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dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire

dimanche 26 mai 2024

Les nouvelles confessions

« Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache. »


Je passe beaucoup de temps penché sur des visages. Qu'il s'agisse de photographies que j'ai faites moi-même, de photographies de famille, de photographies d'amis ou d'amies, de photographies trouvées par hasard sur le Net, de photographies de presse, tous ces portraits me passionnent, et, souvent, il faut bien le dire, me dégoutent ou m'effraient. Les moments où je suis séduit sont très rares. Ce qui prédomine, c'est le sentiment qu'on voit, qu'on a accès à ce que les êtres dont les visages nous sont présentés aimeraient sans doute cacher. Dans la vie réelle, dans la vie animée, chacun se débrouille plus ou moins habilement pour masquer ces traits dont il sait obscurément qu'il vaut mieux les dissimuler ou les atténuer. Les mouvements d'un visage sont autant de stratégies pour enserrer ces traits, pour leur donner un contour acceptable, un contexte, pour les émousser, pour les rendre inoffensifs ou indolores, pour les noyer dans la masse. Le mouvement et la vie font passer un visage par des milliers et des milliers d'expressions qui n'ont pas le temps de laisser de traces pour l'observateur — qui n'ont pas le temps de prendre. Ce dernier n'en retient qu'une sur mille, aussitôt recouverte d'une autre, et d'une autre. Il faut la photographie pour arrêter l'écoulement infini de ces figures prises (ou plutôt non-prises) dans une fuite perpétuelle. En cela, la photographie est très différente de la peinture, car elle est neutre. Elle ne choisit pas. Elle montre, ou plutôt elle laisse voir. Le peintre, lui, consciemment ou inconsciemment, inclut dans le portrait qu'il fait ce qu'il a retenu, ce qu'il a vu dans le visage vivant, dans ses expressions, dans ses mouvements, ce qu'il sait, il met de la vie dans l'image qu'il produit, il la compose. La photographie, elle, met de la mort. La photographie exclut. C'est pourquoi elle ne ment pas. Ce peut-être le photographe, qui ment, qui triche, qui essaie de composer (de composer son cliché et de composer avec la réalité), mais quoi qu'il fasse, quel que soit son talent ou sa volonté, ou son désir, il ne peut pas faire que la photographie ne mette pas un point d'arrêt à la vie, il ne peut pas déroger au constat. Cela a été. Cela est, même si la disparition de ce qui est est inscrite dans l'être. 

Dans tout portrait photographique, il y a un double mouvement contraire. Exposition et cache ; de la part du sujet et de la part du photographe. Chacun veut montrer et cacher, mais ce ne sont pas les mêmes traits, ou les mêmes expressions, bien entendu, qu'il s'agit de dissimuler ou de mettre en exergue. De ces contradictions naît une vérité visible que nul ne peut prévoir ni maîtriser. De là sans doute vient l'effroi qui sourd de tout portrait photographique.

J'ai toujours eu une sainte horreur des photographies, dès lors que j'en étais le sujet. Je préfère mille fois montrer ma bite que mon visage. C'est beaucoup moins obscène. Ceux qui se prêtent à ces portraits photographiques m'apparaissent toujours comme des fous inconscients. Comment ne pas penser ici à toutes ces femmes qui de nos jours reçoivent par messages privés des dick pics. J'ignore ce qui peut pousser un homme à s'adonner à ce genre de pratique (sauf bien entendu avec sa maîtresse, dans le cadre d'un jeu érotique finalement très innocent), mais je m'étonne toujours des réactions prétendument outrées de celles qui en sont les destinataires. Si les agressions sexuelles se limitaient à cela, le monde serait un havre de paix pour les femmes. Qu'elles n'en veuillent pas est bien sûr tout à fait légitime, mais il me semble qu'il suffit de le signifier au monstre. Quel besoin ont-elles de monter sur les grands chevaux de l'outrage ? Les plus ridicules ici ne sont pas ceux qu'on croit. L'indignation a été galvaudée et ridiculisée, comme beaucoup de choses nobles et nécessaires le sont aujourd'hui. Mesdames, il n'y a pas que Dadou qui envoie sa bite à tout Paris, laissez donc ce pauvre garçon tranquille. Il veut seulement qu'on l'admire pour autre chose que son intelligence.

Je suis tombé l'autre jour, tout à fait par hasard, sur un cliché de presse montrant un couple célèbre, PPDA et Claire Chazal, et ce que j'ai vu m'a littéralement épouvanté. J'ai eu de la peine pour eux, car ce que l'instantané laisse voir révèle tellement qu'on est étonné qu'ils n'aient pas cherché par tous les moyens à en interdire la diffusion. Mais peut-être n'en ont-ils même pas conscience, c'est tout à fait possible. Peut-être aussi ne l'ont-ils même pas vue, cette photo. Ni lui ni elle ne sont là. Leurs visages sont désertés, morts, ils n'ont pas d'âme. Ils s'affaissent au fond de leurs yeux, en essayant de retrouver celui ou celle qu'ils furent mais c'est impossible. Ils rient jaune. Ça craque de partout. Ils sont affolés, et même terrifiés d'être là, encore là. Ils essaient désespérément de coller au masque qu'ils portent, qu'ils ont porté, mais ils savent bien qu'on les voit jusqu'au fond des pupilles malgré qu'ils se cachent comme des enfants apeurés. Tout le pouvoir qu'ils ont incarné leur fait ici défaut, c'est ce que cette photographie montre avec une cruauté terrible. Regardez ces pauvres enfants, et dites-moi si vous ne les plaignez pas… 

La voix trahit les femmes (et le vocabulaire), tous les maris jaloux le savent, mais les épouses ne se méfient pas assez de la photographie. Car Facebook porte bien son nom : le livre des visages. On y lit à livre ouvert les désirs et les secrets de ceux qui laissent ces traces sortir de sous l'écran, le crever. « À plein visage » signifiait autrefois « en face, ouvertement ». Les hommes d'une époque apprennent à lire les livres qu'ils ont à leur disposition, même quand ceux-ci n'ont plus de mots. On s'adapte tant bien que mal, avec plus ou moins d'adresse, aux indices disponibles. On dévisage ce qu'on a sous la main, ou sous le regard. Il sera toujours temps d'envisager, plus tard… Personne ne peut vivre sans les signes, sans les figures des autres, qui sont des théories de signes, des organisations, des compositions ou des improvisations. L'intuition géniale de Zuckerberg a été de sentir ce besoin et de croire qu'il suffirait à rendre désirables les solitudes juxtaposées. À l'heure où plus personne n'ose dévisager autrui dans la rue, il fallait transposer cela dans une dimension où l'on ne risque rien. Chacun est à sa fenêtre, qu'il ouvre, qu'il ferme, qu'il croit ouvrir ou fermer, et laisse voir ce qui se trouve derrière lui, dans la pénombre, et qu'il ignore lui-même. Il y a des souterrains, dans Facebook, mais ils sont éclairés comme en plein jour. C'est Fenêtre sur cour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'impénétrable existe-t-il encore ? C'est un coït permanent de figures, qui épuise les corps et les âmes. Ils ne savent plus s'exprimer, alors ils délèguent à leur visage, à leur image, le soin de le faire. Je suis né dans un monde dans lequel on aimait faire l'amour avec son corps, je mourrai dans un monde dans lequel on fait la mort par visages interposés. 

À notre époque saturée d'images répond nécessairement un besoin accru de silence et de disparition. Parfois, ce silence et cette disparition sont présents au cœur d'un visage, et alors celui-là resplendit d'une beauté qui nous pétrifie, une beauté si rare et si oubliée qu'on a envie de la conserver à jamais — mais comment fait-on cela, dites-moi ! Cette innocence au second degré est plus précieuse que la beauté belle, en tout cas elle parle à mon cœur avec une puissance qui à chaque fois me bouleverse. 

Les confessionnaux, qui demandaient une culture et une expression codifiées et adossées au langage, à la langue et à une culture commune, sont vides. Il a bien fallu trouver quelque chose qui les remplace, même si le sens du mot confession a nécessairement changé. L'impuissance de monter jusqu'à Dieu est acceptée tranquillement et sans remords : on laisse désormais parler l'indicible, faute de mieux. Et l'indicible se dit par écrans interposés, jusque dans la lassitude des regards. 

dimanche 10 mars 2024

De la langue au visage

 

Les rares fois où, écrivant, j'éprouve un sentiment de bonheur supérieur, c'est lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux dans une langue purement française, grammaticalement et syntaxiquement parfaite (autant dire que c'est rare). J'aime beaucoup transgresser les règles, les tordre, les ignorer, les contourner, les oublier momentanément, j'aime la langue que cela peut produire à l'occasion — et dont il m'arrive d'être fier —, mais je n'éprouve jamais autant de plaisir que lorsque la langue que j'emploie est pure et simple, quand j'écris français, en français. Mon ambition (si le ridicule veut bien ne pas me tuer immédiatement) littéraire est sans doute là : parvenir à passer d'une langue parfaitement classique à une langue privée sans solution de continuité, sans que cela se voit, ou, du moins, sans que cela ne vienne déranger la lecture. Ni l'un ni l'autre : être ici mais aussi là, selon l'exigence du sens, ou selon ma fantaisie.

Lisant l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki, je suis parfois gêné par ce qui ressemble à une mauvaise traduction, mais je n'ai pas la certitude que cette impression soit fondée. Il se peut que Sôseki écrive réellement ainsi, je ne le saurai sans doute jamais ; je ne peux en juger sérieusement sans connaître le japonais. Ces moments sont tout de même assez rares dans le texte, et il est après tout possible que Sôseki fasse ce que je fais moi-même quand j'écris, c'est-à-dire passer d'une langue classique et transparente à une langue dont les défauts n'en sont pas, sont le seul moyen qu'on ait trouvé pour parvenir à exprimer ce qu'on essaie de dire. Le fameux « bien écrire », propre à ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est la littérature, est une notion qu'on devrait réserver au droit et à la rédaction de modes d'emploi. Toutefois, la mauvaise traduction est toujours possible, elle est même inévitable ; c'est évidemment la bonne traduction qui est l'exception. Quand nous lisons de la littérature étrangère traduite dans notre langue, nous sommes confrontés à un indécidable très proche de celui que nous entretenons plus ou moins volontairement en écrivant. (Il me revient que le « prose », en argot, signifie le cul (et l'on pourrait légitimement se demander ce que signifie « le poésie », dans le même idiome) ; c'est Pascal Adam, qui m'avait appris ça, il y a quatre ans, et c'est lui aussi qui me permet de lire Sôseki aujourd'hui.) Un bon traducteur, c'est la même chose qu'un bon astrologue. Tous les traducteurs partent des même signes, de la même configuration astrale, mais très peu arrivent à un discours et à une langue qui soient littéraires et qui ne trahissent pas l'auteur : cette langue doit nous permettre de rêver, de croire connaître la langue originelle. C'est toujours un miracle. 

Il y a, dans presque tous les romans japonais que j'ai lus, un effet de fadeur, mais cette fadeur, loin d'être un défaut, est ce qui constitue leur plus grand attrait. Pourtant, on pourrait très bien se dire que cette fadeur n'existe qu'une fois le roman traduit en français, qu'il n'est qu'un dégât collatéral, qu'un effet que les traducteurs n'ont pas su éviter, ou bien même qu'ils ont engendré pour rendre compte d'une qualité qui n'existe pas chez nous, que la fadeur est l'équivalent de quelque chose que nous ne connaissons pas dans nos Lettres. La langue de tous les écrivains est une langue privée, une langue qu'ils ont créée en partant de leur langue maternelle, pourtant cette langue privée peut très bien se fondre dans LA langue, sans la heurter, en tentant, au contraire, de disparaître en elle, ou au moins de se faire la plus discrète possible. Je me demande vraiment ce que je préfère… Langue privée, langue publique, c'est entre ces deux embrassements que nous essayons d'exister.

« Celui qui consacre sa vie à l'art ne peut pas donner sa pleine mesure s'il ne lui est pas donné de voir quelques beaux rêves », écrit Sôseki dans l'Oreiller d'herbe. Une belle langue est un rêve dans lequel on rêve qu'on rêve. On remonte à une source qui n'existe pas, et sous les mots, d'autres mots pâlissent sans disparaître, et ce sont eux qui nous séduisent. Nous savons bien que nous sommes en train de rêver, mais ce rêve est si précieux que nous voulons rester en sa compagnie, même si l'impossibilité d'en rapporter quelque chose d'aussi beau à la lumière nous est signifiée dès l'origine. Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent pas ; l'art n'est qu'une tentative toujours avortée de les faire se rencontrer. Voir un beau rêve est très exaltant et très utile, mais il faut s'en détacher, il faut l'oublier, si l'intention est d'en donner une traduction artistique. Il faut accepter la perte inhérente à la traduction. 

Et la perte, c'est aussi et peut-être surtout la perte du sens, que tout écrivain éprouve dès qu'il se met en tête de dire ce qu'il veut dire, ce qu'il croit vouloir dire. J'ai commencé ce texte en écrivant « lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux », mais la vérité m'oblige à dire que ça n'arrive jamais, et que si par extraordinaire nous arrivions à dire exactement ce que nous voulons dire, il n'y aurait plus de littérature. L'écrit n'est pas la parole, fort heureusement, ou, si l'écrit est bien une manière de parole, ces deux-là entretiennent une relation tout de même assez difficile, et c'est en partie de ce conflit que naît la littérature. 

Petit à petit, la vie nous quitte, ou bien nous quittons la vie, on ne sait pas très bien. En tout cas les liens se distendent entre elle et nous, c'est certain. C'est très intéressant à observer. J'avais déjà vécu douloureusement cette transition au moment des vieux jours de ma mère. À mon tour, maintenant. Ce qui est étrange, c'est que les mots, au contraire, créent des liens entre eux, de plus en plus de liens, à mesure qu'on vieillit. On les voit lancer leurs bras dans le vide de la parole, en silence, et il est remarquable qu'ils parviennent la plupart du temps à agripper d'autres mots qu'on aurait cru trop éloignés pour qu'existent entre eux des liens de parenté. Est-ce une forme d'intelligence qui nous vient sur le tard, ou bien, au contraire, une démence littérale qui s'annonce ?

Dimanche matin de la semaine dernière, aux aurores, alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la substance du texte que j'allais écrire, mon premier mouvement avait été de parler des pays dans lesquels j'aimerais finir mes jours, et qui sont au nombre de quatre, ou cinq. La Suisse, la Corse, l'Irlande, l'Écosse, et, à moindre titre, l'Espagne. Or j'ai appris aujourd'hui que j'avais des origines corses et italiennes à 54 % (ça je le savais déjà), anglaises à 27 % et espagnoles à 20 %. Anglais à 27%, tout de même, ce n'est pas négligeable !

Je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce test ADN sans ma nièce Sandra qui voulait vérifier que mon frère était bien son père. Elle avait des doutes, ayant appris que sa mère avait eu à l'époque de sa conception une relation avec Salvador Dali, et il semble donc que cette hypothèse soit la bonne, en tout cas meilleure que celle qui avait prévalu durant près de quarante ans. Comme elle est gentille, Sandra m'a assuré que je resterai « son oncle préféré ». J'ai donc perdu une nièce mais elle a gardé un oncle, ce dont je me félicite. La généalogie est une discipline quantique. 

Sur le site internet de la société qui a procédé au test, je découvre toute une théorie de noms complètement inconnus de moi (les patronymes ne me sont pas inconnus, pour la plupart, mais ceux qui les portent, oui). Ces noms, qui ont l'air de sortir de terre comme des champignons après l'averse, sont autant d'énigmes qui se dressent devant moi comme des questions, mais c'est surtout leur nombre, qui surprend et donne au paysage mental qui nous accompagne partout une physionomie toute différente. La famille, jusqu'alors, c'était une trentaine, ou peut-être une cinquantaine de noms tout au plus, et des noms portant des visages, ou au moins des anecdotes. On a la sensation d'être différent, quand on découvre soudainement que les relations que l'on entretient avec le monde sont plus vastes et plus mystérieuses qu'on l'imaginait. On s'en doutait, certes, mais le fait de voir ces noms, et de savoir que ces personnes existent, qu'elles ont ou ont eu une vie réelle, inscrite quelque part, en France ou ailleurs, cela change tout. 

Vincent Castagno écrit : « Je supporte à peu près mon image, moins ma voix, quant à mon nom, chaque fois que je le vois écrit quelque part, il me remplit de honte. Le lisant, j'ai de la peine pour le pauvre type qu'il contient et dénonce aux regards de tous. Je suis gêné à l'idée qu'il soit offert à la vue des autres, que n'importe qui puisse le lire sans mon consentement. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier. Il nous garde intact dans tout notre passé et tout notre avenir, et il est dérisoirement faible ». Le pauvre type que le nom dénonce aux yeux de tous, je vois très bien de qui il s'agit. J'ai eu honte du nom de mon père, autrefois, mais il y a longtemps que ce n'est plus le cas. En revanche, je suis toujours gêné, en voyant mon nom (prénom et nom) écrit quelque part, par l'effet de traduction qu'il porte avec lui. C'est irrévocable — et c'est le cas de le dire. De notre corps, de nos organes, de nos humeurs et de nos rêves, le nom donne une traduction à la fois simpliste et grandiose sur laquelle tout le monde se jette. Il y a dans le nom une fatalité qui dépasse encore la fatalité biologique et génétique. Le nom nous crée et nous enterre, et nous survivra longtemps. Par exemple, je ne sais pas comment font les romanciers qui, s'inspirant de personnes réelles pour créer leurs personnages, parviennent à changer les noms. À chaque fois que je me suis essayé à cela, j'ai renoncé. La force du nom réel est décourageante. Mais c'est sans doute que je n'ai pas le courage ou l'inconscience d'un romancier. Le nom nous regarde de haut et rit de nos tentatives puériles de l'ignorer. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier et les efforts que nous faisons pour y échapper ou agrandir notre moi en lui tournant le dos sont voués à l'échec. Porter le nom qu'on nous a donné est à la fois humilité et orgueil, sans que l'un ne l'emporte sur l'autre. D'ailleurs il m'arrive de plus en plus souvent de regretter d'avoir eu l'idée de prendre un nom de plume. Il y a là autant de conformisme que de prétention. Ce qui pouvait avoir un sens tant que ma mère était vivante n'en a plus du tout aujourd'hui. 

Ne pas trahir l'auteur est ce qu'il y a de plus difficile, quand nous écrivons, car écrire c'est traduire. Il serait préférable de se contenter de rêver, comme en amour, si l'on veut éviter la déception. Les mots sont indispensables pour aimer, mais ce sont eux aussi qui précipitent le désamour. La trahison est inscrite au fer rouge dans l'âme des humains dès qu'ils croient devoir se fréquenter. Dire c'est toujours mal dire, et maudire. Seule la musique échappe à cette malédiction, et je mesure aujourd'hui à quel point c'est précieux. Les phrases que nous formons nous trahissent d'autant mieux que nous les avons réussies. Je pensais à ça en constatant que la pratique du journal, qui m'a longtemps occupé, m'est devenue impossible aujourd'hui. Contrairement à la plupart de ceux qui tiennent un journal, il me semble que celui-ci ne devrait pas se préoccuper d'être littéraire. Quand j'ai commencé à le tenir, dans les années 80, je me fichais éperdument de savoir si mes notes étaient littéraires ou non. Il fallait seulement noter ce qui arrivait, et je sais aujourd'hui que c'est là le plus précieux. Comme la photographie nous dit : cela a été, ce journal-là me disait : « cela fut ». Et puis, évidemment, on se laisse prendre à son propre jeu, et petit à petit, on essaie de faire de belles phrases dont on pense qu'elles vont nous conduire à la littérature. Le journal qui a le plus de prix à mes yeux, aujourd'hui, est une sorte d'agenda amélioré où je peux retrouver celui que je fus dans ces années-là, et qui avait complètement disparu. C'est d'ailleurs ainsi, je m'en avise seulement ce matin, que ma mère concevait cette activité, elle qui a rempli des centaines de cahiers illisibles. Pour le lecteur, cette sorte de journal n'a aucun intérêt, mais c'est bien différent pour celui qui le tient. Être illisible, voilà ce qu'on se doit à soi-même. 

« Depuis toujours, la qualité d'un écrivain se mesure à la façon dont il emploie son talent pour décrire le physique de son héros. » On en revient toujours là. Ce qu'on voit ; le visage. Le visage et le paysage. Le visage dans le paysage. Mettre un corps dans un paysage ; et d'abord son propre corps. C'est-à-dire remonter à la vie vivante. La vie qui se manifeste à nous, et en nous. La vie de l'autre, sa vie en nous. Une chose m'est parfaitement incompréhensible, c'est ce dogme increvable selon lequel il ne faudrait jamais s'attaquer au physique de quelqu'un. Moi je ne vois pas de quoi d'autre il pourrait être question, si l'on veut rester dans la vérité. Chacun d'entre nous porte son visage et son nom comme une croix : tout est là. Je ne comprends pas ces fausses pudeurs qui me paraissent le comble de l'hypocrisie. On peut détourner le regard, mais la vérité reviendra toujours nous frapper quand nous croirons nous en être débarrassé.

C'est ce qui a disparu, qui compte. La langue permet de remonter le temps, de se faufiler dans le corps qui nous a abandonné et dont nous ne possédons plus que quelques bribes éparses et précaires. Il me semble que la seule attitude possible, quand nous nous trouvons face à un visage qui nous plaît, est la perplexité. Tant d'illisibilité concentrée et pourtant rayonnante ne peut que troubler et même effrayer. Ici, les mots se taisent, et c'est de leur silence vertigineux que sourd la beauté qui nous frappe. Il y a tant d'éloignement, dans un visage… Toute notre tendresse ne suffira jamais à combler les années-lumière qui nous en séparent. Chacun d'entre nous est à chaque instant sur le point de disparaître, et c'est bien cet évanouissement qui nous bouleverse. Toi que j'aime, tu n'existeras plus l'instant d'après. Ton inconsistance est la source de mon désir, mais tu préfères ne pas répondre, croyant en cela exister plus. 


à Yohann Rimokh

mardi 5 septembre 2023

Sarah, Printemps

On avait tout, on avait tout et on a tout dilapidé. Tout était là, avec nous, en nous, entre nous. Tu m'écoutes ? Tu sais que j'ai raison ! Les gens ne savent pas de quoi tu es capable. Ça me fout en l'air. Tu crois peut-être que tu es un héros de bande dessinée ? Tu crois peut-être que je vais attendre là, comme ça, jusqu'à la nuit des temps ? — La fin des temps… — Pardon ? — La fin des temps, tu veux dire la fin des temps. — Si tu veux, la fin des temps. Tu m'écoutes ou tu fais le con ? Parce que moi je te parle, tu vois ! Je te parle de toi, de moi, enfin de nous bordel. Ça t'intéresse, au moins ? — Bien sûr. — On ne dirait pas. Tu sais ce qu'on dit de toi ? — Non, mais je m'en fous. — C'est faux, tu ne t'en fous pas, c'est faux, tu m'énerves, mais tu m'énerves ! — Bon, alors que dit-on de moi ? — T'as raison, on s'en fout. C'est pas le problème, c'est pas du tout le problème. Le problème c'est moi. Tu n'es pas un super-héros, je ne suis pas Pénélope, on ne va pas rester là à crever sur place, si ? — Pourquoi me parles-tu de Pénélope ? — Ne fais pas diversion. Je te parle de ce qui est important, tu comprends, important, tu comprends ce mot ? — Évidemment que je comprends… — Bon, alors ne m'interromps pas, avec tes digressions continuelles, ne fuis pas les problèmes, pour une fois, je t'en prie, tais-toi et écoute-moi. — J'ai l'impression de ne faire que ça. — Tais-toi. Laisse-moi parler. — D'accord. — Tais-toi ! Je ne sais plus ce que je voulais dire. C'est ta stratégie, tu m'empêches de penser, tu es trop là, tu es beaucoup trop là, tu prends trop de place, et en même temps tu te caches, tu ne dis jamais rien de ce que tu penses, tu n'as aucune ambition, tu ne cherches pas à te faire connaître, c'est insupportable, tu comprends, c'est très pénible, vraiment pénible, c'est comme si tu me disais que je ne vaux pas la peine que tu te bouges le cul, tu comprends, ça ? Et moi, là-dedans, hein, et moi, je suis quoi, je suis qui, je sers à quoi, je vaux quoi, pour toi, je ne suis pas assez intelligente, c'est ça, je suis trop conne pour comprendre que Monsieur ne s'intéresse pas vraiment à ce qui se passe, je suis au ras des pâquerette, parce que j'ai les pieds sur terre, parce que je me préoccupe des comptes, des courses, c'est ça que tu penses, mais dis-le, je sais bien que c'est ça que tu penses alors vas-y. Tu pouvais pas la donner, cette interview, hein, tu pouvais pas, non, c'était trop dur, ça t'aurais empêché de rester comme un con à regarder tourner la machine à laver, ça t'aurait fatigué de donner cette interview, vraiment, ça t'aurais tué, ça aurait ennuyé Monsieur, Monsieur avait mieux à faire, Monsieur avait son bain à prendre, quoi, faut comprendre, bordel, Monsieur est trop important pour répondre à six questions, il a autre chose à foutre, il faut qu'il aille traîner sur Facebook, Monsieur, il faut qu'il aille faire le beau, oui, ça c'est important, c'est vrai, et pendant ce temps-là, qui c'est qui répond au courrier, au téléphone, qui c'est qui fait tourner la maison, qui c'est qui lave les slips de Monsieur et repasse ses chemises, qui c'est qui ouvre le courrier que Monsieur a mis à la poubelle, et qui c'est qui commande les croquettes du chien sur Internet, hein, qui c'est ? — C'est toi ? — Nom de dieu, tu poses la question ? — C'était pour rire.  

Roulement de tambour.

On avait tout, on avait tout et on a tout dilapidé. Tout était là, avec nous, en nous, entre nous. Je voudrais raconter l'histoire d'un couple mais je sais déjà que je n'y arriverai pas. Ils remontaient la rue de l'Odéon, tous les deux, un soir d'été. Lui venait de faire une sorte de malaise au restaurant, il était blanc tirant sur le vert, il ne disait pas un mot, il se disait seulement qu'il avait rudement du bol de marcher derrière une jolie poulette comme celle-là mais ça ne l'empêchait pas d'avoir envie de vomir et de sentir ses jambes flageoler pendant qu'il mettait un pied devant l'autre, encore, encore un, et encore, ils y étaient bientôt, en face du théâtre, au sixième étage. Il écoutait parler la fille qui marchait devant et, de temps à autre l'attendait, lui prenait le bras en riant et lui roucoulait des choses à l'oreille, elle parlait toute seule, elle était gaie, un peu saoule mais pas trop, il essayait seulement de se concentrer sur la voix de la fille et de mettre les pieds l'un devant l'autre, encore trois cents mètres et on y était.

Un jour du mois de mai, Sarah m’a dit, sans crier gare : « Prends-moi en photo ! » Je l’ai prise. C’est cette photographie que je voudrais écrire. C’est donc d’un portrait qu’il s’agit.

« La sérénade du spectre » (Granados). Exercice pratique : rester de trois heures à sept heures au téléphone avec celle que je nomme Sarah. À quoi faire ? Partir d’une voix, arriver à une autre voix. Un timbre dans sa modulation… « Qui suis-je ? » Elle pose la question ; elle écoute, ensuite, non pas la réponse, mais ce que ça provoque chez l’autre, comme on jette un caillou dans l’eau les jours d’ennui ; cercles concentriques des ondes qui grandissent, mais aussi s’amenuisent, dans le même temps. Comme ce rire si vaporeux…

Sarah est encore couchée dans mon lit. Au petit matin, nous entendons, par la fenêtre ouverte, des pigeons qui vont et viennent. Elle me demande : « Il n’en est jamais entré, ici ? — Non, sauf hier-soir… » Contrairement à toute attente, cet oiseau est d’une douceur invraisemblable, inespérée, une douceur de rêve. Il dort les jambes écartées, barrant le lit d’un Y définitif. Même dans son sommeil de statue, il lui arrive de sourire, d’un sourire doux de guerrier qui aurait vu cent fois la mort en face. Ses pieds dépassent de la couette, je suis resté très longtemps à les regarder, les caresser, les embrasser. Nous n’avons pas fait l’amour. Je l’ai embrassée. Elle m’a embrassé. J’ai caressé son visage, ses pieds, ses cheveux, j’ai embrassé son ventre, posé ma main sur ses cuisses, entre ses seins, sur son bras. Ses joues de Bouddha… Son souffle d’animal… Son odeur, suavement écœurante, comme un vent d’été, plein de pollen, de fruits mûrs, de désirs offerts et de draps chauds, une odeur grave et pourtant légère, ronde, cuite, dont les arômes ne se mélangent pas tout à fait cependant, laissant deviner les souvenirs d’un corps multiple encore dans sa naissance, indéfiniment remise. Sarah V, le V de ses jambes déployées, me disant, lors d’un bref réveil dans le jour qui vient : « J’occupe ton lit… »

Je la vois dans la rue, enceinte, au bras d’un bel homme portant un magnifique chapeau melon et une belle moustache cirée. Je m’aperçois à ce moment-là qu’elle porte dans le dos une sorte de petit sac en cuir noir, qui a la forme d’un étui de violoncelle. Je m’adresse à l’homme : « Excusez-moi, j’ai bien connu Sarah, nous avons même fait l’amour dans cet ascenseur que vous vous apprêtez à utiliser. Me permettez-vous de m’asseoir avec elle sur ce banc, et de lui mordre l’oreille ? Je n’en ai que pour un instant ! » Lui se met à rire, il m’écarte d’un revers de main, tout en me disant : « Mon petit ami, ce coup-là, on me l’a fait déjà cinquante fois. Voyez l’écriteau » (et il m’indique une plaque en argent massif, à sa ceinture : Propriété privée. Entrée interdite). Je suis sur le bord du large trottoir ; ils continuent leur promenade, très dignes. J’ai à peine entrevu les yeux de Sarah. Elle ne se retourne pas. Je les suis du regard un instant, puis je tourne les talons et je poursuis ma route.  Je n’ai pas fait dix pas que j’entends un vacarme terrifiant, et je vois Sarah, transformée en furie, qui a plongé son archet dans le ventre du gentleman, qui se met à fondre sur lui-même avec un bruit inouï d’acier en fusion. Ne reste que son chapeau, duquel s’échappe un filet de fumée âcre. Je cours vers elle, les bras ouverts, mais je la vois qui presse de toutes ses forces sur son ventre, et quand j’arrive enfin près d’elle, je constate que c’est moi qu’elle vient de mettre bas. 

Quand on baise, parfois elle me dit : « Tu sens comme je t’entoure ? » C’est vrai, Sarah sait se faire liquide, océan ou incendie, elle m’encercle de joie, je suis pris et porté tout à la fois, ma queue est au milieu du feu, léchée de toutes les langues de ses muqueuses, on n’est pas seulement deux à parler, c’est un contrepoint serré, 23 cordes solistes, elle s’y cache mais on la repère à ses pieds, martellato… Ce que j’aime par-dessus tout ? La sucer, longtemps, avoir sa mouillure plein le visage, en avoir dans la bouche, dans le nez, jusque dans les yeux, et monter, très vite, l’embrasser. Qu’elle sache. « On pose aux autres les questions qu’on se pose à soi-même. »

Un Nom. Un souffle.
« Le con, il aurait pu changer ton nom, quand-même !
— Ouais, je sais, il dit qu’avec un autre prénom, ça ne marcherait pas…
— Conneries, oui… »
Quand on prononce ce nom, « Sarah », on est cloué au sol. Droit du sol, droit du son ; le sang dans les prénoms. Les deux pieds bien enfoncés dans la terre, une rafale de vent passe, très vite, un souffle si on veut, une gifle de vent. Les deux « a » font revenir. Le « h » promet d’y revenir. Le « S », seul, est impulsion, mais que peut-il contre cette attraction noire qui colle à la bouche ?
« Et en plus il te parle sans arrêt de son ex ?
— Oui, enfin non, pas tout à fait sans arrêt, mais j’ai l’habitude, Éric me parle constamment de Régine… Il dit que là non plus il ne peut pas changer le nom, moi je m’en fous, je ne l’aime pas de toute façon…
— T’es bien barrée toi avec des mecs comme ça… »
Dans « Sophie », il y a tout un voyage. Le souffle est confirmé, il se colore, il traverse des paysages, des saisons, les odeurs changent, se transforment. Le « h » est au centre cette fois-ci, et passer du « o » au « i », ça change tout ! C’est un peu comme dire « oui », mais avec un point d’interrogation. Trois voyelles, trois consonnes, dont deux font cause commune, c’est-à-dire que « Sophie » est plus timbre qu’attaques. Et pourtant, sa charge vient tout de même de ces deux souffles : l’un, impulsion première, sifflante du « S », l’autre, qui relance, au centre, moins timbré mais plus fondamental, un gris de vent modéré mais qui peut durer un après-midi, ou une saison, le « f » du « ph ».
J’avais prévu de la nommer Clélia, j’ai une cousine corse qui s’appelle Clélie, j’aime bien les « l » dans les prénoms. Mais c’est impossible : Clélia, c’est fruité, gai, léger, coloré, finement décortiqué. Alors Clara, pour les deux « a », en position ? Mais il y a encore ce « cl », en tête, attaque décalée, ces deux consonnes qui se contredisent, ou plutôt s’emboîtent le pas, l’une sur l’autre, s’ajoutent l’une à l’autre pour former un organisme plus complexe, qui permettra si le vent est favorable d’ouvrir la serrure… Sarah m’a dit tout de suite : « Clélia ? Je n’aime pas du tout ! Ce « cl », « cl »…, là, bouh… Clitoris clos… Pourquoi pas Claudine pendant que t’y es ! »
Rien à faire. On dirait que tout chez elle vient de là, de ce prénom. Souvent je me surprends à penser : « Ceci, elle l’est en dépit de son nom. » Je ne sais pas comment ses parents se sont débrouillés, je les imagine chargeant ce nom comme le conducteur d’une locomotive à vapeur charge le foyer, le bourre de charbon. Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment où ils ont cru choisir ce prénom, qu’est-ce qui s’est concentré dans l’air, dans la journée, dans le lieu, dans leurs désirs, et dans leurs peurs, pour que ces cinq lettres informent à ce point cette jeune fille ? Il est toujours difficile d’imaginer quelqu’un avec un prénom autre, à partir du moment où ce couple de l’être et du regard est formé, mais Sarah ne s’appelle pas Sarah, elle EST Sarah. Le « r » du centre, exactement au centre, comme un roc surplombant les flots grouillants du chœur. Sarah est une furieuse, il lui arrive assez facilement de trépigner. Avec ses pieds, elle marche, elle danse, elle saute sur place, tout cela avec l’air de ne pas bouger (« pas de commentaire »). Elle « trépigne de joie, elle pleure de tendresse »…
Dans « Sarah », le « a » est la pâte, la terre, la matière informe que  les trois consonnes tentent de faire lever… Ça grésille là-dedans ; Sarah se tape sur le ventre en serrant les dents ; elle est parcourue par une ondulation électrique, un spasme qui lui court sur l’échine, un trille muet ; elle secoue la tête, ça a duré cinq secondes ; voilà, c’est fini, elle se verse un peu de café chaud et me fait un grand sourire.
Je suis tombé amoureux d’elle, une nuit, il était trois heures du matin. Nous étions au téléphone depuis minuit, j’étais couché, elle s’est endormie. Je suis resté de 2h55 à 3h à l’écouter respirer, de plus en plus fort, elle ronflait légèrement, et parfois sa bouche s’ouvrait. C’est un des moments les plus érotiques qu’il m’ait été donné de vivre. Malheureusement, le réseau téléphonique s’est chargé lui-même de mettre fin à ce bonheur extraordinaire… Le lendemain, elle m’a dit : « On pourra dire qu’on a déjà dormi ensemble. » (Souffler n’est pas nommer…)

Merci ! Je pourrais commencer, je dois commencer ce livre par ce mot, je dois absolument lui dire merci, c’est urgent. La seule difficulté est de savoir prononcer ce mot, c’est donc une question musicale. 

Sarah est dans le vacarme du temps. Il n’y a que dans un lit qu’elle est à sa vraie place. Elle y cherche sa voix de nuit, son con qui dort les yeux ouverts. L’œil écarquillé de son cul me regardant sans frémir. J’aime qu’elle cherche ses mots, dans ces moments-là, qu’elle les extraie du silence, secoue le tamis du désir supposé pour voir et prendre ce qui reste, ce qui surnage entre elle et moi, ce qui tient le coup, ce qui nous fait bander, ensemble ou séparément.

Pendant les commissions pédagogiques, chacun lutte comme il peut contre l’ennui ou le désespoir. Avec Sarah, on fait des statistiques : cette expression, combien de fois en une heure, aujourd’hui ? Etc. Mais, même ça, au bout de deux heures, ne suffit plus, alors elle dessine…

Gamme d’encre, gamme de gestes. Elle s’applique. Je la surveille du coin de l’œil, je sens parfaitement la densité de son petit corps ramassé, qui s’absente de ce lieu tout en étant extrêmement présent, dans une condensation viscérale. Ce dessin, comme deux visages qui se font face, et la guirlande de la conversation qui les habille, je nous imagine à Venise… Elle est partie sans un regard, mais elle m’a laissé son regard, ses cheveux qui frôlent ma main droite (elle se penche pour refermer son sac). Elle va prendre son téléphone portable qu’elle avait mis à recharger, dit à peine au-revoir, très vite, je l’aperçois encore trois secondes dans le couloir, qui le rebranche, elle va avoir le message que j’ai composé d’une main, en aveugle, dans la poche de mon pantalon… « TU AS REGARDE DANS TON CASIER ? » Oui, j’avais vu le geste de Sarah, en partant, qui refermait mon casier. Puis, un autre texto, quelques minutes plus tard : « J’AURAIS VOULU RESTER PRES DE TOI. J’AI EU L’IMPRESSION DE PARTIR COMME UNE VOLEUSE DESOLEE… » (Pas de virgule entre « voleuse » et « désolée »…) Encre noire sur Canson blanc. Calligraphie arabe… On devine des initiales (« … pour qu’il y ait un commencement »)… Ça sent l’Andalousie, persiennes, confessionnaux, chaleur filtrée et brûlure des corps… Regards coulés, virgules de désir, tremblement de l’air chaud, au-dessus de la peau, marquée, crucifix et fruits lourds, paupières à l’abandon, rideaux gonflés des mots qui restent dans le ventre, voleurs désolés…

Parle-moi je t’en prie. Tais-toi je t’en prie. Parle-moi je t’en prie. 
Parfois ces phrases qui arrivent en gerbe… On ne sait laquelle va sortir la première. Hasard ? Exact mi-chemin entre la demande d’être avec lui, et celle de lui échapper (de profiter de sa présence pour lui signifier qu’on pourrait s’en passer, ou bien réellement cette tension légère qui disparaîtrait si je pouvais —seulement— penser à lui ?). Peut-on être digne du silence ?

Quand mon père est mort, on m’a amené immédiatement sur les lieux de l’accident. Il avait la tête sur le volant, le sang coulait. (Mon frère nous avait dit : ce n’est pas grave, le sang coule. Mais on a bien dû constater qu’il était mort.) On m’a alors arraché brutalement à cette scène. Ce sang qui ne pourra plus s’arrêter de couler, je le retrouve, chaud et palpitant, comme régénéré, dans les joues de Sarah, quand elle se branle en me montrant sa scène, ses lèvres gonflées et sa fente brûlée, ses viscères dans ses yeux… Mademoiselle Verteuil ne crache pas sur les images…

Pravda et Slobodan sont des rappeurs, de lourdes vapeurs de Turbo-funk-heavy-metal-mélodique les soutiennent. J’entends la voix de Samson François parler du « don mélodique ». Ils sont tous les trois dans un bateau mais aucun ne tombe à l’eau. « Métal mélodique »… Les musicos ont toujours été très cons, soit, mais là ils mettent le paquet, ils n’ont plus peur de rien, et depuis qu’ils divisent la noire en 1920 parties égales, que voulez-vous qu’on leur oppose, ils font entrer deux millénaires dans une seule noire ces cons-là, ils appellent ça la quantisation. C’est vrai qu’il y a de quoi faire la fête tous les jours de l’infini purgatoire qu’on habite désormais… Les séquenceurs sont les pastilles Fuca des ondes : constipés de tous les pays, munissez-vous d’un lecteur de MP3 et foncez le long des voies sur berges, ces égouts sonores de la courante « plugged »… L’Histoire a encore un sens, le vôtre. « Are you ready ? » Tu parles ! C’est un long fleuve de caca, une grande parade des intestins, Bill Gates en Timonier boutonneux, son piercing, il le porte en intra, il est clampé mais immortel, déjà cloné par milliers, j’en rencontre des dizaines à mon travail, chez les amis, dans les bus, ils se reconnaissent entre eux, pas besoin de rose à la boutonnière, ils ont l’instinct sûr, c’est l’intestin, l’écharpe fécale conviviale et festive… « Are you raidis ? » L’érection de la tentacule sonore comme sésame pour le Nouveau Monde ? On imagine le Cyber-Christ disant à ses disciples : « Êtes-vous durs ? Bandez-vous mes frères ? » Pendus par l’intestin, crucifiés par la bande Fouille-Molle… « Alors je banderai pour vous ! » Lechrist@raidiland.com, son site auriculaire dressé à côté de celui de Marie-Jo. « Je flippe à mort ! » Tu parles qu’elle flippe, y a intérêt, les requins, au propre et au figuré, dans la baie de Sydney, la ville qui porte un prénom sympa… Marie-Jo elle est pas sympa, elle est pas au village des frenchis, elle est à l’hôtel, à taper sur son ordo pour essayer de se rebrancher sur le village global (trop province la France ?), mais apparemment elle coince, ça la fait flipper dur. Et puis l’Allemand là, de l’Est en plus, pas sympa non plus celui-là, elle bosse dur, pourtant, la gazelle, mais que peut-elle, je vous le demande, contre Cathy Homme-Libre, l’Aborigène Sympa, cool, portrait de vingt mètres de haut en couleurs dans la ville qui porte un nom de pote cool, Cathy qui brandit le brandon raidi, Cathy elle est ready, elle, de la main droite, elle porte le serment, la langue de feu, au-dessus des cendres du Vieux Monde, dernière nous, déjà si loin, sans Internet. Elle porte une belle combinaison qui cache le corps de la femme qu’elle a peut-être été dans une autre vie. Reine du chiffre ; les surfeurs parlent aux surfeurs. Pom pom pom Pom… Merde alors il y avait un refuge, là, contre le baratin fétide des animateurs culturels. De l’émotion, SVP, du vibrato psychologique ! La plus rapide gagne, tu parles si c’est con ! Un sport. Vive les tricheurs, vive les dopés, au moins ils veulent gagner, nous foutent un peu la paix avec l’émotion, et le spectacle. Ils veulent tous être dans le même bateau, alors ça donne, par exemple, « le-patinage-artistique », quelle grâce, quelle élégance, ne trouvez-vous pas, et ces costumes, là, quelle imagination, quelle fantaisie, dites-donc ! Et d’abord Coluche a dit que c’étaient des cons, surtout les cyclistes, et ceux qui les regardent plus encore, et… Comment dites-vous, pas encore canonisé ? « Le don mélodique » ? Mais de quoi il nous cause ? La mélodie est en tube, coulée rose élastique, au mètre, y a qu’à se brancher, rien de plus simple, même les vieux s’y mettent, y va quand-même pas nous emmerder avec sa Mère-Klavier, une heure de sonate tu te rends compte, c’est pas du haïku ça, ça rentre pas dans le tuyau ce machin, en MP3 ça fait péter la compression, ça te compressionne les viscères, et ça coûte un max, de toute façon y a pas ça sur Napster, ça doit se trouver en Enfer, avec le marquis, là, qui radotait : « Voilà vos fesses, Juliette, elles sont sous mes yeux, je les trouve belles (…) » Imposteur, impuissant, il lui faut des phrases pour bander ? Nous avons bien fait de le laisser en arrière : il n’était pas prêt. Ne revêt pas la combinaison qui veut ! « (…) et il me semble que je ferais avec ce cul, ouvrage de mon imagination, des choses que les dieux-mêmes n’inventeraient pas ! » Oh là ! On voit pourquoi la combinaison le blesse, celui-là. Il doit en avoir des rangées de cassettes à la maison, tu parles qu’il s’intéresse au chrono…
Je monte au deuxième étage. Elle est encore en train de travailler. « Plus que onze mesures et c’est bon ! Je te joue Britten après ? — D’accord, mais seulement si tu enlèves ta culotte. — … — Tu transpires. Tu sens bon… — “Ah ! quand j’excite en toi des transports, je voudrais voir palpiter ton cœur.” — Touche. »

« Oui, oui, tu viens ? On va faire les putes ! Viens vite. 12 avenue Gabriel Pierné, portail vert, sonnez, et on vous ouvre monsieur le pervers adoré. » Sarah m’envoie ce texto depuis sa répétition, à Bobigny, il est 12h50. Je ne suis pas allé au conservatoire, pas envie. J’ai téléphoné à Delphine, la secrétaire.
« Je ne viens pas cet après-midi. — Tu es malade ? — Non, pas du tout. Il fait beau, je n’ai pas envie de venir, arrange-toi comme tu voudras. » Je vais me promener dans le Marais. Je m’assois sur un banc, dans le square Georges Caïn. À côté de moi, un vieux monsieur, 88 ans, calme, distingué. Il me dit : « Je suis un homme serein. J’ai un petit appartement, mais je possède une grande bibliothèque. Je traverse les livres… » Nous nous quittons car sa femme (ou sa fille) vient le chercher. Il est beau, il parle clairement, il tourne doucement sa tête vers moi. Il sent qu’on aurait pu se retrouver. Il y pensera, plus tard, un livre ouvert sur ses genoux, s’endormant à moitié…  Je me lève aussi, je fais les magasins de la rue des Francs-Bourgeois, j’achète un petit haut très coloré, plissé-froissé, pour Sarah (une peinture de Monet). Comme le texto qu’elle m’a envoyé est arrivé trop tard pour que j’aille à Bobigny, je rentre chez moi, je prends une douche, je m’allonge, et je m’endors. « Elle est charmante, brillante bien qu’étourdie. » Qui a dit ça ? J’ai dû rêver, mais la voix résonne encore dans la chambre… Ou bien était-ce : « Elle est sympathique, très brillante quoique à vrai dire un peu étourdie » ? Je m’assois, j’allume une cigarette, j’aperçois le voisin de l’immeuble d’en face, il est à la fenêtre, torse nu, il s’envoie une giclée de déodorant sous chaque bras, on entend une chanson de Reggiani. Pour qui se prépare-t-il ? « La femme qui est dans mon lit… » Mais d’où vient cette phrase que j’ai cru entendre ? Le plus curieux étant qu’entre les deux variantes, à l’évidence très proches, tout un monde pourtant se dépose… Peut-on penser, en même temps, deux choses contradictoires d’un même individu ? Je dis bien en même temps, et non pas l’une à midi et l’autre à quatorze heures. Le rapport que j’ai aux autres me semble souvent du même ordre que les différentes traductions d’un même texte, sauf qu’il s’agit de traductions strictement simultanées. En l’occurrence, il est assez simple de prendre parti : Sarah n’est pas précisément quelqu’un de sympathique, non, tout le monde vous le dira, mais charmante, ça, oui, si l’on entend dans le mot le participe présent et non l’adjectif. Si vous la trouvez charmante, dites-vous bien qu’elle est en train de vous charmer ! Brillante, très brillante, oui, pas de doute, elle brille du plus pur éclat de l’obscur. Pas besoin de flash quand vous la prenez en photo, pas besoin d’image quand vous la prenez. C’est un tigre phosphorescent tapi au fond d’une cellule sombre, c’est une porte de vent rayée de givre, aiguisée, appel déguisé scalpel. Quant à « étourdie », c’est une autre paire de manches. « Un peu » étourdie ? Dans les premiers temps où je l’ai connue, c’est ce que j’ai pensé, oui, ça m’a agacé, mais on a l’habitude de ce genre d’attitude chez les jeunes filles d’aujourd’hui. On ne reproche pas à un scorpion de piquer, n’est-ce pas ?  On n’imagine pas tout de suite la dose incroyable de volonté qu’il y a dans cette étourderie… La spontanéité affichée, revendiquée, semble dissoudre la contradiction. Comme le médicament n’est pas l’adversaire de la maladie mais un complice bienfaisant, cette étourderie est la marque d’une volonté maladive, qui déborde, qui s’étend, par capillarité, à des domaines dont elle pourrait sembler au premier regard l’ennemie jurée.

Quand je parlais d’elle avant (avant de la connaître bibliquement) c’était toujours pour dire : Sarah est quelqu’un de droit, un peu raide, un peu frigide peut-être, fume pas, boit pas, met le chronomètre quand elle travaille son violoncelle, fait sa gym chaque jour, etc. Pas une drôle quoi, mais de cette image un peu glacée, à la limite du repoussant (envoyait-elle Paul se doucher avant de baiser ?), se dégageait pourtant quelque chose d’infiniment attachant, pour moi. J’avais envie systématiquement de prendre sa défense quand elle était attaquée, et il faut dire que ça arrivait souvent. (Non, pas seulement par esprit de contradiction…) Frigidaire moral ? Sûrement pas, même si les amis de Paul avaient tendance à se consoler grâce à cette image de cette fille volontiers désagréable et souvent brutale. Évidemment, tous les mecs bavaient, il suffisait d’une photo, et les regards en disaient long… Dans ces cas-là il est plus facile de se débarrasser de la fille en question —en enfer—, bon, on la supporte parce qu’elle est la copine de Paul, mais dès qu’elle a le dos tourné on respire… Hystérique-frigide, alors ? Peu importe, je crois que c’est une fille qui a toujours cherché à être à la limite du brûlant et glacé. Enfin, l’a-t-elle cherché, justement ? Ou est-ce seulement la petite infirmité de l’époque : on n’aime pas les transitions, les nuances, des bavards viennent à la télé faire relooker leur femme en Lara Croft, on écrase les mouches avec des bombes à neutrons, on met ses tripes en vitrine, constamment, mais elle est sensible, cette tripe, et frelatée au prion, et combien sentimentale ! Ce qui est curieux tout de même est que tout ce qui m’a attiré chez Sarah soit le contraire de ce que j’y ai découvert, et surtout que, si elle avait été la Princesse de Clèves un peu revêche que j’imaginais, elle m’aurait ennuyé au bout d’une semaine. Ses pieds sont la nuance-même, son cul prodigieux est aussi beau que le pavement boursouflé d’une église d’orient, ses cuisses sont musclées, et néanmoins d’une douceur de paysage aperçu à travers des paupières closes. Une randonneuse-voluptueuse, voilà qui n’est pas si courant. Sarah a fait le GR-20, en entier, à fond de train, elle a le feu aux fesses, c’est une femme pressée qui peut s’attarder infiniment sur un corps. Elle se balade avec des images d’elle. Lors de notre premier dîner, elle m’avait sorti tout un tas de photos et j’avais été très surpris : je ne la reconnaissais nulle part. Chaque fois, une nouvelle Sarah V passait la tête dans de petits rectangles aux couleurs délavées. Elle a semblé surprise de ma surprise ! Impossible pourtant que personne ne lui ait dit ça… Voyait-on, non pas le personnage, mais l’œil qui avait vu le personnage ? Avant de partir, je vais aux toilettes qui sont au premier étage ; quand je redescends, elle est habillée, trop : ma casquette est sur sa tête et elle me lance un sourire de deux heures du matin. Photos plus vêtements : tout y était, je n’avais plus qu’à lui dire : « Tu viens chez moi ou on va chez toi ? » Au lieu de quoi je l’ai accompagnée à une station de taxi, et à sa question, j’ai répondu : « Mais non, pourquoi veux-tu que je prenne ce taxi, j’habite à 300 mètres d’ici ! »

« Oh Maman ! Un imbécile !… —Oui, oui, un imbécile justement (…) Que tu écrirais de belles choses, Minet-Chéri, avec l’imbécile… L’autre, tu vas t’occuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus précieux. Et vois-tu, pour comble, qu’il te rende malheureuse ? C’est le plus probable… » L’extraordinaire, avec Sarah, le paradoxal, l’impossible, l’improbable, l’interdit, est sans doute que je sois amoureux d’elle et que cela ne me castre pas ! Au contraire ! Demander la femme ou demander la langue, il faut choisir ! Eh bien non. Pas avec elle. La langue plus la femme égal la lune ! Je ne dis pas qu’elle ne le fait pas payer très cher, mais enfin, ce prix qui de l’extérieur peut sembler exorbitant me paraît à moi dérisoire, c’est donné ! Être avec des imbéciles, c’est tentant, très. Je peux même comprendre que ce soit un excitant ; mais pour moi c’est exactement l’inverse ; je lui ai dit d’ailleurs : son intelligence est un aphrodisiaque puissant. Elle écrit, le 16 mai au matin (j’ai les photos) : « C’est toi qui me remplit… C’est toi qui m’envahit. » Elle écrit ça dans mon carnet, elle est couchée sur le ventre. Je suis celui qui est ? (Je suis à la troisième personne, inaccordable…) Elle continue : « Tu es allé chercher du pain. Fessée. Je ne suis qu’une contradiction sur pied. Là tu me regardes. Tu t’assois à côté de moi et TU LIS PAR-DESSUS MON ÉPAULE !! C’est toi qui va recevoir une fessée. » Truman Capote s’approche de Marilyn qui se regarde longuement dans un miroir. « Qu’est-ce que tu fais ? — Je la regarde. »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Il est 6h du matin, je me réveille en sursaut, j’attrape mon téléphone, je fais défiler les noms dans le répertoire… Sophie. Cinq sonneries, et j’entends une voix, endormie, mais elle me reconnaît tout de suite. « C’est quoi ce délire ? » Elle se réveille aussi rapidement que si on lui avait annoncé que la troisième guerre mondiale est déclarée. Je ne l’avais ni revue ni entendue depuis quatre ans. Je ne sais absolument pas pourquoi je l’appelle. Au moment où j’ai articulé le premier mot, j’ai pensé qu’elle allait m’envoyer promener, non seulement je l’appelle, mais à 6h du matin en plus ! Eh bien non, elle est tellement surprise que la conversation s’engage, elle me demande des nouvelles de nos ex-amis communs, et le nom de Sarah finit par arriver. « Ça ne m’étonne pas ! — Moi si… — Elle est mignonne… » Sa voix est extraordinairement calme, passé le bref moment de surprise. Elle me demande : « Alors, pas trop déçu ? » Et puis ajoute : « Tu restes avec tes questions, je reste avec mes questions… » Moi aussi je suis resté très calme, d’un calme qui m’a étonné moi-même. Et puis ça a coupé brutalement, au milieu d’une phrase. J’ai voulu rappeler… Occupé ! Nous étions tout de même restés plus de deux heures au téléphone, j’ai laissé tomber. Le lendemain, il y a eu quatre appels silencieux et anonymes, puis, en fin d’après-midi, c’est elle. Elle me dit qu’elle a fait tomber son téléphone pendant que nous parlions, et qu’il s’est cassé. Elle a dû aller en racheter un autre…  « Je t’ai appelé uniquement pour te dire que je n’avais pas raccroché, hier. C’était déjà assez difficile pour toi, si en plus je te raccroche au nez ! — Merci, c’est gentil. (Mais qu’est-ce que je raconte ?) — Bien. Je te laisse à tes impressions… » (On entendait l’imprimante, j’étais en train de sortir des partitions quand elle a appelé.) Comme cet étrange appel avait été précédé de quatre appels muets, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que la phrase était préparée, et qu’elle avait attendu le bon moment pour la placer.

Ma première petite amie, Ettie, était violoncelliste, la seule que j’ai failli épouser, Sophie, faisait du violoncelle, Ariane était violoncelliste. Sarah est violoncelliste. Mon père était violoniste. À l’homme la voix aiguë, aux femmes la voix grave… Moi j’ai choisi le registre maximum, tout le clavier ! De bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite et de droite à gauche. Les blanches et les noires, je joue la partie tout seul, je fais les deux voix. Le dialogue, le contrepoint de la multitude, je connais… Le piano, instrument des solitaires… Oui, je sais que c’est un cliché, et qui se révèle faux la plupart du temps. Mais dans mon cas comment le nier ? Planay, cinq années, la maison pour nous seuls : le piano, le chat et moi. Inouï dormait sur le Kawaï pendant que je jouais. C’est à cette époque que j’ai travaillé le son. (La chose qui me faisait très plaisir, après ? Qu’on me dise : quand tu joues, on reconnaît immédiatement la sonorité.) C’est sans doute une histoire de détour, le son. Il faut le prendre à revers, c’est comme les photos d’une fille avec laquelle on baise. Il faut arriver à lui montrer un autre corps. Sinon, c’est pas la peine. Être dans le blanc, dans le noir, et faire venir les couleurs, comme on fait venir un son propre, je veux dire un son qui n’appartient qu’à vous, et sur un piano, c’est tout de même magique, parce que quand on y pense, c’est l’instrument le plus abstrait qui soit, le plus loin du corps ! 
Voilà. Baiser Sarah, l’écouter jouer Beethoven, la prendre en photo, et trouver dans le souvenir un son dans lequel tout cela soit dit, à l’avance, comme une anticipation de la mort à l’œuvre dans le plus vivant du vif, c’est toute l’histoire de ces deux corps. Et ce n’est pas rien. « Le désir comprend à la fois l’appétit, le courage, la volonté. » Peut-il y avoir du désir dans le son ? Oui, le son est désir, un son sans désir est un bruit.

Le moi lacté. Sophie, en slip, ses cheveux noirs déployés au maximum, le pied sur la chaise, la tête renversée en arrière. Elle sourit de tout son corps, en mangeant ses corn flakes, elle a encore ses lunettes, pas encore ses lentilles. Sarah est déjà habillée, elle a déjà ses lentilles, elle est concentrée sur son bol, le corps ramassé, tassé en avant. Elle porte les cuillères de corn flakes à la bouche dans un enchaînement rapide, presque ininterrompu, le visage tendu. On dirait qu’elle ne respire pas. La tâche l’occupe entièrement. La cigarette qui fume dans le cendrier posé à côté de son bol a l’air, seule, de pouvoir distraire Sarah de son occupation, pour un bref instant. Elle la prend, de la main droite, tire une bouffée, regarde devant elle, tire une deuxième bouffée, plus courte, et repose sa cigarette en détournant légèrement son regard, ses yeux se plissant en un sourire. Mais déjà elle a repris sa cuillère, et le rythme des bouchées me semble encore s’accélérer. Je pense, en la voyant manger ainsi, à sa manière de me parler, au téléphone, ses phrases, enchaînées sans presque reprendre son souffle, et ses fréquents : « Ne raccroche pas ! » Sophie, elle, me parle, en prenant son petit-déjeuner ; il n’est là que pour accompagner cette parole. Elle ne fume pas, elle est toute dans sa présence à moi, elle minaude, elle s’assure que je suis bien là, à côté d’elle, que je la regarde, que c’est bien elle qui est à côté de moi, elle rit à gorge déployée, en me montrant ses seins dont elle est si fière. Elle me dit, attends, je vais te faire ton jus de pamplemousse, elle adore s’occuper de tout, qu’est-ce que tu veux comme musique, le trio de Cosi ? Et elle se met à chanter, prenant une voix enfantine et perverse. Ses grands airs de femme du monde, elle les garde pour le dehors, elle fait tout à fait la différence entre tous les mondes qu’elle traverse avec brio. Ce qui l’intéresse, dans son intimité avec moi, c’est ce qu’elle nomme « discuter avec toi ». Quand elle est aux toilettes, elle m’appelle : « Doudi, tu viens discuter avec moi ? » (Elle est souvent constipée, donc ces conversations-là ne sont pas des brèves de comptoir…) Sophie est là, près de moi, en tout cas elle fait tout pour m’en donner l’impression. « Je m’ennuie, sans toi. » Sarah a toujours l’air d’apparaître. Elle ne fait aucun effort pour être là, elle sait d’instinct qu’elle va ressurgir, comme une source fraîche, cachée un instant sous la terre. Sa fraîcheur est éternelle. Sans doute ne sait-elle pas qui elle était, hier encore. « Tu te rends compte, Doudi, que lorsqu’on voyage en train, on passe toujours exactement au même endroit, au centimètre près ! Tu peux faire le voyage cent fois, eh bien, tu repasseras toujours sur le même bout de terre, tu n’en dévies pas d’un pouce. Tu ne trouves pas ça incroyable ? Même à la maison, dans notre appartement qui n’est pourtant pas bien grand, on ne fait jamais exactement le même trajet ! Chaque jour, chaque heure, on fait des variations autour d’un thème, tu trouves pas ? » Elle mord dans mon croissant, puis m’embrasse le ventre : « Miam, miam, je peux te manger, Doudi, non ? Laisse-toi faire, hein, sinon tu sais ce qui t’attend ! » et elle me montre son petit doigt d’un air entendu… Sarah n’a pas de théories sur la forme de ses crottes ou le bruit de ses pets, non, disons que, par certain côté, elle est moins poétique que Sophie, ou plus désinvolte… Mais tout de même, si j’ai moins ri avec elle, je pouvais cependant, interrompant l’office religieux de ses corn flakes du matin, tremper tout à coup ma queue dans son bol de lait, elle levait alors les yeux vers moi, souriante mais n’ayant nullement l’air surpris, et se mettait à me sucer avec la même application qu’elle avait mis à mâcher ses pétales de maïs. Et elle avalait mon foutre tout aussi naturellement qu’elle avait pris son petit déjeuner ; pour un peu, on se disait qu’il en fait partie. Elle s’est simplement allumé une autre cigarette, est allée se servir un verre d’eau, et s’est rassise près de moi avec un grand sourire : la journée pouvait commencer. Sarah, mon amour, j’ai toujours envie de te DEVISAGER ! De t’arracher le visage ? Non, de rester là, dans son surgissement. Tu m’énerves quand tu me parles d’authenticité ; je suis désolé que tu me serves ce discours à la con ; mais à vrai dire peu importe. La plupart des gens parle ce langage, et,  comme une forêt est dévastée par une tempête, on est effaré de voir ce désastre de bêtise, mais enfin, c’est la vie, c’est la saison, passons ! De ce désastre chez toi, je ne retiens pas les arbres cassés, les troncs saccagés, mais le vent, la puissance de ce vide qui te traverse tout à coup lorsque tu apparais dans ce monde déserté, sidéré de sa propre immobilité, de son propre mutisme ! À qui en parler, en effet, et de quoi, surtout, lorsque la seule évidence (et c’est bien « d’évider » qu’il s’agit !) est de se sentir exister, encore et encore ? « Tout ce qui vit est mort » me dit-elle avec un clin d’œil… « Pourquoi me fais-tu un clin d’œil ? — Egon Schiele, mon petit chéri… » Je la vois attraper la grosse boîte noire de son violoncelle, elle approche sa tête de la mienne, et me dit, à voix basse : « Je t’aime, salaud ! » Et elle dévale l’escalier.

L’ennui, à l’âge adulte, pourrait être ceci : passer son temps face à des gens qui n’ont pas d’opinions mais parviennent très bien à le cacher. J’avais demandé à Sarah quel était son compositeur préféré, elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas encore…

« J’ai tout » pense-t-elle, pourquoi aller traverser la vie puisque tout m’est donné ? Et puis… Le père, la mère, les douleurs, le miroir, et qui est cette fille, là, que je regarde, elle est en culotte, elle s’inspecte, un peu rouge, tourne la tête, se met de profil, « ai-je de gros mollets ? », et ces fesses, là, un peu grosses, non ?, mes seins, un peu petits ?, elle essaie de se rassurer, mais tout de même, elle touche un peu, pour voir, son ventre, dur, musclé (bon, là, ça va…), remonte, va sous les seins, les remonte, les fait saillir, regarde le bout, il est joli, non ?, mais elle sait ce qu’on raconte, les garçons et leur manie des gros seins, elle remonte encore, passe de l’épaule au cou, remonte encore vers la bouche, passe un doigt sur ses lèvres, fait rouler la lèvre inférieure qui découvre alors les dents, la gencive, et si j’enlevais ma culotte ? Je m’appelle Sarah Verteuil, repartons de là ; un nom, un con ? Non, elle ne peut pas penser cela, bien-sûr, mais enfin tout de même, cette chose, là, en bas du ventre, c’est bien là qu’on finit toujours par venir, non ? C’est ce qu’on raconte en tout cas. En convenir… « Premier amour ». Je regarde mon sexe, mon pubis, et je pense : « Un jour, j’inspirerai un premier amour à un homme qui pourtant a déjà, comme on dit, beaucoup vécu. » Oui. Tiens, si je faisais une gamme de sol mineur, là, nue, pourvu que papa n’entre pas ! Donc, je m’assois, lentement, les cuisses serrées. Je transpire un peu, mes fesses sont moites, je sens un courant d’air presque froid qui fait poindre drôlement le haut de ma raie des fesses. Petit triangle givré, l’envers du décor, en somme. Devant, mon triangle noir dont il m’arrive, malgré moi, de sentir l’odeur : je me demande toujours si les autres peuvent sentir aussi. Poinçon de l’instant : je vous salue, Sarah. Donc, j’écarte les cuisses, lentement, je regarde l’intérieur de mes cuisses, la main d’un garçon, là ? Je me penche, j’attrape le violoncelle, je le mets entre mes jambes, je serre, jusqu’à sentir le bois frémir doucement, je relâche l’étreinte, et je regarde les poils de mon sexe. Je crois voir de l’humidité à l’intérieur des poils, ils brillent, je les trouve beaux, vigoureux, je voudrais tout à coup qu’un homme les voie ; mon professeur ? Je ne prends pas l’archet, je vais la faire en pizz, cette gamme, lentement, très lentement, dans le grave, sur une octave. Aucune répétition, aucune explication, aucune justification. Sol. Où est-ce que ce sol résonne ? Est-ce lui qui provoque cette très légère contraction du vagin, cette onde de fine anxiété roulée sur elle-même, comme si tout à coup un regard était là, fixe, muet. « Au fond, on ne voit bien les œuvres d’art qu’en fonction de ce qui nous arrive d’essentiel dans la vie. » Une gamme est une semaine de sons, le sol est le dimanche, repos solaire, vide et ouverture de la contemplation. J’ai les joues en feu, pas un bruit, c’est l’heure de la sieste, la maison sent les confitures, ce matin au petit-déjeuner maman avait les yeux gonflés et rouges. Sarah me dit : « Entre nous ça a commencé comme ça, j’étais mal, je te parlais d’Éric… » Oui, Sarah, c’est vrai, mais tu n’étais pas obligée, je n’étais pas obligé. La. Sarah sait une chose, depuis toujours : qu’elle est menacée par le conformisme. Mais comment faire ? Est-ce que Julie, Hélène, Karine… Comment s’arrangent-elles de ça, elles n’ont pas l’air d’en avoir conscience. Elles papotent, s’inventent des vies, remplissent des carnets, y collent des photos, des billets écrits en classe, des numéros de téléphone, des critiques de films. Elles écrivent, elles aussi, ce mot ridicule, lourd, chaud et terrible, l’amour, elles mettent des majuscules partout, multiplient les points d’exclamation, inventent le point d’ironie, le point d’émotion, vont à la messe et écrivent des poésies. Tout est là… Peut-être un manque d’ennui, tout de même ? « C’est quoi ton manque ? » lui demande Éric. Le la vibre, donne du souffle à Sarah, elle regarde son bras gauche, celui qui produit le vibrato, elle va jusqu’au bout de la note, il en reste quelque chose en elle, elle serre les fesses, comme si elle cherchait à retenir un écho, qui va manquer… Un jour elle aura des enfants elle aussi. Peut-être est-ce dans très longtemps ? Elle s’imagine, allaitant… Du lait, sortir de là ? Du sperme, sortir d’un sexe d’homme ; le boirait-elle ? Si bémol. Est-ce que mon vagin pourra se dilater assez pour laisser sortir un bébé ? « Faudrait d’abord qu’une bite puisse y entrer ! » Elle glisse le majeur de sa main droite dans sa fente (elle est toute mouillée, ça rentre facilement) et, mentalement, elle dilate ce doigt, le fait grossir, le pousse bien au fond, sa bouche s’ouvre. Do. Elle a joué de son doigt mouillé, un peu gluant, le son est si beau qu’elle pense être face à un secret. Elle a honte ; elle porte son majeur à sa bouche, l’enfonce, loin, sur le côté, et mord, jusqu’au sang, jusqu’aux larmes. Ré. Une île, une note. « Jeudi de lumière »… Réminiscence, raie de lumière, résonance, résolution, respiration de la dominante. Jeudi absolu de la justice des jonchets. Sarah retire un à un les bâtonnets jetés pêle-mêle sur son corps modulant. Jérôme, Éric, Paul, d’autres encore dont les noms altérés ne suffisent plus au jeu du réel. « Tu as transpiré comme une vache » lui dit Éric. Oui, j’ai pu moi aussi constater cela mercredi matin, le matelas était mouillé. Elle s’essuie avec la couette. Je vais faire le café, je reviens, elle est assise sur le lit, elle fume une cigarette. Le ré pose un problème nouveau : corde à vide, ou pas ? Changer de corde, changer de cœur, ou continuer, changeant seulement de position dans la roue des modulations. Là, elle ne sait pas encore… Un corps, un jour, la traversera, son ombre la changera, l’altérera. Il fait chaud, à quoi bon continuer ? Un voile passe devant son regard, elle a cessé d’être nue, elle est habillée d’un lourd sommeil. Éric la voit dormir, éteint le gaz, renonce à se faire à dîner, vient s’asseoir sur le divan, allume une cigarette, décroche le téléphone, le repose, se lève, va dans la chambre, reste sur le pas de la porte, regarde les cheveux de Sarah qui seuls dépassent de la couette, s’avance doucement, va au bureau, prend un carnet, regarde vers le lit, et, lentement, retourne sur le divan. Mi bémol. Le serpent lourd la mord, un peu de glace dans le ventre, ses cuisses serrent l’instrument, la sueur coule sur le bois. Sarah s’entend siffler, le souffle en elle comme une vapeur, je joue, je jouis… Elle appuie ses seins sur le violoncelle, ça la rafraîchit. Odeur d’eucalyptus… Elle tend l’oreille, non, rien, du silence bourdonnant, la maison semble lui dire : vas-y, continue, travaille ton instrument, n’aie pas peur, tu peux y arriver. Elle pense à un autre après-midi, elle à cheval sur les barres dans le gymnase, arrêt du temps, soudain, entre les cuisses. Elle écarte le violoncelle, se tourne vers la glace, observe sa vulve, le S inversé des petites lèvres, sensibles… Fa. Fatigue… Aller au bout ? Clin d’œil du clitoris, ultime vestige. Aura-t-elle un jour quelque chose à dire, ou bien lui faudra-t-elle le secours des enfants ? Vertige de la fin : aller voir sa mère, là, tout de suite, se planter devant elle (se planter devant elle…) et lui chanter sa gamme, en face ! Faille, tremblements, cette dernière note dans la gorge, comme un fait brut, sans paroles, dernière falsification fade. Fa dièse ? Vraie sensible, pour pouvoir un jour recommencer ? (Ou commencer, tout simplement…) C’est la nuit de l’instant, son côté, son regard de côté, sa torve césure qui attire et repousse. Samedi soir ; vomir, puis attendre, dans le silence, un appel, oiseau improbable, dans le même ton. Ne jamais oublier qu’un violoncelliste a l’âme entre les cuisses. Tout cela, bien-sûr, n’a pas eu lieu.

Je suis fatigué. Mais si bien…  Sarah est ici, là-haut, au 2e étage, en train de travailler, je l’entends (un peu) qui tape du pied. Nous commençons à faire l’amour. C’est beaucoup plus simple que je l’imaginais. Elle est charmante, et infiniment plus naturelle dans ces moments-là que je n’aurais jamais pu le concevoir. Dans le noir, qui est-elle pour moi ? Quand son visage s’efface, Sarah V laisse la place à Sarah, que je ne connais pas encore. Mais qui est si douce, si prévenante, si tendre, si indulgente, si drôle ! Une vraie amie qui aime faire l’amour, n’est-ce pas déjà, en soi, quelque chose d’inespéré ? Hier, j’étais chez Jean-Louis, le médecin, pour parler de ma mère. À mon retour, je la trouve installée à mon bureau, très tranquillement en train de lire mon journal intime.

J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »

dimanche 3 septembre 2023

Elegant people


On est toujours furieux contre ceux qui nous likent et nous complimentent. Ce n'est jamais le bon texte, qu'ils aiment, ces idiots. Écrire, c'est d'abord écrire contre ses admirateurs, qu'on a envie d'insulter sans oser le faire. Aimer une femme, c'est pareil. Ce n'est jamais ce qu'il faudrait aimer, qu'on aime, en elle. On est tenté de l'injurier, pour ça. 

Quand je serai mort, certains vont me manquer. Je les verrai se débattre avec la vie, de là-haut, et je ne pourrai plus les engueuler, pas les prévenir, ils n'entendront rien, ne comprendront rien. Ça doit être très frustrant, d'être mort, tout de même. Mais je fais semblant d'oublier qu'il en allait exactement de même du temps que j'étais vivant. J'en viens à douter : peut-être ne l'ai-je jamais été, vivant. De là vient sans doute que personne ne me prend au sérieux.

Le visage de Wayne Shorter me bouleverse. Pas seulement son visage, mais tout son corps et son inscription dans la vie, l'angle qu'il fait avec elle. Je l'aime, ce type. J'aurais voulu être alcoolique avec lui. J'aurais voulu porter ses saxophones, lui préparer à manger, réserver ses places dans les avions, j'aurais voulu qu'il me parle, après les concerts — j'aurais tout noté. Je me serais fait le plus discret possible. J'aurais été son secrétaire et son huissier, son factotum, sa gouvernante, son messager et son garde du corps. Je crois que j'aurais été très heureux. Dès que je songe à cela me reviennent en mémoire les quelques jours que j'avais passés à Thônes, en Haute-Savoie, en compagnie de l'X-Tet de Jean-Marc Boutin. Les voir vivre, les voir répéter, les écouter parler après ou avant les répétitions, faire la vaisselle en compagnie d'Yvon, le trompettiste, ce grand saucisson d'Yvon, aller avec eux dans la salle de répétition et me faire tout petit, tout cela m'a plu énormément, j'aurais pu vivre comme ça cent ans, sans lassitude, au pays du reblochon, sous les montagnes.

La vie sans ces musiciens-là n'a pas beaucoup d'intérêt. J'ai passé la nuit à noter tout ce que j'entendais, dans un documentaire passionnant qui est consacré à Wayne Shorter. C'est de loin le meilleur texte qui me soit passé sous les doigts. Pas un mot de moi. Je vais continuer. J'ai déposé un tweet, l'autre jour, qui disait : « La meilleure part de ce que j'écris, c'est toujours ce que je n'écris pas. » Évidemment, personne n'a compris. Ils pensent que c'est de la provocation, de la modestie, ou même de la fausse modestie, alors que c'est la stricte vérité, dite très simplement. Le meilleur de ce que j'écris, c'est toujours ce que je n'écris pas moi-même. Il y a bien assez de phrases dans l'univers, ce n'est pas la peine d'en ajouter. Il suffit de se baisser, d'en ramasser quelques unes, de les mettre sur la page et de les voir se réveiller d'un long sommeil. C'est un miracle, à chaque fois. Je crois que cette chose me vient de la musique, de la musique et de la radio, des voix du dimanche matin à la maison, et aussi, bien sûr, de la forme de mon esprit, de cet esprit d'enfant qui ne m'a jamais quitté. J'ouvrais grand mes oreilles, et je ne comprenais pas ce que j'entendais, mais je suis resté avec toutes ces phrases et ces mots et ces sons qui n'ont parfois pris sens que des décennies plus tard, qui ont beaucoup tardé à se fixer. Personne ne m'a expliqué, ce fut la grande chance de ma vie. Je suis resté un parfait idiot jusqu'à aujourd'hui. J'entends et je ne comprends pas. Mon cerveau n'est pas vraiment connecté à mes oreilles, ou alors le câblage est étrange, fait en dépit du bon sens. Mon disque « Double silence plein la bouche », c'est ça : j'ai fait des paragraphes avec les phrases, les sons et les musiques qui sont passés entre mes oreilles. J'ai noté. Pour voir ce que ça dit. C'est toujours là que je suis le meilleur — quand je ne comprends pas. Dès que j'ai compris, je deviens lourd, plat, ennuyeux — comme je dois l'être en écrivant ce que j'écris ce matin. J'aime bien comprendre, j'aime bien expliquer, mais ce côté-là de moi-même est médiocre, je le traîne sur le dos comme un vieux cartable trop rempli. Ma vie aurait dû être celle d'un copiste : je crois que noter c'est le grand art. L'originalité, je laisse ça à d'autres qui croient avoir quelque chose à dire. Je n'aurais jamais fait que bafouiller. J'aurais écrit des bafouilles, pour tenter de séduire (ça n'a jamais marché), et ce bafouillage me revient aujourd'hui comme un rêve qu'on a oublié au réveil et dont la reprise, au sein d'un autre rêve, nous émerveille par sa fraicheur et sa force innocentes.

La radio aura joué un rôle essentiel. Je l'ai tellement écoutée. Ce manque d'images m'a nourri pour mille ans. J'ai dormi avec elle, j'ai pensé avec elle, j'ai écrit avec elle. Les voix de la radio se sont déposées le long de mes artères, elles en ont contrepointé la vie solitaire, les voix et le sang et le son, c'est un tissu inoubliable et précieux qui tapisse ma mémoire. Quand on écoute la radio, on est toujours dans l'utérus du Temps, à l'abri, dans l'avant-vie, l'esprit peut se déployer tout à son aise, il est bien au chaud, nourri-logé, on laisse les péripéties à l'extérieur, on aura bien le temps, plus tard, de croiser les emmerdeurs et tous ceux qui vont nous expliquer la vie et le sens des choses. L'Harmonie, c'est le sens des oreilles. La liberté profonde mêlée au silence.

Donc je note ce que j'entends, et que, très souvent, je n'entends pas. Ça s'assemble avec ce que j'écris et que je ne comprends pas non plus, et de ces deux incompréhensions multipliées naissent des phrases et des harmonies beaucoup plus intéressantes et riches que tout ce que j'aurais pu inventer. Je suis un enfant de la musique concrète, moi. La musique concrète, c'est un art d'enfant qui place des sons les uns à côté des autres et qui s'émerveille. Le monde est si beau, quand on le regarde sans savoir. L'enfant entend des mots, les répète et voit dans le regard de ses parents ce que ces mots produisent. C'est le sens qui s'élabore, brique par brique, le sens qui sort du son et qui y retourne, en un va-et-vient bancal et sans fin : la poésie se tient discrètement dans ces parages. Les empreintes de pas sur le sol conduisent les enfants à la joie. D'autres sont passés par là. La grande euphorie de la vieillesse, c'est de retrouver le goût de l'enfance à travers les sensations qu'on ressuscite par maladresse. Si je n'avais pas écouté ESP et Nefertiti quand j'avais dix-sept ans, je serais devenu ingénieur ou cantonnier, peut-être même ministre ! Le désastre est toujours plus proche qu'on le croie. C'est de le frôler qui nous rend heureux. On se sent des ailes. Personne ne sait quel héros je suis… 

La seule loi qui ne souffre pas d'exceptions c'est celle qui affirme que personne ne peut nous entendre, et c'est très heureux car sinon nul ne nous aimerait. On le sait bien, quand on écoute sa propre voix enregistrée : ce n'est pas la vraie, et nos interlocuteurs n'ont que celle-là à se mettre sous la dent. 

La voix de Wayne Shorter me ravit autant que son corps. Il faudrait un livre pour raconter son passage du saxophone ténor au saxophone soprano, la tension ascendante ; la vie en si bémol. Je pourrais consacrer la vie qui me reste à écrire sur le sujet, mais il y a ce scandale et cette douleur que je ressens à “la fin” de Weather Report, à la manière dont l'arrivée du génial Jaco Pastorius a fini par en chasser Wayne Shorter. La jeunesse est une belle saloperie ! L'âme et le combustible de Weather Report, c'était l'opposition de Joe Zawinul et de Wayne Shorter, et même si Pastorius était deux niveaux au-dessus de tous les bassistes qui se sont succédés là, il a fait éclater le groupe, qui se mettait à jouer trop fort, et pour des teenagers qui voulaient danser. J'en veux à Zawinul d'avoir laissé faire ça. 

Autour de Wayne Shorter, les corps disparaissaient les uns après les autres (sa fille, son frère, sa mère, sa femme) comme si l'on voulait l'inciter à suivre ce chemin, alors qu'il avait, lui, accueilli les autres, et les avait chéris et réconfortés. Il faut imaginer la douleur qui l'a traversé le 17 juillet 1996, à Rome, quand l'avion de la TWA 800 qui transportait sa femme et sa nièce a explosé en vol, lui qui avait déjà été meurtri, ô combien, par la mort de sa fille Iska en 1983, suite à une saloperie de vaccination. Il y a ce morceau, de Weather Report, Elegant People. Wayne Shorter, c'est l'élégance de la douleur enfermée à double tour dans sa chambre d'hôtel, qui récite des sutras au matin avec la gueule de bois. Ana Maria se faisait un telle joie de faire connaître Rome à leur nièce Dalila, qui était peintre. « Tu sais, cet hiver a été long, mais j'ai l'impression que le printemps est revenu dans ma vie », « Rome, ce sera un peu ça », c'est ce qu'elle a dit peu de temps avant d'exploser en vol, à seize kilomètres de Long Island. Et aussi : « je passerai ma prochaine vie avec toi. ». On demande à Shorter de décrire sa femme en un seul mot, et il ne trouve rien d'autre que : « Top » ! Ana Maria était le sommet de ce qu'il pouvait attendre. Au sommet, elle y est restée. Et lui en bas, entre deux concerts. Elle avait arrêté de boire : la vraie vie pouvait enfin reprendre son cours… Le vol qu'elles devaient prendre a été annulé, et tous les passagers ont été redistribués sur un autre vol : « TWA huit-zéro-zéro, si vous m'entendez, répondez… » Elle se trouvait au siège 01-9. Wayne a ouvert la porte au lever du soleil et a dit : « Rob, dis-moi tout. » Rob Griffin dira : « J'ai vu plus de lui ce jour-là que je n'ai jamais revu depuis, au moment où je lui ai annoncé qu'Ana Maria venait de mourir dans un accident d'avion. J'ai vu qui était vraiment Wayne Shorter. » La tournée a été annulée. Sa femme lui avait dit : « Je mourrai avant toi, je ne veux pas être veuve. Tu auras la force de me survivre. » Et lui, il passa son temps à consoler les autres… « Nous devons trouver la constante qui est en nous, car elle attend qu'on la découvre. » Herbie Hancock, son meilleur ami, disait de lui : « J'ai l'impression qu'il est le vieux sage, et moi l'étudiant. » Un critique leur avait dit méchamment : « Vous ne vous renouvelez pas, vous ne faites que des variations, vous remaquillez vos compositions. » Wayne Shorter lui répondit : « Non, on les démaquille. » Et quand il raconte ça, il a l'air d'un vieux pharaon qui aime faire des blagues avant de retourner dans son sarcophage. Il est indestructible parce qu'il sait ce qui l'attend. 

Maintenant qu'il est mort, je peux bien le dire, je peux bien emprunter des phrases et des musiques qui me le feront rencontrer, je peux bien avouer qu'il ne me manque pas du tout, parce qu'il est plus là que jamais, celui dont j'écoute le son et le phrasé avec cette admiration mêlée de tristesse qui vient d'une joie supérieure et sacrée. C'est un autre corps que le mien avec lequel je chevauche la vie qui reste, un autre visage, une autre voix, une allégresse étrange et troublante qui me fait sortir de moi et me regarder de plus haut. Je me démaquille en présence de vieux compagnons.