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dimanche 10 septembre 2023

Le Cœur

« Un coeur, c'est peut-être malpropre. C'est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps. »

Je préférerais rester en vie, du moins encore un petit moment, mais je dois admettre que ça dépend un peu de cet organe que Yourcenar trouve malpropre. Je me demande bien de quoi il a l'air, mon cœur, mais je ne suis pas certain d'avoir envie de le voir, de le voir vraiment tel qu'il est, sanguinolent, palpitant et tout sauf littéraire ou romantique. Disons que je suis partagé… Moi aussi je préfère “mon corps” à mes organes. Mais qu'est-ce qu'un corps sans organes ? Ils sont silencieux, la plupart du temps, mais ce silence n'est silence que pour nous. Nous croyons que nos organes ne s'expriment que lors des symptômes parce que notre ouïe physiologique est déficiente, ou plutôt atrophiée à force de ne pas servir. En réalité nos organes font constamment du bruit, ils s'expriment sans cesse, même lorsqu'on dort : ils ne connaissent pas le repos, eux, et quand ils nous réveillent en pleine nuit, affolés, comme il m'arrive en ce moment, c'est qu'il y a urgence, et qu'ils ne parviennent plus à faire leur travail sans émettre des signaux qui effraient, c'est-à-dire des bruits qui dépassent le bruit courant auquel nous sommes habitués. 

Oh, je ne lui en veux pas du tout, à mon cœur. C'est tout de même extraordinaire qu'il ait réussi à tenir jusque là, avec toutes les émotions que nous avons traversées, lui et moi. Non, c'est un bon cœur, que j'ai là, et solide, et fidèle ! Et je ne dis pas ça pour ne pas le vexer, croyez-le, je le pense vraiment. Je pourrais dire la même chose de mon pancréas, de mon foie, de ma rate, et même de mes intestins, que j'ai longtemps soumis à rude épreuve. 

Il se trouve que mes relations avec les médecins sont devenues difficiles, car je vois bien qu'il n'y aucun dialogue possible avec eux. Ils n'écoutent que dans la mesure où nous leur fournissons les éléments dont ils ont l'habitude, éléments qui leur permettent d'appliquer les protocoles qu'ils connaissent et dont ils pensent qu'ils sont les seuls à pouvoir soigner. Je ne vois plus du tout les choses ainsi. Je ne crois plus du tout à cette médecine symptomatique, même si, bien sûr, il m'arrive — dans l'urgence — d'y avoir recours, faute de mieux. Rassurez-vous, je ne vais pas ici vous infliger mes vues sur la médecine et la maladie, bien que le sujet me passionne, car je sais trop bien que personne n'a envie de me lire à ce sujet. C'est dommage, mais tant pis pour vous ; vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais comment fait-on, donc, quand on a besoin de spécialistes (et c'est bien le problème, justement !) dont on sait à l'avance que la majeure partie de notre échange sera un dialogue de sourds ? Ils savent et nous ne savons rien, ils soignent et nous souffrons, ce sont les termes du contrat, qui les rend aveugles et sourds. On ne peut pas tout à fait s'en passer, néanmoins, alors il faut se faire violence et leur donner des gages de la soumission aveugle dont ils ont l'habitude, sinon ils vous montrent la sortie ou la pendule.

Je vais donc aller consulter un cardiologue, puisque mon cœur s'est permis de parler un peu haut. Ça paraît simple, n'est-ce pas ? C'est l'organe qui dicte sa loi, paraît-il, et qui nous impose d'oublier le corps et la vie qui le justifie et l'informe. C'est une vue bien simpliste, bien primaire, mais il va falloir faire semblant d'y croire — du moins pour l'heure. Il faut s'infiltrer dans les failles des croyances des autres, si l'on veut résister à la négation. 

***

Eh bien les choses se sont précipitées, et, comme toujours, m'ont démontré que nous ne sommes pas maîtres du jeu. Je suis enfin chez moi, j'écoute le trio opus 8 de Brahms (opus 8 comme le 8 septembre) et je fonds en larmes. Hier, j'ai craint de ne jamais revoir cette maison, de ne plus pouvoir écouter cette musique, de mourir au milieu des bips des appareils de surveillance médicaux et des voix des infirmiers. Oh, tout le monde a été bien gentil, je n'ai pas à me plaindre. À commencer par les pompiers, charmants comme toujours, qui sont arrivés très vite, en vingt minutes à peine, ce qui fait que j'étais tout juste prêt à monter dans leur véhicule quand j'ai entendu la sirène. Deux hommes, très beaux, la quarantaine, très sympathiques, et un plus jeune, qui devait avoir vingt-cinq ans, et qui n'avait son diplôme que depuis le mois de juin. « Vous voulez plus de clim ? » Non, non, tout va très bien, Monsieur le marquis.

Depuis une semaine, je suis constamment aux bords des larmes. Les quatre crises que j'ai faites (cinq, avec celle que j'ai faite aux urgences (juste pour leur montrer que ce n'était pas de la blague)), dont une violente et surtout très longue (plus de trois heures !) m'ont je crois beaucoup fragilisé. Hélène n'avait pas de croissants, ce matin, dommage, pour une fois que j'en avais envie, et besoin… Je me sens comme un survivant — et c'est bon de survivre (c'est peut-être la seule vie réelle). Quand je sors de l'hôpital, ou même seulement d'un examen médical, j'ai toujours envie de croissants. J'ai beaucoup de chance : je pouvais parler un peu par SMS avec Vincent, qui ne se doute pas à quel point était importante pour moi cette présence, tout au long de la très longue soirée. J'ai eu également deux coups de fil qui furent un baume. Et j'avais aussi Barrès et Chateaubriand ; il ne m'a manqué qu'un cahier et un stylo. 

Ma fierté est d'avoir été admis aux urgences de l'hôpital d'Alès à 17h56, l'heure Mozart ! Il n'y pas de hasards, jamais. Il n'y a que des signes. 

La manière dont Julius Katchen ouvre la voie, dans le premier mouvement de l'opus 8… On pourrait mourir, après ça ! Ce thème, si simple, si beau et surtout si tendre ; d'une tendresse inconcevable… J'ai entendu le son de mon cœur, le cardiologue a pratiqué une longue, très longue échographie, j'étais heureux que mon cœur soit l'objet de tant d'attention, je l'avoue. Je trouve qu'il le mérite, lui qui bat pour moi en silence plus de 100 000 fois par jour sans jamais se plaindre. Nous étions deux à l'observer, à l'écouter, nous étions deux à parler de lui, à le considérer, à tenter de le comprendre. Il y aura d'autres examens, plus « invasifs », on aura peut-être d'autres images, d'autres sons. Qui est le maître ? Ni lui ni moi. La vie qui nous traverse sans explications.

Je lis à l'instant cette phrase de Kierkegaard, que je ne connaissais pas : « Penser est une chose, exister dans ce qu'on pense est autre chose. » Je pourrais faire graver cette phrase sur ma tombe, si ce n'était pas un peu prétentieux. C'est tout ce que je crois, en tout cas. Exister dans ce qu'on pense, exister dans ce qu'on joue, exister dans ce qu'on écrit, exister dans l'amour : c'est le vrai défi, et peut-être le seul. S'il existe une occurrence de l'authenticité, c'est-à-dire de la vérité incarnée, c'est bien celle-là. Je lisais il y a peu, je ne sais où, quelqu'un qui opposait platement le « comprendre » et le « croire ». Il n'y a rien de plus faux, pour moi. Si l'on n'a pas compris cela, on n'a pas compris grand-chose. L'angoisse humaine essentielle tient tout entière ici : il est impossible et néfaste de séparer la croyance de la connaissance. C'est toute l'erreur du drôle de scientisme actuel qui nous gouverne. Pour savoir, il faut savoir que l'on croit. Aucune connaissance n'échappe à la croyance, et si elle le prétend, elle est une croyance redoublée, durcie, de la même manière qu'un athée est toujours un super-croyant. Tout savoir doit être repris dans sa dimension de foi et de conviction. La fidélité au vivant ne se laisse pas perdre par les faits bruts (c'est-à-dire l'observation), la simplicité ne peut être que renversée par la pensée et le sujet. La croyance est le contraire du dogme. Exister dans ce qu'on pense est la chose la plus difficile qui soit, mais c'est aussi une liberté. Quand j'écoute Brahms, je suis au contact de cette liberté-là, immédiatement — je l'entends, je la ressens au plus profond de moi. 

Couloir, de six heures à sept heures, puis seul dans un réduit délabré, avec un électrocardiogramme. Dommage, je ne peux plus observer les infirmières et les malades. Tout le monde ici est très gentil. On se croirait presque dans le monde d'avant, si l'on n'apercevait pas quelques signes, par-ci par-là, qui viennent jeter une ombre au tableau, et on les connaît bien, ces signes. Parmi eux, les tatouages, l'accent, quelques éclats de voix, et les quelques éléments visibles de la vêture qui insistent sous la blouse et les pantalons blancs réglementaires. Il ne fait pas chaud, je suis torse nu, avec des fils et des tuyaux partout. J'hésite à appeler, comme le médecin me l'a prescrit, parce que je sens bien que je suis en train de refaire une crise, la deuxième de la journée. Si j'appelle, si je leur parle de la crise, ils vont me garder plus longtemps, faire plus d'examens. Une deuxième prise de sang, pour commencer. Je pèse le pour et le contre, et finalement j'appelle, à 19h23. Direction la salle de déchocage, dans laquelle je me trouve avec un voisin de lit, dont je ne vois que les pieds et une partie des jambes. En revanche, j'entends beaucoup sa voix, car il est souvent au téléphone. Il dit : « Oui oui oui » et « Non non non non non », toujours par salves de trois et cinq. Il a une voix plutôt sympathique, quoique un peu étouffée, ronde, alourdie, avec un fort accent du Gard. Dans la pièce, quatre type de bips différents, qu'on peut classer en deux catégories. De très jolis bips, discrets, bref, sobres, qui ressemblent aux cris de ces animaux nocturnes qu'on entend parfois la nuit, à la campagne, et qui ont tant de charme et d'élégance dans leur simplicité essentielle. Et puis deux autres bips, beaucoup plus criards, de type “klaxon”, mais qui forment avec les premiers une jolie polyrythmie que je trouve rassurante (je pense à Steve Reich et je brode mentalement sur eux). Nous avons chacun les nôtres, visiblement, deux pour moi et deux pour mon voisin, et ils se répondent d'une admirable manière, qu'on croirait composée. J'aime ces bruits, ils me portent, ils me guident au travers du temps qui passe. Surveillance ECG et nouvelle prise de sang, donc, par le jeune Arnaud, ultra tatoué, gentil, mais maladroit. Il doit s'y reprendre à trois fois pour me piquer et me fait très mal ; je crois qu'il touche un nerf puisque la piqure qu'il me fait dans le pli du coude m'envoie une violente décharge électrique dans le poignet. Je lui dis mais il s'en fout. Je ne lui en veux même pas : le sang des non-vaccinés répugne visiblement à couler à la vue de tous. Piqué aux deux bras et mains, il ne restera bientôt plus que les jambes…

Vers dix heures, j'ai la visite du cardiologue. Ô surprise ! Moi qui ne l'attendais pas avant minuit… Et en plus je passe avant mon voisin de chambre qui était là avant moi. J'ignore pourquoi. Il n'est pas content et je le comprends. Le Dr Assad, décontracté mais pas complètement, petit, large, costaud, très bronzé et très poilu mais dégarni, souriant, parle un français approximatif et un peu hésitant, mais il est loquace et veut se faire comprendre. Ça tombe bien, j'ai beaucoup de questions. Il s'excuse même de me poser les mêmes que le médecin qui m'a accueilli plus tôt ! Mais avec lui, je vois bien que mes réponses sont prises beaucoup plus au sérieux (mais avec plus de légèreté, car il n'a pas la même responsabilité que le médecin qui a décidé de mon admission), et qu'il peut même s'engager un semblant de dialogue entre nous, même s'il n'entend pas tout ce que je dis. Disons qu'il entend 60% de mes paroles, ce qui est déjà énorme. Je pense au mot « cordial », un de mes mots favoris. Ce médecin cordial me parle de mon cœur, le sujet l'intéresse, moi aussi ; il ne manquerait plus que nous buvions un cordial tous les deux et que nous jouions un trio pour piano et cordes de Brahms.

Il m'explique ce qu'est un infarctus. La fenêtre des six heures. Je pense à mon médecin traitant qui en trois jours n'a pas été foutu de me rappeler et de me trouver un cardiologue (comme il me l'avait pourtant promis), prévenu qu'il était de mes crises inquiétantes… (« Chuis débordé, chuis débordé, qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise ! ») Et R. qui me dit : « Ne dérange pas ton médecin traitant avec ça ! » Ils ont beaucoup d'humour, ces médecins. On les dérange quand on leur demande de faire leur métier. Vous me direz, c'est de plus en plus difficile, de les déranger, justement, puisqu'ils nous expliquent sur leurs répondeurs qu'il ne sert à rien de leur laisser des messages, et que nous tombons sur la messagerie 48 fois sur 50. Comme ça les choses sont claires. En tout cas, le Samu n'a pas hésité une seconde, lui, avant de m'envoyer les pompiers. Avec le Dr Assad, je parle de mon flutter, des vingt années qui se sont écoulées en sa compagnie, de l'absence de traitement (de mon fait) et de l'opération qui fut un échec. Il voit très bien de quoi je parle. Il me dit que la vision qu'on a du flutter aujourd'hui n'est pas la même que celle qu'on avait en 2003, et je comprends mieux de quoi il s'agit. Il me parle des examens que je vais devoir faire très vite s'il me laisse sortir aujourd'hui. Évidemment, je ne le contredis pas. Il est hors de question que je reste à l'hôpital : c'est ma grande terreur. J'aime bien voir ce qui se passe à l'hôpital, ça m'intéresse énormément, mais y être pensionnaire, c'est autre chose. Je veux rester un explorateur, un espion, un touriste à la rigueur. Quoi qu'il en soit, ce cardiologue aura passé une grande partie du temps de notre discussion à me demander si je marchais, et combien d'heures et de kilomètres par jour. Il a eu l'air de trouver que l'essentiel du traitement se trouvait là, et je ne peux que le rejoindre. La marche remet les organes à leur place, c'est-à-dire qu'elle les soumet à la loi du corps, qui lui-même est soumis à la loi du vivant, qui ne se laisse pas impunément diviser. Les bêtabloquants et les anti-coagulants, on verra ça plus tard, ma petite dame…

J'ai donc retrouvé mes figues, mon jardin, Carl Philipp Emanuel Bach, la nuit fraîche et les belles heures ordinaires, l'aimable et profond mutisme de la société à mon égard ; je suis rentré avec une infinie gratitude dans mon point d'orgue, je peux à nouveau oublier les tatouages, l'accent du Gard, tous ces corps qui se croisent, qui savent précisément ce qu'ils ont à faire, tenus qu'ils sont par un arrangement dont la finalité leur échappe complètement mais dont ils auraient le plus grand mal à se passer sans devenir des bêtes sauvages. 

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit et s'en distingue. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à l'autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, de se reprendre, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper

Je ne cesse de me demander ce qu'est la vie, ce que c'est que de vivre et d'être vivant, et il m'est impossible, de plus en plus, de séparer ces questions de ce qui se passe à l'intérieur de mon propre corps, ce corps que très longtemps j'ai ignoré et méprisé sciemment, me croyant par là plus intelligent que ceux que je voyais en faire grand cas autour de moi. J'ai très longtemps cru que mépriser le corps était la seule manière de glorifier l'esprit, et même d'y avoir accès. Il est un peu tard pour le regretter, bien sûr, je n'ai plus que le choix (sic) d'accepter ce que mon esprit a fait de mon corps durant les quarante dernières années. Ici je suis, là je mourrai, avec la vie qui persiste à trouver des regards en moi, à consolider les quelques étais qu'elle a dû dresser elle-même à mon insu et souvent contre moi. Je vois tout cela avec un mélange de tristesse, de soulagement, de reconnaissance, de honte et même de joie devant l'ingéniosité invraisemblable du vivant qui ne nous en veut même pas de notre bêtise. L'arrogance qui fut la mienne est instructive et cocasse, j'en accepte les conséquences. 

« L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté », écrit Proust, mais je comprends aujourd'hui que la cruauté est d'abord et avant tout dirigée contre nous ; on pourrait dire que les autres ne sont que des victimes collatérales. Nous sommes inattentifs au chant de nos organes comme nous sommes sourds aux corps de ceux que nous croisons, car nous savons instinctivement que leur chair est une réplique de la nôtre, une réponse possible aux questions que le destin biologique nous pose sans cesse, et qui nous terrorisent. La cruauté est fille de l'indifférence, et il faut prendre ce mot dans son sens littéral : ne pas savoir faire de différences, ne pas distinguer, ne pas discerner entre ce qui doit nous nourrir et ce qui nous traversera sans être assimilé. La cruauté est fille de l'indiscipline, de la mollesse spirituelle, de la paresse. La plupart des gens font le mal par paresse, ce qui s'entend immédiatement dans leurs phrases. C'est pourquoi il faut être attentif non à ce qui est dit, mais à la manière dont c'est exprimé. Avec nous aussi, nous avons un dialogue dont il paraît essentiel de ne pas négliger la forme. Les mauvaises habitudes sont vite prises. Là aussi nous obéissons à des lois inconnues ou musicales, et les cœurs paresseux ont vite fait de se tarir, croyant préserver le peu de sève qu'il sécrètent. 

L'hôpital, j'en ai vu les coulisses quand nous étions amoureux, Raphaële et moi, il y a vingt ans. Je l'ai vu et traversé la nuit, je suis passé par les chambres de garde, les douches, le lit des médecins, les couloirs déserts, les réfectoires silencieux, les portes dérobées, et même les fenêtres, pieds nus, évitant les infirmières comme un voleur évite les gardiens de nuit dans un musée déserté, étouffant des fous-rires et le bruit de nos pas. Imaginons un instant un hôpital peuplé seulement de machines dont le seul bruit rendrait le lieu vivant. Quelle féérie ! Quelle prodigieuse salle de concert ! J'imagine Mozart, Bach, Stravinsky, seuls dans l'obscurité, parlant à voix basse, devant un corps allongé sur une table d'opération : c'est Brahms, qui est le patient somnolent. On voit son gros ventre et sa barbe, il parle dans son demi-sommeil. Les trois compères ont du mal à ne pas rire. Ils regardent les écrans et font des supputations loufoques. Le cœur ? Le foie ? Les intestins ? Le pancréas ? Chacun y va de sa théorie. Les chiffres défilent, on les défend comme on peut, sans y croire, mais avec toute la componction nécessaire, jusqu'à ce qu'éclate le rire en clef de sol de Mozart. Les deux compères font semblant de le gronder. Brahms suffoque aussi bien qu'il le peut, avec un sens du rythme accompli. « Ramuz nous manque », dit Stravinsky. Et Mozart fait entrer sa cousine, peu vêtue. On voit le vieux Bach qui note quelque chose dans un carnet, sans paraître troublé par Anna-Maria qui se dandine comme une strip-teaseuse perdue dans les marais, la main devant ses petits seins. Le Dr Assad, en maillot de bain, se penche sur Brahms, il tient dans sa main droite une baguette de chef d'orchestre et un métronome dans sa main gauche. « C'est pas avec ça que vous allez réussir votre coronarographie, Docteur ! » lui lance le vieux Brahms hilare. On comprend qu'Anna-Maria est l'assistante du cardiologue. Elle sent la crème solaire et chante un fado avec une voix rauque. Bach referme son carnet et parle à l'oreille de Stravinsky qui est consterné par le spectacle. Diaghilev nous manque ! « Il n'y en a plus pour longtemps », dit Mozart. Raphaële entre en trombe, furieuse, et disperse tout le monde, vieux garnements punis qui retournent se coucher. Disjoncteur. Tango Lent.

« Nous étions entre nous, jadis. Quand nous parlions de musique, quand nous parlions de littérature, nous n'avions besoin ni d'interprètes ni de sociologues ni de thérapeutes. C'était reposant. » La fatigue est arrivée avec les cultures. Tant qu'elle était au singulier, nous pouvions penser à autre chose, goûter la baignade dans les rivières corses, les citronnades et la légèreté, le tennis. Nos corps s'invitaient naturellement au concert général, les angles étaient doux, on avait peur pour rire car le monde avait les dimensions de nos bras ouverts. Nous avions bien entendu parler du souffle au cœur, mais c'était à cause de Laurent et Clara Chevalier, la belle Léa Massari. « Tu n'as pas bonne mine. Je t'ai connue en meilleure forme. » « Je ne comprenais pas ce qu'il voulait, mais je l'ai trouvé très beau. » « Tu crois que c'est une conversation normale entre une mère et son fils ? » « L'aventurière, m'appelait ta tante ! » « Il était fou de moi. » « Il m'en voulait presque de lui avoir cédé si facilement. » « Tu sais, mon père adorait la valse. » Voilà le genre d'échanges qui avaient lieu dans un monde sans islam, sans réseaux sociaux, sans pédagos, sans fact-checking, un monde dans lequel nous nous contentions du lac d'Annecy et de celui du Bourget, d'Yves Nat et de l'accent espagnol, du désespoir de Gabrielle Russier et de l'humour de Fernand Reynaud, de la figure étrange et cocasse d'Henri Krasucki qui nous semblait une possible émanation du démon. Quand nous avions envie de pleurer, nous mettions la Troisième de Brahms sur le tourne-disque, ou nous pensions à la fille Sassi dans les bras d'un autre. Le père avait peur de l'infarctus, il est mort d'un accident de voiture. Lui aussi adorait la valse. La mère préférait le tango. Rester en vie ? Oui, mais pour quelle vie ? 

Survivre n'est pas du tout sous-vivre, je viens de le comprendre ; c'est même la meilleure manière de vivre. Revenir chez soi suffit. À soi. Exister dans son propre souffle, se tenir sans réserve à son propre désir. L'exaltation la plus douce et la plus profonde, la plus large, c'est le retour. Le départ n'excite que les enfants gâtés ou négligents, inconsistants. Rester éveillé, la nuit, en écoutant le silence de la chambre, débranché du monde et des mesures, du calcul et du diagnostic, est une volupté presque insoutenable quand on comprend qu'on en avait perdu le droit, et quand notre propre corps n'est plus qu'à nous. « Je suis chez moi ! » Il y a ce soin que nous sommes seuls à pouvoir nous prodiguer (ou la mère), cette caresse mentale qui ne peut provenir que de nous et d'une mémoire complètement singulière, irréductiblement distinguée du bruit de fond humain et de ses fausses promesses. Vous avez un défibrillateur ? Non, j'ai le premier trio de Brahms. Vous avez un souffle au cœur ? Oui, j'ai du silence plein la bouche, et des soupirs en veux-tu en voilà. Faudra que ça cesse ! Oh, ne vous inquiétez pas, personne ne sera moins soupirant que nous, penchés sans prudence sur le vide. 

Les oreillettes s'affolent et les ventricules trinquent mais tout cela n'est rien du tout. C'est seulement l'occasion de faire des phrases qui amènent enfin du côté de l'origine. Sang et sens coulent dans la même direction, on ne peut rien là contre. Il faut en profiter pour essayer de faire des progrès dans le domaine du rythme et de l'écoute. Tous les musiciens le savent : la première chose est d'être bien accordé. Un instrument désaccordé ne sert à rien, car les sons eux aussi ont des lois qu'on ne peut ignorer sans mettre en péril le sens. L'harmonie des organes, ce sont les résonances et les sympathies qu'ils suscitent dans le dialogue qu'ils entretiennent entre eux. L'indifférence est mortelle. Aucun d'entre eux ne travaille solitairement, ce que les spécialistes font semblant de comprendre. Un cœur, ce n'est pas malpropre, et ce n'est pas de l'ordre de la table d'anatomie ou de l'étal du boucher, un cœur, c'est le rythme et l'harmonie du sens qui bat. Le cœur est la chaconne intime, la basse continue de l'individu qui n'est pas partagé, qui est impartageable — indivis. « C'est la mesure consolée. »

dimanche 28 mai 2023

Désaccords

Un accord de septième est constitué d'une fondamentale, au-dessus de laquelle trois notes sont posées à intervalles de tierce. Si la fondamentale est Do, les quatre notes de l'accord seront : Do-Mi-Sol-Si bémol. Contrairement à un accord de quinte, qui n'a que trois sons, un accord de septième peut sans dommage être amputé d'une de ses notes, et continuer à sonner comme un accord de septième (plus un accord a de notes plus on peut en retrancher, pardon pour ce truisme). Expliquant cela à un élève de piano qui fait du jazz, je lui montrai qu'on peut parfaitement jouer Do-Sol-Sib, par exemple, ou, mieux, Do-Mi-Sib. La quinte (ici, le Sol) n'est pas indispensable, ni la tierce (ici, le Mi). Il arrive aussi qu'on supprime deux notes de l'accord de septième, et si l'on veut qu'il continue à sonner comme tel, les deux notes restantes seront la fondamentale et la septième (ici, Do et Sib). Thelonious Monk, par exemple, utilise beaucoup cet accord évidé, réduit à l'état de carcasse. Mais si l'on renverse cet accord sans tierce ni quinte, l'intervalle de septième devient une seconde majeure : Sib-Do, et sonne comme un klaxon, que le même Monk aime tant que cette interjection harmonique (cette couleur) lui est spontanément associée. Cette forme ramassée de l'accord de septième de dominante est fascinante car elle a l'air de tout sauf d'un accord (elle ressemble plus à un désaccord). Un accord dans lequel on fait disparaître les tierces ressemble autant à un accord qu'un carré ressemble à un cercle (un carré peut être contenu dans un cercle, et un cercle peut être contenu dans un carré, mais ils ne se ressemblent pas du tout, d'où la fameuse “quadrature du cercle”). D'ailleurs, si l'on extrapole cette construction en (intervalles de) secondes, en ajoutant une troisième note à distance (égale) de seconde majeure (Sib-Do-Ré), on obtient quelque chose qui commence à ressembler furieusement à un cluster (qui sort de l'harmonie) alors qu'on peut pourtant l'analyser comme un accord de neuvième (Do-Mi-Sol-Sib-Ré), lui aussi évidé, c'est-à-dire délesté de sa tierce et de sa quinte. Mais sous cette forme renversée : Sib-Do-Ré, au lieu de Do-Sib-Ré, il sonne très peu comme un accord de neuvième. Il y a, dans ces aménagements d'accords, dans ces retraits, quelque chose qui transgresse les catégories, qui leur fait franchir des frontières. D'accords, ils deviennent blocs, sons, énigmes, gestes, ponctuations, sidérations, carrefours. De la catégorie relevant de l'harmonie, ils passent à la catégorie d'événements, d'objets sonores, et peuvent même à l'occasion sembler appartenir au domaine de la mélodie (ce sont alors des sortes de super-notes, des notes épaissies, chargées, obèses, opaques, saturées). De l'accord, on est passé au désaccord, et, pour revenir encore à lui, il n'est guère surprenant qu'un Thelonious Monk ait aimé ça. C'est une manière de nier l'opposition binaire entre consonance et dissonance, en donnant à cette dernière un aspect clownesque et provocant qui à la fois la met en exergue et la rend acceptable, comme un tic nous inquiète et nous rassure, car il est le signe de l'être-là, pathologiquement singulier, du corps qui fait irruption, qui se met à parler tout seul, à faire (des) signes, qui clignote. Le piano de Monk est à l'évidence impur. Il laisse passer des morceaux non digérés, il est indécent, c'est comme un corps non-réparé, ou non-apprêté, un corps incivil qui laisse paraître ce que d'ordinaire on cache dès lors qu'on est en présence d'autrui. 

Ce qui fascine, chez Thelonious Monk, c'est l'apparente contradiction entre ce que je viens de décrire et la nonchalance inimitable de son style. Il n'y a rien d'hystérique, chez lui. Il a toujours l'air de se promener, de flâner, le nez en l'air et les mains dans les poches. Il n'est pas nécessaire de brailler lorsqu'on est porteur d'une telle singularité. Au contraire. Hurler serait redondant et de mauvais goût. Sa musique semble se mouvoir dans un registre extrêmement mince, étroit, mais dans cet habitat exigu, elle utilise tous les angles, toutes les couleurs (non, pas toutes), et un vocabulaire qui trouve instantanément les mots les plus nus, sinon les plus crus. Sa manière de ne pas être d'accord avec le monde n'est pas tapageuse, mais j'imagine que face à lui, on devait savoir ce qu'il avait mangé à son dernier repas. Son intérieur est apparent, ses muqueuses nous sont familières, ce n'est pas sa pensée, qu'on connaît, c'est sa physiologie. Son instinct lui a imposé un corps qui monologue : même quand il joue avec d'autres il est seul. Il a compris comme personne qu'en retranchant on ajoutait, et il va jusqu'à se retirer lui-même de l'harmonie, c'est la virtuosité qu'il a inventée, une virtuosité en creux et bosses, une virtuosité évidée, trouée. 

Coltrane, lui, est dans le plein, il remplit l'espace de sa présence énorme, amoureuse, souveraine, et rien n'est plus fascinant que de les entendre jouer ensemble, quand tout les oppose. Coltrane est difficile à interrompre. Il peut saturer l'espace sonore, il ajoute constamment, il développe, augmente, enrichit, élabore, exalte, intensifie, alors que Monk creuse des galeries, s'interrompt, bascule, biffe, mutile, casse, coupe, fragmente, exaspère. 

« La musique n'est pas un divertissement. C'est un sacrifice. » De plus en plus je me dis que l'harmonie musicale est un champ de la connaissance qui est injustement méprisé par la littérature, ou disons plus généralement par le texte. Il est difficile à manier, certes, car il est impossible d'en parler à des profanes sans simplifier outrageusement, et sans laisser de côté la chair vivante sur laquelle l'harmonie opère, mais ce dommage me paraît bénin, en regard du bénéfice. Chaque musicien sait instinctivement qu'il doit sacrifier quelque chose de lui-même s'il veut avoir accès aux entrailles de son art. On n'entre pas tout entier dans la musique. Il faut s'expliquer avec soi-même, il y a un coût, et il faut donc retrancher de soi des parties qui sont trop épaisses, trop lourdes ou trop prégnantes, qui étoufferaient le sens qu'on est venu chercher et qu'on devine depuis les confins. Monk ne divertit pas, il explique, et pour cela, il se mutile. C'est de ses manques et de ses absences qu'il tire la lumière qu'il braque sur le temps. C'est un prêtre sans habit qui vacille un peu quand il entonne sa liturgie, mais il a le sens du rituel, ça lui vient tout naturellement. Quand il pose ses doigts sur le clavier, il a l'air de manier l'ostie, même si sa désinvolture peut abuser les naïfs : son attention est étincelante et précise. C'est un chirurgien taciturne qui opère à mains nues dans les viscères et les organes, ses doigts sont plus tranchants qu'un bistouri, c'est un méticuleur digital qui nous révèle la négation à l'œuvre. Sa partition mentale est un scanner impitoyable. Monk joue du piano comme un écrivain qui tape sur sa machine à écrire avec deux doigts. Ça va très vite malgré le handicap moteur. On le voit rire à l'intérieur mais on entend tout le sérieux de la chose. 

dimanche 21 mai 2023

Machines molles


Quelquefois, il m'arrive de penser vaguement aux gens dont les yeux peuvent tomber sur mes textes, et parmi ces gens, il y en a que je voudrais éviter, éviter à tout prix. Je vois déjà leur regard s'insinuer entre les mots que j'ai écrits, les séparer, dissoudre la glaire qui les tient ensemble, défaire la trame qui les porte et les laisser dériver, flottant au hasard sur un jus sale et trop salé, désolés et tristes comme des corbeaux cocufiés. Foutez-moi la paix. Allez voir ailleurs si j'y suis. Il y a tant livres qui ne demandent que ça, qui n'attendent que votre prunelle intermittente et informée, stupidement informée ; vous ne devriez pas avoir de mal à rassasier votre appétit sans moi qui n'ai rien de consistant à vous offrir. Je suis le scabreux, le veule et le déboussolé, allez brouter une herbe mille fois plus verte ailleurs. C'est pas ce qui manque. 

J'ouvre l'heure, au petit matin, et j'y découvre mes quinze ans : la Machine molle. Mike Ratledge a quatre-vingts ans. Je vais bientôt en avoir soixante-dix, je m'en aperçois aujourd'hui avec terreur. Ça bouillonne encore. J'ouvre le paquet avec précaution, j'ai peur des éclaboussures, des brûlures. Je reconnais les odeurs, les sons. Un-deux-trois-un-deux-trois-un-deux, on retombe tout de même sur ses pas, malgré quelques vertiges. Lubie, transe, désir, salles de répétition, dortoirs, sueur, chambre d'échos, distorsions, qu'elles étaient belles, les filles, toutes ! Je me souviens de Terry Riley, des light-shows de Bill Ham, de mon Fender Rhodes, de la nuit qui tombe sur Annecy, de l'obscurité froide, des cuisses rougies de Christine, de sa voix idéalement placée, de l'ancien conservatoire occupé, d'Elisabeth, assise au soleil sur le balcon, qui nous observait répéter en prenant des poses langoureuses, des ronéotypeuses, des concerts sauvages au lycée, du Théâtre éclaté, des Mikrokosmos de Béla Bartók, des amplis, des pédales wah-wah, quel foutoir, et des montagnes ! C'était le premier baiser de l'humanité donné et reçu parmi les sons électroniques, ces êtres inouïs et fragiles, les premières cuisses écartées dans l'éblouissement, l'odeur des soutien-gorge et des cheveux, Facelift, le saxophone soprano, je jouais de tous les instruments, nous ne savions rien du passé, de l'histoire, rien du monde, tout était là, dans la ville, dans nos chambres, dans les cafés, dans la rue, nous avions mille ans devant nous, slightly all the time. La légèreté, ils ne savent pas ce que c'est. Le mot est resté, pas la chose. 

En ouvrant un livre, c'est la phrase qu'on ouvre, aussi sûrement que la chair s'entrebâille quand elle se sent désirée. Plus on écrit plus on voit, mais pour écrire il faut d'abord voir, et entendre, surtout. La pointe est brûlante, qui nous guide dans les lettres amoncelées qui se sont présentées dans la nuit — immigration alphabétique de masse. Allons-nous reproduire le présent qui ne cesse de brailler dès qu'un silence insiste un peu ? Allons-nous nous défendre ? Sûrement pas. Il faut au contraire enregistrer toutes les plaintes, les enluminer, les épaissir et les recueillir comme des orphelins qu'on habille chaudement. Laissons-les parler. Plus ils parlent plus le silence réel s'établit en nous avec autorité. Paix. Une heure de cinéma sous la queue... Il faut aimer la pluie...

On m'a reproché récemment d'avoir comparé les bracelets de ficelle que Martha Argerich enroule autour de son poignet à la ficelle des tampons hygiéniques. L'image était pourtant juste. On a dit que j'étais vulgaire. Ce n'est pas moi qui suis vulgaire, ce sont ces vieilles femmes qui portent banalement ces horreurs, ce sont ces femmes qui mêlent la vulgarité à Beethoven, qui s'attifent comme des petites filles et méprisent leurs apparences, qui le sont, pas moi. La vulgarité, c'est ceux qui ne comprennent pas qu'on fait des phrases pour faire des phrases, et qui croient que nous avons l'intention de délivrer des messages universels et définitifs, tel un Nietzsche perché. La vulgarité, c'est les fautes d'orthographe qui ne s'excusent pas, c'est les scies du jour rabâchées jusqu'à la lie, ritualisées, c'est la vie littérale, séparée de la littérature, c'est le contraire de la légèreté, c'est Chopin en vieille fille et Satie en philosophe, c'est la dignité fardée comme une vieille pute. La vulgarité n'est jamais très loin de la bêtise, on le sait : ces deux-là se congratulent mutuellement, quand elles essaient de défendre l'obscénité obsessionnelle de la vérité-vraie, leur sanctuaire, qui leur évite les pestilences de la décomposition en cours. 

Je me demandais si quelque événement allait survenir dans ma vie. Elle porte le numéro 10 au basket. C'est la pleine lune. De l'amour je n'avais que l'ombre. Et l'ombre de l'ombre. Miroir sur miroir. Elle joue avec un rubicube en fumant une cigarette. On entend l'ouverture de la Passion selon saint Matthieu. Non, on entend le finale de la quatrième symphonie de Shostakovich. J'ai les bras croisés sur la poitrine. Je disparais dans le gris de la chambre. On entend l'andante caloroso de la septième sonate de Prokofiev. Bouge pas, Toto ! Calme ! Tout va bien. Ta disparition est une bonne nouvelle. Tu reviendras leur chuchoter des horreurs à l'oreille. Elles riront bleu, orange, vert, et connaîtront la joie métabolique et cellulaire, celle qui vient des trompes d'eustache. On n'a pas fini de jouer avec les métaphores sexuelles, rue des branlades obscures. « Réjouis-toi, Vierge Mère du Christ qui l'a conçu par l'oreille. » Toujours Prokofiev ? Oui, toujours. Calme et lymphe, transparents ruisseaux. Elles ont une oreille entre les cuisses. Orifices laissant entrer le Temps et ses désinences subtiles. Intromissions, annonciations, le diable vient se nicher au creux de l'oreille. Il écoute ce qui passe par là, des auriculaires distraits le dérangent parfois. Il bat des mains, il rit, il bégaie de joie, il n'en revient pas, il ne veut pas en revenir. La Machine molle ronronne au fond des organes, sauve qui peut ! Elle se fait expulser d'un restaurant de New York parce qu'elle porte « un parfum de blonde ». Elle retire ses gants avant de nous gifler. 1000 dollars d'amende. Quel tabac ! Du nez à l'oreille, en passant par le vagin, Qui-va-là ? Elle hurle. Plus fort, plus fort ! On doit t'entendre jusqu'en Patagonie. En fond sonore, le demi-ton de Prokofiev : la bémol-sol, la bémol-sol, la bémol-sol… Ondulation lente, accords majeurs posés tranquillement, chromatisme paresseux, dixièmes languides, souples, on se réveille le dimanche matin, tout va bien, son corps est encore chaud, elle respire. Pas de meurtre, pas cette fois-ci. Pendant qu'elle ronfle, je lis une page à voix basse. Pas de réaction. Saisir les occasions favorables. La Chance est un petit animal frileux qu'il faut réchauffer en lui parlant gentiment. Il faut lui éviter les crampes. Lubie, dortoirs, chambre d'échos, transe, pâleurs, vertiges, espoir, chant étouffé, poignets fins, oreille, sueur, demi-tons, draps froissés, désir chromatique, distorsions, alphabets dispersés, éclaboussures, râles, phrase rêvée, terreur brève, soupir, va-et-vient, brûlure, mouvements contraires, qui est là ? L'odeur de ses cheveux. Ça passera. J'ai envie de te donner une fessée. 

Nos instruments avaient des odeurs bien à eux. Un des grands plaisirs, alors, était d'entrer dans ces salles de répétition qui étaient bien plus que ça. Il m'est arrivé d'y dormir. C'était des laboratoires, plutôt. Il y avait là, pêle-mêle, une batterie, des percussions, une contrebasse, une basse électrique, une guitare, un piano électrique, des synthétiseurs, un orgue, un vibraphone, des saxophones, soprano et ténor, une trompette, un violoncelle, des amplis, des pédales de toutes sortes, des câbles et des prises, un canapé. Ces odeurs me poursuivent encore. J'en ai la nostalgie. Les baffles avaient une odeur bien particulière. Le free jazz, l'improvisation, le mélange de l'acoustique et de l'électrique, les heures passées là, dans ces lieux magnétiques, à Thônes, à Annecy, à Valliguières, à Chavanod, à Maclamod, dans le Lot, dans l'Aveyron, oui, des laboratoires, où nous étions heureux, à notre place, le reste pouvait bien s'écrouler, c'était un détail qui ne nous concernait pas. 

J'avais connu une autre caverne du même genre, plus tôt dans ma vie, le labo de la pharmacie de mon père, où j'ai passé des heures enchantées, entouré de tous ces produits chimiques merveilleux, de tous ces noms, des balances, des alambics, des trébuchets, des tubes à essai, des becs Bunsen, des pipettes, des longs tubes de verre dont je faisais des sculptures, du gros frigo Thompson où l'on trouvait les vaccins et l'eau pour le pastis fait maison, le microscope et la machine à écrire, et aussi un magnétophone. La vraie vie. L'érotisme de la matière avant celle des corps. Nous prenions des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence calme et nos esprits étaient en paix, le silence parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est « brise ». Ces heures étaient placées sous le signe de la brise. La poésie viendrait plus tard. Pour l'instant, il fallait élaborer, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, entre les matières, entre les sons, entre les formes, entre les substances. C'était là que le rêve déposait son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard désir ou connaissance, peu importe. Entre l'harmonie et la chimie, une analogie qui allait de soi. Je comprends parfaitement qu'on puisse passer sa vie à enchaîner des accords et à voir ce que ça donne, ce que ça permet, comme on peut mélanger des substances et observer les réactions que cela crée, car ce champ d'investigation est infini, comme il l'est dans la rencontre amoureuse. Les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas… Elles se raidissent contre les ploucs, elles s'indignent. Il en va de même pour les accords. Prenons notre temps. C'est la vraie science.

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus ne l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)