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dimanche 18 mai 2025

Vite !




On assure que celui qui boit ira en enfer. — Comment croire à cette parole mensongère ? — Si celui qui aime le vin et celui qui aime l’amour vont en enfer, — demain tu trouveras le paradis plat comme la main.  Omar Khayyam

Le 12 mars 1955, très fatigué, Charlie Parker s'installe dans un fauteuil, chez son amie Nica, la baronne Pannonica de Koenigswarter, au Stanhope Hotel, de New York (« Nous l'avons calé dans une chaise longue, avec des oreillers et des couvertures »). Il regarde Tommy Dorsey à la télévision, un show qu'il adore. Lorsqu'un jongleur fait tomber une brique qu'il a lancée en l'air (« Ma fille demandait comment ils faisaient, Bird et moi prenions des airs très mystérieux »), il éclate d'un énorme rire, qui se transforme rapidement en quinte de toux. Le musicien étouffe, se lève pour tenter de trouver de l'air. Rien n'y fait. Il retombe assis. Sa tête pique vers l'avant. Nica se précipite pour prendre son pouls. Il bat encore, très faiblement, puis s'arrête définitivement. Au même moment, un coup de tonnerre éclate sur la cinquième avenue. Dans son rapport, le médecin légiste écrira : Homme noir, environ 55 ans. Charlie Parker, dit Bird, vient de mourir. Il en avait 34. 

Il s'agit de regrouper des exceptions. Ah, cette passion furieuse d'avoir raison, dans le domaine de la politique ou de la morale… Comme elle est ridicule, comme elle est terrifiante ; à la fois ridicule et terrifiante, grandiose et minuscule, infantile et gâteuse, mais si difficile à éviter, à contourner, et qui revient par la fenêtre quand on la met à la porte. Finalement, je crois qu'il n'y a qu'en art qu'on peut avoir raison absolument. Sans crainte et sans remords. 

Je retrouve par hasard dans mon foutoir les Improvisations sur Mallarmé, de Boulez, la partition blanche de petit format, UE 12857. J'ai toujours aimé les éditions Universal. J'ai accumulé un nombre impressionnant de partitions de poche, achetées quand j'étais jeune et que j'avais de bons yeux. Aujourd'hui, je les contemple avec tristesse, car je ne peux plus m'en servir. Tout ça s'enfonce dans une brume mélancolique. 

On a des images de Bird, c'est ça le plus incroyable. Larue, Copacabana, Onyx Club, Leon & Eddie, Mardi Gras, Singapore, jusque là il s'agissait de faire danser les Américains, c'était les années Swing. Le bebop, c'est autre chose. Ça va vite, très vite, up up up, les harmonies s'enchaînent à toute vitesse, on est toujours à la limite du décrochage, de l'impossible. C'est une catastrophe toujours repoussée. « Les voisins avaient presque forcé ma mère à déménager, parce que je les rendais fous en travaillant mon saxophone onze à quinze heures par jour. » Il a seize ans, en 1936, quand au Reno, à Kansas City, il se fait humilier par Jo Jones, qui lance une cymbale à ses pieds, alors qu'il s'empêtre dans la mesure durant une jam session avec des musiciens de l'orchestre de Count Basie. La musique « devrait être très propre, très précise… aussi propre que possible. » C'est un acharné. Trois ans plus tard, il se rend à New York où il travaille dans un petit club comme plongeur pour pouvoir écouter son idole Art Tatum qui y joue tous les soirs. Jusque là, le sax alto, c'était Benny Carter et Johnny Hodges, du moelleux, du joli son, rond, souple et suave, habillé avec soin. Parker, c'est tout autre chose, c'est tranchant, puissant, sans fioritures ; très précis et très pressé, acéré comme une lame. Et puis, son idée, c'est les accords plutôt que la mélodie. Louis Armstrong dira du bebop : « Ce sont des accords bizarres qui ne veulent rien dire. On ne retient pas les mélodies et on ne peut pas danser dessus. » KoKo, c'est 300 à la noire. 22 juin 1945, au Town Hall de New York. 128 mesures de fulgurance sans réplique.

« Un autre intérêt de la poétique est de révéler des lignées, des ensembles qui, sans elle, passeraient inaperçues, parce que leurs éléments resteraient dispersés sous diverses étiquettes, qui leur conviennent mal : il s'agit de regrouper des exceptions, qui ne sont telles que pour n'avoir pas été convenablement décrites, c'est-à-dire rassemblées. »

Parker écoutait Stravinsky, Varèse et Bartok, mais il a été influencé par Buster Smith, Don Byas et Lester Young. C'était avant tout un bluesman, on l'oublie trop. Miles disait à René Urtreger, en parlant de Charlie Parker : « Fais pas attention à ce qu'il joue, sinon t'es foutu. Fais ton truc. Je sais jamais où j'en suis quand je joue avec lui. » Bird commençait un solo n'importe où, n'importe quand, comme s'il continuait une conversation qu'il avait dû interrompre plus tôt. Il enchaînait les citations si vite qu'elles passaient inaperçues. Il fallait un Dizzy (le Dingue) Gillespie pour arriver à suivre. Vite ! De Kooning, Jackson Pollock, Jean-Michel Basquiat, Jacob Lawrence, tout allait très vite, dans les formes, dans les sons, dans les textes. « Mesdames et Messieurs, je vous prie de ne pas m'associer à tout cela. Ce n'est pas du jazz. Ce sont des malades. » Qui a dit cela, selon vous ? Je ne vous le dirai pas, vous ne me croiriez pas. 

« Jakobson a, dans une éblouissante synthèse, son article “Linguistique et poétique”, où il résume des travaux des formalistes russes et du cercle de Prague, montré que ce qui unit, ou sépare, le langage parlé, le langage écrit, le langage littéraire n'est pas l'écart par rapport à une norme, mais le dosage de fonctions partout également présentes, à des degrés, avec une intensité variables. »

Parker, est-ce de la prose, ou de la poésie ? Toujours du récit, en tout cas, de la parole en fusées précises comme des flèches. Bud Powell, Max Roach, Charlie Mingus, Dizzy Gillespie, Miles Davis, tout est sorti de là, de ce chaudron hurlant. « J'essayais de croire que mon pouls était le sien. » La baronne reste là, avec sa fille, devant le corps de Bird affalé dans le fauteuil. Il est bien mort, c'est vrai, ce garçon joyeux et malicieux au beau visage rond. Il a vécu dix années comme un sprint à travers les embûches, les cymbales et les accords, le sexe, l'alcool et la drogue. Les femmes, aussi, qui sont autant d'harmonies compliquées et changeantes. C'est une tragédie, cette vie ? Non, pas du tout, c'est une vie brûlée à 300 la noire, un éclair entre rires et onomatopées : bebop. Une folle exigence déguisée en nonchalance, une géométrie sonore étincelante. Il faudrait tenter de relier les événements entre eux, et les dates, et les compositions, leur donner une cohérence et une direction, mais ce serait une tromperie, si l'on a un peu d'oreille et d'amour pour cette musique. Il était dans la joie que connaissent ceux qui trempent dans une vie qui ne peut pas s'arrêter, c'est indescriptible et fugace, fragile et puissant, mobile et immobile. On entend le bruit du métro, les conversations à la terrasse des bistrots, les couples qui baisent la fenêtre ouverte l'été, des coups de sifflets, les moteurs des autos, la télévision, toute la rumeur de la ville montée en neige dans les cerveaux qui se croisent sur les trottoirs, les regards aigus ou vagues, les mentons dressés ou fuyants, les rythmes des talons sur le bitume, les sirènes, et les chapeaux et les sacs à mains. Ionisation… 

Les femmes aiment l'édition, la publication. Ce que vous écrivez ou composez est secondaire. En cela, elles ressemblent aux familles, qui ne s'intéressent à ce que vous pouvez produire dans le domaine artistique que dans la mesure où votre nom a acquis une certaine notoriété. Leur parler précisément de ce que vous faites est vain. Elles font mine de s'y intéresser, mais attendent le point-virgule de trop pour sauter enfin à l'essentiel, à la vie, quoi, la vie vie très vivante, celle qui prend les journées à bras-le-corps et vous amène très vite aux actualités télévisées du soir, aux grands sujets sur lesquels il faut avoir une position, une opinion, une ligne de conduite claire. Écouter de la musique, c'est, comment dire, une incongruité, presque une indécence, alors qu'il y a dans le monde des massacres et de la souffrance, des coiffeurs, des anniversaires et des rendez-vous. L'improvisation, qu'est-ce que c'est que ça ? À quoi ça sert ? Les accords de neuvième, pourquoi faire ? C'est pas trémoussable, trémoussant, c't'affaire… Toute une part de l'existence est en train de disparaître, je vous le dis, et personne ne prend peur. La part de l'exception, de l'inutile, du récit poétique. On sent à peine son pouls. On parle de musique, on parle de littérature, mais on ne sait pas de quoi on parle. Il y a une distance infranchissable qui s'est installée là, entre les mots et les choses. 3 présents de l'indicatif, 55 imparfaits, 2 passés simples, 1 conditionnel présent, 8 plus-que-parfaits. Des cigares et du cirage, mais plus aucune première communiante. Des sens interdits en veux-tu en voilà, et ne parlons même pas des ronds-points. Ville barrée. La bleusaille est au pouvoir. Elle nous dicte ses conditions et ses lois trois fois par jour. On fait comme si on l'écoutait… On écoute Ornithology. L'Oiseau est tout de suite là, semble se cogner dans des masses d'air invisibles qui donnent accès à un réseau joyeux et gracieux de couloirs aériens. On vole. On rêve. Mais Donna Lee nous reprend à la volée. Quel roman ! Le paradoxe de cette musique est qu'on peut monter facilement à son bord alors qu'on ne possède pas le tiers du quart de la virtuosité qu'il faudrait pour seulement la chanter. Meandering… Enfin une ballade, on s'allonge un peu, on reprend son souffle, on boit un verre, on regarde les nuages. On imagine Charlie Parker ici, dans le salon, affalé dans un fauteuil, on l'écouterait des heures, seulement parler, sa voix grave, lente, chauffée par son sourire espiègle. Now's The Time. Parle-moi des femmes, Charlie, raconte ce que tu leur disais, avant d'aller au lit. Je veux savoir. Être là, moi aussi. Il y a du sens caché dans la poésie et dans les gestes des amants. Ta musique, c'est ça. Des odeurs, aussi, non ? Birds Of Paradise… Ça semble si évident. Tes phrases sonnent plus juste que celles qu'on lit dans les Évangiles. Quelle fluidité, quelle élégance, et quelle simplicité, finalement, une fois qu'on a compris. Les broderies dont tu accompagnes discrètement Dizzy après le solo de piano, c'est du pur génie, c'est la vitesse déposée en ombres chinoises par-dessus le trait au fusain, sans appuyer, mais c'est ce qui rend la prise immortelle, lui donne une perspective vertigineuse. Et ce duo avec Coleman Hawkins, enregistré à l'automne 1950 aux studios Gjon Mili de New York… Le toujours délicat Hank Jones est au piano, Ray Brown à la basse, Buddy Rich à la batterie. Hawkins est debout, tu es assis, tu fumes une cigarette pendant que le ténor improvise, souverain, avec ce son si plein, si profond, qu'on s'inquiète un peu de ce que tu vas faire une fois dans la ronde, d'ailleurs tu lui coupes la parole avec deux notes dont on se demande encore ce qu'elles font là, Mib, Lab, et tout de suite, tu enchaînes avec un chorus qui après un début très sage s'emballe et nous fait complètement oublier ce qu'on vient d'entendre (de très beau !) sous les doigts du sentimental Coleman Hawkins. C'est le vieux monde et le monde nouveau qui se rencontrent à la pointe de la flamme. Hawkins se marre… Le sale gamin m'a marché sur les orteils. Mais ne se démonte pas du tout, il en a vu d'autres. Chacun dans votre style, vous êtes des maîtres incontestés, vous le savez, vous n'en faites pas tout un plat. J'ai vu ce petit film cent fois, et il m'émerveille toujours autant, même en sachant qu'il s'agit d'une reconstitution à partir d'images et de sons enregistrés à des moments différents. Ton surnom (Yardbird : bleusaille) était une moquerie, à l'époque où tu jouais dans l'orchestre de Jay McShann, mais Bird te va si bien, quand tu prends de la hauteur (mélodique) avec cette facilité aérienne qui nous fait oublier les harmonies complexes sur lesquelles tu sembles planer tout là-haut, aigle qui peut fondre à tout moment sur sa proie. L'écart par rapport à une norme, tu t'en moques comme de ta première clope. La norme, la nouvelle, c'est toi qui la définis. Tu es l'exception qui devient la règle. Vite !

Du vin qui donne la vie à la vie même, — remplis la coupe, bien que ma tête déjà soit lourde. — Mets-la dans ma main… le monde est un conte, — et hâte-toi, car mes jours passent comme le vent. (O.K.)

En 1946, Bird est interné durant sept mois à l'hôpital de Camarillo, en Californie. La drogue, les multiples dépendances, la dépression, peut-être autre chose, on ne sait pas exactement ce qui le conduit là, mais ses amis sont très inquiets pour lui, et ce séjour, étrangement, le requinque. Il fait du jardinage, il lit, il se repose, ses amis musiciens viennent lui rendre visite, et, à sa sortie, il semble remis sur pied et s'envole pour la première fois vers l'Europe pour une série de concerts. En 49 il est à Paris. Ce sont les Français, surtout, qui ont d'abord reconnu l'importance de Charlie Parker, même si la bataille entre les Anciens et les Modernes fut violente. Comme l'écrivait alors Boris Vian, les Figues moisies (Hugues Panassié en tête : « C'est une musique cubiste, ce n'est plus du jazz, c'est une musique d'intellectuels » et même : « C'est une musique de pédés ») s'opposaient aux Raisins verts (Charles Delaunay, André Hodeir et Vian). Ses concerts à la salle Pleyel sont des triomphes. Le Paris de Saint-Germain-des-Près fête le génie du jazz, Gréco, Miles Davis sont là, Sartre aussi, à qui Parker demandera innocemment de quel instrument il joue. Il était très heureux en Europe : même Jean Cocteau l'admirait et se comparait à lui, en parlant de la jouissance de l'improvisation. Autre époque, qu'on aimerait avoir connue…

L’univers n’est qu’un clin d’œil de notre vie torturée, — l’Oxus n’est qu’une goutte de nos larmes, — l’enfer qu’une flamme parmi celles qui nous brûlent, — le paradis qu’un instant du jour que nous donnons à la joie.  (O.K.)

Le 15 mai 1953, à Toronto, est enregistré ce qui s'intitulera Jazz at Massey Hall, seul et unique concert dans lequel jouent ensemble cinq des plus importants musiciens de l'époque, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Max Roach et Charlie Mingus. Ce soir-là se tient un grand combat de boxe poids-lourds entre Rocky Marciano et Jersey Jo Walcott et il y a donc peu de monde dans la salle de concert. Pourtant la tension entre les musiciens est à son comble et le disque est stupéfiant, même si Bud Powell est complètement défoncé, que Parker et Gillespie, entre leurs solos respectifs, filent en coulisse pour regarder le match de boxe, et que la contrebasse de Mingus a été réenregistrée après coup. 

Rassembler des exceptions, voilà ce qu'ont fait les musiciens du bebop. Ils les ont posées les unes à côté des autres, et, ô miracle, ça composait un ensemble très riche et très harmonieux, même si cela demandait un temps d'adaptation, une science de l'écoute nouvelle, une précision, comme aurait dit Bird, dont on n'avait pas l'habitude. Le jazz allait enfin pouvoir devenir autre chose qu'une musique de divertissement. Aujourd'hui, parmi tous les saxophonistes de haut vol, pas un seul ne peut faire semblant d'ignorer la révolution de Charlie Parker. Il y a Coltrane, et il y a Parker. Ces deux-là se tiennent aux deux extrémités du spectre, et leurs ondes sonores n'en finissent pas de faire trembler tout ce qui veut souffler dans un saxophone. Leurs deux morales se rejoignent, ne se repoussant qu'en apparence. À eux deux, ils embrassent tout l'espace, et presque toute cette matière sonore si savoureuse qui m'a fait aimer le jazz. Jean-Jacques Rousseau commence ses Confessions par cette phrase extraordinaire qu'on a envie de dédicacer à Emil Cioran : « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » La naissance de Charlie Parker a coûté la vie à un certain jazz, et cette mort-là fut la première de nos grandes jubilations dans l'adolescence, bonheur à la fois sensible et intellectuel avec lequel on a parfois essayé de prendre ses distances, mais qui toujours est revenu, plus puissant encore d'avoir été injustement répudié. La musique est moins bête que la vie. 

Kerouac disait que Charlie Parker ressemblait au Bouddha. Un Bouddha rieur, espiègle et enfantin dont la joie profonde était inscrite dans les volutes de ses mélodies subtiles et surnaturelles. Je me souviens de ce jeune garçon népalais, à Katmandou, qui me suivait partout parce que je l'invitais midi et soir au restaurant. Il avait un gros ventre et mangeait à une vitesse folle, mais il était beau, et surtout très-joyeux. Je savais bien qu'il me suivait surtout pour manger comme un prince, mais la jubilation qui émanait de lui était contagieuse et me rendait heureux. La musique de Bird est jubilatoire, malgré sa complexité, et nous rend heureux presque malgré nous. Le 12 mars 1955, une dentelle s'abolit et le tonnerre gronda.

Lève-toi et n’aie cure de ce monde éphémère, — sois gai et passe l’heure dans la joie. — Si la nature qui est femme était fidèle, — ton tour ne serait pas venu d’être aimé. (O.K.)

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)