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samedi 4 juin 2022

Misérable amour


Écoutant avec une infinie douleur à la radio quelques extraits de la Princesse de Clèves, je réalisais ce que c'est que l'amour quand il est partagé par des gens intelligents et sensibles. On veut bien souffrir mais à condition tout de même que ça en vaille la peine ! Le pire est cette sensation que notre douleur ne sert à rien, qu'elle n'est ni comprise ni respectée, qu'elle est en quelque sorte gâchée. Nous aurions des trésors de souffrance à offrir, nous pourrions supporter énormément, si la cause en valait la peine, si la qualité de l'Attention était incontestable, si la délicatesse et l'invention étaient au principe du geste. Que demandons-nous, en somme ? Simplement quelqu'un qui aime aimer, quelqu'un qui "fasse attention", quelqu'un qui voit et qui entend. L'amour peut être malheureux, c'est entendu, mais il ne peut pas être misérable. S'il l'est, misérable, c'est qu'amour il n'y a tout simplement pas. 

La douleur, contrairement à ce qu'on dit, ne provient pas du sentiment défaillant mais de l'âme défaillante.

dimanche 17 avril 2022

Fait divers 30 ter

« L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée. »

samedi 8 août 2020

Dédicace



Ophélie Simonin a déposé sur Facebook les Myrthen Lieder de Schumann (offerts en cadeau de mariage à Clara, si j'ai bien compris). Le premier de ces Lieder est Widmung, Dédicace, sur un texte de Friedrich Rückert*…

Elle ne peut pas savoir à quel point cette musique me troue le cœur. Elle a déposé ça ce matin, dans l'interprétation de Fischer-Dieskau et Jorg Demus. J'ai écouté les Lieder en entier, puis, évidemment, j'en suis vite revenu à Widmung, perdant pied, plongeant dans la douleur à une vitesse monstrueuse. L'explosion de la fin, déchirante, comme un cœur ouvert à vif, et livré à des mains qu'on espère innocentes, m'arrache l'âme, me la fait sortir de la poitrine. Comment suis-je en état de supporter une telle émotion, je m'étonne moi-même ; je n'en aurais pas été capable il y a trente ans, et cette résistance m'inquiète. 

Schumann est le musicien dangereux par excellence. On suffoque, devant de telles mélodies qui sont des maladies chantées. Et le plus étrange est que cette musique me bouleverse encore plus dans la transcription qu'en a donnée Liszt. Débarrassée de la vocalité et de ses affects, elle parvient au chant  essentiel et impalpable, sublime : c'est à l'intérieur de nous que ça chante. 

La musique ne devrait-elle pas consoler ?




(*) Du meine Seele, du mein Herz,
Du meine Wonn' mein Schmerz,
Du meine Welt, in der ich lebe,
Mein Himmel du, darin ich schwebe,
O du mein Grab, in das hinab
Ich ewig meinen Kummer gab!
Du bist die Ruh, du bist der Frieden,
Du bist der Himmel, mir beschieden.
Daß du mich liebst, macht mich mir wert,
Dein Blick hat mich vor mir verklärt,
Du hebst mich liebend über mich,
Mein guter Geist, mein beßres Ich !

Toi mon âme, toi mon coeur,
Toi ma joie de vivre, toi ma peine,
Toi mon monde, dans lequel je vis,
Mon ciel c'est toi, auquel je suis suspendu,
O toi mon tombeau, dans lequel
Je déposerai pour toujours mon chagrin.
Tu es la tranquillité, tu es la paix,
Tu es le ciel qui m'est échu.
Que tu m'aimes, me rend digne,
Ton regard est la lumière de mes yeux,
Ton amour m'élève au-dessus de moi-même,
Mon bon esprit, mon meilleur moi !

mercredi 20 avril 2016

Una corda



Dans mon rêve je fais semblant de dormir. Rubinstein joue le premier concerto de Brahms. Ma respiration est difficile à contrôler. Lenteur, mais pas trop. La lenteur est le souvenir. Brahms, son opus 118, l'intermezzo en la majeur, que j'aime tellement jouer, mais, encore plus, la sixième pièce du recueil, en mi bémol mineur, avec son thème qui s'enroule sur lui-même. Est-ce le matin ? Le matin dans le jardin, à Fuveau, au soleil, avec la femme que je regarde trop. La femme pas encore lavée, pas coiffée, les traits tirés, si belle en son négligé froissé, qui est là, qui met du miel sur sa tartine, pas complètement naturelle. J'emplis d'air mes poumons, jusqu'au moment où ils se mettent à frémir ; c'est comme un spasme douloureux ; un souvenir, dans la lenteur du matin… Je ne vois pas bien le clavier, la lumière n'est pas idéale ; les touches noires ont l'air d'avoir disparu ; tout est blanc ; j'entends une longue série de trilles ; je vide mes poumons, mes paupières se serrent un peu trop. Aveugle. Je suis dans la chambre de la place des Vosges, les volets sont fermés, un peu de lumière entre par la salle de bain. J'entends du piano. Brahms, encore. La dernière des quatre ballades opus 10 que j'avais jouée sur son dos nu, una corda

Est-ce que vous savez regarder une femme, vous ? Moi je ne sais pas. Je la regarde trop. Comme le héros du Diable au corps, je l'empêche de me regarder. Je lui fais peur. Je ne sais pas utiliser la pédale una corda. Je pense à George Szell disant à Gould, qu'il dirigeait dans un concerto, qu'il avait « une sonorité efféminée » parce qu'il jouait tout le concerto avec la pédale de gauche enfoncée. Le pianiste l'avait très mal pris, avec juste raison, à mon avis. Il n'y a pas plus viril que le piano de Gould. 

Toujours dans le jardin, j'entends Orientale, de Granados. Elle est allée se mettre au piano. Comme je me trouve à cent mètres de la source sonore, la musique est mélangée des sons du jardin, de la nature. Le jet d'eau. La chienne me regarde, puis se recouche, en paix. Tous les deux nous écoutons la musique. Do-ré-mi-sol-mi-ré-do… Toute la lumière du monde est là, pour nous trois, dans le matin de juin.

Ne te retourne pas, quand tu sors des enfers. Ne te presse pas. Écoute…

mardi 2 février 2016

Chez nous


En dormant, je tâte ma fesse, mon fémur, le haut de ma cuisse gauche, et je me dis que je suis bien un tas d'os, avec un peu de chair par-dessus pour avoir l'air vivant. J'ai les ongles qui poussent, toujours trop vite. Je marche sur les pierres coupantes du ballast, je suis pieds nus, je porte un poncho sous lequel je suis nu, j'ai les cheveux longs et sales. Je connais bien le chemin pour rentrer à la maison, depuis la gare, je l'ai emprunté si souvent. Le dessous de mes pieds me brûle horriblement. Je fais défiler les maisons, la route, je vois tout avec une fidélité hurlante. Vu d'ici, le trajet est très court, mais qu'il peut être pénible, douloureux, ce trajet, quand on est un tas d'os avec des pieds qui font tellement souffrir. J'ai dans la tête l'Oiseau prophète, de Schumann. Il y a toujours ce moment où je dois traverser les voies de chemin de fer. Je n'emprunte jamais le souterrain prévu à cet effet, je ne sais pas pourquoi. Ils sont tous là, je ne sais pas s'ils me regardent mais moi j'essaie de les ignorer, je me concentre sur ce maudit ballast qui me taillade la plante des pieds. Jacques est là. Je le croyais mort. Ou alors c'est l'inverse, il est mort alors que je croyais lui parler. Il me parle de Marcel Beaufils, qu'il a connu au conservatoire. Je suis chez eux, dans leur bel appartement du 13e, je fume toujours beaucoup trop quand je suis avec lui. On boit beaucoup. Quand je rentre, dans le taxi, je suis malade. Brigitte est toujours gentille avec moi, mais elle a un petit sourire un peu narquois. Je l'imagine habillée de cuir noir. Le jour où je prendrai le souterrain pour traverser les voies, c'en sera fini de la belle vie. Il y aura des tags dans le souterrain, des flaques d'eau malgré le béton. C'était chez nous. Ce petit coin de terre, avec cette route de la Fuly. C'était chez nous, avec la gare, la place d'Armes, l'usine du lait, le champ, les vaches, les noyers, le verger, au fond du jardin, en contrebas, les collines alentour. Les trois maisons, les unes à côté des autres. Les sapins. Pourquoi est-ce que je me tais ?

dimanche 22 novembre 2015

France


On prenait le volant, dans ces années-là (celles de ma jeunesse) — ou on croyait le prendre. On dirait bien que le volant nous revient en pleine figure, après un petit détour par Médine. « La France réelle moins la France imaginaire, c'est le camembert. » La métamorphose (ou sa force invisible) agit sans cesse, peut-être surtout dans les temps où nous la croyons endormie. Ce ne sont pas des voyous drogués au Captagon, qui ont massacré il y a quelques jours à Paris. Ce sont des soldats qui ont trouvé un volant. Le récit palpitant de notre pays les laisse complètement froids parce qu'ils ne font pas partie de ce pays-là. Ils sont donc allé chercher un véhicule ailleurs, comme il est tout à fait normal de le faire dans ces cas-là, parce qu'on ne se nourrit pas exclusivement de camembert et d'iPhone. Les éternels attardés de la politique voudront évidemment traiter le problème avec les cautères fabriqués dans les guerres précédentes, qui seront comme de juste inopérants. Qui est l'ennemi ? Voilà la seule question à laquelle il faudrait dans un premier temps s'atteler. Et pour comprendre quel est cet ennemi, il faut d'abord retrouver pour nous-mêmes la puissance imaginaire de la France. La France réellement réelle est complète ou n'est pas. 

mardi 12 mai 2015

Entre (d)eux…


Sa fièvre s'intensifie. Il délire gentiment. Se prendre une balle n'est pas une plaisanterie. Restez branchés pour les prochaines infos. Thank you, really thank you. On a besoin d'antibiotiques. Bzzzzz. Fausse barbe et nez saignant. Quand les Charles descendent dans la rue, la clarinette a tendance à jouer trop bas. Il faut trouver de vrais médicaments, chérie. Je dois tenir un jour de plus. Ding ! Elle est encore sur Chaturbate ? Oui, Henry, va lui dire d'arrêter, on passe à table ! Ensuite on sera libres, une nouvelle vie ! As-tu déjà pensé à qui tu voudrais être ? Les cookies Bonne Maman sont trop bons, je te jure ! Allez, Juliana nous attend, on est en retard, c'est le bon côté des choses. Si tu n'étais pas mon frère jumeau, je te dirais ma façon de penser ! Ces tatouages, c'est vraiment n'importe quoi. La manière dont les seins bougent m'a toujours paru le critère suprême. Oui, mais en fonction du visage, tout de même ? Tu n'es pourtant pas stupide ! Tu as juste un grand cœur. Ding ! Élevé par des femmes, c'est toujours la même chose. Il ne peut y avoir la moindre erreur, j'espère que vous comprenez bien… Il ira mieux quand il vous verra. Soyons en alerte maximale aujourd'hui. Juliana sera au rendez-vous, je vous le garantis. Gentiment, gentiment, voilà, comme ça. Monte le son, s'il te plaît. Même si le plan de Strauss est foutu en l'air il reste dangereux. Mark, Daisy et Kyle aussi sont là, on peut compter sur eux. Ding, ding, ding ! Ce qu'il faut, c'est trouver un lien entre tout ça. À son âge, elle a déjà du ventre ? En tout cas, ce que je peux dire, c'est que ça se passait dans le train pour Bruxelles. Il faudrait retrouver tous ceux qui lui ont rendu visite en prison. On a vu arriver cette fille, et elle a sorti un genre de pistolet à eau qui envoyait de l'urine, pour marquer ceux qu'elle voulait désigner… Tu es brûlant. Vérifiez son passé et ses rêves. Agent spécial Henry, vous n'avez pas respecté le protocole. Laissez-moi sortir de la douche, je vous prie. C'est noté. Cette moustache ne vous va pas du tout. Inutile de vous dire à quel point c'est important ! C'est noté. J'ai apporté des cookies. C'est lui qui a façonné Joe, si vous voyez ce que je veux dire. Strauss peut encore se métamorphoser, je vous le garantis. Laurel et Hardy, vous êtes bien sûr ? Pour Laurel, je ne suis pas complètement certain. Il avait beaucoup de fièvre. Je vous rappelle que vous êtes sous contrat et que nous avons accès à vos évaluations. Un piercing ? Allez-vous démissionner ? Quelle conclusion en tirez-vous ? Par delà le bien et le mal, en effet, mais vous pensez bien que cette solution a déjà été envisagée. J'espère que votre petit déjeuner était copieux parce que ça va être sportif. Le nuage noir au-dessus de votre tête, le voyez-vous ? Maurice Green, ça vous dit quelque chose ? Non mais vraiment…! Ding !


samedi 4 avril 2015

Nemesis


Ces jours, ces semaines, ces mois où l'on se sent aux prises avec cet ennemi intime qu'on ne peut pas vaincre… Parfois je me dis que ma vie est une très longue, une interminable semaine sainte.

Le type qui perd son talent. Il l'égare. Il est là, quelque part, dans la maison, mais il ne sait plus où. C'est un tout petit machin, mais quand vous l'avez perdu, il ne vous reste pas grand chose. Évidemment, il est toujours possible de raconter l'histoire du type qui a perdu son petit machin. « Si vous le retrouvez, ramassez-le, et rendez-le moi, s'il vous plaît. Il a une valeur sentimentale, pour moi. » Mais il est à mon avis beaucoup plus intéressant de ne rien raconter du tout. Le vide qui s'installe comme un lierre qui recouvre tout, ça suffit bien, je vous assure. Il suffit de savoir que ç'a été là. C'est une sorte de tombeau vide, un tombeau dans lequel le vide serait lui-même le mort très vivant. Ça a été. Le passé est le passé. Le présent peut aussi parfois se transformer en passé, avant même de devenir du passé, à proprement parler. Quand vous avez cette sensation, de vivre dans quelque chose qui est déjà le passé, alors votre vie devient une sorte de non-vie, ou de contre-vie. Toute sa puissance consiste à lutter contre la vie qui vous a habité un jour. La vie se retourne contre la vie.

On déterre le fil, on le suit, et quand on arrive au bout, là où l'on pensait trouver la source de la vie, c'est la mort qu'on trouve. Et ce n'est même pas triste. Ce n'est même pas un véritable événement. C'est seulement la fin de l'histoire. Mais c'est une fin qui n'est pas du tout événementielle, monumentale, grandiose, terrible, non, c'est juste la fin de ce qui a eu lieu jusque là. Jusque … On est toujours de toute manière et quoi qu'on fasse à cet endroit — ce "là" —, on ne peut être ailleurs que . Nulle part ailleurs. La vie, c'est être là, rien de plus. Le reste, c'est de la littérature, ou de la guerre.

« Le bonheur fou. Oui, je me souviens du bonheur fou. Ça se paie très cher. »

mardi 6 janvier 2015

Première ligne (11)


Vous souvenez-vous du Minitel ? Moi je m'en souviens très bien. J'ai tout de suite accroché. Je ne crois plus à la gauche, ni à la droite, ni à l'Europe, l'informatique m'emmerde, je ne suis pas juif, je ne suis plus jeune, je suis pauvre, je ne regarde pas les infos à la télé, je ne lis pas les livres qu'il faut lire, et j'ai perdu mes cheveux lors d'une grande guerre dont personne n'a entendu parler. De plus en plus je trouve les pianos faux, Queffélec et Engerer ridicules, et que la seule activité humaine digne d'être reconduite est le rêve. L'impression que nous sommes en première ligne de notre vie est une illusion, c'est la raison pour laquelle nous recouvrons la réalité de paroles, car le silence nous prouverait immédiatement que nous n'y sommes pas, en première ligne, et nous obligerait à nous demander qui s'y trouve à notre place. Ceux qui savent qu'ils ne savent rien se sont retirés d'eux-mêmes, ça les rend insupportables : tout le monde attend que quelqu'un donne le la, bien que cela ne serve à rien, puisque tout le monde est sourd. À la santé du Capitaine ! 

Donc, grâce au Minitel, je n'ai rencontré ni Richard Millet, ni Philippe Sollers, ni Michel Houellebecq, ni Pascal Quignard, ni Samuel Beckett, mais j'ai rencontré Ambre, Nuages, Agnès, Malika, Nicole, Tuture, Valdécrocher, AspergeBrûlée, Bijou, Notaire, Mila, Lune, et Anna-Maria. J'ai appris à écrire, sur le Minitel. Discuter avec trois ou quatre filles en même temps, sans oublier leurs caractéristiques physiques ni leur âge ni leurs goûts ni leurs mensurations, trouver pour chacune d'entre elles des formules différentes adaptées à leur profil, les séduire, tout en démasquant les hommes (nombreux) qui se font passer pour des femmes, ça vous oblige à une efficacité maximale et à un renouvellement de tous les instants. Brune, blonde, rousse, petite, longue, complexée, endormie, hystérique, aphasique, le bateau, la cuisine et l'algèbre, vous voudriez pas en plus que je fasse le ménage ! 

Ça change tout, un mât, j'aurais jamais pensé ! Médine le rappeur nous dit "Don't Panic !" et tente, à l'aide de Pascal Boniface, de désamorcer la-peur-de-l'islam-en-France. Patric Jean nous explique, sur son blog, que « nous sommes nombreux et nombreuses à nous demander comment font les jeunes dits "des banlieues" pour se tenir si tranquilles malgré la violence qui leur est faite. Racisme institutionnalisé, ghettoïsation de la pauvreté, violences policières (dont les contrôles au faciès). » Houellebecq, ce con, jette de l'huile sur le couscous, et attise la France rance. Elisabeth picole. Les éditeurs, fidèles à leurs habitudes, vont au turbin et en rapportent de petites crottes sèches et désodorisées qu'ils empilent sur des assiettes neuves. Les meufs passent, reniflent, prennent un selfie ou deux, et vont se rincer l'utérus au mousseux en jurant sur le Coran. La première ligne de coke passe par elles entre leurs seins refaits et leur plan diététique semestriel. Nicole ne m'appelle plus. Hollande s'éclate. Piketty refuse la Rosette et moi l'andouillette. Bedos chiale et Vladimir rit. Dieu ne répond plus et le djihad se démocratise. Don't Panic !

Martyriser un Premier prix ? T'entendrais France-Culture ! Suzanne et la Comtesse sont dans la maison, je les entends depuis la baignoire. Ça me coule sur le ventre, lumière du son soyeux, joie du bon goût sans partage, ombres heureuses, phrases liquides comme des mains jointes dans la prière. Nous sommes dans un château de lumière, la tête dans le triangle aux odeurs, prêts pour le voyage immobile, torrents, roches, prairies, vaches, danseuses, éclats du vide qui revient par derrière, et nous nous allongeons sur l'herbe, près du grand lac, le soleil par-dessus. Je suis contre elle, elle est contre moi, ça y est, je retrouve sa voix, la chaleur de ses seins, dans le refuge du Parmelan, avec les autres, puis immédiatement au bord du Thiou, la nuit, sous un pont, on regarde l'eau, mais ce n'est plus seulement de l'eau, bien sûr, c'est le temps qui se coule en nous comme un serpent de feu, qui nous ouvre des yeux au-dedans, des yeux perdus, agrandis, sous perfusion, Terry Riley son coupé, vitamines au bout des doigts, on se touche, mais ça touche ailleurs, plus loin, plus près, bout touchant du but en expansion, le sexe dans l'iris, la parole fondue, en magma, qui vient nous surprendre quand on se tait en apnée, ah, la belle nuit, Christine, on ne sait même plus qu'on s'aime, ni qui tu suis ni que je es, on a la vie déjà passée en mémoire vipérine qui passe de l'un à l'autre comme si nos mémoires communiquaient, j'ai très soif, j'ai très peur, mais tu ris, tu ris, et je m'étouffe de rire, sans avoir ouvert la bouche, quand je tombe en toi comme une cascade remontant à la source, ah, la belle nuit interminable, courte comme la pointe d'une épée, concentrée en un cri dilaté qui dure et dure et dure, qui coule sur ton ventre et me fait débander. 1972, année merveilleuse et qui dure encore, en première ligne. C'était bien, le LSD. 

lundi 24 novembre 2014

Opus 47



Elles restent assises, sans se parler. L'une tient son verre incliné et semble perdue dans ses pensées, l'autre observe les gens qui passent près d'elles sur le trottoir. Sa main droite est posée sur la table ; son index en frappe légèrement la surface. Elle a remonté ses lunettes de soleil sur le haut du crâne. Elle est souriante. La première des deux femmes hésite. Elle pourrait parler mais elle sait que dès qu'elle aura commencé plus rien ne sera comme avant, qu'elle ne pourra plus revenir en arrière. Au moment où elle va se jeter à l'eau, l'autre commence à raconter. Ce qui sort de sa bouche, je ne vais pas vous le dire car je n'en suis pas capable mais je vais vous le faire entendre

vendredi 24 octobre 2014

Personne ne m'attend


Karajan était-il "un sale type" ? Énorme question et, dans le même temps, question négligeable. Heidegger était-il nazi ? Pareil. Céline antisémite ? Pareil. Quelles que soient les réponses qu'on apporte à ces questions, ceux qui les posent sont toujours, disons neuf fois et demie sur dix, des cons. On n'espère pas se faire comprendre, ne vous en faites pas. Vous pourrez continuer à dire que Georges est un imbécile, un plouc ignare et un peu nazi sur les bords, on s'en tamponne absolument. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, une certaine forme de bêtise extrêmement virulente s'est infiltrée partout, a durci, et même si l'on retire les murs dont les lézardes ont permis à cette bêtise de proliférer, les murs restent, remplacés qu'ils sont par la bêtise solidifiée, qui est devenue aussi solide que les murs qu'elle a colonisés.

« J'ai tout mon temps, personne ne m'attend. » La vieille dame reste assise sur le banc de pierre. Les autres s'éloignent. Après une brève hésitation, il reste près d'elle, il s'asseoit à ses côtés. Il ne sait pas quoi dire. Elle a parlé à voix basse. Il l'entend qui reprend son souffle. Elle regarde fixement devant elle. Elle est soulagée : tout mais pas l'hôpital. Il fait doux mais il la voit frissonner. « Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à chez vous ? » Elle tourne la tête vers lui, le regarde sans sourire. Elle ne répond pas. Il pense que peut-être il l'effraie, avec son blouson de cuir, son blue-jean, et sa barbe de trois jours. « Si vous voulez, oui. » Il imagine déjà l'appartement, il a une boule dans le ventre. Il fait doux, c'est une fin d'après-midi d'automne agréable, il aurait pu continuer à se promener, regarder les jolies filles, boire un verre à la terrasse d'un café. Il l'aide à se soulever, très lentement. Il pense qu'elle risque de se briser, de s'effondrer, qu'il va au-devant d'ennuis, de complications, mais, après tout, personne ne l'attend, lui non plus. Elle prend son bras, ils font les premiers pas, minuscules, ridiculement minuscules. Sa soirée va y passer…

C'était à l'arrêt du 57, place d'Italie. Je crois que nous rentrions de Corse, oui, sans doute. Nous étions début septembre et je devais aller directement au conservatoire, c'était le jour de la rentrée et je n'avais pas le temps de passer à l'appartement. Il devait être quatre heures de l'après-midi. Ils m'ont laissé là. Nous nous sommes embrassés et je les ai regardés partir, tous les deux, dans la circulation, dans la 204 blanche. Mon frère était au volant et ma mère était à côté de lui. Je me suis senti abandonné, complètement abandonné. Ça n'a pas duré longtemps mais rarement dans ma vie j'ai éprouvé une souffrance aussi violente.

Elle écrit : « Nous sommes bien seuls ! » Oui, ils sont bien seuls, je suis d'accord. Mais plutôt que de voir ce qui se passe aujourd'hui, ici et maintenant, certains d'entre eux (beaucoup !) préfèrent aller déterrer des nazis en carton-pâte et faire des procès aux morts. Ne se rendent-ils pas compte que c'est extrêmement agaçant, et que ces procès rétrospectifs les font ressembler comme deux gouttes d'eau à ceux qui les menacent réellement ?

La mort est toujours là, même dans les moments de joie intense, et peut-être encore plus dans ces moments-là. C'est elle qui appuie sur le nerf qui nous fait jouir de la vie. Le chant, c'est très exactement la mort qui se donne à entendre grâce à la joie du son. Quand on est entièrement seul, physiquement et moralement seul, le grand silence du temps devient musique. Expulsé de la vie, jeté bas, parmi les ombres, il y a quelque chose en l'homme qui alors seulement resplendit et s'entend, se détache du trop plein des émotions et creuse un sillon indicible.

Il est incapable d'imaginer sa vie sans Karajan comme il est incapable d'imaginer sa vie sans ses parents, père et mère, qui lui ont fait place, entre eux. Il essaie de l'imaginer jeune, alerte, pimpante, allant à un rendez-vous amoureux. Mais il n'y arrive pas. Elle reste une petite vieille qui fait de tout petits pas accrochée à son bras. Encore combien d'années avant d'être comme elle ? Combien d'après-midi d'automne ? Elle n'a pas dit un mot. Elle se concentre sur chaque pas, l'un après l'autre. Ils doivent faire un attelage bien singulier. 

jeudi 1 mai 2014

Prière pour aller au paradis avec les ânes


Parmi les confrontations entre homme et animal, la corrida est sans doute une des seules où il est admis que la bête peut blesser, et même tuer l'homme, la seule où ce dernier se met en danger, où il n'est pas certain d'avoir l'avantage. Je n'irai sans doute jamais voir de corrida car j'ai la tripe trop sensible pour ce spectacle, mais cela me fait beaucoup moins souffrir de savoir qu'un taureau a été tué par un homme dans une corrida que de penser aux millions d'animaux que l'homme se croit en droit de tuer et de maltraiter, ou même simplement d'utiliser comme des jouets ou des machines, dans la parfaite indifférence de tous ceux qui souvent en profitent d'une manière ou d'une autre, mais préfèrent hurler en chœur contre le toréador qu'ils ne seront jamais alors qu'ils délèguent sans états d'âme à d'autres le soin de tuer les animaux qu'ils "aiment". Ceux qui préfèrent maltraiter les faibles mériteront toujours notre mépris.

Ce corps-à-corps ritualisé rachète (peut-être) le mal que l'homme fait quotidiennement aux bêtes, sans y penser. L'élevage industriel, l'abattage sans égards pour l'animal, la nourriture frelatée et même contre-nature, les chasses inutiles, le dressage, et toutes les fois où les animaux sont le prétexte à des divertissements imbéciles et vulgaires, sans même parler de la nouvelle et terrifiante mode qui consiste à torturer ceux-là et à se vanter de ses exploits sur Internet. Un monde sans bêtes serait un monde invivable, et je ne parle pas seulement d'écologie. Nous avons une responsabilité envers nos "frères inférieurs" (selon la belle formule de Michelet), ce sont les enfants du monde, ils étaient là avant nous, et ils ont autant que nous le droit d'habiter ce monde, qu'ils ont rendu plus beau, contrairement à nous qui chaque jour davantage l'enlaidissons. 

Faites que penché dans ce séjour des âmes
sur vos divines eaux je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l'amour éternel.
(Francis Jammes)

samedi 14 décembre 2013

Rouge sang


« J'entends toujours si quelqu'un écoute quelqu'un d'autre. » « Moins fort, encore moins fort, non, moins fort, non, encore moins fort, moins fort ! C'est encore trop fort ! » Arrive un moment où les musiciens sont effrayés… Mais que se passe-t-il, de quoi nous parle-t-il ?

Il était situé sur le chemin que le son empruntait pour aller d'un musicien à l'autre, aussi ne pouvait-il pas faire autrement que d'aménager avec son corps une sorte de passage qui en facilitait le transport. Il était comme un convecteur ; le son lui arrivait, et il ne faisait que le rediriger vers la sortie, en lui imprimant au passage une sorte d'élan supplémentaire qui permettait à celui-ci de parvenir à destination sans perdre ni sa force ni sa couleur. C'est ce qu'il expliquait aux instrumentistes. En réalité, la musique lui arrivait en rêve, et il fallait tout de même la rendre palpable, audible, réelle, pour ceux qui la faisaient ou l'écoutaient. La mère avait posé une rose rouge sur le pupitre, comme le père l'avait fait de nombreuses années auparavant. Elle était là à toutes les représentations, à Stuttgart. À Edimbourg, il s'était enfermé à clef dans sa loge, il buvait du whisky en lisant un roman policier. Sa mère frappa à la porte, tous les amis essayèrent aussi, il n'ouvrit pas, et finalement refusa de diriger l'opéra. Il avait découvert durant la générale que la représentation serait retransmise, il avait vu les micros, et s'était imaginé les auditeurs tranquillement installés chez eux avec la partition sur les genoux, en train de souligner chaque fausse note d'un trait rouge, fausses notes qui seraient indéfectiblement associées à son nom, et cette vision lui était insupportable. Son père avait créé Wozzeck le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin. 

Son père est mort le 27 janvier 1956, à Zurich, deux cents ans jour pour jour après la naissance de Mozart. Karl Böhm a dirigé le concert, tranquillement, sans un mot pour Erich Kleiber. 

samedi 28 septembre 2013

La Musicienne

Tombé par hasard sur une vidéo de Jacqueline du Pré jouant le concerto d'Elgar, "son" concerto. Il y avait longtemps que je n'avais pas vu ces images. Cette fille est un prodige vivant. Rarement, dans la musique, on aura vu un interprète si puissamment inspiré, si authentiquement inspiré, si vrai. Les larmes qui me viennent aux yeux sont brûlantes comme de l'acide. 

On a du mal à croire ce que l'on voit, ce que l'on entend. La Beauté, est-ce autre chose ?


mardi 17 septembre 2013

Elle


« Que des choses il faut ignorer, pour agir. » (Paul Valery)


C'est un amour jaune. Le plus idiot, le plus maudit, le plus féroce. Je la regarde ne pas voir, je l'entends ne pas entendre, je comprends qu'elle ne comprend pas. Ses joues se sont creusées, ses cheveux ont pris une teinte de vilain jaune marseillais, alors qu'elle était brune comme le feu d'août, elle a perdu ses seins, la peau de sa poitrine a le triste aspect de celle des vieilles femmes qui ont trop pris le soleil, les attaches creusées de ses cuisses d'aristocrate annoncent la civière. Je l'ai laissée partir comme une voleuse, sans un mot. L'adieu n'a pas besoin de mots. Elle a toujours le plus beau ventre que j'aie vu, et des fesses de reine, comme si ce lieu, le milieu du corps, restait encore vif, malgré la fin qui accourt depuis les extrémitiés. Plus de paroles, plus rien qui console, qui atténue l'horreur du crépuscule. Elle a voulu écouter les quatre derniers Lieder de Strauss, par Schwarzkopf. Je ne l'en ai même pas empêchée.

Elle me fait une ordonnance. Je remarque que sa très belle écriture, je ne la connais que sur des ordonnances. En dix ans, trois lettres d'une page, peut-être deux cartes postales. Pas le temps… Elle n'a pas le temps. C'est le moins qu'on puisse dire. Elle a attendu, elle attend encore, en pure perte bien sûr, que le temps se donne à elle. C'est à hurler !

Une étoile éteinte, consumée de l'intérieur. Quand elle parle, il faut la faire répéter, parce qu'elle ne parle pas pour autrui, elle retient la parole en elle. Jamais, en dehors de ses cris d'enfant, qui viennent comme par surprise, je ne l'ai entendue parler autrement que dans le registre du pianissimo-piano, elle ne sait pas s'adapter à celui qui se trouve à deux pas d'elle. 

Elle voulait voir mes tableaux. Elle ne les regarde pas. Elle passe devant eux. « Ce serait bien, pour une chambre d'enfant. » « Quoi, la peinture, ça ne sert pas un peu à décorer ? » Alors oui, bon, si on ne baise pas, si on n'écoute pas de musique, si on ne parle pas, si on ne se met pas des baffes, qu'est-ce qu'on peut faire ? Rien, on peut le faire seul, le rien. Pas sûr… Quand je suis seul, le rien me construit. Quand je suis avec autrui, le rien me détruit. 

Il y a quelques années, elle était ici et avait demandé à lire une sorte de petit roman que j'avais écrit au début des années 2000. Elle avait passé l'après-midi au jardin, à lire, puis était montée dans la chambre, en me faisant avec l'index signe de la suivre. Elle s'était assise sur le lit, m'avait demandé d'approcher, avait attendu quelques secondes, en silence, et m'avait donné la plus belle gifle que j'aie jamais reçue. Sans un mot. Elle y avait mis toute sa force. Je n'oublierai pas ce moment de pur érotisme. 

J'aimerais dire qu'il s'agissait de mon Odette et qu'elle n'était même pas mon genre, ce qui serait sans doute vrai, mais ce qui n'a en réalité aucun sens. Celles qu'on aime ne sont jamais notre genre. Le genre d'un homme est de chercher à comprendre quel est son genre. On passe sa vie à courir après un type de femmes qui n'existent pas, on passe sa vie à aimer être aimé par celle qui n'existe pas et qui aime que vous l'aimiez pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la femme qu'elle aurait pu être si vous l'aviez aimée. 

Tu es mon pire cauchemar. C'est une phrase que j'aurais pu prononcer. J'aurais eu la sensation de dire la vérité. Je ne l'ai pas dit car, sur le coup, j'aurais eu l'impression de ne le dire que pour faire mal, ce qui serait tout de même un peu mesquin et un peu étriqué, un peu insuffisant, surtout. Toute la nuit a trotté dans ma tête ce merveilleux standard, The Old Country, en ré, j'ai même failli me lever pour aller au piano vérifier une note dont je n'étais plus certain. Toute la nuit, dans Jardin de Bagatelles, et ton corps chaud près du mien. Un cauchemar. Pire.

« J'ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas bête ! » Je ne sais pas si tu te rappelles ce jour où tu m'avais ramené à la maison, depuis l'hôpital, dans ton Espace. Je te parlais de ma famille, ces petits-bourgeois qui ne pensaient qu'à leurs prochaines vacances, et tu m'avais dit, sans me regarder : « Je suis comme ça aussi, vous savez ! » J'ai su immédiatement que c'était la vérité, mais, entre la vérité et le réel, on peut mettre beaucoup de choses. Je crois même que c'est la place favorite du désir. Il me semble, mais peut-être que ma mémoire me joue des tours, que c'est ce jour-là que tu es tombée dans mes bras, dans la cuisine. Nous nous sommes vouvoyés durant quelques années, et, tant que le vouvoiement a duré, tu as été la plus belle femme du monde, car entre ta beauté et mon désir, la vérité et le réel avaient trouvé leurs places, comme sur un échiquier de chair et de mots, et ça faisait beaucoup, au moins de quoi vivre mille ans. Reine, fou, cheval, Mélisande, Tristan, le roi Marc et ses oreilles de cheval, Isolde et Brangaine, le quatuor de Chausson, les petits matins dans les couloirs de l'hôpital, pieds nus, évitant les infirmières, les noirs et les blancs du clavier, l'ivoire de l'opus 118 et l'ébène brûlant des Nuits d'été…

Quand tu as perdu tes cheveux, j'ai tenu ton petit crâne nu entre mes mains, et j'ai connu un bonheur que peu d'hommes connaissent. Tu te cachais sous les draps. Tu étais plus nue que nue. Tu aurais pu me demander de mourir pour toi, je l'aurais fait sans une seconde d'hésitation. Mais ce n'est pas ton genre, ce genre de déclarations un peu hystériques. Les mots s'en sont allés de toi, depuis l'enfance je crois bien, et, depuis ce temps-là, tu ne sais plus de quoi parle l'histoire. The Old Country, tu en es exilée, et si tu devines qu'il se trouve quelque part un abri sûr dans lequel tu pourrais laisser libre cours à ta douleur et à ta jouissance, ton esprit chavire rien que d'y penser. 

J'ai voulu t'aimer, j'ai aimé ça. Quand on veut aimer quelqu'un, on aime autant l'amour que celui qui l'inspire, et ça n'a pas grand-chose à voir avec le sentiment. Toi tu as cru que je t'aimais. « Comme un fou. » a ajouté ton pèlerin déconfit de mari, jouant à la perfection son rôle de couillon professionnel. Aucun rapport avec la folie du sentiment, justement ! La seule activité humaine dans laquelle on ait vraiment besoin d'intelligence est l'amour. J'ai toujours pensé que l'amour ça se décidait, contrairement à ce que la propagande petite-bourgeoise nous serine toute la journée. Il faut avoir du goût et de l'imagination, de la méthode et du style. Ça se construit comme un roman : normal, puisque c'est un roman

L'intelligence est la faculté que développent ceux qui ont appris à résister avec acharnement à la bêtise qui s'insinue de toute part en nous, toujours et partout. À partir du moment où l'on se croit a priori préservé, on est un soldat discipliné de la bêtise. Mais le tour préféré de la bêtise est l'intelligence qui prétend se passer d'elle, qui ne se sent pas concernée par la bêtise. « Ça j'aime, ça je n'aime pas. » On ne peut jamais dire je n'aime pas tranquillement, sans avoir conscience que le goût est une fonction en augmentation (et en élaboration) permanente. La plupart du temps, quelque chose nous prévient qu'on n'aime pas — encore. Il y a des visages, des livres, des musiques, qu'il ne faut pas aimer, bien sûr, et c'est le premier instinct, indispensable, mais il y a aussi toutes ces œuvres qu'il faut apprendre à aimer, et c'est le deuxième instinct, vital. Nous n'y sommes pas encore. Ce n'est pas notre heure. Nous ne sommes pas à la bonne taille, la fenêtre est trop haute. C'est dans ce délai toujours devant nous, résistant, que résident la culture et le désir, c'est-à-dire le Temps habité, cette intranquillité qui seule permet de voir plus loin que le pauvre sentiment. (Et qu'est-ce que l'amour, justement, sinon ce pas-encore de la coïncidence ?) C'est l'oreille, comme toujours, qui permet de distinguer entre l'heure juste et l'instant (bon ou mauvais) qui va passer. C'est un accord. C'est la Joie mozartienne qui se tient en arrêt, frémissante, dans le grave de l'être. 

J'aurais pu réussir, mais, seul, c'est impossible. Te jouer quelque chose ? Mais tu es folle ! Cette demande, si souvent formulée durant ces dix années, alors que jamais tu n'as eu la curiosité vraie de savoir pourquoi ma réponse était obstinément négative, provoque en moi aujourd'hui une sorte de terreur rétrospective. Là aussi, on sait immédiatement, on comprend, mais on ne peut admettre que ce soit vrai, sauf si l'on consent à imaginer le pire. Je dis qu'on sait, mais ce n'est pas tout à fait vrai, puisque la répétition inlassable est en soi non seulement une circonstance aggravante mais surtout la démonstration d'une sorte d'infirmité morale. Ce n'est pas le fait de m'avoir fait cette demande, que je te reproche, c'est de ne jamais avoir entendu ma réponse, ou d'avoir été incapable de la comprendre, de n'avoir pas tenté de comprendre ce qu'il y avait de si douloureux dans la réponse que j'étais obligé de faire. Dire non est le plus souvent la seule manière qu'on imagine pour tenter de faire fléchir un peu l'égocentrisme de l'autre.

Certains êtres comprennent immédiatement qu'aimer quelqu'un implique de composer une histoire, de récrire son histoire familiale, c'est-à-dire pré-natale, et d'autres estiment que c'est bien assez de s'occuper de ce tas de chair et d'humeurs qui est susceptible épisodiquement de procurer du bien-être et quelques jouissances. La curiosité est une vertu artistique aussi bien que psychologique, et, dans ce domaine, forcer sa nature est aussi impossible que de jouer la sonate Hammerklavier à la mandoline. Il y a d'un côté ceux qui vont répétant qu'ils sont libres et qu'ils n'ont de compte à rendre à personne, et de l'autre ceux qui sont… libres d'avoir choisi. Quand deux personnes de ces deux familles humaines se rencontrent, le malentendu peut durer quelques mois, guère plus.

Non, son esprit ne chavire pas. Il s'arrête. Il s'est arrêté. Et peut-être même n'a-t-il jamais commencé de se mettre en route. Mais comment font-ils, ceux qui s'accompagnent sans jamais voir ce qu'ils voient, sans jamais comprendre ce qu'ils comprennent trop bien, sans jamais entendre ce qui leur trompette au tympan ? Comment font-ils pour supporter l'insupportable, pour ne pas voir ce qui montre son nez sous le glacis fragile du rire pétrifié par son reflet grimaçant ? Le pire cauchemar, dans mon lit, une étoile mourante qui veut danser jusqu'à la fin sans entendre la musique qui est en train de tourner au supplice. Elle est folle.

Si seulement j'avais eu le courage et la force et la bonté de la gifler avec cette rage intacte de l'amant qui ne veut pas encore désespérer, peut-être aurais-je pu la réveiller à temps… Il est trop tard, désormais, il faut s'écarter. La folie s'est habillée d'un épais manteau, triste et jaune et dur comme la bêtise. Féroce. Je la laisse passer.


(Que de choses il faut ignorer, pour aimer…)


samedi 31 août 2013

Mon Cheval



Comment voyagent les chevaux ? Votre cheval est sélectionné pour participer aux Jeux olympiques du Brésil, en 2016. Comment va-t-il s'y rendre ? Vous êtes-vous posé la question ?

Il prendra l'avion à Amsterdam et il vous en coûtera 10000 dollars. Il sera placé dans un container, il sera drogué, il aura de la paille et de l'eau pour le voyage.

Tout va bien. 

mardi 28 mai 2013

Chanter



Mendelssohn et Krenek, quel rapport ? Entendant un peu par hasard le concerto pour violon du premier, j'ai immédiatement pensé à la troisième sonate opus 92 du deuxième. 

À chaque fois que j'entends l'ouverture du concerto de Mendelssohn, je suis frappé par la manière dont le thème commence immédiatement, sans préambule, et c'est exactement la même chose pour la sonate de Krenek, avec un caractère plus abrupt, étant donné la nature propre du thème en question. J'aime infiniment ces commencements sans chichis, sans précautions, sans rien qui vienne suggérer, donner envie, sans artifice. Quand on a un thème comme ceux-là au bout du crayon, on a envie de le faire entendre tel qu'il est arrivé, dans sa perfection inouïe

À peine est-il exposé qu'il se déploie avec le naturel de la matière vivante en train de s'ébattre comme un jeune chien qui découvre le jour (ici je pense plus particulièrement à Krenek), les gestes, les tensions et les détentes, les questions et les réponses sont tous évidents, ils ne cherchent pas la beauté, ils sont seulement et heureusement nécessaires. Le thème du concerto porte en lui plus de musique (plus de tradition, plus de mémoire), il a encore moins besoin de dire, il est issu du Chant, du chant immémorial, de ce besoin spontané et mystérieux qu'ont les hommes de chanter quand ils sont heureux ou malheureux, c'est une voile gonflée, parce que la vie est là, tout simplement. Cette qualité du cantabile irrépressible, sans avoir l'air d'y toucher, est évidemment l'une de celles qui rendent Mendelssohn si précieux, si unique. Quelle merveilleuse jeune fille est-ce là, pour être emplie d'une telle inspiration, à la fois candide et profonde, généreuse et libre, digne et élégante, grande dans sa simplicité ?

On peut mourir de nostalgie, quand on prend conscience que cette jeune fille a réellement existé, jadis. 

samedi 23 février 2013

Au Front

C'est la guerre. Chaude ou froide, c'est la guerre. D'un côté Marilyn, de l'autre Emil. Un Gilels qui, curieusement, ressemble énormément à Gould, à cette époque-là, jusque dans sa manière de faire semblant de bâcler le prélude de Rachmaninoff (un de ses bis favoris) qu'il joue devant les soldats, devant les avions, devant les chars, devant la mort. Son piano comme un tank, un tank dont il est le conducteur imperturbable et dominateur. Est-ce que les soldats soviétiques auraient préféré voir et entendre la blonde icône ? C'est probable. Est-ce que les Américains auraient aimé écouter Gilels et Rachamaninoff ? Pas sûr. Le fait est que ça s'est passé comme ça. Le monde est ainsi partagé, l'a été. À l'Ouest la chanson et le sexe, à l'Est, l'art à son plus haut. On peut également faire une autre découpe : les Nazis aussi aimaient l'art le plus exigeant. Du côté du Goulag et des Camps, la haute culture, du côté de la démocratie, la chanson, le "spectacle". D'un côté le Sympa, de l'autre le Sérieux. D'un côté les corps qui veulent se toucher, les plages, de l'autre Franz Schubert et la syphilis, le Rhin.

On se doute bien que je ne vais pas reprendre ici l'argument stupide qui voudrait que la haute culture mène à à l'Horreur, mais on ne peut pas non plus ignorer les faits. Nous étions émus, dans notre enfance, dès qu'il était question de l'Armée rouge, parce qu'ils savaient chanter, et que nous avions vu des images comme celles-ci, où de simples soldats écoutaient de la musique avec cet air de sérieux et de respect qui nous imposait en retour une émotion respectueuse. Au-delà de la propagande, il y a cette volonté russe de garder Rachmaninoff, Mozart, Beethoven, et Neuhaus au Conservatoire. Vitrine, peut-être, mais on peut choisir de mettre autre chose dans la vitrine, comme le prouvent ces images. Malgré tous les programmes, malgré tous les principes, malgré la foi, et malgré eux, sans doute, les Soviétiques n'avaient donc pas tout jeté, la tabula rasa restait une idée qu'ils savaient fantasmatique — ou au moins partielle, ce qui l'invalide en tant que telle. 

On est là en terrain glissant, comme aiment à le rappeler les hyper-modernes. Tant mieux. Tout ça n'existe pas, ou pas ainsi qu'on le croit, rien de la subtilité et de la nuance d'un monde disparu à jamais ne pourra plus se dire dorénavant. Peut-être dans un siècle… Il faut choisir son camp (c'est le cas de le dire), il faut opposer, il faut comparer, vérifier mais surtout il faut affirmer. Les uns vous disent 6 millions de morts, les autres 100 millions, les uns vous parlent du fascisme, qu'ils confondent avec le nazisme, les autres du bolchévisme, les uns parlent des Camps, les autres du Goulag, des famines, des massacres, chacun veut anéantir le mal de l'autre par celui qu'il a choisi d'élever au rang de Mal suprême. Il est devenu inutile d'essayer de parler de tout ça, on tourne en rond, plus les discours et les livres s'ajoutent les uns aux autres, plus la vérité s'éloigne de nous. Peut-être est-elle perdue pour toujours, c'est possible. Voir un Nicolas Demorand, par exemple, répéter, la voix rauque, par cinq fois, que : « JAMAIS » il ne votera Marine Le Pen, est édifiant, à plus d'un titre. Le type a choisi son camp, vous comprenez ? Enfin, il n'a rien choisi du tout, précisément, mais l'important est de l'affirmer, bien haut, bien fort, et si possible devant une caméra. Il suffit d'un certain sourire, d'une certaine voix, pour que l'automate terrifiant sorte de dessous l'habit, montre sa petite figure étroite et métallique, et nous fasse comprendre qu'il est devenu totalement inutile de croire ici confronter des opinions, des savoirs, des convictions, des faits. Il ne s'agit aucunement de cela. Des méchants s'affrontent, des mécanismes sont confrontés, des religions, des chapelets, des réflexes, des discours, des postures, mais jamais, jamais, jamais, la vérité profonde et complexe qui a fait vivre ou mourir ces millions d'êtres humains qui nous ont précédés dans le terrible XXe siècle, je parle donc de mes parents et des parents de mes parents. Il y a des jours où je me dis que j'aurais voulu être l'ami d'un Nazi ET d'un Bolchévique, d'un de ces hommes, sous l'uniforme, que j'aurais voulu les connaître, leur parler, partager leurs journées, savoir un peu, un tout petit peu, car je me sens de plus en plus accablé par le Discours obligatoire, par le sauf-conduit moral que chacun désormais se croit obligé de présenter avant-même qu'on lui demande quoi que ce soit. On a l'impression qu'être moderne, dans le XXIe siècle commençant, consiste avant tout à prendre position. Les positions étaient sociales, naguère, elles sont maintenant morales. Les mots mentent. Les mots mentent naturellement, alors quand, en plus, ils sont chargés à bloc de religiosité morale (je parle bien entendu de la terrible pseudo-morale qui est en train de nous tuer à petit feu), ils deviennent de véritables poisons, ils sont pires que la mort, ils sont de la mort par-dessus la mort, de la mort en avance sur la mort.

Voyez Gilels jouer devant ces soldats, au front. Vous le croyez idiot, Gilels ? Et Richter jouant aux funérailles de Staline, vous le croyez débile ? Vous pensez réellement que des artistes de cette trempe n'ont pas un rapport étroit avec la Vérité, avec la Morale ? Écoutez Oïstrakh jouer Liebesleid, de Kreisler, si vous en êtes capables, et essayer d'entendre le vieux monde qui frémit, malgré le canon, malgré la brutalité inouïe des hommes, les hommes qui — faut-il le rappeler ? — ne sont pas meilleurs, ni plus doux, aujourd'hui, eh non ! Écoutez-les, au lieu de les juger sans cesse, du haut de votre minuscule présent, déjà vieilli, déjà en retard, jamais à l'heure. Essayez de reconnaître leurs voix, d'observer leurs gestes, de comprendre leurs peurs, d'épouser leurs désirs, au lieu de les épingler bêtement dans vos livres d'images d'une pauvreté affligeante.

Mais je ne me fais aucune illusion. Aussi vais-je me taire, et le plus définitivement possible. Sur ce sujet, comme sur bien d'autres, il vaut mieux se taire, il vaut mieux écrire de la musique, il vaut mieux parler une langue étrangère, il vaut mieux parler aux morts qui sont plus vivants que les vivants.

Le « Jamais ! » de Demorand signifie avant tout : « Taisez-vous ! » ou plutôt : « Je parle par-dessus votre voix, je vous fais taire. » et l'on reconnaît là les manières des fascistes old style, qui avaient la voix puissante et la mâchoire proéminente. Il ne faut pas contredire les Demorand, on ne contredit pas des caricatures au ton objurgatif : «  Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez ! Lisez Libé ! Lisez Libé ! » Lire Libé ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? Aujourd'hui ? La répétition… Comme au bagne, comme au bagne, comme au bagne. Il y a des manières qui en disent mille fois plus long que les discours les mieux argumentés. Il souffle autour des Demorand de notre siècle une bise kafkaïenne, concentrationnaire, pénitentiaire, sibérienne.

Lire Libé, aujourd'hui ? Et puis quoi encore ? Pourquoi ne pas écouter Demorand et du rock, pendant qu'on y est !

C'est toujours la guerre !

mercredi 13 février 2013

lundi 7 janvier 2013

Nica




Nica's Dream… Il avait joué cent fois ce thème d'Horace Silver, sans jamais se demander d'où venait ce titre ! Nica, le diminutif de Pannonica, la baronne Kathleen Annie Pannonica de Königswarter, née en Angleterre le 10 décembre 1913 et morte le 30 septembre 1988. Elle est la plus jeune fille de Lord Charles Rothschild, banquier et entomologiste, qui donnera le même nom (Pannonica) à un papillon et à sa fille. Pendant la guerre, elle s'engage aux côtés de son mari, Jules de Königswarter, dans les Forces françaises libres, où elle sera chauffeur militaire et commentatrice à Radio Brazzaville. En 1954, elle entend Thelonious Monk à la salle Pleyel, dans un concert qui la bouleverse. Elle quitte bientôt Paris pour s'installer à New York, là où se trouvent les musiciens qui vont changer sa vie. Elle peint, elle joue du piano, et même si la famille lui coupe les vivres, elle réussit à conserver deux Bentley et une Rolls Royce, et à s'acheter une maison sur les rives du New Jersey, où elle nourrit deux cents chats en plus des musiciens. Chez elle mourront Monk et Parker, qu'elle assistera et entourera de soins et d'amour. Chez elle tous les plus grands musiciens de jazz ont été reçus comme des princes, elle s'est occupée de leur trouver des contrats, les a soignés, nourris, logés, entretenus, aimés. Des femmes comme ça on aurait voulu en connaître ! Bud Powell, Charlie Parker, Charles Mingus, Thelonious Monk, rien que pour ces quatre là, il faudrait la décorer. Quand je pense à tous les minables à qui on décerne la Légion d'Honneur en France en 2013, mais alors il faudrait la faire entrer au Panthéon, Nica ! Les jazzmen et les bêtes… Je ne vois qu'une Brigitte Bardot pour mériter un quelconque honneur dans notre grotesque pays. Bien sûr, quand je parle des jazzmen, je parle des vrais. Ça devient fatigant, cette obligation qui nous est faite désormais de toujours préciser qu'on parle de la chose et pas du simulacre qui l'a remplacée. Vous voulez mesurer le chemin parcouru en un demi-siècle ? Mettez à un bout la bénie baronne et à l'autre Morin Edgar, ou bien, au pluriel, une réunion chez Nica où l'on aperçoit Miles, Bud, Dizzie, la Sphère, le Président, le Duke, Bird, Trane, Ella, Billie Holiday, Bill Evans, quelques autres, et à l'autre bout, je sais pas, moi, des sociologues ou des pédagogues, ou bien la clique au pouvoir depuis quelques mois, ou bien encore des "artistes contemporains". Vous voyez, pas besoin de faire un dessin. Tout le monde demande immédiatement à descendre du train ! Cette époque est à pleurer, un désastre pareil, ça n'était pas arrivé depuis quoi, mille ans ? On pourrait passer une vie entière, de nos jours, à se foutre de la tronche de nos contemporains, à les ridiculiser, à les gifler, à les secouer comme un prunier, que ça ne suffirait pas à nous purger de la bile noire qui s'est accumulée en nous en quarante ans.