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samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis ! 

vendredi 17 mars 2023

Le bandeau et moi (et moi)

J'hallucine, comme disent les jeunes ! 

Une fille à tête de cul publie sa photo sur Facebook, qu'elle commente ainsi : 

Physique : 6/10
Intellect et culture : 9/10
Caractère/personnalité : 8/10

J'en vois une autre qui chaque jour dépose des autoportraits d'elle, sans commentaires. Elle est souriante et n'est pas désagréable à regarder, certes, mais quel peut bien être l'intérêt de montrer son visage ainsi sur les réseaux sociaux… si ce n'est pour se proposer ? Pour mettre la viande à l'étalage ? Ça ne les dérange pas un tout petit peu, quand-même ? Mes contemporains sont devenus complètement fous, je ne vois que cette explication. La nourriture industrielle, peut-être ? À moins que ce ne soit un empoisonnement par les vaccins ? Ou l'eau du robinet ? N'ont-ils plus la moindre pudeur, la moindre lucidité, ne parlons même pas d'humilité ou de décence, encore moins de sagesse ? Intellect et culture : 9/10 ! Faut-il être complètement taré, tout de même, pour croire (et affirmer publiquement) une chose pareille ! Et je préfère ne rien dire de son jugement sur son caractère et sa personnalité ! Mais la personnalité… Nous y voilà ! C'est bien le nœud de l'affaire, en effet. Tous ils sont absolument satisfaits d'être ce qu'ils sont et ne s'imaginent pas autre une seconde, ou, s'ils l'imaginent, c'est du bout des lèvres, pour le principe, parce qu'il faut le dire — mais on voit bien qu'ils n'en pensent pas moins. 

Ils ont de la personnalité, ils ont du caractère ! Ça oui, on ne peut pas en douter, en effet, et c'est bien ce qui nous poussera à les éviter tant que nous en aurons la force. Est-il encore possible de croiser un être humain normal, quelqu'un qui n'ait pas la personnalité et le caractère d'un Cyril Hanouna ou d'un Joey Starr ? On en doute.

Il y en a une autre, que je suis depuis longtemps, et qui est assez jolie et même sexy. Elle aussi dépose énormément de photos d'elle, toujours sous son meilleur aspect, souvent en compagnie de célébrités, et se fâche dès qu'un homme lui fait un compliment un peu trop direct. Mais pourquoi donc met-elle la marchandise en vitrine, alors ? Croit-elle qu'on va la complimenter sur son intellect, sa culture, sa glorieuse personnalité et son caractère angélique ? Mais que croient ces femmes ? Qu'elles sont tellement supérieures aux hommes qu'elles peuvent en toute impunité les prendre pour des imbéciles ? 

Je voyais hier la couverture d'un roman écrit par un tout jeune écrivain, dont c'est le premier livre. L'éditeur a cru bon de gratifier ce livre d'un bandeau, avec photo et nom de l'auteur, comme si celui-ci nous était aussi connu que Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline. Or, cet écrivain, personne ne le connaît (en tant qu'écrivain) — par définition, puisqu'il s'agit de son premier livre. Quelle peut bien être l'idée de l'éditeur (et de l'auteur qui a accepté cela) ? Il faut des années, et parfois des générations, pour qu'un nom s'impose, et ce qui impose le nom, c'est l'œuvre. Mais je devrais écrire "il fallait". Je n'y suis plus du tout. Je n'ai plus avec mon époque que des rapports si lointains et si lâches que plus rien de ce qui m'en parvient ne m'est compréhensible. Ce qui impose le nom, aujourd'hui, c'est le nom. Ce qui impose l'image, c'est l'image. Ce qui impose l'œuvre, c'est le culot de celui qui se prend pour son auteur. Image, nom, personnalité, caractère, moi, publicité, réseau, auto-jugement, soi-mêmisme, l'époque était mûre pour les attestations qu'on se fait à soi-même. Il y a trois ans, nous avons connu cette chose extraordinaire : nous signions au bas de bouts de papier imaginés par des déments grâce auxquels nous nous autorisions à sortir de chez nous pour aller acheter un kilo de patates, et nous tendions ces attestations à des gendarmes, sans que personne ne pouffe de rire, sans que personne ne se mette à hurler à la mort ! L'humanité est revenue au stade de l'enfance et personne ne semble s'en offusquer, ou même s'en apercevoir. Je dirais que je suis écrivain et que je m'autorise à m'autoriser à respirer. Et toi, à quoi joues-tu ? Pareil que toi mais en mieux. Eh bien jouons ensemble, alors ! Nous sommes beaux, nous sommes merveilleux, nous sommes NOUS ! 

Ils veulent le nom, ils veulent l'image, ils veulent la gloire, la “visibilité”, la renommée, dès qu'ils ont fait trois ronds dans l'eau, et souvent beaucoup moins. Comme les enfants qui interpellent leur mère : REGARDE ! T'AS VU ? en se dandinant entre deux pâtés. Tu m'as vu ? Autrefois, on appelait ça des m'as-tu-vu.

jeudi 11 février 2021

Entrevue galante


Je fais toujours — ou plutôt, je finis toujours par faire — la chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse. Je suis le contraire de quelqu'un de conséquent, bien que je ne sois pas le moins du monde inconséquent. J'y arrive toujours, à cette pointe morte de la trahison de moi-même. J'y arrive par un chemin ou par un autre, mais j'y arrive inéluctablement. Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, que, vu du dehors, je passe pour un con ; ou pour un débile, ou pour un tordu — ce que je ne suis pas non plus. Moi aussi, si je pouvais me regarder du dehors, je penserais que je suis complètement con. Et sans doute, d'une certaine manière, le suis-je. C'est comme ça. Je sais immédiatement qu'elle est la chose à éviter absolument, à propos de quelqu'un, d'une situation, d'une relation, ou de moi-même, et je vais, parfois après mille détours, arriver à faire la chose dont je sais depuis toujours qu'il ne faut pas la faire. Ce n'est pas de l'inconséquence. L'inconséquent en arrive à l'inconséquence par manque de conséquence, il ne tire pas les conséquences des actes, des paroles, des situations. Moi j'y arrive par trop plein, par un désir impérieux de me confronter au paradoxe, parce qu'éviter l'obstacle serait vraiment trop décevant. C'est un peu comme si en ne faisant pas cette chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse, j'allais décevoir la partie adverse en moi, le traître intime. Ce traître intime est une partie essentielle de mon être profond. Je peux me décevoir moi-même, ça j'en ai l'habitude, mais je ne peux pas décevoir l'autre. Je ne peux pas trahir le traître car je sais qu'il est la Vérité. Être fidèle à soi-même, c'est très facile. Être fidèle à l'Infidèle, c'est autre chose. La vérité d'un être se tient toujours au-delà. Pour cette raison, il est impossible de s'y tenir. C'est une place de laquelle on tombe — sans cesse. On tombe de niveau en niveau, de traitrise en contre-traitrise, en une spirale sans fin. Il y a toujours une porte supplémentaire à ouvrir. Je suis prêt à tout pour torpiller la vulgaire conséquence, celle qui nous mène de place en place, en évitant les balles qui sifflent à nos oreilles. Par "places", j'entends ces encoches faites dans la réalité, dans lesquelles les gens font halte, le temps de se dire : « Ça c'est moi. » Ils sont pris dans une théorie. La succession de ces places fait une vie, pour certains, une carrière. Ils ont la sensation d'avancer dans la galerie qu'on leur a alloué. Je les envie, parfois.

Savoir ce que l'on trahit suffit pour se connaître. La plupart des gens trahissent sans même le savoir. Ou, s'ils sentent bien qu'ils sont en train de trahir, ils ne savent ni quoi, ni qui. Ils préfèrent tourner la tête de l'autre côté, là où le désir est moins violent.

C. me dit que je suis masochiste. Il se trompe. Ce n'est pas du tout le masochisme qui me meut, ni le sadisme. Je ne peux faire autrement que d'aller à la seule place qui soit mienne, étant inhabitable. La seule place dont on ne peut me déloger, c'est celle qui n'offre aucune adhérence. Si j'étais masochiste, je n'oserais pas dialoguer avec le traître. 

mercredi 23 mai 2018

La Machine (rediffusion)



— On ne peut jamais, jamais, jamais, dire qu'on n'est pas un (qu'on n'est pas réellement soi). On ne peut jamais, jamais, jamais expliquer… enfin, je veux dire, on ne peut jamais parler sincèrement, simplement, honnêtement, c'est impossible, et parfois je me demande pourquoi. Je ressens toujours un malaise terrible à écouter parler les gens, à les voir ne pas dire, à les entendre dire autre chose que la simple vérité, que les choses “telles qu'elles sont”… C'est plus fort que nous, nous ne pouvons pas faire autrement, il faut que nous donnions de nous une image, sinon aimable, du moins favorable, qui nous semble à nous intéressante et surtout conforme à l'idée que nous voudrions que les autres se fassent de nous. J'aime ça, je n'aime pas ça, presque toujours, ça signifie : regardez comme je suis intéressant, comme mes goûts sont en accord avec le personnage que j'interprète. La cohérence est l'ennemie du genre humain. Je suis sensible à ça, sans doute en grande partie à cause du concert. J'ai vu dans ma vie des centaines de concerts, de toutes sortes, et j'ai toujours, depuis que je suis tout petit, ressenti ce malaise, vous savez, quand les autres, après le concert, vous demandent ce que vous en avez pensé, ou vous expliquent ce qu'ils en ont pensé. La plupart du temps, vous n'en pensez rien, rien du tout. Mais il est impossible de le dire. Alors immédiatement (mais l'adverbe est très mal choisi, justement), vous commencez à faire fonctionner la machine.

— De quelle machine parlez-vous exactement ?

— Je parle de ce mécanisme extrêmement complexe, qui s'élabore à l'intérieur de nous dès que nous nous trouvons face à une œuvre d'art ou à quelque chose que nous prenons comme tel, qui met en branle des dizaines de catégories, ce mécanisme qui fait intervenir les sensations, les sentiments, la morale, la psychologie, l'intelligence, la physiologie, la mémoire, la peur, le désir, l'ambition, l'instinct de survie, la jalousie, j'allais oublier la culture (au sens ancien), et même peut-être l'angoisse de la mort. À chaque fois que j'entends des gens autour de moi donner leur avis sur un concert, sur un disque, je me sens mal à l'aise parce que je sais immédiatement qu'ils ne disent pas la vérité. C'est comme si une forêt de signaux lumineux s'allumaient précipitamment les uns après les autres au-dessus de leur tête, ces signaux lumineux étant reliés chacun à une des catégories dont je viens de parler. Aucun n'est en lien avec la musique ! C'est ça qui est fascinant. Les “jugements” sont toujours émis en fonction de tel ou tel impératif extrinsèque et contingent. Vous allez me dire qu'il en va ainsi de tous les jugements, que ce n'est pas propre à la musique, et vous aurez raison, mais il me semble que c'est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique, peut-être paradoxalement parce que la musique est l'art qui est en relation avec tout. La musique donne trop d'informations au cerveau, il y a une espèce de sidération à se trouver face à une symphonie de Beethoven. Qu'en penser ? C'est impossible à dire, à expliquer, à résumer, à transmettre. C'est comme une décharge électrique, mais une décharge électrique qui fait penser, et qui fait penser avec le corps. Elle vous atteint à un moment donné, durant un laps de temps délimité, et pourtant elle met en jeu le temps total de votre vie, y compris celui que vous n'avez pas encore vécu par vous-même. La musique, elle, a déjà vécu la vie que vous allez ne pas réellement vivre, ou pas complètement, en tout cas. Elle vous rappelle par anticipation que vous n'allez pas habiter votre corps, votre demeure, à chaque instant de votre vie, que vous vous êtes absenté bien souvent de votre vie, tandis que le bruit du monde, lui, persistait, donnait la mesure, sotto voce, du drame en cours. Ceux qui s'occupent du son parlent du signal sur bruit, pour désigner le son pertinent, ce qui se dresse hors du déchet, et qui fait sens, pour l'auditeur. L'être humain est plongé dès sa naissance dans une rumeur qui ne cesse jamais. Même au plus profond de nous, quand nous faisons silence, quand tout autour de nous est silencieux, cette rumeur est là (le “dialogue intérieur” ne cesse jamais), elle bruit (oui, "bruit" est aussi une forme verbale, ce n'est pas seulement quelque chose que nous recevons passivement !), elle est le signe audible de la vie, dont nous sommes à la fois les exécutants, les réceptacles et les transmetteurs. La musique est un arrachement à la vie, à la vie qui bruit sans le savoir, à la rumeur du monde, elle est la conscience qui informe cette rumeur, qui la fait s'arracher à elle-même, qui lui fait rejoindre le temps dans une conjonction (presque) impossible. Je pense à ces sons qui n'existent pas. Je pense aux descriptions de ceux qui étaient dans les tours, le 11 septembre 2001, et qui parlent de ce qu'ils ont entendu. Je pense à ce son que j'ai entendu, en 1995, lors du tremblement de terre qui a eu lieu en Haute-Savoie cet été-là. Ce sont des sons qui ne sont pas au catalogue. La rumeur du monde, c'est une infinité de sons, moins quelques uns. Ces quelques uns peuvent être les sons de la catastrophe, ou les sons de la musique. C'est pour cette raison que je parle de sidération, face au Quintette de Schubert par exemple, ou encore face au mouvement lent de la sonate Hammerklavier, joué par Gilels. Quelque chose se dresse, devant vous, quelque chose se constitue là, soudain, qui échappe au catalogue prévu par le monde humain, quelque chose vous permet, si vous empruntez ce véhicule, de vous retrouver ailleurs, véritablement ailleurs, c'est-à-dire d'échapper à la mort. Vous savez, on parle toujours du silence après Mozart “qui est encore du Mozart”, mais cette image n'est pas une image, c'est la stricte vérité. Le son vrai provoque un silence inouï, inouï au sens propre, comme si le monde se taisait, soudain, face à l'événement, l'avénement de la vérité (et la vérité ne se trouve jamais dans un dialogue). L'air du catalogue de Don Giovanni, cette pure merveille, c'est un peu la mise en situation théâtrale de ce que je vous explique. La femme qui n'est pas au catalogue est la femme que tous les Don Juan cherchent en vain. Les hommes chantent dans l'espoir de faire taire le catalogue infini avec lequel ils sont tous nés.

lundi 25 septembre 2017

Malédiction



Je me regarde dans le miroir de l'écran. Je ne me reconnais pas. Je ne me reconnais absolument pas. L'autre jour est passé ici un jeune homme très sympathique, qui se prénomme Quentin. Il m'a pris en photo. J'ai regardé ces photos sur l'écran de son appareil numérique. J'ai été très frappé de ce que j'ai vu. Ce visage, comme se fait-il que ce soit moi, comment se fait-il que je sois devenu lui ? C'est presque impossible à soutenir. Une douleur fulgurante. Je suis là ? C'est moi ? C'est le moi que voient les autres ? C'est le moi que voit Isabelle ? Je verrais ce type là, moi, je fuirais immédiatement ! Quel formidable écart avec moi-même ! Mais pourtant, comme je sais que c'est bien moi, tout de même, quel est le moi en moi qui ne supporte pas ce moi-là ? Comment se fait-il que ces deux mois ne puissent pas se voir en peinture, et même, ne se reconnaissent pas ? Si je devais faire mon portrait, en peinture justement, et si j'en étais capable, ce n'est assurément pas celui que je vois dans le miroir que je peindrais. Est-ce à dire que je me trompe complètement sur moi-même ? Est-ce aussi simple que ça ? Quel est cet écart qui dissocie ces deux mois, qui les écarte l'un de l'autre, qui les sépare comme on sépare au scalpel l'épiderme du derme ? Qu'y a-t-il entre ces deux mois ? La nuit, seulement ? Ou bien, au contraire, le plein jour, la lumière et sa vitesse terrible ? Comment ferais-je, si je voulais me peindre alors que je ne veux pas peindre celui que je vois dans le miroir ? Quel est le sujet que je prendrais pour modèle ? Où se trouve-t-il ? Est-il déjà mort en moi ? Est-ce un souvenir de moi ? Un moi qui n'existe que dans ma mémoire, ou dans mon imagination ? Une projection ? Mais si c'est bien d'une projection qu'il s'agit, de quoi, de qui est-ce la projection ? De mon désir ? Je ne peux pas me satisfaire d'une idée aussi bête, c'est impossible. Un désir n'a pas de traits, pas de visage, de chair, pas de volume, pas de poids ni d'odeur. Un désir n'existe que dans un monde parallèle, il se pose ça et là comme un papillon sur une fleur, sur un corps, sur un visage, mais il n'est pas ce corps ni ce visage. Je regarde la visage d'Isabelle, le visage qu'elle a, à Annecy, dans la photo bouleversante que j'ai faite d'elle, habillée de rouge, enveloppée de rouge, gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Je suis à l'intérieur d'elle, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Et je me demande encore : où suis-je ? Quel est ce moi qui est contre elle, en elle ? Je ne le connais pas. Et je suis pris de vertige : elle le connaît, elle, ce moi, et moi je ne le connais pas. Je suis plus étranger à ce moi-là qu'Isabelle qui est pourtant si loin de moi. Ça m'arrache la peau, je ne suis plus qu'une masse d'organes fumants et sanguinolents, hurlants, pas encore vivants, pris dans une masse de rien qui bout, qui tremble, qui délire, qui suffoque. Entre eux et moi, le sang, la persistance de la vie organique, le souvenir de la veille, la peur de mourir, l'ombre des disparus, mais quoi, ce n'est rien encore, ce n'est que de la matière qui palpite, sans espoir, sans projet, sans amour. Je voudrais avoir pitié de celui que je vois apparaître dans l'écran noir, je voudrais l'aimer un peu, je voudrais qu'il m'explique comment il est devenu ce qu'il est, mais je ne connais pas sa langue. Il est dans une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le regard des autres ? Foutaise. Ils ne regardent pas. Ils n'écoutent pas. Ils ont trop peur. Trop peur de se voir eux-mêmes, par-delà ce qu'ils regardent, vous, nous, moi. Statue. Je vois une statue. Comme cette photo de ma mère morte, sur son lit de mort, que je n'ai jamais osé regarder depuis que je l'ai faite. Je lui ressemble. Je ressemble à cette statue de pierre. Monument qui ment. La vie a fui. Par où, par quels orifices, par quelles ouïes ? La vie m'a fui. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me suis vidé. Comme quand on a la chiasse. J'ai buté contre quelque chose de dur, d'extrêmement dur, qui m'a vidé de moi-même. Le choc. Pfuit… Malédiction !