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dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)

samedi 15 janvier 2022

Je t'aime

Je vais passer pour le dernier des imbéciles, mais je ne peux pas envisager la vie sans amour. Et je ne parle évidemment pas d'un amour universel et éthéré qui étendrait son empire à l'humanité entière. Non, j'ai besoin d'aimer, et d'aimer une femme, de l'aimer tendrement et de l'aimer sexuellement. C'est sans doute complètement débile, surtout à mon âge.

Il fait froid. Je pourrais finir ma vie en regardant de vieux films pornographiques des années 60 et 70. Sur XHamster, on peut en voir autant qu'on veut, c'est agréable. Il y avait une telle joie de vivre, une telle douceur, même, dans ces années-là… Quand on retombe sur ces images, on en croit à peine ses yeux. Où sont passées cette joie de vivre et cette douceur — et même cette tendresse, oui, on peut le dire ? Tout à heure, je suis resté quelques instants à regarder les visages de ces actrices, un peu au hasard. Quelle nostalgie est montée en moi ! Je n'ai pas seulement regardé leurs visages, mais leurs visages m'ont beaucoup touché, je dis la vérité. 

Si l'on écrit au raz de la ponctualité, on prend le risque de ne pas être compris,  mais si on est compris, on l'est complètement, car on rencontre des survivants de la vérité. Il faut prendre ce risque, quitte à ne pas être entendu. Pour ne pas être en retard sur la réalité, il ne faut surtout pas être de son époque, qui, elle, est toujours en retard, il faut plonger dans le passé et s'y cramponner ferme. De la neige à Montmartre en 1945, une boulangerie, cinq ou six personnes dans la rue, ils vaquent à leurs occupations, ne s'occupent pas du photographe, que peut-être ils n'ont pas vu. Il fait froid…  

Ces filles sont vieilles aujourd'hui, peut-être sont-elles mortes. On les a aimées, on leur a fait l'amour, elles ont marché dans les rues de Paris, en hiver, au printemps, en manteau, en mini-jupes, elles ont été blondes, elles ont été brunes, puis elles ont perdu leurs cheveux, elles ont eu des cancers, des enfants, des maris et des amants, des ennuis, des souvenirs, et des joies aussi, et même des petits-enfants. J'espère qu'elles ne connaissent pas ce temps, le temps où j'écris ces mots, ou, si elles le connaissent, j'espère qu'elles ont tout oublié, et qu'ainsi elles ne souffrent pas, ou pas trop. Je voudrais les prendre dans mes bras, je voudrais leur dire que je suis comme elles, que je les ai connues quand elles étaient fraîches, joyeuses, insouciantes, et que même si elles ne se souviennent pas de moi, j'étais là à les regarder, à les aimer, à les attendre dans un bistrot ou à la gare de Lyon. J'entends encore les carillons des boulangeries où nous allions, je sens encore les odeurs des pharmacies, celles du métro, celles de leurs corps souples et tendres. Je les emmène avec moi, je les couche près de moi, je les écoute raconter ce qu'elles ont envie de raconter, peu importe quoi, je pense à leurs jambes nues, à leur joues, à leurs cheveux défaits sur l'oreiller, à leurs yeux trop maquillés, à leur rire. Je me suis réchauffé contre leur ventre et j'ai pleuré avec elles. Il fait froid. Il y a de la neige à Montmartre, il y avait de la neige rue Joseph de Maistre, en 1979, et je regardais les fenêtres éclairées de l'appartement. Christine y était avec Hans. Et moi je restais là, dans la rue, en face de l'hôpital Bretonneau, dans le froid. C'était ainsi. Les yeux me sortent des orbites. La vie est passée par là, elle est passée dans ces rues, elle est passée par moi, par elles, nous ne nous sommes pas toujours connus, mais ce soir je suis avec elles et c'est encore mieux que si j'avais connu chacune d'entre elles. Pour la sérénité, on verra ça en enfer. 

mercredi 17 février 2021

Le Test

Voici la situation. J'ai passé le test. Mais mon âme-sœur, ne l'a pas passé, elle. Elle ignore donc que je suis son âme-sœur, et peut-être ne sait-elle même pas qu'elle possède une âme-sœur. Tant qu'elle ne passera pas le test, celui-ci sera un crève-cœur, pour moi. Non seulement il ne sert à rien, mais en plus il me fait souffrir, puisque je sais de manière certaine que mon âme-sœur existe, et qu'elle ne sait pas que j'existe. Je me dis qu'elle finira par le passer, ce test, mais je peux aussi penser que lorsqu'elle se décidera, il sera trop tard. Bien entendu, j'ai une foi absolu dans le test, et dans la théorie de l'âme-sœur unique. 

Ce soir, je regarde la mer, par la fenêtre, et je suis effrayé. C'est la mort que je regarde, c'est la mort qui va m'étouffer, m'emplissant la bouche et les poumons d'un mur liquide, alors même que sur cette mer mon âme-sœur est en train de naviguer sans boussole. La moitié de la Terre va envahir mes poumons, et dans cette moitié de terre liquide mon âme-sœur sera un point minuscule flottant sur un frêle esquif. Le cosmos hurlant, avec ses milliards d'étoiles, me fait moins peur que cette grande nuit salée. Je vis en face de ma ruine, et elle va m'emplir le ventre.

dimanche 5 juillet 2020

Le pont aux visages


Après la nuit remuée dans la plaie, j'écoute le quintette avec piano en ré mineur de Fauré, le premier. Je ne sais pas d'où je reviens. Jeudi dernier, vers cinq heures du soir, j'ai senti la mort dans ma nuque. J'ai eu peur. J'étais en voiture. Le troisième mouvement, allegretto moderato, tellement étrange… Je suis sur un pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont à présent inaccessibles. Comme souvent, je ne comprends plus ce qu'on me dit. C'était froid, comme si l'on avait passé de l'alcool sur ma peau. J'ai eu peur. Fauré est un type incroyable. Il nage entre deux eaux. Peut-être est-il profondément fou, lui aussi. Les visages se donnent si facilement, aujourd'hui. J'entends la terre respirer. Elle est pleine. Elle lève.

Elle n'est pas du tout magnanime, elle est oublieuse et d'un égoïsme crasse, comme la plupart de ceux qui le sont, magnanimes. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Non, je ne suis pas fou, j'ai les yeux ouverts, contrairement à tous ceux qui choisissent de vivre à l'abri de leur cécité. Je vois, je vois avec avidité, comme d'autres boivent. Est-ce ma faute si on m'a donné ce don ? Je ne peux pas m'empêcher de voir, c'est ce qui me tue. Mais ça ne m'empêche pas d'aimer. Ça non ! Ça ne me rejette pas dans un autre monde, malheureusement. Dans celui-ci je reste coincé avec mes congénères. Et je les aime malgré eux, ces crasseux, oui, c'est ce qui arrive, exactement, rien d'autre. Ils ne le comprennent pas, car ils se serrent les uns aux autres, comme des carcasses exsangues et punies. Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. Est-ce ma faute si j'entends ? Je suis dans leurs organes, parfois, ce n'est pas si drôle ! Non, ce n'est pas drôle de voir et d'entendre. Il suffit que je m'approche d'une image et celle-là se met à me parler, elle déballe tout, elle se répand comme une traînée, sans vergogne, elle ne peut plus s'arrêter de me parler, de se confier.

Vous ne savez pas. Vous avez peur de la vie, et elle vous le rend bien. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure, C'est la musique qui le prend. 

dimanche 21 juin 2020

Rester vivant


Les femmes sont admirables, pour nous renvoyer leurs propres fautes dans les dents.

Quand on est face à quelqu'un qui nous traite comme de la merde, il peut arriver qu'on finisse, à la longue, par trouver que c'est un peu désagréable, et que l'on se mette alors à récriminer, autant pour avoir encore un peu le sentiment d'exister que pour essayer de lui faire comprendre qu'elle n'est pas seule. C'est là que la femme sort son arme ultime : elle nous reproche de réagir. Elle appelle ça "récriminer". Nous devrions trouver ça normal, puisque c'est elle qui se conduit ainsi. Elle est la Norme. Réagir est bas, médiocre, fatigant, inutile, vulgaire. Et de mauvais goût. 

Si je ne suis que récriminations, c'est bien sûr qu'elle n'est que désinvolture, mépris, inattention, et, finalement, disons le mot qui résume tout cela, grossièreté. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui aiment qu'on se conduise mal avec eux, qu'on les traite par-dessus la jambe, qu'on soit sans-gêne, oublieux, sans parole ? On ne récrimine pas pour le plaisir de récriminer, d'autant qu'on sait bien que c'est toujours pour endosser le mauvais rôle. Si l'on se conduisait avec elle de la manière dont elle se conduit avec nous, ce ne sont pas des récriminations, qu'on entendrait, mais une porte qui claque. 

Pour autant, elle ne voit pas le problème. Elle en appelle à sa Liberté, à son grandiose Soi-même, à l'empire sacré qu'elle doit protéger, alors qu'elle ne manifeste, très banalement, qu'un égoïsme et une inconscience ordinaires. Mais d'où leur vient donc cette aptitude stupéfiante à la mauvaise foi ? Comment parveniennent-elles à se faire croire qu'il s'agit d'autre chose ?

Elles sont seules au monde. Je ne vois que ça. Est-ce la capacité à enfanter qui conduit à croire qu'on n'a pas réellement besoin de l'autre, qu'on n'a de compte à rendre à personne ? Après tout, l'homme, techniquement, n'est déjà plus indispensable à la perpétuation de l'espèce. À partir du moment où il est possible de conserver le sperme, l'homme n'a plus réellement de nécessité fondamentale, c'est-à-dire biologique. Je ne pense pas que l'égoïsme des femmes soit nouveau, non, mais il serait étonnant que cette donnée nouvelle n'ait aucune influence sur celui-ci. Quand on a le pouvoir, on a tendance à trouver normal d'en abuser, c'est humain. 

Pour résumer, quand une femme commence à se conduire mal avec un homme, c'est le moment de la double-peine, pour celui-là. Non seulement il subit ces mauvais traitements, qui le fragilisent et le font souffrir, mais il ne peut même pas en faire état, sous peine d'être pénible, chiant, pas gentil, pas drôle, lourd, rébarbatif, répétitif, etc. Il doit accepter son sort avec le sourire, afin que madame "se réalise". Car madame a désormais un plan de carrière, ou un chemin de vie, ça aussi c'est très banal. Elle découvre subitement que, jusqu'à présent, elle-n'avait-jamais-pensé-à-elle-même. Elle découvre aussi qu'elle a beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à accomplir, et, qu'en somme, elle-s'est-fait voler-sa-vie. Elle va donc logiquement mettre les bouchées doubles, pour se rattraper de l'ignoble chapardage dont elle a été la victime (et dont jamais vous ne fûtes, vous, coupable (mais les parenthèses sont faites pour garder le secret)). Et c'est une troisième justification à son égoïsme. Je suis seule et en plus on m'a volé ma vie. Passons sur la contradiction, on n'est pas à ça près, dans cette race-là. Alors que, bien sûr, elle a toute la journée pour elle, puisqu'elle n'a pas à gagner sa croûte et que les enfants sont grands, elle se met à avoir un emploi du temps de ministre. Il faut courir, se faire masser, aller au restaurant, chez le coiffeur, chez le fripier, se promener, faire son yoga. Pas une minute à elle, vous savez ! Un peu comme ces retraités qui vous expliquent que la vie leur file entre les doigts. Bien entendu, il n'en est rien, et, quand elle l'estime nécessaire (comme tout le monde depuis que le monde est monde), elle sait fort bien trouver du temps pour les choses qui lui importent — il se trouve seulement que vous ne faites plus partie des choses qui importent ; mais ça elle ne peut pas le dire. Pas encore. Ça viendra.

Ah, c'est drôle, une femme. C'est drôle et c'est sinistre. C'est gentil et c'est méchant, très méchant, c'est joli et très laid, c'est malin et très bête, c'est rigolo et désespérant. C'est surtout un peu toujours la même chose, mais en différent. C'est très coloré, et c'est grisâtre. En fait, c'est comme un homme mais avec un trou de plus. Et par ce trou, mon Dieu, il s'en écoule, des choses ! Vous voulez que je vous dise quoi ? Bon, mais alors accrochez-vous à votre fauteuil. Et bouchez-vous le nez. Ça dégringole à donf depuis les rêves encapsulés et acides, la cataracte glacée des tracts et des déclarations loufoques, sérieuses, chimiques, pneumatiques, pommadées et tranchantes qui fusent depuis l'astre mort et chauffé au sucre, la coulée nocturne et ravagée des enclumes célestes, le trépan mélodique d'une gigue asphaltée, rougie, baveuse, la raison cubique siphonnée d'extase, et l'asperge rose qui flotte sur les débris jaunes et or sortant d'un sommeil de mort, la source fraîche et l'amer, le calendrier mystique, l'herbe tueuse, la fièvre inversée, la neige en accords brisés et le brelan cupide, le rendez-vous oublié et la jubilation du sang, le cul retourné. La question femmes ne se pose plus car aussitôt posée elle coule entre les jambes : ça me mouille le cerveau ; mon spéculum est en tire-bouchon, je me débouche la mémoire pendant leurs arpèges inexpressifs et randomisés, stridulés en ondes brunes, c'est une énigme à rebours qui aveugle celui qui voit et boit et croit, toute croyance pavoisée à l'intérieur de l'organe. Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. 

Mauvaise foi, bêtise, peurs croisées, mesquinerie, courte vue, tout cela tombe dans le bénitier, mais qu'importe après tout, quand son con ouvre sur une théorie de nombres dansants ? Elle ne l'aperçoit pas, dans sa terreur à ne pas se mouiller, à rester sur le seuil, mais, pourtant, la voix et le sang, et les doigts et la peau, précipitent depuis le ventre ce fleuve qui nous emporte au-delà de nous-mêmes, à travers les larmes, de l'autre côté des saveurs. 

Elle avait raison, je n'aurais pas dû me plaindre. Elles n'existent pas : comment leur en vouloir ? Joie et esprit mêlés, à leur corps défendant, c'est par effraction qu'on peut les aimer, et d'aucune autre manière, si l'on veut rester vivant.

dimanche 10 février 2019

J'ai



J'ai bien aimé les fesses des femmes. J'ai bien aimé leurs seins, aussi. J'ai aimé aussi leurs jambes, et spécialement leurs cuisses. J'ai bien aimé leurs ventres, aussi, parfois. J'ai bien aimé leurs chattes, souvent, et aussi leurs culs. J'ai parfois aimé leurs visages, j'ai quelquefois aimé leurs mains, et même leurs pieds. J'ai souvent aimé leurs cheveux, et leurs poils. Mais ce que j'ai préféré, je crois, c'est leurs odeurs. Pas toutes, non, pas toutes. Mais quand-même, l'odeur d'une femme qu'on aime, c'est le paradis. Si une femme c'est de la prose, son odeur c'est de la poésie. 

Et j'ai bien aimé ce mot : « Odeur », qui commence comme une ode, et qui finit dans les heures, qui s'ouvre, rond comme une bouche ou un trou du cul, et se continue dans le bonheur qui roule jusqu'à l'horreur des pleurs – ou des fleurs mortes.

J'ai bien aimé vivre. J'ai bien aimé la musique. J'ai bien aimé dormir. J'ai bien aimé rêver, ah oui, j'ai bien aimé. J'ai bien aimé étudier, et j'ai bien aimé jouer du piano. J'ai bien aimé les partitions et j'ai bien aimé les livres. J'ai bien aimé attendre. J'ai bien aimé comprendre. J'ai bien aimé voir et j'ai bien aimé écouter. J'ai bien aimé sentir et j'ai bien aimé me souvenir. J'ai bien aimé qu'on m'aime. J'ai bien aimé désirer, j'ai bien aimé certaines douleurs, et certaines couleurs. J'ai bien aimé certaines voix. J'ai bien aimé mon père, et j'ai bien aimé ma mère. J'ai bien aimé le froid, l'hiver, et la montagne, et la mer aussi, et la chaleur, et la nudité, et les corps anonymes, et le sable, et le vent. J'ai bien aimé me perdre, et me retrouver, mais j'ai surtout bien aimé rentrer, revenir à la maison, retrouver le foyer, la chambre, le lit, la nuit. J'ai bien aimé le temps infini. 

J'ai bien aimé être chez moi. J'ai bien aimé être moi. J'ai bien aimé être. 


Mais surtout, j'ai bien aimé aimer.