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dimanche 11 mai 2025

Les noms et les sons



Comment s'appellent-ils ? Olivier B., Vincent C., Marcel M., Colar G., Dominique B., David J., Joël André B., Adrien S., Jean-Marie D., Philippe J., Philippe-André L., Jenny G., Jérôme T., Philippe C., GE EG, Quentin V., Laurent J., Sébastien B., Isabelle P., Rodolphe D., Aurore G., Pierre Jean C., Sabine A., François M., plus ceux qui ont choisi de garder l'anonymat, et sans compter ceux qui ne sont pas passés par la « cagnotte » pour m'aider, et dont j'ignore s'ils seraient d'accord pour que je mentionne leurs noms publiquement, cela fait beaucoup de noms, beaucoup de personnes, hommes et femmes, que j'ai envie de remercier, sans savoir comment le faire. Exprimer ici ma gratitude est insuffisant, j'en ai conscience, mais que faire d'autre ? Je ne sais pas. Qu'ils sachent au moins que j'ai été très sensible à leur geste, à leur générosité et à leur discrétion. Ces choses-là sont difficiles à expliquer et à exprimer car on a toujours le sentiment de faire trop ou pas assez, d'être maladroit et d'obtenir le résultat inverse de celui qu'on souhaite. Être sincère ne suffit pas, il faudrait l'être avec tact et discernement. Ce n'est pas facile. 

Je n'écris pas pour les lecteurs, il serait malhonnête de le laisser croire, je ne m'adresse pas à eux, sauf effet de style ou événement extraordinaire, mais il serait tout aussi faux de prétendre que je n'y pense jamais. Il m'arrive de recevoir des mails qui me parlent de ce que j'écris et je les lis toujours avec intérêt, car je me rends compte alors des conséquences de mes phrases (de leurs prolongements), conséquences qui sont impossibles à imaginer sans ces échanges. J'ai un peu l'impression, alors — peut-être vais-je dire une banalité —, que certaines de mes phrases sont ainsi continuées dans un sens que je ne pouvais concevoir mais qui, pourtant, se trouvait bel et bien en elles au moment où je les entendais. À l'instant où l'on écrit, il se passe une chose étrange : une force en nous éteint une à une certaines potentialités du discours qui nous vient, elle les ferme comme on referme des portes, les unes après les autres, parce qu'il est impossible d'habiter toutes les pièces d'une maison en même temps ; mais ces pièces existent néanmoins, on sait qu'elles sont là, à portée de pas ou de regard, ou d'imagination. Parfois on les évite parce qu'on sait qu'elles sont encombrées d'un bric-à-brac dont il faudrait des heures pour seulement le recenser, et qu'on ne peut pas perdre de vue le fil entr'aperçu, qui déjà menace de se rompre même quand on croit le tenir à l'abri du bruit ambiant. Ces messages de lecteurs rouvrent certaines portes qu'on avait décidé de laisser fermées, ou qu'on n'avait pas aperçues clairement, ce qui dessine un paysage ramifié en expansion infinie. On ne peut jamais mesurer les conséquences de ce qu'on écrit, on peut à peine l'envisager, dans le meilleur des cas, le deviner vaguement, le pressentir, mais c'est une chose qu'on réprime vite, car on s'y perdrait. Ce sont des lignes qu'on arrête à un certain point, faute de puissance cérébrale ou d'imagination, ou faute de désir, et qui sont susceptibles d'être reprises là où l'on croyait avoir atteint un terme. En un sens, ces mails recréent le bruit dont on a fait l'effort de s'abstraire pour écrire, mais ce bruit post-partumien est nourriture, contrairement à l'autre, puisque à chacun de ces embranchements peut naître une autre phrase, un autre paragraphe, un autre texte : Les points se transforment en points-virgules, ou en deux-points, et, de proche en proche, le territoire s'agrandit. Ça prolifère… 

La situation de blogueur-autopubliant n'est pas simple, je vous assure, du moins d'un point de vue psychologique et moral. Drôle de statut que le nôtre… C'est Valérie S., rencontrée sur la défunte SLRC, qui m'a parlé pour la première fois des blogs, en 2002, et j'ai bien sûr ricané. Ce qu'elle m'avait mis sous les yeux n'était pas très bon, certes, mais mon ricanement était assez stupide. Je ne comprenais tout simplement pas ce qui avait rendu la chose possible et même inévitable, et mon esprit, il faut bien le dire, est par principe rétif aux innovations, surtout lorsqu'elles s'affublent de noms qui ne sont pas français. De ce point de vue, je ne suis pas prêt à confesser une quelconque faute, mais il en va des blogs comme de nombreuses inventions technologiques ou sociétales qui font fureur aujourd'hui : on sait que c'est une connerie, mais on ne trouve pas le moyen de faire sans (une contradiction de plus…). Pour le dire autrement, s'en passer nécessiterait des moyens financiers et une rigueur morale dont nous ne disposons pas. On en éprouve de la honte, mais on doit pourtant endosser cette situation, faute de mieux, à défaut de la revendiquer. On aura l'air un peu idiot, on semblera incohérent, mais tant pis. Nous utilisons des outils dont nous ne voulons pas vraiment, qui ne nous sont pas sympathiques, mais qui nous laissent tout de même une certaine liberté, du moins essayons-nous de nous en persuader. Par les interstices que ces outils mal adaptés oublient parfois de combler nous nous faufilons tant bien que mal à la recherche d'un peu d'air à respirer, cet air qui se fait si rare aujourd'hui.

J'entendais Boulez, dans l'interview de 1985 dont j'ai déjà parlé, dire à Michèle Reverdy qu'il n'avait pas peur de la page blanche. C'est aussi mon cas. La difficulté serait plutôt d'avoir à choisir parmi tous les sujets qui se pressent devant soi, dès qu'on songe à l'attaque d'un texte (comme dit Barthes). L'attaque, les commencements, l'entame, ce qu'il y a de plus agréable, de plus excitant, comme de mordre dans la baguette de pain qu'on vient d'acheter à la boulangerie alors qu'on se trouve encore dans la rue. Inscrire un sujet, un thème, des thèmes, des motifs sur la page, et les laisser d'abord s'arranger entre eux, observer leurs réactions chimiques ou biologiques, est le moment que je préfère. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres, tout aussi légitimes, tout aussi urgents ? C'est dans le premier mouvement d'une symphonie classique que le compositeur met toutes ses forces et son savoir, même s'il existe de belles exceptions, parmi lesquelles l'extraordinaire finale de la dernière symphonie de Mozart, la Jupiter. C'est là qu'il y a le plus de matière compositionnelle, de densité musicale. C'est en général un mouvement de forme-sonate, c'est-à-dire deux ou plusieurs thèmes qui sont travaillés en opposition dans une forme tripartite : exposition-développement-réexposition. La page blanche est la plus belle chose qui pouvait nous arriver. Mais on pourrait parfaitement imaginer le processus inverse. Que les écrivains ou les compositeurs aient d'abord affaire à une page noire qu'il s'agirait d'éclaircir au fur et à mesure, de nettoyer, de rendre intelligible. Partir du plein plutôt que du vide, du bruit total (le bruit blanc, en musique) qui ne nous quitte jamais, qu'on évide, qu'on élague, à la manière d'un sculpteur, créer des silences, du silence, des interruptions, afin que les phrases émergent petit à petit du tohu-bohu, imaginer que le texte procède par soustraction plutôt que par addition : à l'origine une phrase interminable et sans ponctuation ni respiration dont le sens échappe au logos, jusqu'à ce que celui qui écrit soit à même de trouver les points, les virgules, les parenthèses, les retours à la ligne, les espaces, les bornes. C'est d'une émancipation qu'il s'agit. Donner à une suite de mots la dignité d'une phrase, son autorité et sa relative indépendance, trouver dans les millions de possibilités existantes celle qui imprime à la proposition une physionomie qui nous soit sympathique, au sens fort du terme, qui résonne en nous avec justesse, qu'elle soit bien accordée à la forme de notre esprit. Un écrivain veut donner l'impression que les mots qu'il emploie sont tous des noms propres, et non des noms communs, même s'ils ont été cent mille fois entendus déjà, que ce sont des vocables, c'est-à-dire des mots prononcés, vocalisés, qu'ils ont un timbre spécifique et singulier, identifiable, qu'ils ne pourraient pas entrer sans dommages dans les phrases d'un autre que lui.

Les noms propres sont les premiers mots qui disparaissent, quand la mémoire vient à flancher, j'éprouve cette douleur chaque jour. Nommer est l'un des plus précieux attributs humains. Dans le nom, il y a en un précipité la figure, le lieu, la lignée, l'histoire et ses accidents, même si tout cela n'est plus audible depuis longtemps, poli par le temps, l'oubli et les inflexions générées par l'époque et sa langue. La généalogie et l'onomastique sont des sciences-sœurs de la grammaire et de la littérature. J'ai déjà parlé des génériques, qui étaient un des moments les plus attendus, à la maison, quand nous regardions un film tous ensemble. Le défilement à l'écran de tous ces noms blancs sur fond noir m'a profondément marqué, et je reste toujours à lire cette page qui souvent passe trop vite, dans les films contemporains. Souvent, même, je prononce tous les noms à haute voix. J'ai besoin de les entendre. Je me rappelle cette balade en voiture, à la fin des années 80, avec Céline, ma mère et une de ses amies. Je m'agaçais de ce que ma mère avait un besoin viscéral de prononcer les noms de tous les villages que nous traversions. En quelque sorte, elle les actualisait, leur donnait (ou leur redonnait) une vie sensible et réelle, au moment même où nous entrions dans ces villages, mais cela je ne l'ai compris que longtemps après. C'était un petit voyage en Cratylie, comme le dit Gérard Genette. On pense bien entendu au titre génial de Proust, Noms de pays : le nom. Aucun arbitraire, jamais, quoi qu'on en pense… Hermogène a tort. Comment le son d'un mot pourrait-il n'avoir aucun rapport avec sa signification ? C'est impensable, pour moi. C'est comme si l'on m'expliquait que le son de la clarinette n'a aucun rapport avec l'instrument en tant que tel, avec sa forme et son matériau, que la gamme majeure n'a aucun rapport avec la résonance naturelle des corps sonores, ou que l'on peut aimer une femme indépendamment de son corps. Qu'ils soient propres ou communs, les noms ont toujours eu une aventure dans la réalité, dans le concret, avant de s'établir comme tels. Ce ne sont pas des créations ex nihilo tombées par hasard sur tel individu, sur tel lieu, telle idée ou sensation. Et même si le nom propre, le patronyme, par exemple, n'avait aucun rapport avec la personne qui le porte, comment ne serait-elle pas, cette personne, influencée en retour par ce nom et sa sonorité ? C'est impossible. Les noms ont un âge, une vie charnelle, une biologie, presque ; il arrive qu'ils s'épuisent, ou qu'ils retrouvent longtemps après qu'on les croyait inertes une vie nouvelle. Nous avons tous eu, je crois bien, des démêlés avec notre nom de famille. Souvent haï, dans l'adolescence, à l'âge où l'on a honte de ses parents, puis compris, entendu, à l'âge adulte, enfin tendrement aimé, dans le grand âge, quand nos liens avec l'enfance paradoxalement sont plus forts que jamais et qu'on mesure tout ce dont on a bénéficié sans même s'en rendre compte, tout ce qu'on nous a transmis et dont nous ne découvrons souvent la puissance que bien tard, trop tard. Un patronyme, comme son nom l'indique, est le nom du père, de la famille paternelle, mais il y a un autre nom qui flotte près de lui, qui a une autre sorte d'existence, c'est le nom-de-jeune-fille de la mère (son patronyme à elle avant qu'elle prenne notre père pour époux). Ces deux noms n'ont pas seulement une vie parallèle. Il arrive qu'ils entrent en concurrence ou en conflit, qu'ils se croisent. C'est ce qui m'est arrivé, quand mon père est mort, et que j'ai annoncé à ma mère que je voulais désormais porter le nom que son mariage avait rendu silencieux. En effet, il peut arriver, et c'était mon cas, qu'on préfère une des deux familles dont on est issu, qu'on se sente plus en accord avec elle et ses représentants incarnés. Ma mère m'avait alors fermement mis en garde contre cette tentation. Je n'avais pas le droit de renier le nom de mon père, et ce, d'autant plus qu'il était mort. On voit très bien aujourd'hui à quel point elle avait raison. Mais au-delà de cette anecdote, c'est le balancement entre deux noms qui me fascine, le fait qu'on ne soit réductible ni à l'un ni à l'autre, qu'on se situe dans un entre-deux, dans une tension permanente entre deux pôles (masculin-féminin, comme dirait Godard). C'est le principe de la sonate. Plus j'y pense, plus je vois que la vie elle-même est une combinaison de forme-sonate et de variations. Les variations contaminent la forme-sonate et la forme-sonate informe les variations, les inscrit dans un cadre plus large, moins décoratif. Les familles coulent en nous comme des rivières dont il est impossible d'arrêter le flot ; on peut seulement choisir par moment de recouvrir le bruit qu'elles produisent par un arrangement personnel, une volonté, mais elles resurgiront toujours là où on ne les attend pas, car elles nous traversent plus que nous ne les traversons. 

Les enfants nous apprennent la mimologie, quand ils commencent à parler. Il faut bien entrer dans le logos avec les moyens du bord. Et c'est à cette occasion qu'on ressent les liens étroits entre mots et choses. Ensuite, nous les oublions, car l'habitude est une école d'oubli. Le mot table devient table, le prénom Jérôme devient Jérôme, le verbe mordre mord, et ce n'est que par la littérature ou la rêverie qui sourd parfois du langage lui-même et nous prend au dépourvu qu'il nous est possible de les délier de ce trop de nature, de retrouver en eux le goût de l'aventure et de l'imprévu, de l'accident et de la rencontre, de la musique improvisée, en quelque sorte. Ça me frappait beaucoup hier, alors que j'écoutais, absolument fasciné, un enregistrement du New Phonic Art à Baden-Baden, en 1971. Ah, c'est peu dire que ce groupe aura joué un rôle capital dans ma vie ! La rencontre miraculeuse de Michel Portal, de Vinko Globokar, de Jean-Pierre Drouet et d'Alsina a donné naissance à une musique absolument inouïe, et qui touche au plus profond de ce que je suis. Je crois bien que ce groupe n'a jamais eu de descendants, ni même d'épigones, car leur musique est tellement liée à ce qu'ils sont (à la fois instrumentistes de premier plan et compositeurs) qu'elle ne peut être pensée ni analysée avec les outils habituels. La qualité d'écoute qu'ils avaient développée, je ne l'ai jamais retrouvée ailleurs, et ce qu'ils ont fait dans ces années-là, personne ne l'a refait. À chaque fois que je les écoute, je reconnais chacun d'entre eux, avec sa très forte personnalité, mais j'entends également le son d'ensemble, cette chimère si originale qu'ils ont su créer. Ni ensemble ni solistes et pourtant les deux à la fois. L'équilibre est simplement parfait. Ils sont allés à la source du langage musical, comme des enfants qui découvrent les mots et leur pouvoir, le rapport entre le son et le vocabulaire. Je dois être une des seules personnes au monde à parler encore quelquefois du New Phonic Art (je les ai fait entendre dans Double silence plein la bouche). Monde englouti. J'en suis bien triste, mais c'est ainsi. Gardons ce trésor par-devers nous et espérons que des curieux, à l'avenir, tomberont sur ces sons et ces noms et sauront les entendre comme ils le méritent. 

Ici, j'ai envie de citer le célèbre poème de Francis Ponge extrait du Parti pris des choses : Pluie, qui me paraît très à-propos. Le New Phonic Art aurait dû le copier sur la pochette des disques qu'ils ont enregistrés. 

« La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu. »

« Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. » C'est ce qu'il faudrait arriver à faire quand on construit des phrases : que leur sonorité parle autant que leur sens, et qu'elle soit complètement particulière, on dirait aujourd'hui singulière. On en est très loin…

J'ai commencé ce texte en parlant des conséquences des phrases, de leurs prolongements. Les mots ont aussi des prolongements en nous, du moins certains mots qui s'imposent sans qu'on comprenne pourquoi. J'ai commencé un autre blog qui s'intitule Les Mots du roman. J'y dépose régulièrement des mots accompagnés de leur définition, sans plus. Je ne les choisis pas. Je ne sais même pas si un jour cela me servira, mais je sais pourtant qu'il me faut les garder là, dans cet enclos, qu'ils ont quelque chose à me dire que je ne comprends pas encore, et que, peut-être, je l'espère, de leur combinaison naîtra une substance insue ou inouïe, qu'une porte s'ouvrira. C'est une sorte de réservoir tel que peut l'être une série dans la musique dodécaphonique : on puise en elle des motifs, des relations, des thèmes, des contrepoints, des harmonies, des morceaux de réel ou des timbres. On verra bien… 

dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

dimanche 23 avril 2023

NON

C'est l'histoire de ma vie. J'ai arrêté le piano parce que je n'étais pas assez bon. J'ai arrêté la composition parce que je n'étais passez bon. J'ai arrêté la peinture parce que je n'étais pas assez bon. Je vais sans doute arrêter d'écrire parce que je ne suis pas assez bon. J'aurai beaucoup arrêté, dans l'ensemble. Il ne me reste plus maintenant qu'à arrêter de vivre, parce que je n'ai pas été assez bon dans cet exercice — et là, c'est indiscutable : j'ai toutes les preuves. 

La seule chose qui pourrait contredire un peu cet état des lieux est que ce que je vois autour de moi n'est pas très bon non plus, très loin de là. C'est même assez mauvais, dans l'ensemble. Il y a bien sûr quelques notables exceptions, que tout le monde connaît, ce n'est pas la peine d'y insister, mais dans l'ensemble, encore une fois, le niveau est assez catastrophique, parmi les publiés et les exposés (à tous les sens du terme). J'en ai quotidiennement des dizaines d'exemples, il suffit d'allumer la radio ou de lire quelques extraits de ce qui se publie de nos jours pour en être convaincu. Mais est-ce une raison ? Est-ce parce que les autres sont mauvais qu'on devrait avoir le droit et même le devoir de se faire publier ? Non, bien sûr. C'est seulement un tout petit peu rageant tout de même. Quand on fait lire ses petits machins, on est très exposé, figurez-vous. Les réactions, ou les absences de réaction sont tellement parlantes, tellement signifiantes, comme on disait dans ma jeunesse ! À elles seules, elles suffisent à nous donner l'envie pressante de baisser les bras, d'« arrêter les frais ». Tout cela est si ridicule… Toutes ces nanas (car il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes, comme par hasard) qui sont aujourd'hui invitées à la radio ou à la télé pour parler de leur livres nous donnent un avant-goût très puissant de l'enfer de médiocrité arrogante dans lequel nous sommes invités à planter nos crocs émoussés. Comment peuvent-elles, comment peuvent-ils ? Voilà ce qu'on se dit à chaque instant. Comment est-ce possible ? Comment peut-on décemment penser qu'on a le droit de publier des textes aussi misérables, aussi convenus, aussi soumis à l'esprit du temps et à sa langue, aussi peu exigeants ? Ah, on peut dire qu'elles nous épatent, ces inconscientes, que leur absence totale de vergogne et de lucidité nous en bouche un sacré coin ! Toutes-et-tous, elles-et-ils n'ont pas le moindre doute : ils sont légitimes. Ils peuvent être pianistes, compositeurs, peintres, écrivains ; c'est tout naturel, pour eux. Nadia Boulanger, elle, demandait à ses étudiants de connaître par cœur tous les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il y a quarante-huit préludes et fugues dans les deux livres du Clavier bien tempéré. Dans l'édition Henle, cela représente 259 pages. Et non seulement ça, mais elle leur demandait en plus de connaître chaque voix individuelle de chaque fugue (il y en a jusqu'à cinq par fugue) et d'être capable de reconstituer de tête la fugue en question à partir d'elles ! Autant dire que des étudiants comme ceux-là n'existent plus aujourd'hui. Yvonne Loriod demandait à ses élèves de savoir jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré (c'est déjà beaucoup moins difficile) et les trente-deux sonates de Beethoven (l'ancien et le nouveau testament). Voilà ce qu'il y a peu encore on considérait comme le minimum. Ça ne vous octroyait pas le moindre talent, bien sûr, mais au moins vous aviez une tête bien faite, et c'était un préalable indispensable. Ces exigences feraient rire, aujourd'hui, on bien les considérerait-on comme des résurgences malvenues d'un nazisme culturel qui ne dit pas son nom. 

On devrait féliciter les artistes qui produisent une non-œuvre, ou ceux qui non-produisent des œuvres. Ce sont eux, les grands héros de notre temps ! Ceux qui s'abstiennent. Ceux qui évitent la publication, le public, la publicité, la bien nommée renommée de ceux qui désirent être nommés deux fois, une fois par leurs parents et une fois par la rumeur, une fois par le sang et une fois par l'image. Mais, à ceux-là, personne ne songe à rendre hommage, bien entendu. Ils sont les oubliés définitifs, ils sont le terreau négatif qui donne à la lumière le pouvoir de sculpter les figures graves et satisfaites des œuvres positives. Ils sont morts avant que d'être nés, et c'est leur mort qui permet aux vivants de se réjouir de ne pas encore disparaître dans le tombeau. On ne les estime pas, et ce n'est pas qu'on les mésestime, c'est que l'estime ne se lève jamais sur leur horizon. À ce calcul approximatif, ils sont déclarés en découvert, leur solde est négatif ; le commodore a beau tourner le gouvernail en tout sens, il ne rencontre que vents contraires — aucune voie ne s'ouvre dans les flots gris qui sont autant de murs infranchissables. Il n'y a que leur mort réelle et définitive qui puisse parfois apporter quelque sens à une existence qui en manque absolument — c'est dans l'oubli éternel qu'ils espèrent un regain d'affection, ou seulement d'attention. Leur opacité est leur seul bien tangible, ils s'y accrochent comme à une main tendue sortie de nulle part. Les prend-on en photo que le cliché est flou, raté, sous-exposé, inutilisable, impubliable. Alors dans la solitude ils écoutent la voix lumineuse d'une Barbara Schlick, et rêvent qu'ils sont portés eux aussi dans l'ardeur de l'astre de vie par la grâce furtive d'un avantage indu, d'un malentendu loufoque. Ils avancent ainsi, de rêve en rêve, jusqu'au monde des opinions, qu'ils observent du dehors, prudemment, dont les roucoulades nacrées leur parviennent par bribes merveilleuses comme nous parvient la lumière des étoiles mortes depuis longtemps, ces noms brûlés déposés dans le ciel. Car les hommes n'apprennent rien, ils ne savent que mal servir les morts, ils n'existent réellement que dans le temps où il est trop tard, ils s'éveillent quand il est celui de dormir, comme des assoiffés qui se sont gavés de sucreries ; ils se croient immortels quand ils ont le sang déjà aigre et ils se plaignent de l'abîme quand la vie les traverse de part en part. Il faut dire une messe pour eux, ceux qui pleurent sans savoir pourquoi, ceux qui se réveillent à l'aube d'un dimanche ensoleillé avec l'envie de remonter à la source, à l'introuvable source du désir, ce désir qu'ils ont piétiné de fureur parce que leur regard ne rencontrait que des phrases vides et des grimaces. 

Les publiés d'aujourd'hui sont avant tout des gens pour qui la publication (la notoriété et la petite gloire qui l'accompagne) est l'essentiel. On n'écrit plus pour écrire, ou parce qu'on a quelque chose à dire, on écrit pour être publié. Cette perversion, ou sa version paroxystique, date vraisemblablement des années 80 du siècle dernier (années où la publicité est passée sans vergogne sur le devant de la scène, poussant dans les coulisses ceux qui la tenaient comme on pousse les vieux restes d'un repas à la poubelle), mais, depuis une ou deux décennies, elle a pris une ampleur qui ne laisse aucun doute sur sa féroce tyrannie. Tous les artistes et tous les écrivains ont toujours eu un besoin impérieux de se faire connaître et reconnaître, certes, mais ils avaient jusque là le souci, plus ou moins marqué, plus ou moins délibéré, plus ou moins innocent, de dissimuler ce vice infect sous l'éclat des œuvres qui les rachetaient un peu

La vitrine… Il n'y a que ça qui les fait mouiller. La littérature n'a pas toujours été pur prosélytisme pour soi-même enrobé de sucre et d'égards malsains pour la cité, ou bien si ? Je l'ignore. Je n'aime plus la littérature. Commençons par plonger madame Yamilah dans un état hypnotique et demandons-lui son avis sur la question. Madame Yamilah a la tête qui lui sort par les yeux, le sang qui bout, elle voit Jack Lang, un verre de champagne à la main, qui roule une pelle à la Culture et à la Presse, elle veut fuir cette orgie mais toutes les issues sont murées par des écrans géants qui trépignent en cadence jusqu'à l'assourdissement. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré autant. Je monte le volume de la Messe en si, je ne veux plus entendre mon cœur. Mais cette église, là, était-elle aux normes ? La poésie ne doit pas être l'écume du cœur, vous en êtes sûrs ? C'est déjà pas si mal, c'était, qu'on la recueille précieusement, celle-là, comme on éclaircit un bouillon dont l'aspect est bien moche. Victor Hugo, ou Flaubert ? Nous tournions entre la folie et le suicide. Flaubert, sans hésiter. Madame Bovary pour cinq cents francs, quand Hugo vendait son roman (son opus, comme dirait Arnaud Laporte) pour trois cents mille francs — il avait déjà les funérailles nationales en tête : Le BTP ne désarme jamais, Bernard Arnault ne dort que d'un œil, ses collections enflent comme une tumeur, comme une rumeur, les grands sentiments font les grandes réussites, dès lors qu'on sait en faire la réclame, tout est sur le visage et la nature morale a horreur du vide, elle doit constamment s'observer dans le miroir, se tâter le muscle et vérifier que le courant passe, c'est sa mesure — c'est ainsi que les vies vont à l'enflure : les mains sales ont les gants plus blanc que blanc, la vocifération ouvre la voie, les rhinocéros passent en convoi et les prudents s'écartent, gênés autant qu'intimidés. La gangrène par en-dessous ne dérange que les odorats trop sensibles. On peut rire, bien sûr, mais on rit seul. Quand je pense qu'on naît, qu'on meurt, qu'on se réjouit, qu'on s'afflige, qu'on travaille à toute sorte de métiers, qu'on est très occupé… Très occupé… Trop sans doute pour entendre. Les sourds ont des mines sérieuses, parce qu'il faut être sourd pour être sérieux, il faut s'occuper à réussir, et à le faire savoir, il faut en être, il faut influencer, c'est un métier, il faut être du bon côté de l'écran. Que c'est bête, bon dieu, que c'est bête ! La solitude, c'est le vide, c'est la torture du plaisir sans limite, c'est le rire incarné qui se retourne dans la chair, la solitude est aussi inhabitable que les larmes, qu'un paradis d'où seraient chassés tous ceux qu'on a aimés. Moi aussi j'ai eu vingt ans vous savez ! Moi non plus je n'ai pas eu le temps — et je ne l'ai plus non plus. Je suis enterré vivant mais ma tête dépasse et je vois les mollets des femmes. C'est beau mais elles passent trop vite. Elles sentent l'iris, le mimosa, les genêts et le lilas, l'herbe coupée, le foin et la sueur, il aurait fallu ne rien dire, ne rien voir, et surtout ne pas entendre leurs voix et ne pas les croire, mais la poésie est un maître tyrannique ; vivre sans elle ne nous a pas semblé possible. Je dis “poésie” par pudeur (et surtout par prudence). 

Regardez-les, un verre de vin et un cigare à la main, autour de deux jolies femmes. Mais pourquoi donc font-ils tous exactement la même chose ? Elle a la bouche pleine de dents mais ne sait pas enflammer son allumette, la péteuse. On l'a mise en vitrine et elle se régale ; on n'a même plus besoin de les rétribuer, ces connasses. C'est toujours ça de pris, semble-t-elle se dire. De quarts d'heure de télé en quarts d'heure de radio, il faut occuper le terrain. C'est l'interminable guerre du dégoût, jusqu'à saturation. Tout peut arriver… même rien. Nous y sommes. Alors on peut en venir à aimer la guerre et le massacre, seulement pour entendre un autre son, une autre musique, des paroles moins convenues, ou au moins pour en avoir l'illusion un instant, pour oublier un peu les vitrines des libraires et le sale boniment moral. Il n' y a pas grand-chose entre la Messe en si et le vacarme, entre la haine pure et la sainteté, et ce pas grand-chose, c'est encore trop. 

Je suis frappé, comme souvent, de constater que la langue française nous offre avec constance une carte très précise du sens tel qu'il s'entend chez les parleurs innocents : lourds et sourds peuvent très souvent s'échanger leurs effets, sans dommage pour la vérité. À une lettre près, ils disent la même chose, et ce rapprochement des deux signifiants est en lui-même un autre signifiant, terriblement sonore dans son mutisme apparent. Céline nous disait : « Ce qu'ils sont lourds ! », et moi j'entends : « Ce qu'ils sont sourds ! ». Depuis que je suis enfant, je souffre de cette affection, qui est ma plus tenace malédiction : on me met (ou je me mets) toujours face à des gens qui n'entendent pas, et je ne comprends pas qu'ils n'entendent pas, ou qu'ils n'écoutent pas. Je voudrais savoir pourquoi. Qu'ont-ils donc à craindre ? Que redoutent-ils d'entendre ? Eux-mêmes ? Car notre parole, lorsqu'on parle, fait surgir la voix de l'autre ; c'est comme un écho qui atteste de la présence : il y a un inévitable retour. Nous ne sommes pas seuls. 

Sans doute ai-je toujours eu peur d'être abandonné. Mon plus ancien cauchemar est un rêve dans lequel je suis sous l'eau, dans une rivière transparente qui me montre avec une clarté cruelle ma mère tranquille en train de ratisser le gravier du jardin. Il fait beau, c'est l'après-midi. Les formes sont parfaitement dessinées, d'une main très sûre. Et je crie pour appeler ma mère qui bien sûr reste imperturbable, affairée bêtement à une tâche qui me paraît aussi familière qu'absurde. Non seulement elle ne comprend pas ce que je dis, mais surtout elle semble ne pas l'entendre. Rien dans sa physionomie ne montre que ma voix porte. De quoi est faite cette eau qui nous éloigne des autres, qui nous tient enfermés en nous-mêmes ? Je crois que ceux qui aiment sincèrement la musique ont éprouvé cette terreur, car elle seule, la musique, peut nous faire sortir de cette prison, dans l'instant qu'elle advient. Au moment où j'écris ces lignes, une magnifique pie vient tout près de moi, qui resplendit dans le soleil. Elle ne fait aucun bruit, elle qui peut en faire tant quand elle s'avise de pérorer. Elle aurait pu me dire tout ce qu'elle avait sur le cœur : par exemple que le ciel est orange, ou vert, ce que personne ne voit, que les champs autour du village sont recouverts d'un voile qui l'empêche de s'y reposer, que les parfums des chemins au printemps la rendent folle, et qu'elle doit voler très haut pour ne pas raconter tout ce qu'elle sait des hommes. Elle aurait pu me parler, et je l'aurais écoutée, mais elle sait que moi non plus je n'ai d'oreilles qu'au dedans de moi et qu'elle perdrait son temps. « Ce qu'ils sont sourds ! » pensent des hommes tous les animaux. Pour ma pie, je ne suis qu'un homme parmi les autres ; je peux, au mieux, écouter Bach ou Albeniz, mais je suis sourd à tout le reste. La réalité est infiniment plus grande que nos sens, et notre clavier est si pauvre qu'il nous impose de faire intervenir la Science pour décrire ce qui nous entoure, preuve absolue de notre infirmité. Le silence des bêtes, par moment, quand nous parvenons à faire taire notre lancinant babil, nous laisse entrevoir la parfaite complexité de l'univers. 

La mauvaise littérature est affaire de conviction, elle manque de silences et d'effroi dans ses phrases, tout est rempli, comme les prosélytes ont l'esprit rempli de vérité, tous les embranchements sont déjà inscrits sur la carte, la signalisation est très claire, les balises clignotent et parlent haut. C'est sans doute ce qui la pousse à vouloir être très-visible, car l'image comble ceux qui en sont avides. La mauvaise littérature est imperturbable car elle sait à l'avance ce qu'elle doit entendre, et donc ce qu'elle peut dire. Nous n'avons avec elle aucune conversation réelle. Elle parle toute seule, elle vit dans un milieu stérile, à l'abri des bactéries et des virus dont elle se croit menacée. Tous les fleuves du monde, tous les vents, tous les océans, toutes les bêtes et tous les poèmes l'observent de loin, comme un monument sans fenêtres qu'il vaut mieux éviter, mais rien n'entame son aplomb de plomb. Elle a le nombre et la publicité pour elle, et la télé, et la statistique, et la rumeur, et la renommée, et la puissance de l'autorité rassurante. La mauvaise littérature est tout entière dans le « live », dont ils raffolent tous, qui à l'envers se lit « evil », le mal, elle colle à la vie comme le sparadrap à la plaie, le sparadrap qui prétend empêcher le mal alors qu'il ne fait que le recouvrir. Ils veulent être vaccinés, ils veulent traverser l'art sans une égratignure, en continuant de penser ce qu'ils pensent, en continuant de vivre comme ils vivent, ils veulent rester moraux jusque dans la lecture, ils veulent être préservés et innocents. Nous avons lu pour nous faire du mal, et c'est bien ce qui est condamné aujourd'hui. Je ne vois pas comment un véritable écrivain pourrait aujourd'hui ne pas s'autocensurer. Il sait que sauver l'humanité n'est pas de son ressort et que ceux qui s'en vantent sont des assassins en pantoufles ; il est irréconciliable, ce qui rend sa parole presque impossible : il ne peut pas parler librement, il est trop seul pour cela. Il n'a de refuge qu'en lui-même et ses phrases — autant dire qu'il est nu comme un nouveau né. Tous ceux qui parlent en meute sont protégés par elle mais ont les jarrets coupés et des mains d'automate, car leurs phrases sont déjà écrites à l'avance (elles s'écrivent toutes seules) : on les voit venir de loin, tenus serrés par l'image et la bouillasse éditoriale. En cour, ils sont aussi interchangeables que des secrétaires d'État ventriloques : quel que soit le remaniement ministériel du jour, leur dialecte pasteurisé et veule aura le goût de l'industrie, tous ils parlent depuis leur filière ; on a l'impression qu'ils n'ont pas vu la lumière du jour depuis leur naissance, et que leur étable sonorisée est le seul monde qu'ils connaissent. Ce qu'ils prennent pour la morale est l'ensemble des règles que leurs chefs-produit ont édictées durant leur dernière réunion marketing. 

La mauvaise littérature est avant tout affaire d'oreille, ou plutôt d'absence d'oreille. Et comme l'absence d'oreille est le signe distinctif essentiel de notre époque, il est parfaitement normal que nous vivions dans une société post-littéraire. Un des signes les plus patents de ce manque d'oreille est la sensibilité (ou plutôt l'insensibilité) aux scies langagières, ce venin sucré. Je le remarque quotidiennement. Les rares personnes qui font état de leur allergie aux scies de la parlure contemporaine le font toujours avec un retard considérable. Quand elles prennent conscience d'une de ces horribles rengaines, on peut être certain que celle-là a déjà deux ou trois ans d'âge. Durant ces deux ou trois années, ces gens sont restés complètement sourds. À chaque fois que j'ai pointé une nouveauté en ce domaine, on m'a répondu par des exemples complètement hors d'âge. C'est un peu comme si, aujourd'hui, quelqu'un s'avisait soudain qu'on dit beaucoup (peut-être même exagérément) « c'est vrai que ». Pour en revenir à la musique, je suis très frappé de voir qu'il est devenu impossible d'affirmer tranquillement (par exemple) qu'un Thomas Enhco est une nullité caractérisée. Essayez, vous verrez quelle levée de bouclier vous allez susciter. Il y a encore trente ans, la question ne se serait même pas posée. Aujourd'hui, on va vous demander des preuves de ce que vous avancez. Mais quelles preuves pourrait-on apporter à des sourds ? Si je leur dis qu'ils sont sourds, ils vont hurler au fascisme. Alors je ne dis rien. C'est le fait même de devoir en parler, qui est extraordinaire ! C'est le fait d'avoir à prouver que le ciel est bleu, qui devrait faire dresser les cheveux sur la tête ! Sans doute vivent-ils dans un monde dans lequel le ciel a cessé d'être bleu, et c'est moi qui suis en retard. 

Ce qu'il faut, c'est dire NON. Mais ce n'est pas facile, de dire non, quand on veut tellement que les autres nous disent oui. J'ai beaucoup écouté Federico Mompou, depuis quelques jours. Il m'aura fallu soixante ans pour être capable d'aimer cette musique qui, il y a trente ans, me paraissait trop simple, pas assez composée. La vie est compliquée. Mes goûts ont changé, mais finalement pas tant que ça. Au-delà des spectaculaires volte-face et reniements, il me semble que le fond est resté assez stable, heureusement. Mompou était là depuis longtemps, mais un surmoi tyrannique me retenait. À lui je ne veux plus dire non. Je me retrouve tellement dans cette manière d'improviser. Où sont passées toutes ces centaines d'heures (ces milliers !) passées à improviser ? Qu'en ai-je fait ? J'ai jeté toutes les bandes magnétiques qui en avaient gardé la trace. Dommage. C'est fou tout ce que j'aurais jeté ! Arrêté. J'aurai passé ma vie à dire non. D'ailleurs ma mère m'appelait « Monsieur Non », quand j'étais enfant. Plutôt mort que sympa… Ça ne rend pas la vie facile, je vous assure. Il me semble que lorsque je serai mort il ne subsistera rien de moi. Aucune trace. Tout à fait comme si je n'avais jamais existé. Ci-gît l'Absent. Le non-advenu. Sur ma tombe : rien. C'est trop simple, d'aimer. Ou alors c'est beaucoup trop compliqué. On verra ça après la vie. 

Ma voix ne porte pas. — C'est un constat. Je n'aime pas les gueulards. 


samedi 22 avril 2023

Callada

 


Il n'y a pas de meilleur compagnon que Federico Mompou pour qui aime se promener solitairement, l'après-midi, dans la nature gardoise. Lui seul laisse assez d'espace à l'esprit pour vagabonder, sans heurts et sans attente définie — il marche du même pas que le musard, sans rien lui imposer. C'est dans le calme que Mompou improvise. Il ne développe pas, il n'insiste pas, il ne raconte pas. Il ne connaît pas plus sa destination que nous ; il songe à nos côtés, comme une ombre pensive et fraternelle. Nous passons, lui et moi, dans le temps qui coule en nous. J'avance en direction de l'Absence. 

C'est le calme qui préside à nos pas, aux siens et aux miens. Quelques fragments de mélodie, ça et là, quelques accords posés comme au hasard, chansons oubliées, danses esquissées, je marche dans ses traces, dans les parfums du printemps, près de la terre déjà sèche, sous les chênes. Je croise des chevaux, des moutons. Ce n'est pas une musique de boulevard, pas une musique d'avenue, ni d'autoroute, c'est une musique de chemins où l'on marche seul, sur des pierres dures et coupantes, où chaque sentier est un désir nouveau, un désir paisible et doux. Ses motifs, il ne les cache pas, il ne les compose pas, il n'a pas l'ambition ample des symphonistes, il chantonne près de nous. 

Ces promenades d'après-midi sont une joie exaltante, solitaire et triste. On dirait que ce sont les derniers instants de bonheurs qui nous sont confiés. Il faut être là. Nous nous souvenons de la vie, des amours, des plaisirs, des douleurs, du temps qui a passé, et les nuages au-dessus de notre tête forment des pays étranges, aussi instables que notre âme. J'existe à peine. 

Je me perds dans la garrigue, ma solitude me porte ; j'ai l'âme légère, presque trop. Mes pas me détachent de la Terre. Un oiseau triste et léger me suit du regard : lui non plus ne me comprend pas. Je devine ses appogiatures, ses traits et ses arpèges. Il compose dans le ciel une mélodie silencieuse et transparente et dans les feuilles sèches glissent des serpents rapides qui n'ont pas peur de moi. Le chemin et le calme sont des mots frères. Depuis ma tête le son du piano descend vers mes mains que je laisse libres et innocentes. Le bonheur impensable qui me traverse nettoie mon âme. La pensée s'éloigne doucement, je la vois me quitter, ne fais rien pour la retenir. Mon cœur bat, lentement, calmement… Il fallait être là.

vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit.