Comment s'appellent-ils ? Olivier B., Vincent C., Marcel M., Colar G., Dominique B., David J., Joël André B., Adrien S., Jean-Marie D., Philippe J., Philippe-André L., Jenny G., Jérôme T., Philippe C., GE EG, Quentin V., Laurent J., Sébastien B., Isabelle P., Rodolphe D., Aurore G., Pierre Jean C., Sabine A., François M., plus ceux qui ont choisi de garder l'anonymat, et sans compter ceux qui ne sont pas passés par la « cagnotte » pour m'aider, et dont j'ignore s'ils seraient d'accord pour que je mentionne leurs noms publiquement, cela fait beaucoup de noms, beaucoup de personnes, hommes et femmes, que j'ai envie de remercier, sans savoir comment le faire. Exprimer ici ma gratitude est insuffisant, j'en ai conscience, mais que faire d'autre ? Je ne sais pas. Qu'ils sachent au moins que j'ai été très sensible à leur geste, à leur générosité et à leur discrétion. Ces choses-là sont difficiles à expliquer et à exprimer car on a toujours le sentiment de faire trop ou pas assez, d'être maladroit et d'obtenir le résultat inverse de celui qu'on souhaite. Être sincère ne suffit pas, il faudrait l'être avec tact et discernement. Ce n'est pas facile.
Je n'écris pas pour les lecteurs, il serait malhonnête de le laisser croire, je ne m'adresse pas à eux, sauf effet de style ou événement extraordinaire, mais il serait tout aussi faux de prétendre que je n'y pense jamais. Il m'arrive de recevoir des mails qui me parlent de ce que j'écris et je les lis toujours avec intérêt, car je me rends compte alors des conséquences de mes phrases (de leurs prolongements), conséquences qui sont impossibles à imaginer sans ces échanges. J'ai un peu l'impression, alors — peut-être vais-je dire une banalité —, que certaines de mes phrases sont ainsi continuées dans un sens que je ne pouvais concevoir mais qui, pourtant, se trouvait bel et bien en elles au moment où je les entendais. À l'instant où l'on écrit, il se passe une chose étrange : une force en nous éteint une à une certaines potentialités du discours qui nous vient, elle les ferme comme on referme des portes, les unes après les autres, parce qu'il est impossible d'habiter toutes les pièces d'une maison en même temps ; mais ces pièces existent néanmoins, on sait qu'elles sont là, à portée de pas ou de regard, ou d'imagination. Parfois on les évite parce qu'on sait qu'elles sont encombrées d'un bric-à-brac dont il faudrait des heures pour seulement le recenser, et qu'on ne peut pas perdre de vue le fil entr'aperçu, qui déjà menace de se rompre même quand on croit le tenir à l'abri du bruit ambiant. Ces messages de lecteurs rouvrent certaines portes qu'on avait décidé de laisser fermées, ou qu'on n'avait pas aperçues clairement, ce qui dessine un paysage ramifié en expansion infinie. On ne peut jamais mesurer les conséquences de ce qu'on écrit, on peut à peine l'envisager, dans le meilleur des cas, le deviner vaguement, le pressentir, mais c'est une chose qu'on réprime vite, car on s'y perdrait. Ce sont des lignes qu'on arrête à un certain point, faute de puissance cérébrale ou d'imagination, ou faute de désir, et qui sont susceptibles d'être reprises là où l'on croyait avoir atteint un terme. En un sens, ces mails recréent le bruit dont on a fait l'effort de s'abstraire pour écrire, mais ce bruit post-partumien est nourriture, contrairement à l'autre, puisque à chacun de ces embranchements peut naître une autre phrase, un autre paragraphe, un autre texte : Les points se transforment en points-virgules, ou en deux-points, et, de proche en proche, le territoire s'agrandit. Ça prolifère…
La situation de blogueur-autopubliant n'est pas simple, je vous assure, du moins d'un point de vue psychologique et moral. Drôle de statut que le nôtre… C'est Valérie S., rencontrée sur la défunte SLRC, qui m'a parlé pour la première fois des blogs, en 2002, et j'ai bien sûr ricané. Ce qu'elle m'avait mis sous les yeux n'était pas très bon, certes, mais mon ricanement était assez stupide. Je ne comprenais tout simplement pas ce qui avait rendu la chose possible et même inévitable, et mon esprit, il faut bien le dire, est par principe rétif aux innovations, surtout lorsqu'elles s'affublent de noms qui ne sont pas français. De ce point de vue, je ne suis pas prêt à confesser une quelconque faute, mais il en va des blogs comme de nombreuses inventions technologiques ou sociétales qui font fureur aujourd'hui : on sait que c'est une connerie, mais on ne trouve pas le moyen de faire sans (une contradiction de plus…). Pour le dire autrement, s'en passer nécessiterait des moyens financiers et une rigueur morale dont nous ne disposons pas. On en éprouve de la honte, mais on doit pourtant endosser cette situation, faute de mieux, à défaut de la revendiquer. On aura l'air un peu idiot, on semblera incohérent, mais tant pis. Nous utilisons des outils dont nous ne voulons pas vraiment, qui ne nous sont pas sympathiques, mais qui nous laissent tout de même une certaine liberté, du moins essayons-nous de nous en persuader. Par les interstices que ces outils mal adaptés oublient parfois de combler nous nous faufilons tant bien que mal à la recherche d'un peu d'air à respirer, cet air qui se fait si rare aujourd'hui.
J'entendais Boulez, dans l'interview de 1985 dont j'ai déjà parlé, dire à Michèle Reverdy qu'il n'avait pas peur de la page blanche. C'est aussi mon cas. La difficulté serait plutôt d'avoir à choisir parmi tous les sujets qui se pressent devant soi, dès qu'on songe à l'attaque d'un texte (comme dit Barthes). L'attaque, les commencements, l'entame, ce qu'il y a de plus agréable, de plus excitant, comme de mordre dans la baguette de pain qu'on vient d'acheter à la boulangerie alors qu'on se trouve encore dans la rue. Inscrire un sujet, un thème, des thèmes, des motifs sur la page, et les laisser d'abord s'arranger entre eux, observer leurs réactions chimiques ou biologiques, est le moment que je préfère. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres, tout aussi légitimes, tout aussi urgents ? C'est dans le premier mouvement d'une symphonie classique que le compositeur met toutes ses forces et son savoir, même s'il existe de belles exceptions, parmi lesquelles l'extraordinaire finale de la dernière symphonie de Mozart, la Jupiter. C'est là qu'il y a le plus de matière compositionnelle, de densité musicale. C'est en général un mouvement de forme-sonate, c'est-à-dire deux ou plusieurs thèmes qui sont travaillés en opposition dans une forme tripartite : exposition-développement-réexposition. La page blanche est la plus belle chose qui pouvait nous arriver. Mais on pourrait parfaitement imaginer le processus inverse. Que les écrivains ou les compositeurs aient d'abord affaire à une page noire qu'il s'agirait d'éclaircir au fur et à mesure, de nettoyer, de rendre intelligible. Partir du plein plutôt que du vide, du bruit total (le bruit blanc, en musique) qui ne nous quitte jamais, qu'on évide, qu'on élague, à la manière d'un sculpteur, créer des silences, du silence, des interruptions, afin que les phrases émergent petit à petit du tohu-bohu, imaginer que le texte procède par soustraction plutôt que par addition : à l'origine une phrase interminable et sans ponctuation ni respiration dont le sens échappe au logos, jusqu'à ce que celui qui écrit soit à même de trouver les points, les virgules, les parenthèses, les retours à la ligne, les espaces, les bornes. C'est d'une émancipation qu'il s'agit. Donner à une suite de mots la dignité d'une phrase, son autorité et sa relative indépendance, trouver dans les millions de possibilités existantes celle qui imprime à la proposition une physionomie qui nous soit sympathique, au sens fort du terme, qui résonne en nous avec justesse, qu'elle soit bien accordée à la forme de notre esprit. Un écrivain veut donner l'impression que les mots qu'il emploie sont tous des noms propres, et non des noms communs, même s'ils ont été cent mille fois entendus déjà, que ce sont des vocables, c'est-à-dire des mots prononcés, vocalisés, qu'ils ont un timbre spécifique et singulier, identifiable, qu'ils ne pourraient pas entrer sans dommages dans les phrases d'un autre que lui.
Les noms propres sont les premiers mots qui disparaissent, quand la mémoire vient à flancher, j'éprouve cette douleur chaque jour. Nommer est l'un des plus précieux attributs humains. Dans le nom, il y a en un précipité la figure, le lieu, la lignée, l'histoire et ses accidents, même si tout cela n'est plus audible depuis longtemps, poli par le temps, l'oubli et les inflexions générées par l'époque et sa langue. La généalogie et l'onomastique sont des sciences-sœurs de la grammaire et de la littérature. J'ai déjà parlé des génériques, qui étaient un des moments les plus attendus, à la maison, quand nous regardions un film tous ensemble. Le défilement à l'écran de tous ces noms blancs sur fond noir m'a profondément marqué, et je reste toujours à lire cette page qui souvent passe trop vite, dans les films contemporains. Souvent, même, je prononce tous les noms à haute voix. J'ai besoin de les entendre. Je me rappelle cette balade en voiture, à la fin des années 80, avec Céline, ma mère et une de ses amies. Je m'agaçais de ce que ma mère avait un besoin viscéral de prononcer les noms de tous les villages que nous traversions. En quelque sorte, elle les actualisait, leur donnait (ou leur redonnait) une vie sensible et réelle, au moment même où nous entrions dans ces villages, mais cela je ne l'ai compris que longtemps après. C'était un petit voyage en Cratylie, comme le dit Gérard Genette. On pense bien entendu au titre génial de Proust, Noms de pays : le nom. Aucun arbitraire, jamais, quoi qu'on en pense… Hermogène a tort. Comment le son d'un mot pourrait-il n'avoir aucun rapport avec sa signification ? C'est impensable, pour moi. C'est comme si l'on m'expliquait que le son de la clarinette n'a aucun rapport avec l'instrument en tant que tel, avec sa forme et son matériau, que la gamme majeure n'a aucun rapport avec la résonance naturelle des corps sonores, ou que l'on peut aimer une femme indépendamment de son corps. Qu'ils soient propres ou communs, les noms ont toujours eu une aventure dans la réalité, dans le concret, avant de s'établir comme tels. Ce ne sont pas des créations ex nihilo tombées par hasard sur tel individu, sur tel lieu, telle idée ou sensation. Et même si le nom propre, le patronyme, par exemple, n'avait aucun rapport avec la personne qui le porte, comment ne serait-elle pas, cette personne, influencée en retour par ce nom et sa sonorité ? C'est impossible. Les noms ont un âge, une vie charnelle, une biologie, presque ; il arrive qu'ils s'épuisent, ou qu'ils retrouvent longtemps après qu'on les croyait inertes une vie nouvelle. Nous avons tous eu, je crois bien, des démêlés avec notre nom de famille. Souvent haï, dans l'adolescence, à l'âge où l'on a honte de ses parents, puis compris, entendu, à l'âge adulte, enfin tendrement aimé, dans le grand âge, quand nos liens avec l'enfance paradoxalement sont plus forts que jamais et qu'on mesure tout ce dont on a bénéficié sans même s'en rendre compte, tout ce qu'on nous a transmis et dont nous ne découvrons souvent la puissance que bien tard, trop tard. Un patronyme, comme son nom l'indique, est le nom du père, de la famille paternelle, mais il y a un autre nom qui flotte près de lui, qui a une autre sorte d'existence, c'est le nom-de-jeune-fille de la mère (son patronyme à elle avant qu'elle prenne notre père pour époux). Ces deux noms n'ont pas seulement une vie parallèle. Il arrive qu'ils entrent en concurrence ou en conflit, qu'ils se croisent. C'est ce qui m'est arrivé, quand mon père est mort, et que j'ai annoncé à ma mère que je voulais désormais porter le nom que son mariage avait rendu silencieux. En effet, il peut arriver, et c'était mon cas, qu'on préfère une des deux familles dont on est issu, qu'on se sente plus en accord avec elle et ses représentants incarnés. Ma mère m'avait alors fermement mis en garde contre cette tentation. Je n'avais pas le droit de renier le nom de mon père, et ce, d'autant plus qu'il était mort. On voit très bien aujourd'hui à quel point elle avait raison. Mais au-delà de cette anecdote, c'est le balancement entre deux noms qui me fascine, le fait qu'on ne soit réductible ni à l'un ni à l'autre, qu'on se situe dans un entre-deux, dans une tension permanente entre deux pôles (masculin-féminin, comme dirait Godard). C'est le principe de la sonate. Plus j'y pense, plus je vois que la vie elle-même est une combinaison de forme-sonate et de variations. Les variations contaminent la forme-sonate et la forme-sonate informe les variations, les inscrit dans un cadre plus large, moins décoratif. Les familles coulent en nous comme des rivières dont il est impossible d'arrêter le flot ; on peut seulement choisir par moment de recouvrir le bruit qu'elles produisent par un arrangement personnel, une volonté, mais elles resurgiront toujours là où on ne les attend pas, car elles nous traversent plus que nous ne les traversons.
Les enfants nous apprennent la mimologie, quand ils commencent à parler. Il faut bien entrer dans le logos avec les moyens du bord. Et c'est à cette occasion qu'on ressent les liens étroits entre mots et choses. Ensuite, nous les oublions, car l'habitude est une école d'oubli. Le mot table devient table, le prénom Jérôme devient Jérôme, le verbe mordre mord, et ce n'est que par la littérature ou la rêverie qui sourd parfois du langage lui-même et nous prend au dépourvu qu'il nous est possible de les délier de ce trop de nature, de retrouver en eux le goût de l'aventure et de l'imprévu, de l'accident et de la rencontre, de la musique improvisée, en quelque sorte. Ça me frappait beaucoup hier, alors que j'écoutais, absolument fasciné, un enregistrement du New Phonic Art à Baden-Baden, en 1971. Ah, c'est peu dire que ce groupe aura joué un rôle capital dans ma vie ! La rencontre miraculeuse de Michel Portal, de Vinko Globokar, de Jean-Pierre Drouet et d'Alsina a donné naissance à une musique absolument inouïe, et qui touche au plus profond de ce que je suis. Je crois bien que ce groupe n'a jamais eu de descendants, ni même d'épigones, car leur musique est tellement liée à ce qu'ils sont (à la fois instrumentistes de premier plan et compositeurs) qu'elle ne peut être pensée ni analysée avec les outils habituels. La qualité d'écoute qu'ils avaient développée, je ne l'ai jamais retrouvée ailleurs, et ce qu'ils ont fait dans ces années-là, personne ne l'a refait. À chaque fois que je les écoute, je reconnais chacun d'entre eux, avec sa très forte personnalité, mais j'entends également le son d'ensemble, cette chimère si originale qu'ils ont su créer. Ni ensemble ni solistes et pourtant les deux à la fois. L'équilibre est simplement parfait. Ils sont allés à la source du langage musical, comme des enfants qui découvrent les mots et leur pouvoir, le rapport entre le son et le vocabulaire. Je dois être une des seules personnes au monde à parler encore quelquefois du New Phonic Art (je les ai fait entendre dans Double silence plein la bouche). Monde englouti. J'en suis bien triste, mais c'est ainsi. Gardons ce trésor par-devers nous et espérons que des curieux, à l'avenir, tomberont sur ces sons et ces noms et sauront les entendre comme ils le méritent.
Ici, j'ai envie de citer le célèbre poème de Francis Ponge extrait du Parti pris des choses : Pluie, qui me paraît très à-propos. Le New Phonic Art aurait dû le copier sur la pochette des disques qu'ils ont enregistrés.
« La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.
Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.
La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.
Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu. »
« Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. » C'est ce qu'il faudrait arriver à faire quand on construit des phrases : que leur sonorité parle autant que leur sens, et qu'elle soit complètement particulière, on dirait aujourd'hui singulière. On en est très loin…
J'ai commencé ce texte en parlant des conséquences des phrases, de leurs prolongements. Les mots ont aussi des prolongements en nous, du moins certains mots qui s'imposent sans qu'on comprenne pourquoi. J'ai commencé un autre blog qui s'intitule Les Mots du roman. J'y dépose régulièrement des mots accompagnés de leur définition, sans plus. Je ne les choisis pas. Je ne sais même pas si un jour cela me servira, mais je sais pourtant qu'il me faut les garder là, dans cet enclos, qu'ils ont quelque chose à me dire que je ne comprends pas encore, et que, peut-être, je l'espère, de leur combinaison naîtra une substance insue ou inouïe, qu'une porte s'ouvrira. C'est une sorte de réservoir tel que peut l'être une série dans la musique dodécaphonique : on puise en elle des motifs, des relations, des thèmes, des contrepoints, des harmonies, des morceaux de réel ou des timbres. On verra bien…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire