mercredi 15 octobre 2025

Je hais la nuit

 


JE HAIS LA NUIT ! 

Je ne vois aucune bonne raison pour que cette pourriture me fasse tellement souffrir, je suis désolé. C’est de la torture, et je croyais que la torture était interdite par la loi. Le pire est peut-être que cette forme de torture ne laisse aucune trace, ce qui suffirait à prouver ses mauvaises intentions. Dès que le jour revient, celui qui a été torturé durant huit heures avec une violence indicible n’a même pas la ressource de les raconter, de les dénoncer (la nuit et la torture). S’il fait mine de vouloir mettre des mots sur les souffrances endurées, tout le monde — tout le monde y compris lui-même, c’est ça le pire ! — trouvera qu’il n’y rien là de si terrible, qu’il exagère. Bande de cons. Venez prendre ma place une nuit, et on en reparlera…

Tout avait pourtant bien commencé, et même très bien, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Je m’étais couché tôt, complètement épuisé par la nuit d’insomnie presque complète de la veille, et mon seul repas de la journée m’avait mis dans un état de torpeur que j’aime et qui me rassure. En général, je m’endors très rapidement, quand il en va ainsi. On a les joies qu’on peut. Mais, prudent, et aussi parce que je commence à avoir une certaine expérience, j’avais tout de même pris un somnifère ; et même deux. Voilà, me suis-je dit, ainsi je verrouille : pas question de se réveiller dans une heure et demie, tout va bien se passer, pour une fois, et demain matin je pourrai enfin me lever tôt et avoir une journée digne de ce nom. Bordel  de Dieu !

Quelques heures plus tard (il devait être onze heures et demie), j’étais éveillé par la douleur. Douleur au dos que je connais tellement bien, depuis des années que nous nous fréquentons, elle et moi, qu’elle ne m’effraie plus. C’est une vieille copine, un peu con, un peu pénible, mais on se supporte ; on doit avoir des trucs en commun. Une douleur au dos, vous me direz, ce n’est rien, ou pas grand-chose. On trouve une position dans laquelle elle ne peut plus pousser son fameux contre-ut, et on se rendort à l’aide des somnifères qui appuient sur les tempes de toutes les forces de leur sale chimie. On en profite tout de même pour aller pisser, après avoir réussi tant bien que mal à se mettre debout (c’est le plus dur, il y a ces instants de panique où l’on n’y parvient même plus, il faut ruser et ne pas s’affoler, surtout), en respectant le temps de sécurité, une fois assis (si par hasard on se lève trop vite, on peut se casser la gueule, et alors là…), on bute sur une paire de chaussures qui n’aurait jamais dû se trouver là, mais ce n’est rien, on ne gueule même pas, pour essayer de ne pas trop se réveiller, et on va vider à fond cette vessie sans fond qui a réinventé le mouvement perpétuel. [Merde, quand je pense que je suis en train d’écrire ça, avec tout ce que j’ai à faire, avec toutes les misérables urgences de ma vie, ça me met encore plus en rogne.] 

Le pire, vous savez ce que c’est, le pire ? Le pire, c’est qu’il fait beau, le lendemain matin ! Et ce beau temps vous est un reproche supplémentaire. Tu aurais dû te lever plus tôt, pour en profiter — et ce beau temps, en soi, est la preuve qu’il ne s’est rien passé durant la nuit qui vient de s’écouler. Rien du tout. Voilà ce que disent le ciel bleu et la douceur du mois d’octobre. T’as rêvé, mon pauvre ami… Tout est fait pour vous mettre le nez dans cette contradiction existentielle majeure : de quoi te plains-tu, EXACTEMENT ? Vas-y, explique-nous, on aimerait comprendre ; on est tout ouïe. Prends ton temps. Avec le chantage supplémentaire du Monde qui ne cesse de vous seriner (ça sort de l’oreiller comme un transistor qu’on aurait oublié là depuis l’adolescence) : « Tu es au courant qu’il se passe des choses terribles, dans le Monde [oui, il parle de lui à la troisième personne, ce con], tu es au courant qu’il y a des guerres, des génocides, des famines, des otages qui attendent leur libération, des vieux qui, à l’instant même où tu te plains, sont par-terre, sur un carrelage glacé, à greloter, à se pisser dessus, seuls et sans possibilité d’appeler à l’aide (le téléphone est loin, à l’étage au-dessous), qu’il y a des enfants qui sont en train de lutter contre un cancer à l’Institut Gustave Roussy, seuls avec un clown taré qui essaie de les faire rire ? Et le Grand Remplacement, tu y penses, au Grand Remplacement ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde à ça ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on essaie d’aligner des phrases pour parler d’une douleur que personne ne va vouloir comprendre, qui va même irriter le lecteur, on le sait ? ALERTE RADOTAGE ! Il fait beau, et tu te plains ? Tu n’as pas honte ? Si, bien sûr que j’ai honte, qu’est-ce que vous croyez. J’ai honte mais ma honte est nulle :elle n’empêche absolument rien, ma honte, elle ne tient pas ma terreur à distance, peut-être même, allez savoir, qu’elles sont complices l’une de l’autre, ces salopes, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. Allons, il fait beau ! Le Ciel t’exauce et tu l’insultes au lieu d’exulter ! As-tu froid, la journée ? Non. As-tu faim ? Non. Alors ? Alors ??? Merde, à la fin, je le savais, que c’était une mauvaise idée de commencer à écrire sur la nuit. (Je ne résiste jamais aux mauvaises idées, c’est mon seul talent.) Elle est en train de se foutre de moi, et de me dire : « Profite, mon petit vieux, profite bien des quelques heures de jour pendant lesquelles tu peux écrire tout ce que tu veux sur moi, vas-y, pérore, geins, vide ton sac, fais le malin, parce que je ne vais pas te rater. » Et je vois bien que cette garce accélère le temps, qu’elle réduit encore le peu d’heures qui me séparent d’elle, de ce soir. Elle a hâte de me retrouver, cette gaupe. Elle accélère le temps, vous savez comment ? C’est tout simple : elle me pousse à écrire, cette vicieuse, ce qui me laissera encore moins de temps pour faire ce que j’ai à faire et qui augmentera d’autant ma culpabilité, qui ne demande que ça. Ah oui, je ne vous ai pas encore parlé d’elle, de Culpabilité, mais c’est la troisième salope de l’histoire. Elles s’entendent à merveille, Nuit, Torture et Culpabilité, pour me bousiller le peu de vie qui me reste. Putain que je les hais, ces trois là. 

JE HAIS LA NUIT ! Je hais la nuit, et pourtant je passe mes journées à l’attendre. Est-ce le signe que je suis cinglé ? Qui attend son bourreau avec impatience ? Qui ? Chaque jour j’attends la délivrance, tout en sachant que cette délivrance va me déchiqueter un peu plus. J’attends la nuit parce que je fuis le jour et j’attends le jour parce que je fuis la nuit. Alors quoi ? Je hais la nuit, et pourtant elle m’est terriblement nécessaire, puisque c’est la nuit que je rêve. Je ne sais pas ce que sont les rêves diurnes, moi. Je n’ai jamais compris ces gens qui « rêvent » les yeux ouverts, qui « rêvassent », durant la journée, en tirant sur leur clope. Je ne sais même pas ce que ça signifie. Rien que ce mot atroce de « rêvasser » dit bien, je trouve, toute l’horreur de cette pratique. La voilà, la seule Délivrance que je connaisse : le Rêve. Dans la hiérarchie vitale (éthique ?) de Georges de La Fuly, le Rêve est tout en haut. Mais le vrai ! Pas la rêverie. Le vrai rêve, celui qui nous surprend radicalement, l’autre vie, quoi, celui dans lequel on ne se reconnaît pas, celui dans lequel on reconnaît les êtres sans les reconnaître, celui dans lequel on va à Paris, en train, habillé d’un seul slip blanc immaculé et bouffant. C’est bien Untel, aucun doute, et pourtant c’est tout sauf lui. La langue de Patricia. Les fesses de Chloé. Je ne suis pas « dans la lune », moi, jamais. Je l’ai peut-être été dans mon enfance, mais ce temps-là est révolu, oublié, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Je suis sous les ordres du soleil et de la nuit, alternativement, comme une pauvre fleur qui n’a pas voix au chapitre. Je mendie du soleil, et plus je demande au soleil de me réparer, de me réconforter, de me consoler, de me tenir droit, sifflotant, plus son absence me torture durant les heures d’ouverture de la sombre pute qui lui fait face, sans doute par une loi d’équilibre naturel que j’ignore. 

La nuit passée, comme souvent, je me suis trouvé à un carrefour, le carrefour qui rend fou. Devant, tout droit, la route de la douleur, à droite la veille, lumière allumée, mais pour quoi faire (lire est trop douloureux pour mes yeux, et, surtout ça me réveille encore plus) et à gauche, le sommeil, mon amour. Je voulais aller à gauche, évidemment, je ne suis pas maso. Mais j’étais déjà au maximum de la chimie, continuer dans cette voie aurait pu avoir des conséquences encore plus néfastes que la torture en cours, aurait pu ajouter à la torture sans la tenir vraiment à distance, seulement en l’aménageant quelques heures pour qu’elle revienne encore plus hargneuse, plus tard, mieux armée. (Je n’ai strictement rien contre le suicide, au contraire, mais je ne veux pas d’un demi suicide qui me laisserait débile et paralysé, voire pire. J’en ai déjà raté deux, je ne veux plus faire n’importe quoi.) C’est pourtant ce que j’ai fait, parce qu’arrivé à un certain seuil, la peur panique de la folie est la plus forte, en tout cas chez moi. J’oubliais, dans les solutions pratiques auxquelles on a recourt en désespoir de cause : les tranquillisants… Ô, ce mot… (Moi qui m’étais fait une spécialité de mépriser ces machins et de les déconseiller à tout le monde, je suis en passe de devenir un spécialiste, un maître-queue de la Benzo, le sommelier-chef du Xanax ou du Lexo, indémodables grands crus.) C’est pas de la nouvelle cuisine, que je fais, durant ces moments de terreur, c’est de la bonne vieille tambouille paysanne, où l’on ne rechigne jamais aux mélanges, de la grosse soupe improvisée dans laquelle on met tous les restes, à la bonne franquette, au fourzitou des familles, sans s’essayer au chef-d’œuvre. Les tranquillisants, je préfère de loin ce terme à ceux qui ont cours aujourd’hui, ce sont les épices qui relèvent un peu le ragoût qui a tendance à lasser, ou sembler fadasse. Du moins c’est ce dont on se persuade à quatre heures du matin, après avoir épuisé les autres solutions — et c’est bien d’épuisement qu’il s’agit.

Je sais qu’un jour je ne supporterai plus les tortures de la Nuit, et je redoute les moyens que j’emploierai pour y mettre un terme, parce dans ces moments-là, on n’a plus vraiment le sang-froid nécessaire, on ne choisit pas. Je hais la nuit, je hais le beau temps. Je me hais de haïr la nuit et le beau temps. Je me hais d’être en train d’écrire.

lundi 13 octobre 2025

Feuillets nocturnes

 Il ne s'agit pas de "licence poétique", il s'agit de retrouver l'état du langage avant la sale symphonie des ventouses et des nuages pourris. 


Rêves intenses avec Luna qui revient au galop dans ma vie. Elle vient se coucher sur le lit. Je lui raconte mes pauvres aventures. On pleure de rire mais la tendresse nous comble l'un à l'autre. 


— Je sens la pisse, Noémie ! — C'est normal, tu n'es qu'une grosse vessie alpestre, mon chou !


Le vasistas ! Fermé, ou ouvert ?


— Je vous partage… — Va te faire enculer, Jessie !


Gros seins, gros culs. J'appelle Mike Tyson ! 


— Qui nous rendra le temps où il était bienvenu de gifler la mère dont le fils importunait les passagers du train ?

— MOI !



dimanche 12 octobre 2025

Les murs de silence



Raphaële veut que je lise Tobie des Marais. Si j’avais les trois sous qu’il faut pour l’acheter, je le lirais volontiers, d’autant que je n’ai jamais vraiment lu Sylvie Germain, dont la présence fantomatique mais agaçante dans un train que nous partagions dans les années 80 m’avait dissuadé de la fréquenter (encore une de mes ridicules antipathies spontanées…). Une mère qui meurt décapitée sur le cheval qui ramène son corps sans tête à la maison, une Sarra à la beauté ensorcelante, l’eau, le sang, les marais, la Gironde, la mémoire et l’héritage, oui, oui, d’accord, on verra ça quand je serai sorti de mes marécages, si cela arrive. Adagio affettuoso ed appassionato, en ré mineur, à 9/8. L’eau et le sang mêlés du baptême… Le chant qui s’élève lentement au premier violon, pianissimo, qui sort doucement de l’harmonie, à la deuxième mesure seulement, le la du premier violon qui met plus d’une mesure (12 croches) à se décider à devenir mélodique, l’élaboration lente, patiente, de la texture sonore, les motifs qui se répondent à travers les murs de silence, ici, tout me ramène à la maison, dans ce style classique que j’aime tant, que j’ai envie d’appeler LE Style. Ce sont les Emerson, qui jouent, la version des Berg est plus sombre mais moins douloureuse, elle est située plus bas dans le corps ; mais la parole est du même ordre, ce sont les mots hésitants qui nous viennent au matin quand nous nous éveillons dans une maison silencieuse, dont on ne sait pas encore si elle nous protège ou nous enferme. L’affection et les affections sont proches et lointaines, en français (tendresse, attachement, amour, maladie, trouble). Les médecins utilisent ce mot sans entendre son troublant double sens. Aux deux extrémités du spectre, l’affection et la passion, l’indécidable et capricieux mouvement amoureux, baume ou tombeau, qui peut à la fois nous rendre malade et nous sauver. Je le crois de plus en plus : la maladie n’existe pas. Elle n’est qu’un pas vers un autre corps, plus informé, et qui parle.

Le 9/8 est une mesure à trois temps dont chaque temps se divise lui-même en trois, mais il peut aussi s’entendre comme l’égrenage lancinant de neuf croches identiques qui ne semblent aller nulle part. Cette double texture rythmique permet de passer d’un registre à l’autre en douceur, sans même que la transition soit toujours perceptible. Ainsi en va-t-il de l’amour, dont les rythmes toujours indéchiffrables transforment notre corps par paliers brusques ou par d’insensibles mouvements métaboliques. Toujours est-il que le troisième terme, la troisième personne du duo amoureux est toujours là, empêcheur de marcher du même pas, clef qui ne rentre pas dans la serrure, présence d’autant plus agissante qu’elle est indiscernable. Je fus étonné d’entendre Alain Finkielkraut, l’autre jour à la radio, expliquer le choix du générique de son émission, “Répliques”, la première variation des Goldberg, sans mentionner une seule fois le chiffre 3, qui est pourtant la puissance agissante et structuelle de cette œuvre monumentale, son moteur et son mantra, sa loi. Or il me semble, moi, que dans un dialogue (le principe même de Répliques), ce troisième terme, cette troisième personne (parfois invisible, parfois incarnée) est également la force déterminante, comme le Saint Esprit l’est au sein de la Divinité chrétienne. (D’ailleurs on continue d’appeler dialogue, la conversation qu’on a avec deux autres interlocuteurs, alors qu’au sens strict il ne s’agit plus de cela). Que nous dit la musique ? Que chaque temps n’est rien par lui-même, s’il n’est pris dans un ensemble plus grand, dans une Loi et dans une Foi. La théologie ne nous dit pas autre chose. L’Unité est une fiction, un chant supérieur et absent, un cantus firmus transparent. Le chant qui sort doucement de l’harmonie, qui s’en sépare, c’est la troisième personne (même au sein d’un quatuor), c’est l’horizontalité qui émerge (si l’on peut dire) de la verticalité, c’est le singulier qui se détache du puriel. Pourtant, sans lui, elle n’est rien qu’une voix perdue dans la nuit. La voix est la ligne qui se distingue dans la rumeur, la parole qui déchire le tissu de la répétition, cette entropie qui nous habite depuis l’origine. La musique peut s’entendre comme l’expérience qui consiste à ajouter des voix aux voix, jusqu’à ce que l’ensemble en revienne au chaos originel, ou bien, au contraire, à partir de ce chaos initial pour lui soustraire une à une les voix qui empêchent le sens, le recouvrent. 

Le la initial du violon, dans le deuxième mouvement du premier quatuor de Beethoven, ne se remarque d’abord pas (ce n’est pas seulement son intensité (pianissimo), qui le rend indiscernable, ou fantomatique), car il était déjà là, en filigrane, dans les autres instruments : il a déjà été énoncé six fois, trois fois par le second violon, trois fois par l’alto — la septième sera la bonne, c'est pourquoi elle dure. Sa présence, à la deuxième mesure, est une présence réelle, objective, mais on peut dire qu’elle ne commence pas là où elle semble s’énoncer (elle a été annoncée par d’autres voix que la sienne, par d’autres hypostases du quatuor à cordes). En revanche, elle est une présence augmentée, dont le sens n’est plus le même, puisqu’elle a accédé au registre mélodique. Ça n’a l’air de rien, mais c’est de l’alchimie, et c’est en cela que Beethoven aura une énorme influence sur tous ses successeurs. Les divers paramètres de la musique ne sont pas, contrairement à ce qu’on pense souvent, indépendants les uns des autres (ce n’est que dans l’analyse, qu’ils le sont), ils peuvent échanger leurs fonctions et leurs substances, leurs contours sont flous, mouvants et relatifs. Le silence, par exemple, très signifiant chez lui, n’est pas seulement absence de musique, c’est une autre forme de musique, en négatif, qui acquiert un poids qu’on n’avait pas observé (ou pas remarqué) jusque là. Quand, à la mesure 14, c’est le violoncelle qui reprend le thème, pianissimo, dans le grave, il fait précéder le premier la du thème de trois la crescendo qui eux ne font pas partie du thème. C’est donc à une même voix d’énoncer, cette fois-ci, des principes différents : ce qui prouve qu’en chaque personne plusieurs instances parlent des langues différentes. Un peu plus tôt, aux mesures 9 et 10, Beethoven répète deux fois la même substance musicale qui permet d’arriver sur l’accord de la Dominante, avec une légère variation (presque imperceptible), la seconde fois (la phrase conclusive descendante commence plus tôt, sur le deuxième temps, et elle est plus expressive, précédée qu’elle est par le violoncelle qui remplit l’espace laissé vide la première fois en tournant chromatiquement autour du la grave, comme pour bien le mettre en relief) et annoncer ce qui vient : le retour du thème, mais une octave plus haut. Un des gestes favoris de Beethoven est le forte/piano, le passage brusque du forte au piano, sans transition, ou tout aussi souvent, la succession sans solution de continuité entre un crescendo et un piano (Mahler s’en est souvenu), très présente dans ce début de mouvement. Le piano, ou le pianissimo, acquièrent alors une force qu’on pourrait dire extraterritoriale, une expressivité paradoxale. Ils tirent leur puissance de leur contraire. Là aussi, c’est de l’alchimie…Pourquoi est-ce que je souligne ce geste éminemment beethovénien ? Parce qu’il est l’un de ceux qui m’auront séduit le plut tôt et le plus durablement, dans la musique de ce génie qui m’accompagne depuis plus de soixante ans, mais aussi parce qu’il semble toujours ouvrir une porte sur l’inconnu, et que c’est ce que je demande à la musique. Ce premier quatuor de l’opus 18 est sans doute le moins directement séduisant à mes yeux. Il aura fallu le passage, il y a cinq ans, d’une météorite appelée Ophélie, pour m’inciter à y regarder de plus près. Oh, je l’avais entendu, bien sûr, mais jamais réellement écouté. Je ne m’étais jamais arrêté dessus, croyant avoir affaire à une esquisse, à l’ébauche de ce qui serait génial, ailleurs, plus tard. Mais c’est toujours dans les œuvres les plus simples qu’on voit le mieux le génie d’un compositeur. Ailleurs, il nous écrase, il nous aveugle, nous voyons l’ensemble, mais pas le détail, pas ce qui a permis à la pensée de trouver sa voie dans les mille possibilités de la création. L’eau et le sang mêlés du baptême. La transmutation. Le passage. La porte qui s’ouvre sur un paysage pas seulement inconnu, mais impensable. La grâce qui se laisse entrevoir, le vêtement qui bâille, la parfum qui touche l’âme, la fait trembler. L’affection et l’affection, impossibles à distinguer. Le sang et le rythme. L’ineffable et la précision, main dans la main. On peut être malade de musique. La musique est une annonciation toujours remise à plus tard.

Faisons la différence entre la foi et la croyance. Ce sont deux réalités distinctes et presque opposées. Croire est facile, avoir la foi ne dépend presque pas de nous. La croyance est solide, ancrée dans le monde et tributaire des autres, quand la foi est ce tremblement qui nous traverse sans que nous ayons décidé de sa survenue : il y a de l’autre en nous, c’est de cela que la foi témoigne. Ces deux-là coïncident rarement, presque jamais. La foi est erratique, libre et incertaine, elle n’est pas nôtre. Plus nous croyons, plus cette croyance nous rend imperméables à la foi. Ceux qui ont la foi, ou plutôt, ceux qu’elle possède, sont extrêmement modestes à ce sujet, car ils savent que c’est la chose la plus fragile qui soit, la moins explicable. Les croyants, au contraire, sont pris dans la glu de leurs croyances, ça les tient debout et ça les rend très antipathiques : ils vous marchent sur les pieds tout en souriant, quand ils dansent ou quand ils parlent. Celui qui sourit est toujours triomphant, c’est pourquoi on le hait. Le sourire est l’arme absolue de qui ne rechigne jamais à assassiner la plaie purulente qui a le front de lui faire face. C’est un barrage extraordinairement solide. Une blague me plaît infiniment. C’est une séquence en deux mouvements. Un voisin dépose ce mot dans la boîte à lettres : « Monsieur, votre chien hurle à la mort quand vous n’êtes pas là ! » On lui répond, sur le même bout de papier glissé dans sa boîte à lettres, retour à l’envoyeur : « Monsieur, votre femme aussi, quand vous n’êtes pas là. » L’un croit, l’autre a la foi ; et les chiens font d’admirables témoins. Ici, on pourrait parler de la rencontre entre Goethe et Beethoven… Et des femmes qui hurlent quand nous n’y sommes plus. 

Écrire consiste à croire que le présent a raison (je parle à un niveau strictement personnel, bien sûr). Au moment où j’écris, j’ai raison. Ça ne dure que le temps qu’il faut pour rédiger une phrase, disons dans le meilleur des cas, dix minutes, mais au moins pendant ce temps-là, je suis tranquille. C’est le temps de la jouissance et celui d’une jeunesse éternelle. Combien de temps fallait-il à Beethoven pour trouver un thème tel que celui de la cinquième symphonie ? La question est volontairement mal posée. Peut-être l’a-t-il « trouvé » en cinq minutes, mais il lui a fallu des années de préparation — consciente et inconsciente. C’est la raison pour laquelle ce n’est pas du tout la même chose d’écrire à dix-sept ans qu’à soixante-sept. Quand on écrit, on croit toujours, mais on a très rarement la foi. Écrire, c’est se laisser ramener à la page par l’animal qu’on chevauche, sans se rendre compte qu’on a laissé sa tête ailleurs, qu’elle traîne encore au lit dans des vapeurs érotiques innommables alors qu’on tente d’analyser sérieusement les premières mesures d’un quatuor de Beethoven. D’ailleurs, ce thème, il ne l’a jamais inventé, il l’a « découvert » en lui, c’est-à-dire qu’il a réussi à soulever les sédiments, les habitudes et les idées qui le recouvraient, qui le masquaient, il a réussi à faire jouer les catégories musicales de telle sorte qu’elles s’échangent leurs informations, qu’elles deviennent plastiques, souples et transigeantes. Est-ce une mélodie, est-ce un rythme, est-ce une harmonie ? Dans quel ordre ces catégories sont-elles intervenues pour donner forme à ce thème, comment ont-elle interagi entre elles ? Comment la répétition s’est-elle imposée ? Comment le nombre a-t-il creusé sa marque ? On est loin, apparemment, des thèmes de Jean-Sébastien Bach, qui semblent toujours avoir un sens propre, mathématique ou ésotérique ou symbolique, une formule magique, en quelque sorte. Non, les thèmes de Beethoven sont sensibles, uniquement sensibles et humains. Ils ont été chantés et éprouvés avant d’avoir été pensés, mais, bien entendu, la pensée n’en est pas absente pour autant. Même s’ils sont façonnés pour être développés (et là, Beethoven est le plus grand de tous), ils sont d’abord sortis de son corps, de ses mains et de son ventre. Comme Hugo plonge ses mains dans l’encrier, Beethoven plonge tout entier dans la douleur et la tendresse — et l'absence.

J’ai finalement écouté le quatuor de Beethoven par le Quartetto Italiano, et j’en ai oublié les deux autres versions. Le tempo est plus lent, la tendresse est une maladie, chez lui comme chez moi. C’est fatigant, de pleurer… Tout le monde vous le dira : il est idiot de choisir entre deux formes de génie. C’est pourtant ma pente irrépressible. J’avais écouté des heures et des heures de Chopin, depuis quelques jours, à cause du concours de Varsovie. J’en ai la nausée. Et, retrouvant mon cher Beethoven, je jure de ne plus jamais le trahir pour de sinistres manigances de pianistes en mal d’applaudissements. 

samedi 11 octobre 2025

Errata (Comme dirait l'autre)


Je présente mes excuses à ceux qui ont acheté mon livre "Comme dirait l'autre", qui, jusqu'à hier, a contenu deux erreurs. 

• À la page 147, la citation du début de la préface du Contre Sainte-Beuve, de Proust, aurait dû être celle-ci : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. »

• À la page 158, la citation n'est pas attribuée, alors qu'elle provient des Vaisseaux Brûlés de Renaud Camus. 

Ces deux erreurs ont été corrigées dans la version qui est disponible actuellement sur Amazon.




dimanche 5 octobre 2025

Conclusions (provisoires)

 

Tout bien réfléchi, la bêtise est la chose la plus précieuse au monde. Voilà à quelle conclusion j’en arrive ce matin, après 69 années d’incertitude(s), de tâtonnements, d’angoisse, et avec un degré de certitude avoisinant les 95%, ce qui est loin d’être négligeable. Je ne connais nul territoire plus riche, plus surprenant, et finalement plus instructif que la bêtise. L’intelligence et la connaissance, à côté, c’est du pipi de chat, croyez-moi ! 

Où voulais-je en venir, moi ? Ah oui, je voulais parler de morale. X me dit : « Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite. » Mais séparer un homme de sa bite, c’est très dangereux ! Ça finit mal, en général. Vous me direz que depuis quelques années, certains y parviennent avec l’aide de chirurgiens sans foi ni loi, certes, comme ils semblent parvenir à séparer le genre du sexe (là aussi ça finira mal). En ce qui me concerne, je n’ai aucune envie de penser sans mon sexe. Je considère même qu’il s’agit d’une faute morale. 

Pourquoi parler de morale, en 2025 ? La chose paraît au minimum imprudente, ou complètement conne, je suis d’accord. Parler de bêtise, en revanche, peut sembler intelligent — mais c’est une illusion ! Tout le monde parle de bêtise, ce qui suffit à rendre la chose suspecte. Posons la question à Grok : « La bêtise, en français, désigne un manque d'intelligence, de jugement ou de bon sens, souvent manifesté par des comportements ou des paroles absurdes, irréfléchies ou inappropriées. » Donc, l’Intelligence artificielle nous explique bêtement ce qu’est la Bêtise, ce qui, bien entendu est de notre faute (question mal posée). Mais essayons encore : « Très belle question ! » me répond ChatGPT. Et de développer, citant Descartes, Flaubert, Nietzsche, Deleuze, Clément Rosset, qu’elle pourrait être un refus tragique du Réel ET/OU une incapacité à créer, qu’elle rapproche de la platitude. Ce qui me paraît refus tragique du Réel, moi, c’est de croire que la Bêtise est bête. La singularité et l’inattendu sont plus du côté de la Bêtise que de celui de l’Intelligence, qui a vite tendance à s’installer bourgeoisement dans ses meubles. La meilleure preuve est qu’il est plus facile d’avoir raison face à quelqu’un d’intelligent que face à un imbécile. 

Je suis persuadé que l’IA réglera son compte à l’intelligence, mais jamais à la bêtise. La morale de cette histoire est-elle que la Bêtise est intelligente et que l’Intelligence est bête ? Non. Ce serait trop simple. La nuit annule-t-elle le jour, le jour la nuit ? Non plus. Ils dansent ensemble. Mais l’un marche sur les pieds de l’autre. Voilà la seule morale de l’histoire. 

Mise au point

 

Je crois beaucoup aux voix, à la vérité d’un être exprimée dans sa voix. Bien sûr, il me faudrait commencer par définir ce que j’entends par « vérité ». Il me faudrait aussi définir le terme « exprimer ». Et il me faudrait enfin définir le vocable « être », sans même parler de « voix ». Toutes ces définitions, peut-être indispensables, rendraient ma démonstration indigeste, et finalement inutile. Et encore, je n’ose même pas parler du verbe « croire », sans doute le plus problématique de tous ces mots qui dans ma phrase demanderaient une explication ou une mise au point. Voilà comment une simple phrase, jetée sur l’écran au réveil un dimanche matin d’automne, retombe en terre après avoir fait mine de vouloir en sortir, toute fraîche, toute pimpante. Je préfère aller me resservir du café et écouter la première suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Les définitions nous empêchent d’écrire tranquillement sans penser (à mal). D’ailleurs, je parle de « démonstration », terme complètement impropre. Je n’ai aucune envie de démontrer quelque chose. Les phrases sont des cadavres déguisées en fées, de vieilles femmes qui se font passer pour de jeunes vierges. 

À chaque fois que j’écris, la chose me saute aux yeux et m’empêche presque de poursuivre : il y aura toujours entre la musique et la littérature — ou, disons plus modestement, l’écriture — ce fossé impossible à combler, cette différence ontologique. Un thème musical se suffit à lui-même, il n’incite pas celui qui l’écoute à plonger dans un dictionnaire ou une théorie de la musique, sauf certains pervers comme moi qui trompent ainsi leur émotion durant quelques minutes. Le peuple des mélomanes et celui des lecteurs sont d’irréductibles ennemis, qui font semblant de se comprendre pour ne pas mettre le feu aux poudres. Le malentendu est un baume. 

Quand on compose, on ressent un manque. Quand on écrit, on ressent un manque. Quand on aime, on ressent un manque. On voudrait faire tout cela à la fois, on l’a parfois tenté, mais le manque ne disparaît pas. Ajouter du faire au faire ne règle rien. La prochaine phrase sera meilleure, le prochain thème sera plus riche, la prochaine femme sera la bonne. Et ainsi, de phrases en femmes, de thèmes en sujets, de proche en proche, on avance dans un manque de plus en plus essentiel, qui rend le mot « enfin » vertigineux. 

Alors la sexualité. Oui, la sexualité seule permet d’oublier par instants ces limites, permet une plongée adroite dans l’illusion des sens avec un certain bonheur, à la bonne heure, avec une nécessaire et suffisante ponctualité. C’est ça, un orgasme, c’est uniquement ça : la coïncidence du geste et de l’instant au plus profond du manque, l’étincelle créée par un geste inutile et gracieux qui ne doit rien au hasard, par une voix incarnée dans le seul moment qui pouvait l’accueillir. Il n’y a pas d’« enfin », voilà ce qu’exprime l’orgasme. Le manque est infini, c’est pourquoi il ne faut pas manquer cette rencontre. La sexualité est infinie comme un dictionnaire dont chacun des mots n’est défini que par les autres. Il y a de quoi être effrayé, mais qu’y a-t-il de plus délicieux que l’effroi qui semble se séparer un instant de la mort ? L’absolu n’existe pas (c’est la morale du dictionnaire) mais pourtant nous y touchons d’une manière sensible, et même biologique. Tout a une fin s’entend de deux manières : tout va finir, mais tout a également un but, un prolongement, un dessein. Que la sexualité soit en même temps une activité (gratuite) de plaisir et de perpétuation de l’espèce, qu’elle soit à la fois la vie et la mort inextricablement mêlées, la violence et la douceur, la perte et le gain, la prise et la caresse, l’emprise et la liberté, la répétition et le singulier absolu, voilà qui suffit à rendre à l’érotisme ses lettres de noblesse. La sexualité est décevante ? Bien sûr, qu’elle l’est ! Comme tous les plaisirs. S’ils n’étaient pas décevants, ils ne seraient pas si précieux. Qu’est-ce qui nous pousse à continuer, à chercher, à vouloir savoir, si ce n’est la déception ? 

La mise au point, c’est l’action de rendre net, de choisir parmi l’informe ce qu’on va montrer, ce qui va accéder à l’image, ce qui va accéder à la forme, ce qui va se définir au sein de l’indéfini. C’est le choix, c’est le doigt qui indique où regarder. Une voix humaine, c’est l’accent mis sur la forme d’un être. C’est le Mystère qui se donne des limites afin que nous puissions commercer avec lui. Nous avons besoin qu’autrui ait des contours pour entrer en communication avec lui, du moins dans la vie terrestre. Bien sûr qu’il est infiniment plus que cela, mais ça reste du domaine de l’hypothèse ou de la foi. La vie déborde de toute part le corps d’un individu mais elle est pourtant là, parmi cette pauvre chair qu’on désire avec tous ses défauts et ses manques, car c’est tout ce qu’on peut saisir : la voix est au-dessus de la chair, comme une émanation de ce plus invisible auquel nous ne pouvons toucher que par le désir et un sens qui dépasse le sens. 

Définir c’est finir. Il faut donc éviter le plus possible de s’en tenir aux définitions, aux images, aux cartes et aux cadastres qui nous épuisent bien avant d’épuiser le sujet. Tout sujet est perpétuellement en fuite. Les voix déraillent (ce sont nos préférées), les phrases sont pleines de défauts, et même Jean-Sébastien Bach fait des fautes d’harmonie. Qui n’a pas eu envie de fuguer ne se connaît pas lui-même. Celui-là, sans doute, « croit à la Science ». 

vendredi 3 octobre 2025

La Grâce et le Génie

 


Je l’écris parce qu’il faut absolument que ce soit écrit quelque part, et aujourd’hui-même. Les génies sont extrêmement rares. Il est possible de trouver beaucoup de mérites à des chansons, au jazz, au fado portugais, au tango argentin, aux chants de travail géorgiens, au gamelan balinais, et du plaisir, un grand plaisir, souvent, qu’il n’est pas question de renier, ou de sous-estimer, mais il suffit qu’on entende une grande page de Beethoven, de Mozart, de Bach, de Schubert (de Brahms ou de Schumann, de Debussy ou de Mahler) pour entendre la distance infinie qui sépare les œuvres de ces compositeurs du reste de la production musicale. Il ne faut jamais perdre de vue la chose la plus importante qui soit, la hiérarchisation, la verticalité sans laquelle il n’est ni vérité ni dignité, et surtout, pas de durée, pas d’inscription durable au fond de la chair, ce petit véhicule fragile que nous empruntons pour traverser une existence dont le sens nous échappe à peu près complètement.

Le plaisir n’est pas le fin mot de l’histoire. Comme l’homme passe infiniment l’homme, le génie passe infiniment le talent, et souvent l’ignore superbement. Ce n’est pas à ceux qui écoutent qu’il faut demander la vérité de l’œuvre. Celle-là se trouve en celle-ci. Il faut donc se déporter pour l’apercevoir, il faut perdre de vue nos sens pour les retrouver plus loin, en une région moins fréquentée, plus silencieuse et plus exigeante. 

Écoutant le Lacrimosa du Requiem de Mozart, tel que donné par les Philharmoniker dirigés par Claudio Abbado dans la cathédrale de Salzbourg, en 1999, le 16 juillet, on est presque terrassé par ce qui se joue sous nos yeux. Rendus muets. Sans mots. Abandonnés au désert et à notre solitude dont les murs montent jusqu’au ciel.

Le Requiem de Mozart est l’une de ces œuvres majeures que j’écoute très rarement (comme la Neuvième de Beethoven). La plupart du temps, ce Requiem m’exaspère. S’il n’est pas interprété par des musiciens d’exception, il devient vite vulgaire et caricatural, mais quand, comme ici, il se détache de ses liens terrestres, de ses effets et des attentes qu’il suscite, c’est bien autre chose dont il s’agit. Dans ces régions, il n’est plus ni plaisir ni déplaisir ; ce que Mozart nous fait entrevoir ici n’a que peu de rapports avec le sentiment humain, avec la durée que nous connaissons et qui encadre nos pensées et nos affects. Il y a dans les très grandes pages de la musique occidentale des moments où elle se surpasse elle-même, où elle sort de son cadre. C’est autre chose que de l’art, alors.

On pourrait soutenir qu’il n’y pas le moindre plaisir à écouter ce Requiem. Comme on peut se situer au-delà de la morale, on peut se situer au-delà du plaisir. J’ignore de quoi est faite la matière qui est ici convoquée, car il faut tout de même que le miracle emprunte à la chair, à l’incarnation et à la durée, il ne peut se manifester sans quelques concessions à la matérialité de nos sens, mais tout le monde comprend, s’il écoute attentivement, qu’on est bien au-delà des formes, du son et des circonstances. Le sentiment d’échapper très exceptionnellement aux circonstances humaines demande une foi parfaite en la mort, dont la présence, à de certains moments, perce nos défenses et pulvérise nos limites. 

Chaque visage de chaque choriste, dans sa singularité et dans sa chair imparfaite, atteint un degré de vérité qui le rend apte à entrer sans le troubler dans le Mystère insondable qui nous traverse, un mystère qui vient de bien plus loin que le talent et le don, fussent-t-ils ceux d’un Mozart. À quelle image ces visages ont-ils été créés, pour qu’ils soient à même de rendre un miracle perceptible ?