Pourquoi aime-on si fort les petits matins ? Parce qu'ils sont une promesse de silence. Il y a à l'intérieur de chaque journée un moment de grâce qui s'amorce au lever du jour et court jusqu'à celui où les hommes se décident à bouger leur carcasse. Le mécanisme est encore à l'arrêt. Le temps, alors, nous paraît singulier, et fait pour la pensée, la pensée libre, ou peut-être seulement la liberté. On le reconnaît facilement, ce temps, à la qualité des sons qui le composent. L'air semble plus fin, plus léger, qui donne aux rares bruits qu'il porte cette allure amicale qui nous plaît tant. C'est la Chance, qui se tient près de nous.
Un souvenir pénible me revient. Dans les années quatre-vingt-dix, je partageais mes semaines entre Paris et la Haute-Savoie, et j'avais alors une vie qui, vue d'ici, me semble idéale. Ce matin-là, tôt à la cuisine, où je m'étais installé pour écrire, j'eus la mauvaise surprise d'entendre ma mère qui, passant une tête réjouie par la porte, me dit sa joie de me voir. Instantanément, je me raidis, posai mon stylo, et manifestai envers cette âme aimante et gaie toute la méchanceté dont j'étais capable. Je lui fis comprendre, en quels termes, je ne sais plus, mais avec une violence sourde et butée, qu'elle me dérangeait. Elle fondit en larmes et rebroussa chemin.
Je crois l'avoir rattrapée et m'être confondu en excuses, mais le mal était fait, et, surtout, ma nature s'était révélée au grand jour. J'avais meurtri inutilement ce cœur pur et aimant, et je m'étais infligé à moi-même la pire des blessures, de celles qui ne nous lâchent jamais et reviennent inlassablement nous torturer des années après. Le mal que nous faisons à ceux qui nous aiment (que serait-ce si nous ne les aimions pas…), nous le faisons d'abord à nous-mêmes ; c'est heureux.