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dimanche 4 septembre 2022

Incarnata [journal]


Dimanche 4 septembre 2022, huit heures et demie du matin.

J'exulte ! La journée avait pourtant bien mal commencé. Une panne d'Internet qui m'avait mis de fort méchante humeur. Et puis je suis allé à la boulangerie (en vain car elle était fermée), je suis rentré, et la connexion s'est rétablie pendant que le café coulait dans la cafetière. J'ai ouvert un des pots de confiture de figues que j'ai faite il y a deux semaines. J'ai bu un peu de café, mordu dans une tartine de pain beurré, lu quelques lignes d'Incarnata, un livre de Jacques Chessex offert, si ma mémoire est bonne, par Dominique Bianchi, lors de son premier séjour ici, il y a deux ou trois ans. J'ai lu d'abord ceci : « Je suis saturnien, disait le vieux [Ramuz], et aux dires des astrologues, les saturniens sont obstrués. »

J'étais donc à la cuisine, en train de boire mon café du dimanche, à lire Chessex et à écouter une cantate (la 119) de Bach, quand je me suis aperçu que j'exultais. Quel extraordinaire sentiment ! Pas un sentiment, d'ailleurs. Une intense vibration interne, une tension du corps, un abandon à l'instant, une plénitude joyeuse et parfaite. C'est bien sûr indescriptible. J'avais passé une partie de la nuit à regarder des reportages sur l'ayahuasca, ce breuvage psychédélique amazonien qui me fait très envie. Enfin, ce n'est bien entendu pas le breuvage qui me fait envie, mais ce qu'il promet, ce qu'il rend possible, bien que je sache parfaitement que ce genre d'expérience n'est pas envisageable en dehors du cadre solide d'une culture très référencée et d'une discipline impeccable. Et puis, je suis sans doute trop vieux pour ce genre de fantaisies. N'empêche que je le regrette. Ma vie est notoirement incomplète, je le sais bien. Je n'ai pas ouvert toutes les portes qui se sont présentées à moi, loin de là ! Et je n'ai jamais oublié les “enseignements” du don Juan de Carlos Castaneda, rencontré quand j'avais dix-huit ans. Il a ressuscité soudainement en moi, il y a quelques jours, celui-là ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Castaneda et Ramuz et Bach : drôle de mélange… Mais j''allais oublier l'essentiel. Cette nuit (enfin, la nuit qui vient de s'écouler), j'ai expérimenté (mon Dieu, comme ce verbe est laid !) la puissance de la Prière. Moi qui étais convaincu de ne pas savoir prier, j'ai prié, et j'ai été exaucé ! Je n'en reviens toujours pas. J'ai demandé au Seigneur la Paix, et elle est venue presque immédiatement. C'était extraordinaire. Stupéfiant. Elizabeth Sombart me disait souvent de prier, ma mère aussi, et Macha, et moi je répondais systématiquement que j'en étais incapable. Ce n'est pas que je ne voulais pas, mais c'est que je ne savais pas le faire. En outre, prier pour demander me semblait ridicule, obscène, et surtout misérable. Pourtant, au plus profond de la nuit, toutes mes angoisses se sont envolées en trente secondes. Je me suis mis à respirer comme si j'avais oublié l'étouffement. 

Il faut que je relise Ramuz. Ramuz qui fut, il y a longtemps, un des éblouissements de ma jeunesse. Un éblouissement sec, pur, sans fioritures, sans gras. Ramuz, Castaneda, Bach… Quelle drôle de trilogie ! Quelle alchimie bizarre ! Et pourquoi aujourd'hui ? Exultation d'entendre les Concertos brandebourgeois. Enivrante solitude, au matin. INCARNATA. C'est comme si j'étais revenu dans mon corps, duquel j'avais été chassé durant quelques mois (quelques moi ?). Je suis à nouveau là : j'y suis. Il fallait que ça arrive un dimanche. J'aurais aimé écrire que j'avais écouté l'Exultate Jubilate de Mozart, mais non, ce sont les Brandebourgeois qui me sont spontanément venus à l'oreille et aux nerfs.

J'étais obstrué. Quelque chose a rouvert la voie. La musique ne passait plus. Il y avait un bouchon. J'étais sourd. Horreur ! Quelle énigme que la vie ! J'étais désincarné et sourd. Et lorsqu'on est sourd, Dieu ne peut pas nous entendre. Que se passe-t-il dans la vie de l'âme ? Se trouve-t-elle dans le cerveau ? Rien n'est moins sûr. 

Je lisais il y a peu un texte passionnant de Michel Houellebecq, une conférence qu'il a donnée récemment, je crois. Il y a dans cette conférence quelque chose avec quoi je ne suis pas du tout d'accord. 

« Je ne crois pas à la peur de la mort. Je rappelle le raisonnement d’Épicure : quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, nous ne sommes plus ; nous ne rencontrerons jamais la mort, nous n’avons rien de commun avec elle. Ce raisonnement est simple, il est convaincant et exact. La seule peur que nous puissions avoir, c’est celle de la mort des autres, de ceux qui nous sont chers. Et la seule peur que nous ayons pour notre propre compte, c’est la peur de la souffrance. »

Il y a pour moi, dans ce paragraphe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une gigantesque naïveté. Mais j'y reviendrai.


mardi 23 août 2022

Les dernières années

Je ne l'ai pas vue depuis plus de trois décennies. Et encore est-ce elle qui me rappelle à ma grande honte que nous nous sommes croisés il y a trente-quatre ans à Paris ; moi je ne m'en souviens pas. Je ne parviens pas à croire que plus de trente années se soient écoulées depuis notre dernière entrevue. Dans mon souvenir, c'est encore une jolie enfant blonde — et je crois n'avoir connue que cette fillette — alors qu'aujourd'hui c'est une femme qui a trois enfants déjà adultes et une vie solidement établie dans une capitale européenne. Nous nous parlons simplement, comme si nous nous étions quittés avant-hier, comme si une fillette de dix ans pouvait comprendre un homme mûr de soixante-six ans. Cette simplicité m'étonne et me ravit, tout en me semblant quelque peu irréelle. Elle est l'un des très rares personnages de mon passé qui semble ne m'avoir pas oublié. 

Ces jours derniers, on parle beaucoup des cent ans de Micheline Presle, que j'avais croisée un jour d'été de 1989, ou peut-être 88, rue de l'École de Médecine, à Paris. Il faisait très beau et la vie était légère, et nous nous promenions gaiement cette après-midi-là, Maya et moi, comme nous le faisions souvent à cette époque. C'est mon amie qui avait pressé ma main en me disant que la belle dame d'un certain âge que nous venions de croiser était l'actrice bien connue de ma jeunesse dont la voix résonne encore en moi aujourd'hui. Jamais je n'ai oublié sa parfaite distinction, son élégance toute naturelle, si française (je ne parle pas de sa distinction et de son élégance en général, qui m'indifférent complètement, je parle de ces deux qualités imprimées dans l'air du temps ce jour-là, dans ce lieu précis, avec Maya à mes côtés, de la physionomie qu'elles avaient donné à ma journée, et pas seulement à cette journée, puisque trente ans après je peux la sentir encore). Elle souriait, je m'en souviens, en s'adressant d'un air enjoué à l'homme qui l'accompagnait. 

Or, c'est sans doute à cette époque qu'a eu lieu notre dernière rencontre, Sandra et moi, cette rencontre dont le souvenir me fuit. Je me rappelle Micheline Presle et je ne me souviens pas de Sandra à Paris. C'est étrange, car je ne suis pas du tout du genre à aimer les célébrités, à désirer les rencontrer, encore moins à m'afficher avec elles quand j'en ai la possibilité, et c'est étrange aussi pour la raison que j'aime bien Sandra, et que je n'ai jamais oublié la petite fille profondément émouvante que j'avais découverte en Haute-Savoie, quelques années auparavant. Sandra a une bonne mémoire, et me rappelle des situations et des êtres qu'elle ne peut pas avoir inventés, je m'en rends bien compte, mais moi je n'y suis plus. Pourquoi Micheline Presle plutôt que Sandra ? Est-ce à cause de Maya ? De la rue de l'École de Médecine ? De l'été à Paris quand on flirte ? D'une simple configuration chimique ou métabolique ?

Micheline Presle a cent ans et Sandra a quelque chose comme la moitié de cet âge. Ces deux vies n'ont aucun rapport, et pourtant elles ont croisé un même point il y a trois décennies. Ce point c'est moi, qui suis approximativement à mi-chemin de ces deux destins, en terme de temps passé sur cette terre. 

Ce que Sandra m'apprend, aujourd'hui, c'est peut-être que ceux à qui j'ai accordé mon temps, mon affection et ma mémoire, que j'ai aimés, ont tous aujourd'hui disparu de ma vie, alors que ceux que je n'ai pas assez regardés sont toujours là. Ils se tenaient là, en réserve, attendant patiemment que je daigne les voir. (C'est encore la manière la plus optimiste de voir les choses.) 

Les dernières années de la vie d'un homme sont toujours les dernières, quel que soit le moment où elles se situent, mais surtout elles commencent à être les dernières dès notre naissance (mon frère Jérôme en sait quelque chose !). Nous ne vivons que dans les dernières années de notre vie. La vie ce n'est que ça : des dernières années qui s'entassent les une sur les autres. Tout est toujours en train de finir ; même quand nous nous attaquons à une œuvre de grande envergure, elle sent déjà la fin, dès le départ, et c'est bien ce qui nous intimide. Allez au bout, c'est difficile, mais savoir qu'il y a un terme, ça l'est encore plus. Je me demande ce que nous aurions fait de notre vie, si l'on nous avait expliqué ça tout de suite, au lieu de nous le laisser découvrir par nous-mêmes. Je crois que ma vie aurait été tout autre si j'avais compris ça plut tôt. Mais si je commence à me demander à cause de quoi j'ai raté ma vie, je n'ai pas fini de commencer ! 

Quel est mon « âge ressenti », comme on parle de « température ressentie » ? Je ne le sais  pas. Ça dépend des douleurs le matin, du nombre de likes sur Facebook, du repas du soir la veille, d'un appel téléphonique, des yeux qui voient plus ou moins trouble et de ce que me laisse sentir mon nez. Je ne peux évidemment pas prétendre que j'ai vingt-quatre ans, ni même quarante, mais je le voudrais si fort, pourtant, quand je vois de belles jeunes femmes qui me parlent gentiment. Intolérable, de se dire qu'une Ophélie ne reviendra pas, par exemple. Intolérable de savoir que tout ce qu'on a aimé dans la vie se trouve désormais de l'autre côté d'une vitre blindée. 

Maya était plus jeune que moi, elle devait avoir vingt-six ou vingt-sept ans, c'est à-dire l'âge d'Ophélie, et moi j'avais trente-deux ou trente-trois ans, au moment où nous croisâmes Micheline Presle. Était-il normal qu'une jeune Française d'origine syrienne de cet âge-là s'intéresse à une actrice française des années 60 ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais il n'est pas normal non plus qu'une jeune femme de vingt-sept ans s'intéresse à un vieux de soixante-quatre ans. Ce n'est pas normal mais heureusement, ça arrive ! Les températures de l'été qui s'achève n'ont pas été normales non plus. Elles ont été éprouvantes pour ma vieille carcasse. Je suis pourtant content de les avoir connues. Elles au moins, elles n'étaient pas de l'autre côté de la vitre blindée. Elles au moins elles m'ont fait souffrir. 

Sandra me parle de ses souvenirs à Rumilly, quand elle jouait avec Sarah, la fille de Christine, qui devait avoir cinq ou six ans alors. De cela non plus je ne me souvenais pas.  Il y a toujours plus d'interactions que l'on croit entre les différents personnages de nos vies, c'est pourquoi elles sont si difficiles à comprendre (tout le monde parle à tout le monde, ou le croit, tout le monde coupe la parole et la route à tout le monde). On croit les avoir à l'œil, mais ils nous échappent en grande partie, ces personnages qui vont et viennent comme des poissons danseurs dans les profondeurs du décor. Je vis mes dernières années (depuis toujours!) : c'est la seule certitude. 

mercredi 4 novembre 2020

Où ?

 Mais où es-tu, toi, la seule qui me sauverait, où es-tu ? Pourquoi me laisses-tu pourrir avec le monde ? 



C'est un être à éclipse. 

Il apparaît ; il disparaît. 

Entre deux de ses traits

C'est une apocalypse.


(La reine de l'ellipse

Et de la parenthèse.)


Je vais reprendre des chips.