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dimanche 16 juin 2024

Drinks

 


« Nous sommes dans l'inconcevable, avec des repères éblouissants. »

Ils ouvrent plus souvent le frigo que le dictionnaire, parce que les mots ne sont pas des drinks, tous ces papiers, tous ces papiers sur la table, et les albums de photos, et les partitions, et les livres, tout ce papier étalé, en désordre, tous ces égoïsmes petits ou grands qui sont recouverts par des phrases et des images, la passacaille à trois temps se déploie dans la pièce à côté, la rumeur insistante qu'on essaie de faire taire en soi, et les lettres non ouvertes, elle parle, cette idiote, de populisme et de radicalisme, mais qui sont les « ils » et qui sont les « nous », et quelle main ouverte serait prête à accueillir la mienne, aux petites heures, avant la cantate ?

À ne pas paraître. À ne pas s'entendre. À ne pas s'aimer. Ces plaintes, qu'on aimerait calmer. À ne pas se voir, se toucher. Cette douleur, toujours, qu'on sent, et qui ne sait pas se dire.

Pourquoi cette photo plutôt qu'une autre, cette chanson, ce parfum. La séduction est une chose merveilleuse qui le plus souvent tourne au grotesque, par manque de générosité. Il aura suffi d'un mot, d'un geste ou d'une expression reprise. On sait immédiatement ce qu'il ne faudrait pas savoir. On lit par-dessus les paroles, comme si elles étaient sous-titrées en temps réel. Tais-toi. 

Les mots brûlent. On les sent circuler le long des veines, se montant dessus impitoyablement. Où courent-ils comme ça ? Sur quel corps vont-ils s'écraser piteusement ? Je suis un personnage de Jean-Michel Basquiat. (La Providence est généreuse, qui se refuse le plus souvent à exaucer nos souhaits les plus vifs.)

On ne sait pas toujours distinguer le plaisir de la douleur.

dimanche 21 janvier 2024

Encre de petite vertu



EntrezRegardezÉcoutez ! « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » 

Le monde a changé. Le téléphone était l'instrument érotique par excellence. Nous y passions des heures très longues. Mon record personnel est de neuf heures, entre Paris et Avignon, à la fin des années 80, de dix heures du soir à sept heures du matin, avec une femme. Sur la pointe de vos seins, Madame, un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il a dansé, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades emmêlés. Les PTT m'avaient appelé pour savoir s'il ne s'agissait pas d'une erreur, et quand je leur avais confirmé que j'avais bien passé neuf heures au téléphone, ils m'avaient félicité en me disant qu'il s'agissait d'un record. « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... »

Les gens de moins de quarante ans n'aiment pas le téléphone. Ils préfèrent texter. Le paradoxe est qu'aujourd'hui téléphoner est en quelque sorte gratuit, alors que ça coûtait extrêmement cher, avant 1990. Un autre paradoxe est que nous étions cloués sur place, rivés à l'appareil, qu'il était donc beaucoup plus contraignant de téléphoner. En revanche, la qualité était meilleure, en tout cas moins sujette à des sautes d'humeur exaspérantes et des coupures incessantes. « La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Ils préfèrent texter… Si au moins ça signifiait écrire ! Être rivé à l'appareil téléphonique était la marque de la liberté qui allait nous être bientôt ravie, mais nous ne le savions pas. Moins il y a de contraintes, moins nous sommes libres. 

Qu'est-ce donc qui leur fait peur, dans cet instrument merveilleux ? Est-ce tout simplement le fait qu'il y a là une vraie conversation, qu'on ne peut quitter sans y mettre fin, alors que les "dialogues" que nous avons sur Messenger, par exemple, sont entrecoupés de silences, de trous et de disparitions exaspérantes, et que la lenteur des réponses certaines fois nous amène au bord de la crise de nerf — sans même parler de la qualité de la langue écrite qui nous parvient, de sa forme ? Combien de fois la personne avec laquelle j'étais en train d'avoir une conversation a disparu brutalement, sans prévenir, sans un mot, et s'est même étonnée, par la suite, que je lui en fasse le reproche ! La notion même de conversation ne semble plus comprise. L'intermittence et le pointillé, la désinvolture, sont les nouvelles modalités des échanges humains. Les dialogues sur Messenger n'ont ni la beauté de la conversation orale, dans laquelle la voix a une si grande place (et donc le corps), ni celle de la correspondance, dans laquelle on soigne la graphie, en plus de la langue et du style. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. » Qui le sait ?

« J'aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. » Je ne peux plus la supporter. Elle me fait honte. Depuis des semaines, elle se répand sur “le cas Depardieu”. Peu importe sa position, qui d'ailleurs est à peu près inintelligible, comme tout ce qui sort de son clavier, c'est le fait même qu'elle s'exprime à ce sujet, qu'elle croie devoir faire part de son opinion, qu'elle prenne la pose du moraliste, très-sage et nécessairement bien informé, qui veut apporter la lumière aux imbéciles qui l'entourent (sur ce dernier point, je ne la contredirai pas), qui est insupportable. On a envie de lui crier : « Mais arrête ton char, Abia, commence donc par apprendre à faire une phrase simple, sujet, verbe, complément, avec les bonnes prépositions aux bons endroits », ce qui, bien sûr, ne ferait qu'attiser son irrépressible besoin de créer des statuts facebook tous plus ineptes les uns que les autres. Je la vois casser des œufs à la douzaine, mais je ne vois jamais l'omelette. Naguère, j'avais tenté de lui dire un peu ce que je pensais de ses prises de position inutiles, confuses et inarticulées, mais j'avais vite compris qu'il était vain de vouloir lui faire entendre raison : elle n'écoute rien, ne comprend rien, toute discussion avec elle est impossible, j'en ai fait plusieurs fois les frais. Le pire est sans doute qu'elle ne cesse de me répéter que nous nous comprenons parfaitement, tous les deux ! Il est loin le temps où je lui disais en face ce que je pensais. Ce temps-là est passé définitivement, et par sa faute, puisqu'elle n'entend rien, ni au propre ni au figuré. Cette femme est autiste, mais d'un genre qui ne cesse de m'étonner, car je crois que les autistes sont en général assez intelligents. Pourquoi donc sont-ce toujours les moins aptes à l'élucidation du monde tel qu'il va qui estiment de leur devoir de nous éclairer sur les mystères de la vie ? 

J'en reviens toujours au même point, qui me paraît suffire à expliciter ce qui me la rend impossible. Depuis que je la connais, elle (m')écrit sans utiliser l'apostrophe, et cette absence, assumée et même revendiquée, est l'un de ces traits qui ont le don de me rendre fou. Elle n'en tient bien sûr aucun compte. La justification de ce défaut est, en soi, ce qui rend la chose insupportable, car ceux qui prennent prétexte de leur liberté et de leur confort personnels pour ne pas respecter les règles de la langue commune me sont depuis toujours odieux. J'ai l'impression de m'adresser à des enfants capricieux, et je déteste ça. Ils se comportent comme qui aurait de la morve au nez, mais qui prétendrait ne pas s'en soucier lorsqu'il va dans le monde. Ils ont bien entendu le droit de se balader avec de la morve au nez, mais nous avons aussi le droit de redouter — un peu — de les fréquenter. 

Pourtant elle est gentille, avec moi, et je souffre de penser ce que je pense. Suis-je méchant ? Je ne le crois pas, mais je ne suis pas assez fort pour ne pas penser ce que je pense. À bien y réfléchir, je crois que cette infirmité a ruiné toutes mes histoires d'amour, depuis que j'ai trente ans. J'ai même tenté de théoriser la chose pour la rendre acceptable, mais je dois convenir de mon échec. Je vois immédiatement, chez les femmes dont je tombe amoureux, les défauts (disons plus prudemment les particularités désagréables) qui vont rendre notre relation difficile, et peut-être impraticable, mais ça ne m'empêche pas d'être amoureux (ce serait trop simple). L'adage « l'amour rend aveugle » n'a aucune espèce de réalité, en ce qui me concerne, et j'envie ceux dont les yeux restent fermés, au moins durant quelque temps : ils connaissent l'innocence du sentiment amoureux, ce qui n'est plus mon cas depuis près de quarante ans. Je crois que ce travers vient paradoxalement d'une trop grande sensibilité à l'amour. Mais je m'exprime mal : C'est plutôt que l'amour est la chose la plus importante, pour moi, et que je le place si haut que je suis incapable de le priver si peu que ce soit de vérité. Je refuse obstinément qu'il soit abîmé, ou seulement déprécié, diminué, par la peur de voir ce que l'on voit. Le jeu est risqué, et peut-être voué à l'échec, mais je me préfère inaimé que de procéder autrement. L'érotisme tel que je le conçois ne peut exister sans une impitoyable lucidité — lucidité qui fait retraite d'elle-même à de certains moments, bien entendu. Les défauts d'un corps, par exemple, sont d'indispensables incitations à mon désir qui, sans ça, me semblerait de piètre qualité, ou banal — c'est sans doute une des raisons qui me font considérer la chirurgie prétendument esthétique comme un grand malheur, comme une déviance plutôt que comme une réparation. Modifier le cours des évolutions d'un corps me paraît une fausse bonne idée, mais je ne vais pas tenter ici de justifier cette affirmation ; ce sera peut-être pour une autre fois, car les quelques discussions que je vois régulièrement à ce sujet me semblent toujours d'une incroyable pauvreté. 

Les deux dernières femmes que j'ai aimées ont eu toutes les deux, à peu de choses près, la même crainte, quand nous nous sommes rencontrés, qu'elles ont exprimée ainsi : comment faire pour que ça dure ? Aux deux, j'ai fait la même réponse. Ouvrir les yeux, sans attendre, sur ce que nous sommes, et comprendre que l'amour n'est pas un sentiment. Ni l'une ni l'autre ne m'ont cru. Je pense que ma réponse les a inquiétées, ou déçues. Elles y ont sans doute vu la preuve que je n'étais pas un bon client… « Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » On doit perpétuellement faire semblant d'être innocent, sous peine de disparaître aux yeux d'autrui. Il ne faut pas mettre la main dans la bouche d'ombre, on le sait, pourtant. Hugo disait : « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », et aussi : « Je suis un homme qui pense à autre chose ». L'homme qui vit (dans les deux verbes, vivre et voir), plutôt que l'homme qui rit (c'est pourtant dans ce roman que j'ai compris qui était Victor Hugo)… Le Victor Hugo nu de Rodin n'est pas aimé (il faut entendre les commentaires presque méprisants des quelques spectateurs qu'on peut observer sur internet…) et ça se comprend. Il bande et il met la main dans l'encrier (il est noir d'encre) ! Il aime (et il désire) et il n'en a pas honte du tout. Il pense, et il pense avec son sexe et sa panse. Il va se répandre, et penser autre chose, dans « ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Tiens, revoilà Depardieu, mais Depardieu n'a pas son Rodin, lui (il n'a que Moix)… Il n'aura que de minces voix criardes et insignifiantes qui lui mordront de loin « la poutre » qu'il a dans le caleçon, à quarante ans de distance s'il le faut. « Fuyons sous la spirale de l'escalier profond. » Le sens de l'infini semble à jamais perdu. Aimer ? Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement dépassé, il leur faut du contrat et du consentement, de la sécurité et de la revanche ! L'amour, c'est autre chose, merde. L'érotisme, ou, si vous préférez, le désir, chez Hugo ? Il est partout ! Tout en sort et se répand entre les feuilles qu'il noircit d'encre. L'encre, il en badigeonne même les murs de ses demeures et ses femmes, et sa nuit de noce avec Adèle, l'épouse et la maîtresse de Sainte-Beuve (qu'Hugo appelait Sainte-Bave), a été très pénible, car il ne pouvait pas s'arrêter. Lui aussi avait une poutre dans le caleçon. Polyphème le bavard (et dont on parle beaucoup, même s'il n'est personne) n'a peut-être qu'un œil mais il voit, plus et mieux que ses contemporains, il entre même dans toutes les femmes qu'il voit, c'est un drame impérieux, cette vision. « Chez eux [les cyclopes], pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » Il a une conscience aiguë de la violence qui agit en nous à notre insu, bien au-delà de nos croyances, et qui, dans la sexualité est omniprésente, dès le premier regard. Hugo le dit explicitement : tout est là dès le premier regard. Le cliché ne contredit pas la vérité : « Il n'y avait rien, et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. » Le regard et le désir sont une même matière, une même force fulgurante et intransigeante. Personne ne juge ou délibère, ou bien si, justement, mais cela n'a aucun sens, quand le désir surgit de sa caverne. Quand un gouffre mystérieux s'entrouvre et se referme aussitôt, nous savons qu'il y a « un jour où toute jeune fille regarde ainsi », et tous les discours effarouchés n'y changeront jamais rien. Qu'on le dise ou non n'empêchera pas l'innocence d'être plus dangereuse que la raison : « c'est une vierge qui regarde comme une femme ». Cela pouvait se dire, alors. 

« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. » (C'est Valéry qui nous dégrise, et qui confirme la phrase de Paul Morand que j'aime tant : « L'amour n'est pas un sentiment. C'est un art ».)

Qui donc a crevé les yeux des pantins dévitalisés et immortels qui nous entourent ? « Personne », dirait Ulysse. Ces lourdauds n'ont pas eu besoin d'encouragements pour se crever les yeux, ils ont seulement suivi la pente médiocre de leur effroi. Songer à ses veines bleues ? Qui a encore de telles pensées ? Qui entre en une femme par la pensée, par les yeux, par l'odorat ? Ils se font livrer leur nourriture, ces pauvres gens, et tout est dit, et si leurs artères bouillonnent, ce n'est nullement l'imagination et le désir de transformer l'autre — de le posséder, oui oui oui — qui les échauffent mais une molécule ou un vaccin dont la vie en eux tente de se séparer, sans même qu'ils soient avertis du combat livré par leur corps. Ils sont torturés à l'insu de leur plein gré mais ont peur des caresses et des mots. Ils ne pourraient pas imaginer une Juliette Drouet, eux. « On ne peut pas vivre sans aimer. » On dit et on répète ces mots dans toutes les arrières-cours : lettres mortes. Juliette est une des plus belles femmes de Paris ; elle sera la femme totale. La nuit sans retour… « Spectres de la joie morte, fantômes de l'orgie éteinte »… C'est parmi eux que déambulent Juliette et Victor. Le jour naissait, il pleuvait à verse, et cela durera cinquante ans. « Ils étaient ivres, et moi aussi. Eux de vin et moi d'amour. À travers leurs hurlements, j'entendais un chant que j'avais dans le cœur. » Il ne voit qu'elle parce qu'il n'y a qu'elle. La nuit qu'ils ont passée ensemble (du 16 au 17 février 1833) continue et continuera en lui. Elle a ouvert la voie. Il plonge sa main dans l'encrier du désir. L'éblouissement, voilà la quête, celle qui va nourrir les mots d'un noir intense. Elle lui demande du plaisir — et lui en promet ! Qu'y a-t-il d'autre, je ne vous le demande pas. Oui, le plaisir peut être un devoir. Écrire ne sera qu'une immense célébration de la nuit vive qui en lui survit à tout. « Un lit nuptial a pour plafond tout le Ciel. (…) Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. » La certitude d'être aimé, il l'aura connue. Il ne sera pas abandonné, ce diable d'homme. « Mon Victor, tu es tout pour moi, parent, ami, tout, ne l'oublie pas. Je t'aime. Tu es mon dieu, ma seule croyance. » Et, à la fin, alors qu'elle a soixante-treize ans et lui soixante-dix-sept : « Mon cœur est à toi ; mon cœur est avec toi. Je t'embrasse et je te baise, je te veux et je te possède. Tu es mon bonheur, tu es ma volonté, tu es ma passion, tu es ma vie et mon éternité. » Elle vit avec lui, chez lui, mais continue à lui écrire… La mort n'est pas, chez eux. Elle n'est qu'un des moyens qu'a le vivant de se continuer : « Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître / Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être. » « La chair se dit : — Je vais être terre, et germer, / Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer ! / Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme / Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme, / Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés, / Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés, / Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue, / Aux murmures profonds de la vie inconnue ! » La vie inconnue (et à écrire), voilà la seule aventure. 

« Tu es la femme que je désire, l'âme que je divinise, la femme que je veux dans mon lit. » Pour une fois, il semblerait que le désir ait été équitablement partagé : exception qui confirme la règle. « Je sens que je meurs, et que je meurs d'une mort qui est la vie. » Mais cela ne l'a jamais fait renoncer à la chasse. Il y aura d'autres maîtresses, et Juliette Drouet souffrira de ce qu'elle appelle « la plaie vive de la femme » ; mais elle le comprend. La vie amoureuse inonde le monde mais ce chant qui court partout est plus silencieux que les péripéties ; plus tenace, aussi. « On eût pu se promener nu. (…) Il pénétra dans de l'inattendu. » L'amour est une voix très basse qui ne cesse de murmurer quand nous dormons et que nos sens sont occupés là d'où notre esprit s'absente. Son rythme est lent, si lent qu'on ne le reconnaît pas toujours, mais il est là, pourtant, bien établi et tranquille, qui nous ignore jusqu'au moment où nous en percevons la trace brûlante. 

« Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. » « Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. » « Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. » « Elle marchait sur les coeurs. » « Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême. » « Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. » « On hait. Il faut bien faire quelque chose. » « C'est par là qu'elle se croyait forte et qu'elle était faible. » « Un soir il y eut quelqu'un. » « Il lui sembla que, pour la première fois de sa vie, il venait de voir une femme. » « Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. » « “Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens.” » Voilà ce dont il s'agit. Elle veut de nous. Elle veut, tout simplement. Elle s'ennuie. Un soir il y eut quelqu'un, et ce fut elle. La terre frémit, se soulève, la nuit vient et nous prend, sans retour. C'est toute la vertu possible qui fond sur nous alors que nous pénétrons dans l'Inattendu. « Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme. » La loi qui était en vigueur jusque là a cessé de nous maintenir sous sa coupe, nous en perdons jusqu'au souvenir, et l'autre loi peut prendre toute la place, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autre. Gémissement vite étouffé auquel personne ne prend garde. Qu'elle s'appelle Josiane, Juliette, Adèle, Christine, c'est toujours la seule qui ait un nom. Stupéfaction : le nom prend toute la place, étend son ombre sur ce qui est et fait disparaître le nombre. Le malheur et le bonheur sont des frères jumeaux impossibles à distinguer. Obéissance : la loi s'impose. Il pénètre dans l'Inattendu. Viens ! « Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. » « Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes. » « C'était l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi : un lit avec de gros draps. » « La femme, voilà ce qu'il voyait. » « La femme nue, c'est la femme armée. » « Toujours apparition. » « L'ivresse, c'est de vouloir une femme ; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. » « Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. » « Elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout. » « Elle le vit. » « Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou. » « “Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un à l'autre.” » « “Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur !” » « Elle lui mit la main sur la bouche. » Tu me désennuies ! « “Veux−tu voir une femme folle? c'est moi.” » « “L'étonnement des imbéciles est doux.” » « “Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte.” » « “Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore. » « Je t'aime !” Cria-t-elle. » « Et elle le mordit d'un baiser. » « Elle répéta : “Je t'aime !” » Juste avant de comprendre qu'il était son mari… Et certains de s'évanouir à la vue d'une main aux fesses !

Heureusement que ce texte n'avait aucun objet particulier, car je constate qu'il m'a entraîné très loin… De quoi, au juste ? Je l'ignore. De rien du tout, sans doute. De ce rien-du-tout qui souvent me permet d'écrire. Très loin de la solitude d'un 24 décembre ? Pourtant, j'y suis tellement habitué, à cette solitude… Je pense que sur les soixante-sept Noëls que j'ai traversés, près d'une trentaine ont dû être solitaires. Je n'en suis pas mort. C'est même le contraire qui, aujourd'hui, me semblerait difficile à imaginer, et peut-être à vivre. Autant dire que j'ai un peu de mal à participer aux vœux qu'on forme en ce moment, même si l'anniversaire de la naissance du Christ est en soi un événement qui me touche et si je comprends que cette célébration puisse procurer ferveur et joie. À propos de ferveur, ces quelques lignes, extraites toujours de L'Homme qui rit, me semblent extrêmement profondes, et disent très bien que l'érotisme est une connaissance, et peut-être la connaissance des connaissances.

« La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre, c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie (…). La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit [et le devoir ?] de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile. » La chair a droit de nudité mais sa nudité l'habille plus sûrement qu'un vêtement. Un vêtement s'enlève, quand la nudité est inexpugnable, le voile peut se retirer, quand le dévoilement est définitif. La chair palpite, tremble, rougit, saigne, tressaille, c'est comme ça qu'on l'aime, car c'est la vie qu'elle laisse voir, qu'on aime, la vie qu'on observe, incrédule, qu'on ne peut pas comprendre car on reste au bord, et le désir et le plaisir nous laissent penser un instant qu'il peut exister une intersection, un territoire commun où toute la vie s'est concentrée, où elle vit plus qu'ailleurs. 

« La Hollandaise : trois francs. » On en revient toujours là : on pénètre dans l'Inattendu, dans l'Incompréhensible. Josiane, c'était la chair. Mais qu'est-ce que la chair ? Force de liaison vertigineuse et force de répulsion inquiétante, les deux faces de ce même objet indissolublement liées tapissent l'esprit des hommes qui gravent leurs noms sur ces parois. Être / Estre. Âtre / Astre : Foyer de la Présence (qui n'est qu'une imagination rendue à la vie, à la lettre). Y demeurer !

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885, à Paris (« Je vais fermer l'œil terrestre ; mais l'œil spirituel restera ouvert. »). Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose, ça… (« Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. ») Son cercueil est exposé une nuit sous l'arc de triomphe de l'Étoile, voilé de noir. Ses funérailles, le 1er juin, débutent avec vingt-et-une salves de canon tirées à dix heures et demie depuis les Invalides. Le cortège s'ébranle à midi et demie pour se terminer à six heures et demie du soir. Trois millions de personnes ont assisté à ces funérailles. Trois millions de personnes… Ce jour-là, les putains de Paris se donnent gratuitement à leurs clients ! Vous entendez ? Quel plus bel hommage littéraire un écrivain pourrait-il souhaiter ? Car « rien, chez Hugo, n'existe sans le corps. » « Il met la main dans l'encrier, il met la main dans la bouche d'ombre. » « Si les pages était plus larges, eh bien l'encre s'étendrait encore. » Il voulait avoir vue sur l'océan, c'est-à-dire sur l'infini et le désir. « Ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l'infini. » Hugo c'est un œil, mais un œil inquiet. « De la voyelle esprit le corps est la consonne. » L'art de voir… La secousse du réel. Perpétuel retour au noir, parce qu'il ne sait jamais à quoi s'en tenir, et c'est ce qui est grand chez lui.

« Plieux, samedi 26 décembre 2020, minuit et demi. 

« J’étais fou d’enthousiasme pour le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, récemment. Je suis même allé jusqu’à dire, délirant, à Pierre-Guillaume de Roux, qu’on ne voyait pas trop pourquoi les Français avaient besoin d’aller chercher Guerre et Paix pour le porter aux nues quand ils avaient sous la main cela, en matière de grande fresque sur le destin des nations. Et de fait c’est un livre éblouissant à chaque page. On ne comprend pas comment un homme, à moins d’y consacrer sa vie entière et de n’écrire rien d’autre, peut acquérir et maîtriser tant de connaissances sur la navigation, la poliorcétique, l’histoire et le personnel de la Révolution, la reliure, la géographie de la Bretagne, la castellologie, la psychologie enfantine. On est confondu devant l’art de la scène à faire, la sûreté des répliques, l’apparente profondeur de la réflexion politique, l’enchaînement des morceaux de bravoure. Et puis, il faut l’avouer, une certaine lassitude se fait jour, un léger début d’écœurement. On est là comme devant un formidable virtuose, un pianiste du genre d’Horowitz, auquel on en vient à reprocher trop de facilité, trop d’art, un formidable excès de dons. Ne pourriez-vous jouer un peu moins bien, un moment ?

« J’en arrive à rejoindre après un long détour le sentiment dominant de la tradition critique française, sur Hugo : Victor Hugo, hélas. Bon, bon, bon, c’est notre plus grand poète, le plus doué de nos auteurs dramatiques, le plus fulgurant de nos grands romanciers. Il est génial, c’est une affaire entendue : mais est-ce que tout cela n’est pas un peu clinquant, tout de même ? Que pensaient les gens de goût, au temps de Quatre-Vingt-Treize ? Stendhal était mort depuis longtemps, Baudelaire non plus n’était plus de ce monde ; mais qu’a dit Flaubert, du roman ? Que dira Proust ?

« Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être trop doué. C’est la faiblesse d’un Richard Strauss, encore qu’elle ne me gêne pas chez lui, peut-être parce que son langage m’est moins familier que celui de Hugo, et que je suis sensible aux effets sans bien apercevoir les moyens. L’excès de dons, et donc la facilité, c’est la faiblesse d’un Winterhalter, d’un Boldini, d’un Van Dongen, pour passer à des animaux plus petits. C’est peut-être la faiblesse d’un Rubens, d’un Vivaldi, d’un Van Dyck, d’un Sargent, d’un Sorolla, d’un Hérédia (que j’adore) ; et certainement d’un Rostand. Ils sont éblouissants, eux aussi. Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être éblouissant. Toulet n’est pas éblouissant, Larbaud non plus, Tibulle encore moins. Cependant Turner l’est bien, et nul ne songerait à le lui reprocher. L’excès vient avec Ziem, Saint-Saëns, Grieg, ou Thomas Moran, ce Ziem des Rocheuses.

« Il y a un coté Thomas Moran, chez Hugo. Je dois me forcer un peu pour lui en faire grief, car j’aime beaucoup Thomas Moran (et je ne serais pas mécontent d’un Ziem, faute d’un Turner). Mais Hugo sent un peu trop le théâtre, toujours, les décors peints, les coulisses, le magasin d’accessoires, dans le roman. À cause de sa formidable puissance, on ne sent pas la résistance de la matière, face à lui ; et, par voie de conséquence, c’est la matière elle-même qui se dérobe, devenue sublime plafond à fresques, rocher, feuillage et fleuve embrasés d’opéra. Qu’il ne se refuse aucune scène à faire, on ne saurait lui en vouloir, c’est de bonne guerre (des Chouans) ; mais il ne se refuse non plus aucune phrase à faire. Il est le triomphe de la rhétorique. Sans doute n’y a-t-il pas d’auteur plus facile à pasticher. Il enfile inexorablement les antithèses, les balancements bien marqués, les symétries baroques, les énumérations pétaradantes. C’est beau, c’est très confortable, on ne s’ennuie pas une minute, c’est d’un luxe stylistique souvent grandiose, mais on a toujours envie d’appeler l’hôtelier à un peu plus de modération, de le prier d’enlever quelques coussins, et de dire gentiment à l’auteur, avec tout le respect et l’affection qui lui sont dus dû, oh, eh, repose-toi un peu, Totor : c’est bon, on t’admire.

« Peut-être Valéry se trompe-t-il — il faut des phrases qui ne travaillent pas, dans un roman : des phrases qui s’assoient le long du chemin, qui s’étirent doucement dans un fauteuil, qui caressent distraitement le chien et regardent par la fenêtre, sans rien voir. »

Quelle page admirable ! Je comprends la critique de Renaud Camus, je la comprends même trop bien, et pourtant Hugo était parfaitement conscient de ce travers. En tout cas, il le voyait clairement chez autrui. « Il faut s'y résigner, il n'y a pas d'œuvre de Victor Hugo pure de toute scorie. Ici encore, des enfantillages, des ridicules viennent nous faire trébucher au détour d'un chef-d'œuvre. Mais, on l'a déjà dit, c'est aussi la force de Hugo de charrier, sur son fleuve intarissable de mots, le pire avec le meilleur. » (Michel Braspart) « Et l’on sent l’harmonie / D’une naïveté complétant un génie » Pour Victor Hugo, le génie est impossible sans bêtise, sans manque, sans défaut. Pour lui, les poètes parfaits, ce sont les poètes de second rang. Racine a la perfection pour lui, c'est-à-dire qu'il lui manque l'infini. Ses œuvres sont des œuvres achevées, closes sur leur beauté. Il leur manque « la fiente d'aigle », la faute, la tache, le raté dans l'œuvre. L'œuvre géniale est marquée du sceau de l'imperfection. « Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. » 

Il écrit dans tous les sens et dans toutes les dimensions, sur tous les supports avec tous les moyens et matériels. Au crayon, à l'encre (toujours avec la plume d'oie), en bas, en haut, il repasse par-dessus, sur du magnifique papier blanc, choisi avec soin, il garde tout, absolument tout. Copeaux et dessins, brouillons et déchets, feuilles arrachées, dessins et historiettes pour ses enfants, Toto et Pista, posés sur l'édredon quand ils dorment… Des têtes, des Chinois, des châteaux, des animaux, des chimères, des monstres, c'est vertigineux. Il repasse à l'encre sur le crayon, c'est un peu effrayant, tout est mélangé, il n'y a pas de hiérarchie. « Tout dans la création n'est pas humainement beau, le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. » Il plie ses feuilles en deux. La marge est aussi importante que la page, et peut-être plus profonde, plus accueillante. Additions, remaniements, dessins, pensées, corrections, échappées, illustrations… La marge dialogue sans cesse avec le texte, parfois l'engloutit. Les carnets divaguent, extravaguent (comme il aime dire) — où il note ce qu'il voit, les cuisses entraperçues des femmes, leurs chevilles, leurs visages — nourrissent les romans ou les pamphlets, les petits textes et les grands, sortent l'écrivain de son sillon pour mieux l'y ramener. Tout cela se trame à l'intérieur de ce corps-là, de cette panse-là, qu'il va tremper chaque matin dans l'eau glacée. Cela peut se dire en vers, en phrases, en croquis, en dialogues, en pièces, en descriptions, en rêves, en taches noires, en cauchemars, et tout y revient perpétuellement, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au désir ultime, jusqu'à la vie essoufflée. Il plonge la main dans l'encrier comme on plonge la main dans le sexe d'une femme, sans savoir ce qu'il va y trouver. N'opposons pas l'écriture et les dessins, le récit et la description, le roman et la philosophie, la politique et l'amour. Les dessins racontent et les textes montrent, c'est le même mouvement, la même vague, puissante et délirante. C'est la même encre. Les lapins côtoient les pieuvres, les enfants les monstres, l'amour la haine, les cathédrales les bouges, les villes l'océan. Tout sort du noir, de la nuit ; de la mer et de l'Infini. 

« Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. (…) L'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt. » « Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. / Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir / Ce point allait, venait, et l'ombre était sublime. » L'ombre sublime, c'est tout le siècle qui est rendu à sa présence et à sa violence par l'homme qui vit.

La première fois que j'ai été mis au contact de Victor Hugo, je m'en souviens très bien, c'était à Paris, à la fin des années 70. J'étais allé voir Dieu, de Pierre Henry. Ils ont un peu la même tête, Pierre Henry et Hugo. Ce soir-là, c'est Jean-Paul Farré qui récitait le texte immense (Dieu, c'est approximativement six mille vers, écrits en 1855) sur la musique du compositeur, en éructant, en chuchotant, en chantant, en courant, en marchant, en dansant, en grimpant, en rampant dans « l'océan d'en haut ». À cette époque-là, je ne connaissais de l'écrivain que Les Misérables — et encore, pas en totalité — et quelques poésies apprises à l'école et qui ne m'excitaient guère, je dois l'avouer. Ma mère essayait bien de me convaincre qu'Hugo était le plus grand des poètes mais il m'était difficile de l'entendre. La trahison se parle à elle-même, par-delà l'abîme des années, je le sais bien. J'étais seul, ce soir-là, et je suis rentré à l'appartement de la rue Joseph de Maistre comme un dément à qui l'on a remis les clefs de l'asile. « Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu'il y a là peu d'air respirable pour elle. » J'aurais voulu convaincre le monde entier de ma liberté et de ma conscience multipliées par la profondeur vibrante de la nuit magnétique entrevue : La solitude essentielle m'avait ouvert les yeux (pour toujours ?), et il m'était impossible de l'exprimer. « Son art est fondé sur le contraste, sur le rapprochement inattendu de la Bêtise et de l'Intelligence divinatrice, des Monstres et des Anges. (…) Dieu non plus n'a pas choisi. Il a TOUT créé. (…) La poésie ne doit-elle pas, témérairement, vouloir recréer Dieu, le maître du langage ? (…) Entrez, Regardez, Écoutez… » (Michel Braspart) 

En ces années-là, nous passions nos journées et nos nuits au téléphone — science acousmatique — et nous découvrions le monde et l'amour comme personne avant nous. Parler était une loi, un impératif autant poétique que sexuel, autant moral qu'esthétique. C'était le moyen que nous connaissions pour être à la fois des anges et des monstres, pour mettre notre intelligence et notre bêtise sur la grande scène du Désir, pour les faire dialoguer et créer ainsi le monde que nous pensions préservé de l'ordinaire. Ils préfèrent texter… Refusent de mettre la main dans la bouche d'encre, de peur sans doute d'y croiser la pieuvre aux mille tentacules qu'il prétendent avoir abolie avec les mains aux fesses. Ils ont inventé les écrans, pour que l'encre jetée et répandue ne les aveugle pas et qu'ils restent innocents de toute la nuit qu'ils traversent sans la nommer. Quand il est question de langue, on voit bien qu'ils ne savent pas de quoi on parle. Cette épouvante (pour eux, pour nous)… Leur langage n'a pas de maître, ou plutôt, son maître est un marchand illettré et sans mémoire qui ne sait plus rien de ce qu'il a amassé en vain. L'Informe est leur dieu, ou leur forteresse, je ne sais pas trop ; Vocifération et Aphasie sont leurs marraines botoxées et grimaçantes. Ça ne fait guère envie. 

Plus j'y pense, plus je crois que c'est l'Érotique, qui fait défaut, aujourd'hui. En tout. Elle continue d'exister, bien sûr, parce que le monde est fondé sur cette brûlure partagée, mais elle doit se cacher pour survivre. L'Obscène l'a convaincu de s'exiler, c'est ce que je crois, c'est ce que j'entends. Quant à moi, je ne peux plus en parler avec quiconque, car je vois trop que le malentendu est radical. Hugo dit cela autrement, il parle de la triple face d'un unique problème : « l'Humanité, le Mal, l'Infini ». C'est bien à l'intersection de ces trois points cardinaux qu'Éros brûle en nous et nous somme d'en partager la flamme avec les âmes élues. « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », le seul véritable paysage intérieur… « Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Il faut abolir les mécanismes de la pensée consciente par tous les moyens, si l'on veut parvenir en ces contrées où l'Humanité, le Mal et l'Infini nous parlent à travers les signes que Dieu a imaginé pour nous, et il faut pour cela traverser les siècles et la feuille, la forme et l'informe, la voix et le silence, et même la vertu. « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. » Hugo était à l'origine de l'Automatisme, du Tachisme, de l'Abstraction lyrique, du Surréalisme. Buvard, miroir, poème, taches, chaosmose, larmes et encres, légendes, inconscient, la pensée échappe à l'intellect, revient par la marge, dissout les écrans et déborde de la page, se dissémine par contagion et surprise, enfance et songe, avant de se dissoudre dans l'infini de l'océan ou de la nuit. « improviser / Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques, / Comme on en voit aux murs des alhambras moresques, / Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux, / Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots, / Et, le texte mangé, viennent mordre les marges. » Dévorer la phrase et ronger les mots, quel mot d'ordre pour tous les apprentis écrivains contemporains !

« La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Extravaguer, c'est être à la fois sublime et ridicule, c'est revendiquer sa bêtise et la tisser au merveilleux, aller dans l'inconnu majuscule, mettre sa main dans toutes les bouches d'ombre, désirer ce qui nous menace peut-être, se laisser porter par la vague dont nous ne mesurons pas la force ni ne connaissons le but. « Mûrir, mourir, c'est presque le même mot », note Hugo dans l'un de ses carnets. 

L’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre… L'encre de Petite Vertu (inventée au XVIIe siècle), claire, devient très noire en séchant et résiste au temps. J'ai vu l'autre jour un film magnifique de Julien Duvivier, Et voici le temps des assassins, datant de 1956. André Châtelin (Jean Gabin), restaurateur aux Halles, fait la connaissance de la fille de sa première femme (Danièle Delorme), dont il est divorcé, venue à Paris après la prétendue mort de sa mère. Le film commence dans les bons sentiments et la gentillesse et se termine dans une noirceur absolue. Paris est d'une beauté à couper le souffle, dans les noirs huileux et sous la pluie. J'ai pensé en voyant ce film à un court-métrage de Maurice Pialat (lui aussi en noir et blanc) de quatre ans postérieur au film de Duvivier, L'amour existe, une des plus belles choses filmées qu'il m'ait été données de voir. Si le cinéma s'est déshonoré depuis longtemps, c'est parce qu'il a trahi les promesses merveilleuses qu'il portait en lui avant la débauche technique et bavarde qui l'a défiguré sans doute à jamais. Le 27 décembre 2018, croyant faire un bon mot, j'écrivais : « On ne naît pas cadavre, on le devient ! » Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec moi. Je n'avais pas beaucoup réfléchi, avant d'écrire ça. Le cadavre, en nous, se transmet, de geste en geste et d'heure en heure, à travers la nuit et le frisson, et c'est ce cadavre immortel qui fait le fil de notre existence, plus sûrement que notre volonté et nos espoirs ; il n'y a pas de récit véritable qui ne doive composer avec lui. L'encre, en séchant, devient si noire que l'amour s'y engloutit tout entier. Les petites vertus laissent vite la place aux grandes noirceurs qui trouent le papier. L'amour existe, oui, à la condition de tout perdre, de se laisser dépouiller et de s'allonger sur la charogne encore tiède, de s'abandonner sans réserves à la macule qui nous couvre d’éblouissement comme d’un voile.

Le monde a changé. J'écoute (encore) les Études symphoniques de Schumann, j'entre dans une église, je marche dans la nuit, mais j'écris ces trois propositions sans espoir que le sens qu'elles revêtent pour moi soit transmissible. La signification de ces paroles ne sort pas de la pièce, elle renonce à voyager jusqu'à autrui, elle s'essouffle à peine sont-elles émises. Avons-nous encore des contemporains ? Rien n'est moins sûr. Notre temps intime reste collé à nous jusqu'à nous asphyxier, nous ne pouvons nous en défaire, nous le portons comme une coquille qui nous sépare de l'humanité. On peut parler des choses, de l'amour, de la musique et de la solitude, bien sûr, on peut écrire à leur propos, mais à quoi bon, si l'on sait qu'il sera impossible de se faire entendre ? Schumann ? Fait pas le poids, Schumann, à côté de Jordan Deluxe ! Même Finkielkraut va gentiment se prosterner devant les nouveaux maîtres… Il va s'expliquer… Comme on s'explique devant le contremaître ou les harpies qui donnent le la de la morale à chaque coin d'écran. Ça trépigne d'impatience ! La petite vertu dégouline de partout, y a qu'à voir la figure du nouveau Premier ministre. Même Napoléon-le-Petit, à côté, a l'air d'un aigle grandiose. « Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. » Deluxe demande au vieil Académicien fatigué, parlant de la StarAc : « Mais c'est pas bien, une émission où l'on apprend à chanter ? » Qu'est-ce-tu-veux répondre à ça ? La fuite des galaxies est moins vertigineuse que ce genre de dialogues… « Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. » Ils sont tellement cons qu'on les admire, qu'on ne peut que les admirer. Ils vont loin ! Apprendre à chanter… Vous voyez bien qu'il est devenu impossible de se comprendre ! Un peu plus tôt dans l'émission, on voyait le jeune Deluxe ne pas comprendre ce que disait Finkielkraut de sa détestation des vocables emblématiques de la gnangnantise généralisée, « maman » et « papa », et c'était très comique : Pour lui, ces mots sont tellement normaux (ce sont même les seuls qui existent) qu'il en était venu à penser que le philosophe détestait… les pères et les mères. Ce petit exemple qui pourrait sembler insignifiant me semble révéler au contraire le fossé incommensurable qui s'est creusé entre des peuples qui ne parlent plus la même langue, qui n'habitent plus le même monde. 

Je lisais ce matin la déclaration sensationnelle de Boualem Sansal : « Oui, l'avenir appartient à la science, et l'on voit bien qu'il n'y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda. » C'est le genre d'affirmations qui donnent envie de se terrer encore plus et de se taire définitivement. À quoi bon argumenter ? Leur Science est notre tombeau. Il a raison, il n'y a plus rien à attendre de ce monde-là. Entre la Science, la Chanson, le Rire et la Morale, l'espace libre doit se mesurer en petits millimètres. Et c'est « le génie » Hanouna qui tient la règle (celle qui mesure et celle qui tape sur les doigts des contrevenants). Mon pays, lui, s'était pressé par millions aux funérailles d'un écrivain. Qui le croirait ? Est-il possible de le prouver, nous demanderont-ils. Le monde a changé, et un vertige nous prend à rester fidèle à la France de Pialat et de Duvivier, pour rester dans le siècle qui nous a vu naître. Ils nous cracheront dessus, ils ricaneront, mais il serait pire de se trahir, c'est-à-dire de vivre au pays où le vacarme des vivants étouffe la musique des morts, et de pactiser avec la tyrannie de l'Adolescence éternelle. Il faut se méfier de Shakespeare, il faut se méfier de Kafka, mais aussi d'Hemingway, de Richard Millet, de Victor Hugo, de tous les écrivains, et plus généralement de tout le monde, surtout des hommes. Ils en veulent à la grammaire, à leurs parents, à la nuance, aux lois, au sens même, c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas eux, à tout ce qu'ils n'ont pas choisi ; il n'y a que la technologie qui les comble, car elle atrophie encore le peu qu'il leur restait de pensée, cette pensée qui leur pèse tant qu'on les voit s'en débarrasser précipitamment comme d'une affection honteuse. « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » Il est impossible de ne pas comprendre que le nœud du problème est la langue. De tous les désastres de notre temps, c'est au sein de celle-là, ou de ce qu'il en reste, que se nouent les périls les plus graves. Si l'on écoute ce qui se dit, si on lit ce qui s'écrit, ou qu'on est témoin d'un dialogue, quel qu'il soit, on est pris d'une véritable épouvante. C'est par là que tout a commencé, et c'est là que tout finira : les borborygmes sont l'avenir du genre humain. Il faudrait songer à condamner la bouche des hommes, on trouvera toujours d'autres moyens de les nourrir ! On se demande souvent pourquoi la littérature est désormais hors de propos, mais la réponse me semble pourtant évidente. Elle a besoin d'une langue, et si possible d'une langue commune, la littérature, c'est son terreau, c'est le terrain dans lequel elle va puiser ses ressources. Or le XXIe siècle est le siècle du démon ricanant qui a dispersé l'alphabet et la phrase aux quatre vents, qui les a déchiquetés de ses crocs pourris. Les trois millions de Français qui suivaient la dépouille du Père Hugo, même et peut-être surtout parmi les plus humbles, seraient épouvantés de l'état de la langue de France. Ça ne les ferait pas rire du tout. Il est absolument impossible qu'ils le comprennent, ou qu'ils l'admettent, j'en suis convaincu. 

« Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel. » Victor Hugo parle de Napoléon-le-Petit, mais on pourrait comprendre autre chose. L'affront personnel que je ressens, moi, en tout cas, c'est celui qui est fait partout, et quotidiennement, à la langue, à la langue de France, qui est sans doute notre patrimoine le plus précieux et le plus essentiel — mais on trouve plus de défenseurs des fromages au lait cru (dont je fais partie, faut-il le dire !) que du français. Une amie m'apprenait hier que l'adjectif « malaisant » était désormais dans le dictionnaire ! Je me suis amusé à rédiger une liste (certainement lacunaire) des mots et expressions que je ne supporte pas, qui, chaque fois que je les lis ou entends, me rendent hystérique. La voici :

Post, C'est-vrai-que, Info, Expo, Ce-midi, Bouquin, Point-barre, (les) Mamans, (les) Papas, À-l'international, En-interne, Perso, En-responsabilité, Épisode-neigeux, Envoyer-du-lourd, Mégenrer, Mettre-dans-la-boucle, Distanciation-sociale, Mes-équipes, Au-final, De-base, À-la-base, En-capacité-de, Sur-comment, Je-vous-partage, En-présentiel, En-vrai, Genre, Au-jour-d'aujourd'hui, Ça-passe-crème, Dinguerie, De-fou, De-ouf, Frérot, Répé [pour « répétition »), Du-coup, On-va-pas-se-mentir, Sympa, Impacter, Sur-(Paris, France, etc.), Région(s) [à la place de « province »], (les-)Territoires, Porter-un-projet, Dans-la-vraie-vie, Faire-sens, Que-du-bonheur, Résilience, Lâcher-prise, Celles-et-ceux, Capter, Décrypter, J'avoue, Crush, Franchement, Date [accent anglais], Checker, Conséquent [pour « important », « grand », « gros »], Bien-évidemment, Lunaire, (le-)Narratif, (l'-)Agenda, Décrypter, Grandir [dans « il faut grandir »], Scud, Se-sortir-les-doigts-du-cul, Goncourable, Haut-potentiel (HPI), Ordi, Ya-pas-de-sujet, Exactement, Comme-je-dis-toujours, Coach (Coacher), Déconnecté, Dissonance-cognitive, Disruptif, Challenger [le verbe], Plutôt-pas-mal, In/cro/yable, Top, Nickel(-Chrome), Belle(-journée), Douce(-nuit), En-PLS, Pépite, Se-la-Péter, Galérer, (c'est-)Mission-impossible, (c'est-)Plutôt-pas-mal, En [mairie, Creuse, terrasse, rue], Sur-zone, (le-)Game, En-mode, Pas-que, Derrière [pour « après »], Sécuritaire [pour « sûr »], Mature [pour « mûr »], Qualitatif, Gourmand, Qui-va-bien, Kiffer, (sortir de sa-)Zone-de-confort, Iconique, Mythique, Tsunami [dans le sens de « bouleversement », « tourmente », « chaos »], Malaisant, Ascenseur-émotionnel, Aller-venir [deux verbes parfaitement inutiles ajoutés au verbe effectif : « On va venir solliciter le muscle douloureux »], Aller-pouvoir [id., « on va pouvoir appuyer sur le tendon »], Laisser [encore un verbe inutile : « Je vous laisse choisir le vin »], Par-contre [« Je vous laisse choisir le vin, par contre »], Atypique, Hors-normes, (un égo-)Surdimensionné, De-Moi-à-moi, ProcessFun, Bosser, Tacler, Booster, Faire-le-job, On-s'en-bat-les-couilles, Pas-faux, (la-)Ref [« J'ai pas la ref »], Soupçonneux ou Suspicieux [pour « suspect »], De-suite [pour « tout de suite »], Courrier [pour « lettre »].

Elle donne une bonne idée du désastre en cours, mais elle ne suffit pas, bien sûr. Elle est même très insuffisante, car la catastrophe a atteint les couches les plus profondes du logos. Plus personne ne comprend plus personne. Dès qu'on se risque à parler, ou à écrire, ou à lire, on sait sans aucune hésitation possible qu'on va au-devant de graves problèmes. C'est devenu la trame incessante des jours, le leitmotiv qui nous rappelle à l'ordre vingt fois dans la journée. Voici ce que ça peut donner, au rayon charcuterie du supermarché dans lequel je fais mes courses : « Quatre tranches de poitrine fumée, d'1/2 cm d'épaisseur, s'il vous plaît. — Plutôt minces ou plutôt épaisses, les tranches ? — 1/2 cm d'épaisseur (je joins le geste à la parole). — Oui, mais plutôt minces, ou plutôt épaisses ? — … » Encore n'est-ce là qu'un exemple « soft » et à peu près dépourvu de conséquences. Syntaxe (au premier chef), vocabulaire, orthographe, grammaire, contresens, barbarismes, inconséquences logiques et formelles, méconnaissance de la signification des expressions traditionnelles, ignorance manifeste de la ponctuation, mépris de la forme, le constat est plus qu'accablant, il est désespérant, et il ne fait que confirmer le paysage désastreux (politique, historique, social, civilisationnel) qui s'impose à nous de tout côté ; il lui donne un aspect total, inéluctable et définitif. Aucune échappatoire en vue : la cohérence, intimidante, est bien trop grande ! Entre la langue et les mœurs, la langue et l'intelligence, la langue et l'urbanité, la langue et la logique, il y a plus qu'une analogie ou des affinités. La réplique est saisissante, on pourrait presque parler de mimétisme. Notre contemporain se regarde dans le miroir, et, à la place où naguère se trouvait sa bouche, il aperçoit des poings serrés. La seule certitude de nos temps incertains, c'est celle-là. Nous avons capitulé, nous avons abandonné le langage aux barbares, qui se repaissent de ses reliefs. Nous sommes passés du siècle de Victor Hugo à celui d'Aya Nakamura. C'est assez violent. 

Hugo parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », il parle de « l'essaim des bruits et la contagion », il est le champion de l'infini qui ne demande qu'à se répandre parmi nous, l'infini qui troue le papier, la voix, qui passe de main en main, qui habite la caresse et la terreur, le désir et la violence, les ténèbres et la tendresse, cet infini dont personne ne veut parce qu'il est une vérité aveuglante et désespérante, éternelle. Au réveil, ce matin, j'écoutais la célèbre chanson « Ton style ». Et tout à coup j'ai compris. Quand Léo Ferré dit « c'est ton cul », quand il prononce ces mots, à sa manière inimitable, on entend, j'entends le mot pour la première fois. C'est toujours la première fois que j'entends le mot « cul », depuis l'adolescence, quand nous écoutions cette chanson rue du Lac, avec Martine, Yves, Christine, et Sonia ou Nadia, et que nous étions amoureux les uns des autres, amoureux désespérés et frigorifiés, brûlants et absolus, amoureux divins et ridicules. Cinquante ans plus tard, ils ne disent toujours rien, mes compagnons, mes camarades stupéfiés, mes petites amies intrépides et naïves, impatientes et fiévreuses. Leur cul, elles l'ont donné, montré, caché, dérobé, repris, oublié parfois, quand l'infini parmi nous venait sangloter en ami très fidèle. C'était la solitude, que nous découvrions alors, mais nous ne comprenions pas ce que ce mot recouvrait — et c'était heureux. Le cul, la solitude et l'infini : ça sort du noir et de l'ennui. Quand je suis allongé dans ton lit, dans tes odeurs, les mots sont tous des mots que j'entends pour la première fois ; et toi tu n'as rien dit. Tu pleures seulement comme pleurent les bêtes. Nous marchions dans les rues froides, à la nuit tombée, en hiver, et nous ne disions rien, comme les étoiles, comme le dieu qui nous regarde sans nous maudire. L'incroyable, l'inattendu, la chaleur des filles, leur joie, parfois, la marée haute de leurs larmes, leurs silences si profonds et si doux, tout cela nous appartenait, et c'était notre solitude, la vraie, la contagieuse ; nous voyions à travers la nuit, à travers l'ennui et les corps blancs, à travers cette mémoire qui était en train de se composer silencieusement. Où êtes-vous, mes très-chéries ? Où es-tu ? Mon effroi est infini, il ne me quittera plus, maintenant que j'en suis revenu aux commencements et que mon esprit lentement s'en va rejoindre les fantômes. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. »

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Nous n'avons que le choix de la solitude et de l'obscène, en passantC'est ta plaie, c'est mon sang. C'est la vérité. Mais sa lumière est illusoire, comme moi

jeudi 31 janvier 2019

Lire et écrire (1)


Ils aiment lire – et même, ils lisent, c'est vrai ; en douter serait idiot. Pourtant, quand on les lit, sur Facebook ou ailleurs, là où les propos se rédigent au clavier, on voit bien qu'ils ne voient pas ce qu'ils lisent. À les entendre, la lecture est toute leur vie, ou au moins une part importante de celle-là. Or, la lecture ne semble avoir aucune influence sur leur vie, sur leur être… et d'abord sur leur manière d'écrire. 

Tous les livres sont imprimés selon un code typographique immuable, ou peu s'en faut. On est donc conduit à penser que n'importe quel lecteur français a sous les yeux une manière qui lui a été signifiée des milliers et des milliers de fois. De la même façon qu'on ne doit pas écraser les piétons lorsqu'on conduit une automobile, qu'on écrit de gauche à droite, et qu'on doit s'arrêter à un feu rouge, ces règles sont tellement "universelles" qu'on n'a pas réellement besoin de les enseigner. Elles s'acquièrent par imprégnation spontanée, par le simple fait de l'imitation de ce qui est en vigueur dans un groupe humain raisonnablement civilisé et homogène. 

Comment se fait-il que là – je veux dire quand quelqu'un, qui par ailleurs est un lecteur, doit rédiger sur un clavier une lettre ou un commentaire sur un réseau social – comment se fait-il que celui-là démontre sa parfaite méconnaissance des quelques règles qui contribuent à rendre un texte lisible par tous ? (Je ne parle ni de syntaxe, ni de grammaire, ni d'orthographe. Je parle seulement de ce qui se voit, de l'aspect visuel du texte produit. C'est un peu comme si un mélomane me démontrait qu'il ne connaît rien de tout ce qui entoure la musique, des conditions dans lesquelles elle est produite, écoutée ; c'est comme s'il ne savait pas, par exemple, qu'une symphonie est constituée généralement de trois (ou quatre) mouvements. (D'ailleurs, c'est de plus en plus le cas, puisque les auditeurs applaudissent désormais entre les mouvements d'une symphonie.) Mais, encore une fois, je parle ici de ceux qui affirment aimer et connaître, qui la musique, qui la littérature. Ils savent bien, les lecteurs, qu'un chapitre d'un roman n'est pas un morceau indépendant ? On l'espère. On espère aussi qu'ils connaissent la différence entre une phrase et une proposition, entre un chapitre et un paragraphe, entre un tome et une tomme… Mais, de nos jours, on ne peut plus être sûr de rien.) Comment se fait-il, donc, que ces lecteurs ne voient pas ce qu'ils ont sous les yeux ? Bien entendu, on pourrait émettre l'hypothèse qu'ils le voient parfaitement mais qu'ils choisissent de l'ignorer, ou même d'aller contre. C'est me semble-t-il faire trop de cas de la volonté propre du lecteur. Je pense plus simplement qu'ils s'en foutent, que ça ne les concerne pas, qu'ils estiment avoir fait déjà assez d'efforts pour entrer en contact avec le sens du texte qu'ils ont sous les yeux, et que le reste leur apparaît comme secondaire, voire négligeable. Un peu comme si un mélomane nous expliquait qu'il a bien entendu "le sens" du premier thème de la seconde symphonie de Brahms, mais qu'il lui est absolument indifférent de l'entendre jouer à l'orchestre, au piano, ou à l'accordéon, et que peu importe pour lui que ce thème soit jouée au bon tempo et avec les nuances que le compositeur a indiquées. Ces lecteurs-là vont directement au sens, sans passer par la forme. On pourrait penser qu'ils ont donc un avantage sur le lecteur plus attentif, plus regardant (et plus aimant), puisqu'ils vont en quelque sorte à l'essentiel sans passer par l'accessoire. Je crois que c'est tout l'inverse. Le sens est une petite partie d'un texte, quel qu'il soit, ou, pour le dire autrement, le sens n'est pas seulement là où on le croit. Ceux qui n'entendent et ne voient que le sens ne voient pas grand-chose. 

Si l'on dipose les signes, les lettres, les mots, les propositions, les phrases et les paragraphes d'un écrit d'une certaine manière, et que cette manière a été codifiée par l'Imprimerie nationale, c'est qu'on est arrivé à la conclusion qu'elle était celle qui permettait une lecture agréable, confortable, facile, et qu'elle pouvait être appliquée à tous les textes et à tous les auteurs. Les codes sont faits pour simplifier la vie des gens, pas pour les compliquer. Nous sommes tous égaux devant la typographie. Il suffit pour cela de connaître quelques règles élémentaires. Pas d'espace avant un point, une virgule, ni avant les trois points (qui sont un seul signe), mais une espace avant les signes de ponctuation doubles (point d'interrogation, point d'exclamation, deux points), pas d'espace après une parenthèse ouvrante ni avant une parenthèse fermante, pas d'espace après des guillemets anglais ouvrants, ni avant des guillemets anglais fermants, mais une espace après des guillemets ouvrants français et avant des guillemets fermants français, espace avant et après un tiret, qu'il ne faut pas confondre avec un trait d'union, pas d'espace avant ni après une apostrophe. Si l'on se contente de respecter ces quelques règles (et, encore une fois, nul besoin de les "apprendre", il suffit de faire comme dans les livres, de reproduire ce que l'on voit), le texte qu'on aura rédigé sera de lecture agréable – du moins d'un point de vue formel (mais c'est très important). Un texte bien rédigé (d'un strict point de vue typographique) est bien plus facile à comprendre. C'est une forme de politesse rédactionnelle, exactement comme le fait de tendre la main droite à la personne à qui vous souhaitez dire bonjour par une poignée de main ; vous pouvez bien entendu tendre la main gauche, mais vous provoquerez ainsi une gêne, une perturbation inutile dans le signe que vous envoyez (car vous forcerez votre interlocuteur à modifier son geste et ses habitudes), et votre geste sera interprété comme une agression ou une volonté d'humiliation (même minimes). De plus votre geste sera en lui-même une contradiction dans les termes ; en effet, la poignée de main est un geste d'accord, ou d'accueil, ou de paix, ou de remerciements, mais le fait de tendre la main gauche annule votre geste, ou le caricature, il en signifie la dérision, au minimum il le dévalue. On ne peut pas à la fois tenir la porte à quelqu'un et l'insulter, ou plutôt si, on peut, mais on entre là dans une forme de perversion destinée à déstabiliser son prochain. Celui qui pose le regard sur un texte et qui va droit à ce qu'il pense être l'essentiel (le sens) en manque l'essentiel, comme celui qui, serrant la main de son interlocuteur, n'est que dans la fonction du geste, dans sa signification. Celui-là manque le plus important, tout ce qui entoure la poignée de main : la consistance de la main, sa température, sa force, le regard de celui à qui appartient la main, sa stature, sa vêture, son odeur, sa présence, la distance à laquelle il se tient de l'autre, le son de sa voix, s'il parle. En une poignée de main, on sait déjà beaucoup de celui qu'on a face à soi, si les sens (plus que le sens) sont en éveil. Les apparences d'un texte sont aussi signifiantes que le fond de ses phrases. C'est ce que ne comprennent pas ceux dont les écrits sont débraillés. Immature est le mot qui vient à l'esprit, quand on pense à cette privatisation de la langue et des rapports humains. 

Mais il y a autre chose. La typographie n'est pas un tuteur abstrait et stérile, plaqué sur un contenu. Elle apporte aussi sa part de sens, elle en dresse la cartographie, elle en dessine la structure, elle en souligne les arêtes. Une typographie laissée à l'abandon du vouloir personnel répugne comme un jardin en friche dans lequel nous pénétrons par effraction. Si le point suit immédiatement le dernier mot de la phrase, ce n'est pas par hasard, ce n'est pas un caprice, c'est parce qu'il appartient encore à la phrase qu'il clôt, comme la virgule appartient à la proposition qu'elle délimite. Si on laisse une espace après la virgule ou après le point, c'est parce que c'est autre chose qui commence alors, qui demande une inspiration. Si une espace précède et suit un point-virgule, c'est parce ce signe met deux propositions à égale distance, et qu'il est nécessaire de prendre deux inspirations aux lieu d'une : la première étant pour laisser résonner brièvement la première proposition, la laisser s'éteindre à moitié, la seconde étant pour préparer la deuxième. On voit par ces quelques exemples que la typographie est profondément liée à la ponctuation, que toutes deux entretiennent une relation très intime entre elles et avec leur reine, la phrase. Pas de phrase sans ponctuation, et pas de ponctuation sans une typographie qui la mette en valeur, et qui surtout en corrobore le sens, le certifie.

C'est la raison pour laquelle, en voyant comment les gens écrivent, on sait comment ils lisent. Leur lecture se retrouve tout entière dans leur écriture. Il est impossible de tricher avec ça. La phrase est toujours impitoyable. Elle nous surveille autant qu'elle nous révèle, puisqu'on pense avec des phrases, non avec des mots.

On se rappelle que l'école de jadis avait une ambition modeste mais essentielle : apprendre à lire, écrire et compter. Quand vous savez lire, écrire et compter, vous avez tout ce dont vous avez besoin pour vous débrouiller dans la vie, car vous avez accès à tout. Tout le savoir s'ouvre à vous, il suffit d'aller le chercher. La grande erreur de l'école moderne a été de croire qu'il fallait apporter le savoir aux élèves. Il ne faut surtout pas leur apporter, il faut seulement leur donner les moyens d'aller le chercher, car c'est dans cette action d'aller le chercher que réside la culture – la culture est un cheminement, ce n'est pas une niche. Ne jamais se mettre à la portée des élèves ! telle devrait être la devise des professeurs, s'ils veulent avoir des élèves, c'est-à-dire des enfants qui vont s'élever dans la culture et le savoir. 

mardi 24 mai 2016

Au fur et à mesure



Pourquoi (et comment) le temps passe-t-il ? A-t-il besoin de nous pour passer ? Il semblerait bien que non — même si la chose ne nous arrange pas vraiment —, car nous ne sommes là que depuis peu, alors que l'univers (et donc le temps) sont à peu près sept mille fois plus anciens que nous. L'espace-temps est une entité qui n'est pas elle-même temporelle. Il est statique, amorphe, sans motricité, là depuis toujours, et il est donc très difficile d'expliquer le passage du temps. Einstein affirme que chaque observateur suit sa propre ligne d'univers, se déplace dans l'espace-temps, et c'est sa propre motricité (celle de l'observateur) qui crée l'impression qu'il a que le temps passe. Ce qui est présent pour moi n'est pas forcément présent pour un autre observateur, c'est une donnée locale. Quand je suis assis dans un train et que je regarde par la fenêtre le paysage défiler, le paysage ne défile pas, c'est moi qui défile, ou plutôt, c'est le train dans lequel je suis assis qui défile, me donnant l'impression que le paysage "défile". Le paysage existe bel et bien à l'endroit où je ne me trouve pas encore. Tous les endroits du paysage, qui pour moi, observateur, ne seront que durant une fraction de seconde, sont là, avant et après que je les voie, ils co-existent dans l'espace-temps. Leur présence (à moi), leur présent (à moi), n'a pas plus de réalité que le paysage du passé, ou que le paysage du futur. Tous les éléments de l'"univers-bloc" existent, mais on ne les découvre que pas à pas, moment après moment, au rythme de son propre parcours dans l'espace-temps. La réalité est une partition de musique. Toutes les notes sont écrites, sont là, toutes les notes co-existent statiquement sur une feuille de papier, mais vous ne les entendrez, elles ne deviendront réelles, effectives, qu'au moment où l'exécution par l'interprète en sera arrivé au moment T, l'interprète t-e-m-p-o-r-a-l-i-s-a-n-t la totalité du sonore virtuel (écrit), le faisant apparaître au fur et à mesure de son avancement

Il y a des siècles, il y a du temps, il y a de la durée, il y a un passé, un présent et un futur (encore que nous venons de voir que ces notions sont sujettes à caution), et il faut qu'il y ait du temps pour que le son existe, puisque chaque son a une histoire. Et pourtant, la partition est là, quelque part — dans un tiroir, ou dans l'esprit du compositeur, ou dans la mémoire de l'interprète. Notre vie a donc aussi sa partition, quelque part, mais nous n'y avons pas accès. (Seul Dieu la connaît, comme il connaît toutes les partitions de toutes les créatures de l'univers. Être Dieu, c'est même exactement ça, c'est connaître la partition, et peut-être l'avoir écrite.) 

Nous vivons au fur et à mesure, alors que la musique est toujours déjà là, en son état originel. 

Longtemps, nous avons cru que le son était une entité stable, linéaire, homogène, alors que nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien. C'est le timbre (et ses métamorphoses) qui nous a permis de comprendre que les sons évoluaient dans le temps, et d'une manière qui est tout sauf linéaire. Je suis toujours extrêmement frappé de la proximité du temps et du son. Vous croyez jouer une note ? Non, quand vous jouez un do, vous faites entendre un faisceau de sons, que votre cerveau appréhende, entend, comprend comme un do, ce qui est très différent. Vous pensez que le do que vous venez de jouer est le même pendant toute la durée de son existence ? Pas du tout. La musique concrète nous a appris, empiriquement, que presque toute l'information (le sens) se tenait dans l'attaque du son, et non dans la tenue qui suit cette amorce. Pourtant elle est si brève, cette attaque, qu'elle en est quasiment insaisissable. Et le plus étonnant est que ce commencement est un bruit, ce qui signifie que les composantes de ce son ne sont pas de même nature que ce qui va suivre. Elles sont plus complexes, plus difficiles à déchiffrer. Chaque attaque d'une note est un "big-bang" en miniature : une petite explosion d'où est extrait tout ce qui va ensuite servir à constituer la note, à la faire durer, à l'entretenir, à lui donner une forme, un timbre, une couleur, à en donner une occurrence (un présent) reconnaissable, identifiable, et parlant. La durée, ce sont les voyelles, l'explosion initiale, ce sont les consonnes. Les voyelles, ce sont les couleurs, le temps, la durée, la ligne, les consonnes, ce sont le choc, l'entame, le bruit, l'étincelle, l'amorce, le point. Chaque note est la rencontre du temps et de la vibration, du geste et du souffle, du commencement et de l'entretien, de la verticalité de l'événement et de l'horizontalité de la métamorphose. 

Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette co-existence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite.

L'être vivant est cette chose qui est obligée de suivre le cours du temps. Il ne peut pas s'en extraire, sauf très momentanément, par un effort d'imagination. On ne peut pas ne pas mettre une flèche sur le cours du temps, ce serait ridicule, ou puéril. Cependant, la musique est sans doute de tous les arts celui qui est le plus à même de creuser un point particulier de ce cours du temps, non pas de l'étaler (dans le temps) — ce ne serait plus un point —, mais de le creuser, de lui donner une profondeur, une dimension autre, par les analogies qu'elle instaure de manière subtile avec d'autres paramètres de la matière sonore. Le vocabulaire dit cela très bien, car tous ces paramètres ont des noms qui empruntent à d'autres catégories que les leurs propres. On parle de la couleur du son, on parle de l'enveloppe du son, en plus que du timbre, et l'harmonie est à la fois une qualité et une science, en plus d'être une figure (un personnage) mythologique et un rapport (le rapport, qui serait lui-même à la fois la rencontre, et la mesure). Personne (sauf maladie, ou drogue) ne voit les sons, et personne non plus ne les unit à la mairie ou à l'église, et pourtant, tout le monde sait qu'ils ont une physionomie, une épaisseur, une allure, qu'ils s'attirent ou se repoussent, et qu'ils établissent entre eux des liaisons plus ou moins dangereuses ou amoureuses (ce qui est loin d'être contradictoire). En chaque point, en chaque instant, en chaque moment de la musique en train de suivre le cours du temps, tous ces paramètres peuvent être précipités, et, souvent s'échanger les uns avec les autres, comme par un tour de magie. Tous les compositeurs, par exemple, savent bien qu'entre la partition — c'est-à-dire cet ensemble formel et symbolique des signes éteints — et la musique, s'établit une liaison plus ou moins forte, plus ou moins étroite, plus ou moins harmonieuse. Il arrive qu'une partition aime ce qu'elle est en train d'énoncer (pour le compositeur), mais il arrive aussi qu'elle se rétracte, qu'elle n'ait pas envie de donner tout ce qu'elle possède en elle de possibilités, qu'elle en garde une part par-devers elle, alors que partition et musique appartiennent à ces champs hétérogènes, l'une n'étant que la description normée de l'autre. Et tous les compositeurs savent également que la mémoire de l'auditeur se cristallise en de certains points du discours musical alors qu'en d'autres elle flotte, ou même se retire complètement — c'est même la gestion efficace et poétique de cette mémoire auditive qui fait toute la profondeur d'un musicien digne de ce nom. Les événements musicaux se temporalisent d'une manière toute singulière, qu'on soit chez un Mozart ou chez un Schubert, par exemple. Autant et peut-être plus encore que le lexique et la grammaire de leur musique, c'est cette manière d'ouvrir et de remplir l'espace-temps propre à leur langage, de lui donner corps, de l'inscrire dans le temps qui passe, qui fait toute la différence. On pourrait presque dire que chaque compositeur écrit une histoire du Temps à lui tout seul, qu'il en donne, pour le moins, une interprétation originale, que ce soit dans une œuvre donnée, ou que ce soit tout au long de sa vie, à travers les diverses œuvres composées, qui se répondent les unes aux autres. Leur musique se respire, car elle est alternativement ouverture et fermeture, tension et détente, précipité et soluté, et qu'elle donne au temps les occasions idoines d'épouser une matière qui lui ressemble. 

Dans la vie de tous les jours, quand nous sommes conscients de nous-mêmes, nous savons bien que les moments où nous sommes réellement attentifs à ce qui "se passe" sont extrêmements rares. C'est la mémoire et l'intelligence qui (re)constituent la trame de nos vies, et nous donnent l'impression d'une continuité qui n'existe pas. Ordinairement, la vie ressemble à une succession d'îlots reliés par des étendues d'eau plus ou moins vastes. Ce qui court dans cette eau, bien que très mystérieux, est en même temps ce qui nous permet de croire que nous sommes le même à l'instant A et à l'instant B, qu'il n'y a pas de rupture entre les deux moments. On pourrait certainement dire que la plus grande partie de nos vies est faite de ces courants mystérieux (ou peut-être ces mares) dans lesquels nous étions plus ou moins endormis, inconscients, nous laissant porter par le temps. Il y a beaucoup de choses que nous ignorons, dans la musique, beaucoup de choses que nous n'entendons pas, ou pas bien, mais ce n'est sans doute pas le moins important. Il est à peu près certain que même le compositeur ignore ce qu'un auditeur va entendre de sa musique ; entendre, c'est-à-dire à la fois ouïr, distinguer, et retenir. Le temps ne passe pas de la même manière pour tout le monde, et ne passe même pas deux fois de la même manière pour une seule personne. Si le style c'est l'homme, le temps, c'est l'auditeur, et le compositeur doit composer avec cette donnée fondamentale.

Vous voulez réaliser le vieux rêve de l'humanité, et "voyager dans le temps" ? C'est très simple : écoutez de la musique. De la vraie ! Vous voulez affronter le vrai Réel, le Réel vrai ? Composez de la musique… quand vous aurez le temps.

mercredi 9 mars 2016

Tout va bien



Hôtel des Impôts. Grande bâtisse sans âme comme il y en a tant, mais lumineuse. Saint-Nivat-des-Vieux… Ça ne s'invente pas. Ils sont presque tous en groupe : duos, trios, quatuors. C'est étrange d'aller voir son inspecteur des impôts en groupe. Je suis un des seuls solistes. Des rangées de sièges dispersées, des bleus, des rouges, je m'installe derrière, vers la rue, pour avoir une vue panoramique. Sur les six bureaux, deux seulement fonctionnent. Le B1 et le B6. Le B1 est occupé par une dame d'un certain âge, comme on dit, brune, ou châtain foncé, le cheveu court. Le B6, en face de moi, est occupé par une femme d'une quarantaine d'années environ, blonde, le cheveu mi-long et raide. Je prie intérieurement pour passer avec la blonde, et je serai exaucé. Le 157 est allumé, mon numéro est le 161. On est très poli lorsqu'on entre dans le bureau d'un inspecteur des impôts. Je m'étais dit : « Ne sois pas trop poli. » Elle parle peu. Le minimum. J'aime bien sa neutralité. J'ouvre la chemise qui contient mes papiers, en désordre, et je commence à parler. Sans m'écouter, de l'index de la main droite, dont l'ongle est recouvert d'un vernis assez laid, très épais, d'un marron palette tirant sur le gris, elle avise immédiatement le papier essentiel, c'est-à-dire le plus ancien, celui dont dépendent tous les autres. Il ne lui a fallu qu'une seconde pour savoir quoi faire, quand moi je reculais devant l'obstacle depuis un an. Elle me fait comprendre que mes discours ne l'intéressent pas, mais sans être désagréable, elle se contente de faire son travail, avec une efficacité à la fois sérieuse et détachée, sans affect. « On va commencer par ça. » Je suis un peu dépité mais je me soumets immédiatement à sa loi, sans regimber. Ne suis-je pas venu pour qu'on me prenne en charge ?

Avant le bureau de l'inspecteur, à ma droite, une dame de cinquante-cinq ans avec son fils, mongolien, comme il ne faut pas dire. Il est moustachu, évidemment très laid, et d'aspect rébarbatif. « Il va pleuvoir ! » articule-t-il très fort. Tout le monde se retourne pour observer le ciel, car il fait beau. 

Je me dis que je suis dans le bureau de la vitamine B6, celle qui favorise les rêves. Nicole (j'apprendrai ensuite qu'elle s'appelle Nicole) continue de s'affairer, de mettre de l'ordre dans mon foutoir, sans la moindre plainte, sans le plus petit commentaire. On sent bien que les paroles, pour elles, font partie du "travail", et qu'il convient donc de les économiser. Elle a de longues mains, avec des doigts longs et robustes qui m'intimident. J'entends l'imprimante laser qui se met en marche et ce bruit me soulage. Puis elle se lève pour aller à la photocopieuse. Seul dans le bureau, je réalise alors qu'elle ne met pas de parfum, ou alors de manière si discrète qu'à trois heures de l'après-midi on ne le sent déjà plus. (Mais je me dis que les provinciales rentrent à la maison pour le déjeuner, alors que les Parisiennes, non, ce qui les oblige à mettre plus de parfum le matin (ou à employer un parfum plus tenace). (N'empêche, si elle est rentrée à la maison à midi, soit elle ne s'est pas parfumée, soit elle met très peu de parfum (ce qui est un bon point pour elle), soit son parfum ne tient pas.)) 

À chaque couinement du système alpha-numérique (un bruit qui imite vaguement les sonorités qu'on entend dans les aéroports) qui prévient les citoyens qu'un bureau se libère, on voit quelqu'un traverser l'espace. Ceux qui vont au Cadastre ont le plus long chemin à faire. En général, les gens se sont assis face aux bureaux qu'ils pensaient devoir rejoindre mais ce n'est pas toujours le cas, et certains traversent le hall de part en part, sous le regard des autres, à la fois jaloux et soulagés. Ils se savent observés, mais ils ne flanchent pas. Dans le bureau, l'inspecteur attend. 

Un homme de mon âge entre dans la ronde. Il est le mieux habillé de nous tous. Il porte un cartable en cuir et de petites lunettes à montures fines. Un intellectuel. Il ne comprend pas qu'ici il faut faire montre d'humilité, faire profil bas, que l'intelligence affichée et revendiquée dessert plutôt celui qui pense s'en prévaloir. On n'est pas, à l'hôtel des Impôts, comme on est dans la vie normale. On est là parce qu'on doit quelque chose, et qu'on le doit, ce quelque chose, à la Collectivité, autant dire à Dieu ! On est coupable, quand on se trouve à l'hôtel des Impôts. Ou, si on ne l'est pas encore, on le sera dans quelques instants, dès qu'on sera assis en face de l'Inspecteur. On n'a pas d'avocat, on n'a pas de public, mais cela n'empêche pas le verdict de tomber. Si vous êtes là, c'est parce que vous n'avez pas fait ce que vous deviez faire, ou que vous ne l'avez pas fait à temps. Sinon vous seriez à la piscine, ou en train de faire la sieste avec votre petite amie. Que vous soyez un intellectuel, un "travailleur de force" (comme on disait sur les boîtes d'Ovomaltine), ou un retraité, que vous soyez riche ou pauvre, vous avez des devoirs envers la Collectivité. Que vous vous soyez convoqué vous-même à ce tribunal ordinaire ne rachète pas votre faute. Même si tous ici sont coupables, ces mêmes coupables se muent en procureurs qui jugent les autres, leurs semblables, quand ils se dirigent d'un pas qu'ils veulent assuré vers le bureau de l'Inspecteur. Ainsi en va-t-il des cours populaires où coupables et procureurs ont le même aspect, sont de même nature, et sont finalement interchangeables.

Nicole me demande de revenir demain, avec des papiers qui, évidemment, me font défaut. Devrai-je refaire la queue ? Bien sûr, mais je devrai repasser par son bureau à elle, ce qui fait que si jamais mon numéro d'attente me prédispose à entrer dans un autre bureau, je devrai passer mon tour, laisser ma place à quelqu'un d'autre, et attendre que le bureau de Nicole se libère. Ensuite seulement, elle produira un papier qui me permettra d'aller faire la queue pour avoir accès à un autre bureau, le bureau des Encaissements, qui, à condition bien entendu que je puisse produire tous les documents qui me seront demandés, me sera d'une utilité certaine.

Aujourd'hui, Nicole porte un jean bleu de bonne tenue, mais très ordinaire, un chemiser blanc et une petite veste blanche à poils longs. Ses lunettes m'ont l'air plus rigoureuses qu'hier, bien qu'il s'agisse probablement des mêmes. Elle a des jambes légèrement arquées, comme si elle avait fait beaucoup de cheval. Elle est un peu enrhumée. Son jean lui fait les fesses plates, avec cette petite échappée en pointe vers le bas (et le côté) des fesses dont on ne sait jamais si elle due au pantalon ou à la fesse elle-même. Elle parle encore moins qu'hier. Quand j'arrive, il n'y a personne dans la grande salle. Je passe donc immédiatement dans son bureau. Je lui ai apporté le bon papier, elle a l'air contente. Enfin, quand je dis qu'elle est contente, je l'imagine, car elle ne manifeste aucunement son contentement, fidèle en cela à son principe de vie. J'ai l'impression que si j'étais arrivé en lui disant « bonjour grosse cochonne comment vas-tu ? » elle aurait eu exactement le même genre de réaction qu'en prenant mon document pour aller le photocopier. Mais passons, je ne suis pas là pour la sonder.

Mais Nicole s'est trompée ! Oui, ma Nicole, si sage, si sérieuse, si professionnelle… Elle m'a envoyé aux Encaissements (comme si j'avais quelque chose à encaisser !) sans m'expliquer ce que j'allais y chercher. La femme que je vois là-bas, après avoir attendu une bonne heure, me regarde interrogativement, et je fais de même. Nous nous regardons l'un l'autre sans savoir ce que nous attendons de lui. « J'avoue que je ne sais pas bien ce que je viens faire là » lui dis-je avec tout le respect dont je suis capable après une heure d'attente. « Et bien alors pourquoi venez-vous ? », me répond-elle, ce qui est assez logique mais qui n'arrange pas du tout mes affaires. « Je pensais que vous le saviez », lui dis-je en essayant de ne surtout mettre aucun ton de reproche dans ma voix. (« Nicole, Nicole, pourquoi m'as-tu abandonné ?! » je me dis intérieurement.) Comme j'ai vaguement entendu Nicole prononcer le mot "mainlevée", je tente ma chance. Elle me regarde avec un intérêt très mitigé, qui hésite entre le sarcasme et la lassitude. (Dans une autre case de mon esprit s'ouvre un phylactère dans lequel je lis ces mots : « Quand-même, elle a trente mètres à faire pour aller lui poser la question, à Nicole ! ») J'ouvre la chemise aux papiers et, un peu au hasard, je commence à lui en proposer quelques uns, espérant ainsi calmer son impatience (car elle m'a entretemps dit qu'« il y a du monde qui attend » (oui, ça j'ai remarqué, puisque j'en viens, de ce monde-là…)). Elle a pris mes papiers, les regarde à peine, en maugréant, puis elle me plante là sans un mot d'explications. J'attends, debout devant le guichet. Je ne suis même pas inquiet. J'ai décidé de tout accepter avec le sourire.

Au bout de cinq minutes, je les vois qui arrivent, Nicole et le Cerbère des Encaissements. Si elles s'y mettent à deux, c'est que mon cas est grave. Mais Nicole me parle très gentiment, comme à un enfant un peu demeuré : « Vous allez revenir me voir. Dès que la personne avec laquelle je suis sortira de mon bureau, vous entrerez, je vous ferai un papier qui vous permettra de revenir ici. » Elle en dit toujours le minimum et je ne pose pas de questions. Je sors du bureau des Encaissements et je retourne m'asseoir, juste en face du bureau B6.

La femme au nez rabotté se retourne vers la maman et son petit garçon. Elle attend de capter l'attention de celle-ci et entame la conversation — enfin. Quel âge il a, et il est sage (tu parles !), et moi j'en ai un aussi, il est speed. Quand ils sont speeds ils sont speeds, on n'y peut rien. « Frankie tu descends ! » (Tu parles, le Frankie  il s'en tape de ce qu'elle peut bien lui dire sa maman… Il ne sait que trop qu'elle ne bougera pas le petit doigt pour l'empêcher d'emmerder le monde.) J'attends le moment où il va se casser la gueule dans l'escalier. Et là il faudra prendre une mine apitoyée — le pauvre — alors qu'on se réjouit fort de ses cris et de ses larmes et qu'on se proposerait bien pour aller enfoncer le clou d'une torniole dans la face de Frankie. La maman a un pantalon avec plein de fermetures éclair partout, des bottes avachies, des collants noirs sous le pantalon. Le papa est à côté, liquiéfié sur son siège, complètement indifférent aux dialogues des mamans. Cela doit être ça qu'on appelle "prendre son mal en patience".

J'étais dans le bureau de Nicole depuis à peine une minute qu'on entend frapper à la porte vitrée. Je me retourne pour voir qui vient interrompre nos ébats silencieux et je vois un type aux cheveux filasses, le visage congestionné, qui m'interpelle : « Excusez-moi, mais vous aviez quel numéro ? » Il parle très vite, sans reprendre son souffle, il est furieux, car il pense que j'ai pris sa place, et à sa place je m'y mets, justement, car j'ai horreur de ce genre de choses. Mais Nicole le rabroue gentiment en lui expliquant que je n'ai volé la place de personne. Le pauvre… Elle n'a pas perdu son calme, Nicole.

Ma Nicole s'étant trompée, la voilà qui recommence à produire du papier en double exemplaire. Le train-train. Impossible de savoir ce qu'elle pense. J'entends l'imprimante laser, les minutes passent, j'observe les doigts de Nicole, son vernis à ongle, j'aperçois la bombe de désodorisant sur l'armoire… Tout va bien. Je me dis que Nicole s'exprime dans une plage dynamique qui va du piano au mezzo-piano, avec quelques très rares incursions dans le pianissimo. Jamais au-delà du mezzo-piano. J'essaie de l'imaginer dans un lit, en train de faire l'amour, mais je m'arrête net — j'ai trop peur de la perturber — et je reviens bien vite à une sorte d'ataraxie paisible et morne. Tout va bien… On entend les secondes qui passent, tranquillement, les unes après les autres, sans accroc, sans précipitation, mais non plus sans traîner. Elles vont là où elles doivent aller, et nous nous restons là, Nicole et moi, le plus naturellement du monde. Pour un peu, je m'imaginerais avoir toujours été là, dans ce bureau, avec Nicole qui remplit mes papiers.

À nouveau, elle se lève. Elle a dit quelque chose que je n'ai pas compris mais je ne la fais pas répéter. Je la suis : nous retournons voir l'Encaisseuse. « Vous m'attendez là », me dit-elle à l'entrée du bureau des Encaissements. Je m'adosse au chambranle et je laisse les ondes alpha, ou béta, je ne sais jamais, pénétrer les cellules de mon système nerveux. Tout va bien… Les mamans sont toujours là à parler de leurs gamins, speeds ou pas speeds, le papa n'a pas bougé, et d'autres personnages ont fait leur apparition, mais je n'ai pas envie de les observer. Je pense à Raphaële. Une certaine après-midi chez son gynécologue, près d'Aix-en-Provence, et moi, qui étais resté dans la voiture à l'attendre, ne cessant de lui envoyer des textos lui parlant de son sexe (elle les lisait, dans la salle d'attente, et je pouvais l'apercevoir les lisant par la baie vitrée). L'entrevue était pourtant sérieuse, puisqu'il s'agissait de son cancer. Mais on n'est pas sérieux quand on a cinquante ans…

Enfin Nicole réapparaît. Contrairement à ce qui était prévu, elle ne me renvoie pas à l'Encaissement (a-t-elle compris que je n'avais rien à encaisser ?). Elle chuchote car nous sommes debout au milieu du public, hors du cercle sacré où elle délivre les oracles : « Voilà, tout est réglé, ce n'est pas la peine de revenir avec vos papiers. Est-ce que vous portez ce papier à votre banque où est-ce que je l'envoie ? » Je dis à Nicole que je veux bien qu'elle se charge de tout, je la remercie, et je quitte les lieux. Je la vois du coin de l'œil qui regagne son bureau — comme si de rien n'était. Tout va bien.