Machin machine. Oui et non. Je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque j'avais un studio. Cette pièce, que j'ai aménagée dans toutes les maisons que j'ai habitées, dans laquelle se trouvait mon piano et mes machines. Des instruments. J'étais Machin avec mes machines, et je machinais. Travailler, c'était ça : machiner. Le studio, ça remonte à l'enfance. À la maison, il y avait cette pièce qu'on appelait « le studio », qui était en réalité une sorte de petit salon, un salon bis dans lequel mon père écoutait de la musique. Il y avait ses violons, et il y avait une chaîne Hi-Fi, et un magnétophone, plus tard un orgue. Vivre parmi des instruments, ç'a été le grand fantasme de ma vie, toujours. À Chavanod, à Maclamod, à Valliguières, à Paris, puis à Rumilly, puis à Vézénobres. Les machines et l'homme. Il y avait eu le studio de l'X-Tet, à Thônes, dont j'ai encore les odeurs en tête : les instruments attendant que les membres de l'X-Tet viennent les prendre. Cette pièce qui symbolisait le bonheur. Des petites femmes attendant que les hommes viennent les prendre. On allumait les amplis, on branchait les micros, on s'assoyait au milieu de cette forêt de corps chantants. On pouvait y aller n'importe quand, dans l'après-midi ou en pleine nuit, le matin. Se mettre devant la batterie, devant le piano, devant les machines, et chercher. Le salon et le studio, un aller-retour permanent. J'ai encore un studio, ici, mais je n'y mets plus les pieds. Je travaille au lit, ou dans mon bureau, ou au salon. Les machines dorment. Je travaille avec un cahier et un stylo, ou avec un ordinateur portable. Solitude, toujours. Mais elle a changé de visage. Il n'y a plus que les mots, je n'ai plus que les mots et la page à ma disposition, alors que j'avais des tonnes et des tonnes de claviers, de synthétiseurs, d'échantillonneurs, de bandes magnétiques, de patchs, d'écrans, d'interfaces, de câbles, de baffles, de casques, de caméras, d'appareils photos, d'objectifs, de banques de sons, de micros, de traités, et les quatre bibliothèques, la musicale, la médicale, la psychanalytique et la poétique. Je me rends compte que dans le studio, il y avait (il y a encore) la musique, la médecine et la poésie. Le corps et les mots. Et la solitude, bien sûr, sans laquelle rien de tout cela n'aurait été possible. Dire « je ». Pour pouvoir dire « je », il faut passer par l'absence, il a fallu passer par les machines, par cet éloignement, par ces abstractions, par les traités, par les modes d'emploi. Et le café et la cigarette. Les partitions, les photos et les disques durs, les dossiers et les rames de papier — les armes. J'aurais aimé rencontrer une Anne-Marie Miéville. Oui et non. L'art et le dialogue, la vie et le visage. On oublie tout, on n'oublie rien. C'est ça, la vie, cette constante superposition à double vitesse de l'oubli et de la mémoire. D'un côté, on est au studio, seul, enfermé, et d'un autre côté, on a un corps qui vit de tous les autres corps qu'il a connus, rencontrés, pénétrés, aimés. Et l'on dit « je », plus ou moins tranquillement. Dans mon cas, pas beaucoup de tranquillité… Du monde me parviennent les bruits, assourdis, filtrés. C'est ce que j'ai aimé dans la musique concrète : un manuel érotique pour les moments où les mots doivent rester à leur place. Il y a eu un antécédent au studio, c'est le labo. Le labo de mon père, à la pharmacie, ce lieu que j'aimais tant, c'était la pré-histoire du studio. Ce n'était pas les sons, ni les mots, qui ici se confrontaient à mon corps, mais les substances chimiques et les objets, ce n'était pas le magnétophone mais le microscope et le bec Bunsen. Oui, c'est ici, c'est la première expérience de la solitude appliquée à la recherche. Et puis, assez vite, il y a eu le labo photo, au sous-sol de la maison, les images qui émergent du révélateur, et qui sèchent sur des fils. Par les produits chimiques, nous étions passés aux images, avec la formidable irruption du nu, qui lui aussi avait l'air de sortir d'une révélation. La nudité a sans doute été la plus extraordinaire révélation de mon adolescence, celle dont je ne me suis jamais remis. Sous le réseau des expérimentations artisanales, chimiques, visuelles, sonores, puis textuelles, il y aura toujours ça : la nudité. C'est le substrat muet mais fondamental. Et l'on dit « je », d'abord en se cachant, bien sûr, puis en se cachant de moins en moins. J'ai envie de leur tendre un miroir, à ceux que je croise, mais je vois bien que ça ne les tente pas. La nudité ça ne les regarde pas, dirait-on. Ils sont constamment habillés d'eux-mêmes (habillés, pas habités). Ils traversent la vie sans s'arrêter sur leurs rêves. Tout leur est volé et ils n'ont pas l'air de s'en émouvoir. Ils continuent d'avancer jusqu'au précipice, sans mesurer les distances ni écouter le temps présent. C'est bien ce qui me frappe le plus, ça, qu'ils n'écoutent pas, jamais, qu'ils passent à travers sans entendre. Ils se consolent en faisant des enfants, ils espèrent sans doute que l'enfant écoutera pour eux, mais l'enfant est comme eux, exactement comme eux, il n'a pas plus de temps, et de moins en moins. Les gens ont un trou dans le visage, et il y a des paroles qui en sortent, mais ces paroles, le plus souvent, ne leur appartiennent pas, ou alors la nuit, dans la douleur et la solitude, quand on n'y est pas. Je suis un homme fini qui n'a pas encore commencé : Machin machine dans le temps. Ça fait des boucles et des phrases, et puis des sons que personne n'entend. Montrer l'incroyable. Dès qu'on pense qu'on a compris une fenêtre se ferme. Montrer et monter. Il y en a qui disent : « J'ai bien dormi. » quand on pourrait dire : « J'ai bien écrit. » J'ai des silences dans la bouche, et même des doubles-silences. Dormir la bouche ouverte de silences, et ça s'écrit tout seul, ça sort des trous. L'histoire n'est faite que de ruines et de corps nus travestis en personnages. Un siècle après l'invention du cinéma, il aurait fallu y renoncer, mais comme toujours on s'est obstiné dans la platitude et on a continué à fermer des fenêtres : c'est la règle. Les studios ont été pris d'assaut par des imbéciles sans mémoire, ils en ont expulsé les poètes, et ils ont prétendu qu'ils étaient l'exception. C'est encore la règle. Les gens ont un trou dans le visage. Ils se laissent voler leur vie, et même leur absence, et même leur sexe. Oui et non. C'est toujours le temps de l'énigme, plus que jamais. Il faut tout recommencer encore une fois. Elle m'envoie un petit film où elle fait un strip-tease sur une chanson de Jean-Louis Murat. Il faut tout recommencer à zéro, ou presque. C'est splendide. Plus tard aussi les espérances s'embraseraient de nombreuses fois.
dimanche 21 mai 2023
Machines molles
Quelquefois, il m'arrive de penser vaguement aux gens dont les yeux peuvent tomber sur mes textes, et parmi ces gens, il y en a que je voudrais éviter, éviter à tout prix. Je vois déjà leur regard s'insinuer entre les mots que j'ai écrits, les séparer, dissoudre la glaire qui les tient ensemble, défaire la trame qui les porte et les laisser dériver, flottant au hasard sur un jus sale et trop salé, désolés et tristes comme des corbeaux cocufiés. Foutez-moi la paix. Allez voir ailleurs si j'y suis. Il y a tant livres qui ne demandent que ça, qui n'attendent que votre prunelle intermittente et informée, stupidement informée ; vous ne devriez pas avoir de mal à rassasier votre appétit sans moi qui n'ai rien de consistant à vous offrir. Je suis le scabreux, le veule et le déboussolé, allez brouter une herbe mille fois plus verte ailleurs. C'est pas ce qui manque.
J'ouvre l'heure, au petit matin, et j'y découvre mes quinze ans : la Machine molle. Mike Ratledge a quatre-vingts ans. Je vais bientôt en avoir soixante-dix, je m'en aperçois aujourd'hui avec terreur. Ça bouillonne encore. J'ouvre le paquet avec précaution, j'ai peur des éclaboussures, des brûlures. Je reconnais les odeurs, les sons. Un-deux-trois-un-deux-trois-un-deux, on retombe tout de même sur ses pas, malgré quelques vertiges. Lubie, transe, désir, salles de répétition, dortoirs, sueur, chambre d'échos, distorsions, qu'elles étaient belles, les filles, toutes ! Je me souviens de Terry Riley, des light-shows de Bill Ham, de mon Fender Rhodes, de la nuit qui tombe sur Annecy, de l'obscurité froide, des cuisses rougies de Christine, de sa voix idéalement placée, de l'ancien conservatoire occupé, d'Elisabeth, assise au soleil sur le balcon, qui nous observait répéter en prenant des poses langoureuses, des ronéotypeuses, des concerts sauvages au lycée, du Théâtre éclaté, des Mikrokosmos de Béla Bartók, des amplis, des pédales wah-wah, quel foutoir, et des montagnes ! C'était le premier baiser de l'humanité donné et reçu parmi les sons électroniques, ces êtres inouïs et fragiles, les premières cuisses écartées dans l'éblouissement, l'odeur des soutien-gorge et des cheveux, Facelift, le saxophone soprano, je jouais de tous les instruments, nous ne savions rien du passé, de l'histoire, rien du monde, tout était là, dans la ville, dans nos chambres, dans les cafés, dans la rue, nous avions mille ans devant nous, slightly all the time. La légèreté, ils ne savent pas ce que c'est. Le mot est resté, pas la chose.
En ouvrant un livre, c'est la phrase qu'on ouvre, aussi sûrement que la chair s'entrebâille quand elle se sent désirée. Plus on écrit plus on voit, mais pour écrire il faut d'abord voir, et entendre, surtout. La pointe est brûlante, qui nous guide dans les lettres amoncelées qui se sont présentées dans la nuit — immigration alphabétique de masse. Allons-nous reproduire le présent qui ne cesse de brailler dès qu'un silence insiste un peu ? Allons-nous nous défendre ? Sûrement pas. Il faut au contraire enregistrer toutes les plaintes, les enluminer, les épaissir et les recueillir comme des orphelins qu'on habille chaudement. Laissons-les parler. Plus ils parlent plus le silence réel s'établit en nous avec autorité. Paix. Une heure de cinéma sous la queue... Il faut aimer la pluie...
On m'a reproché récemment d'avoir comparé les bracelets de ficelle que Martha Argerich enroule autour de son poignet à la ficelle des tampons hygiéniques. L'image était pourtant juste. On a dit que j'étais vulgaire. Ce n'est pas moi qui suis vulgaire, ce sont ces vieilles femmes qui portent banalement ces horreurs, ce sont ces femmes qui mêlent la vulgarité à Beethoven, qui s'attifent comme des petites filles et méprisent leurs apparences, qui le sont, pas moi. La vulgarité, c'est ceux qui ne comprennent pas qu'on fait des phrases pour faire des phrases, et qui croient que nous avons l'intention de délivrer des messages universels et définitifs, tel un Nietzsche perché. La vulgarité, c'est les fautes d'orthographe qui ne s'excusent pas, c'est les scies du jour rabâchées jusqu'à la lie, ritualisées, c'est la vie littérale, séparée de la littérature, c'est le contraire de la légèreté, c'est Chopin en vieille fille et Satie en philosophe, c'est la dignité fardée comme une vieille pute. La vulgarité n'est jamais très loin de la bêtise, on le sait : ces deux-là se congratulent mutuellement, quand elles essaient de défendre l'obscénité obsessionnelle de la vérité-vraie, leur sanctuaire, qui leur évite les pestilences de la décomposition en cours.
Je me demandais si quelque événement allait survenir dans ma vie. Elle porte le numéro 10 au basket. C'est la pleine lune. De l'amour je n'avais que l'ombre. Et l'ombre de l'ombre. Miroir sur miroir. Elle joue avec un rubicube en fumant une cigarette. On entend l'ouverture de la Passion selon saint Matthieu. Non, on entend le finale de la quatrième symphonie de Shostakovich. J'ai les bras croisés sur la poitrine. Je disparais dans le gris de la chambre. On entend l'andante caloroso de la septième sonate de Prokofiev. Bouge pas, Toto ! Calme ! Tout va bien. Ta disparition est une bonne nouvelle. Tu reviendras leur chuchoter des horreurs à l'oreille. Elles riront bleu, orange, vert, et connaîtront la joie métabolique et cellulaire, celle qui vient des trompes d'eustache. On n'a pas fini de jouer avec les métaphores sexuelles, rue des branlades obscures. « Réjouis-toi, Vierge Mère du Christ qui l'a conçu par l'oreille. » Toujours Prokofiev ? Oui, toujours. Calme et lymphe, transparents ruisseaux. Elles ont une oreille entre les cuisses. Orifices laissant entrer le Temps et ses désinences subtiles. Intromissions, annonciations, le diable vient se nicher au creux de l'oreille. Il écoute ce qui passe par là, des auriculaires distraits le dérangent parfois. Il bat des mains, il rit, il bégaie de joie, il n'en revient pas, il ne veut pas en revenir. La Machine molle ronronne au fond des organes, sauve qui peut ! Elle se fait expulser d'un restaurant de New York parce qu'elle porte « un parfum de blonde ». Elle retire ses gants avant de nous gifler. 1000 dollars d'amende. Quel tabac ! Du nez à l'oreille, en passant par le vagin, Qui-va-là ? Elle hurle. Plus fort, plus fort ! On doit t'entendre jusqu'en Patagonie. En fond sonore, le demi-ton de Prokofiev : la bémol-sol, la bémol-sol, la bémol-sol… Ondulation lente, accords majeurs posés tranquillement, chromatisme paresseux, dixièmes languides, souples, on se réveille le dimanche matin, tout va bien, son corps est encore chaud, elle respire. Pas de meurtre, pas cette fois-ci. Pendant qu'elle ronfle, je lis une page à voix basse. Pas de réaction. Saisir les occasions favorables. La Chance est un petit animal frileux qu'il faut réchauffer en lui parlant gentiment. Il faut lui éviter les crampes. Lubie, dortoirs, chambre d'échos, transe, pâleurs, vertiges, espoir, chant étouffé, poignets fins, oreille, sueur, demi-tons, draps froissés, désir chromatique, distorsions, alphabets dispersés, éclaboussures, râles, phrase rêvée, terreur brève, soupir, va-et-vient, brûlure, mouvements contraires, qui est là ? L'odeur de ses cheveux. Ça passera. J'ai envie de te donner une fessée.
Nos instruments avaient des odeurs bien à eux. Un des grands plaisirs, alors, était d'entrer dans ces salles de répétition qui étaient bien plus que ça. Il m'est arrivé d'y dormir. C'était des laboratoires, plutôt. Il y avait là, pêle-mêle, une batterie, des percussions, une contrebasse, une basse électrique, une guitare, un piano électrique, des synthétiseurs, un orgue, un vibraphone, des saxophones, soprano et ténor, une trompette, un violoncelle, des amplis, des pédales de toutes sortes, des câbles et des prises, un canapé. Ces odeurs me poursuivent encore. J'en ai la nostalgie. Les baffles avaient une odeur bien particulière. Le free jazz, l'improvisation, le mélange de l'acoustique et de l'électrique, les heures passées là, dans ces lieux magnétiques, à Thônes, à Annecy, à Valliguières, à Chavanod, à Maclamod, dans le Lot, dans l'Aveyron, oui, des laboratoires, où nous étions heureux, à notre place, le reste pouvait bien s'écrouler, c'était un détail qui ne nous concernait pas.
J'avais connu une autre caverne du même genre, plus tôt dans ma vie, le labo de la pharmacie de mon père, où j'ai passé des heures enchantées, entouré de tous ces produits chimiques merveilleux, de tous ces noms, des balances, des alambics, des trébuchets, des tubes à essai, des becs Bunsen, des pipettes, des longs tubes de verre dont je faisais des sculptures, du gros frigo Thompson où l'on trouvait les vaccins et l'eau pour le pastis fait maison, le microscope et la machine à écrire, et aussi un magnétophone. La vraie vie. L'érotisme de la matière avant celle des corps. Nous prenions des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence calme et nos esprits étaient en paix, le silence parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est « brise ». Ces heures étaient placées sous le signe de la brise. La poésie viendrait plus tard. Pour l'instant, il fallait élaborer, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, entre les matières, entre les sons, entre les formes, entre les substances. C'était là que le rêve déposait son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard désir ou connaissance, peu importe. Entre l'harmonie et la chimie, une analogie qui allait de soi. Je comprends parfaitement qu'on puisse passer sa vie à enchaîner des accords et à voir ce que ça donne, ce que ça permet, comme on peut mélanger des substances et observer les réactions que cela crée, car ce champ d'investigation est infini, comme il l'est dans la rencontre amoureuse. Les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas… Elles se raidissent contre les ploucs, elles s'indignent. Il en va de même pour les accords. Prenons notre temps. C'est la vraie science.