner d'un doigt désinvolte et léger, sans jamais les incarner, sans jamais les faire vivre (comme on dit avec la laideur prétentieuse qui caractérise si bien notre époque), mais en leur donnant seulement un contour, une silhouette, et l'amorce d'un parfum. Lasry est idéal. Il est à la fois libre et tenu, charmeur et précis, élégant et neutre, il ne s'impose jamais mais il ne joue pas non plus en coulisse, il contrepointe quand il le faut avec un sens de l'harmonie à la fois français et jazzy, il n'est jamais débraillé, il n'est jamais m'as-tu-vu : sans lui, Trenet n'aurait sans doute pas atteint cette sorte de perfection dans cet art mineur mais ô combien charmant et attachant qu'est la chanson française. Comme le dit Cocteau, les chansons de Trenet appartiennent aux Français, elles sont plus que des chansons, elles font partie du paysage, de l'air qu'on respire à Paris, et même de la langue française. Trenet a un "toucher", comme on parle du toucher d'un pianiste, justement, il a un toucher d'aquarelliste, de poète rapide, qui n'appuie jamais, mais qui parvient à marier la profondeur et la légèreté avec une économie de moyens qui n'a jamais été approchée : il chante juste, aux deux sens de l'expression — ni trop haut, ni trop bas.

« Cet édredon que les Bohémiens d'Apollinaire transportent comme un cœur » lui suffit, il ne veut pas de sang, ni de larmes, ni de cris, il ne provoque jamais, il ne nous attrape jamais par la cravate, il ne nous donne jamais de tape sur le ventre, et il emprunte juste ce qu'il faut à l'air du temps pour ne pas avoir l'air d'un artiste. C'est juste un chanteur, Trenet, c'est peut-être le seul que nous ayons eu en France depuis des lustres (avec Piaf), et c'est lui qui, paradoxalement et pour notre grand malheur, a suscité toutes ces vocations, a "produit" ce qu'on nomme avec un orgueil ridicule "la chanson française", immense et increvable réservoir de nullités gonflées de vide qui se prennent pour des poètes, pour des musiciens, pour des artistes, et qui font vivre la légende à peu de frais. Je pense notamment aux Nougaro, Gainsbourg, Barbara, pour ne rien dire de tous les autres, qui feraient pitié s'ils possédaient seulement un semblant d'humilité, pour ne pas parler de lucidité. (Il faut bien entendu faire un sort particulier à Gréco, Ferré et Brassens. Les deux premiers ont eu (au moins un temps) l'intelligence de ne pas prétendre écrire leurs chansons et ils avaient un joli brin de voix qu'ils ont su exploiter avec habileté.)

Pourquoi Trenet ? Précisément parce qu'il paraît impossible aujourd'hui de comprendre ce choix, ce goût, ces références et tout ce qu'elles charrient, et que tout ce que je viens d'écrire doit sembler terriblement "second degré", et sans doute beaucoup plus. La France de Trenet a disparu, on le voit chaque jour un peu plus, et la France de Trenet, c'est la France de mes parents et c'est la France que j'ai aimée — et qui m'a aimé (et qui m'a permis aussi de ne pas l'aimer, ne l'oublions pas), ce pays dont une mordante nostalgie me fait comprendre qu'elle ne subsiste plus que dans des photographies jaunies et quelques chansons, et aussi dans le cœur de quelques uns qui pensent, peut-être à juste titre, devoir rester silencieux.

De la fenêtre d'en haut, c'est désormais tout autre chose que nous voyons passer sous nos yeux abîmés et incrédules. C'est surtout, et c'est qui est le plus douloureux, un spectacle d'autant plus atroce qu'on nous demande avec insistance de ne pas en croire nos yeux. Le pays qui était le nôtre a disparu, et non content de ne pas nous avoir demandé notre avis avant de le déclarer caduc, on nous interdit de penser qu'il a bien existé un jour. Il faut à la fois penser que rien ne change, que rien ne change jamais, et que le changement est inéluctable, que tout a toujours déjà changé et que, donc, nous aurions constamment vécu dans une illusion. On nous avait déjà fait le coup du futur d'une illusion, et de son passé, mais notre époque a inventé le présent perpétuel de l'illusion en marche.

Je ne suis pas si vieux que ça et j'ai déjà ce triste privilège d'écrire quelque chose que plus personne, parmi les passants sur ce blog, ne comprendra. « Le sommeil est doux »…

(à Robert, à Yvonne)