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dimanche 12 mars 2023

Répétition



La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir. 

À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde. 

Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile. 

On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble. 

Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure. 

Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter

Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.

Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !

La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?

Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… » 

« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)

J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !

Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.

Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps ! 

La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.

« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »

Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. » 

Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris

Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »

Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien. 

Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas. 

Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo

C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal ! 

Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur. 

J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…

Répétons !

mercredi 19 août 2020

De la morale et des gros seins en rapport avec la musique

Ici et là, on me demande de justifier ce que j'ai écrit concernant les femmes chefs d'orchestre. Et puis quoi, encore ? C'est bien plutôt ceux qui acceptent cet état de fait sans broncher, à qui l'on devrait demander de se justifier !

Ça me fait penser à un coup de téléphone assez récent que j'ai eu, avec une vieille amie. Sa froideur, et même sa disparition, depuis quelque temps, m'étonnaient un peu, car nous avions été très proches. Mais j'ai bien vite compris. Après quelques amabilités ordinaires, elle m'a demandé des nouvelles de « [m]on ami Renaud Camus ». Et j'ai senti dans sa voix, car elle n'osait pas trop me chatouiller directement là-dessus, un profond reproche moral. Au lieu de l'engueuler vertement, j'ai essayé de me justifier et de justifier les positions de Renaud Camus ! Après avoir raccroché l'appareil, je m'en suis voulu énormément. C'est moi, qui aurais dû logiquement lui faire une leçon de morale, et certainement pas elle. Ce sont ceux qui font semblant de ne pas voir, ou de ne pas comprendre, qui sont coupables d'une faute morale grave. 

Au moins un point positif. Avec les femmes chefs d'orchestre, et à cause de leur poitrine, les ostéopathes gagneront mieux leur vie. En effet, une femme chef d'orchestre est obligée, si elle a de gros seins, d'étendre les bras plus loin de son corps qu'un homme. Non seulement elle sera plus fatiguée à la fin du concert, mais il est probable qu'elle souffrira vite des épaules et du dos. 

Nous nous justifions facilement des fautes que nous n'avons pas commises, mais jamais de celles que nous commettons. Il y a presque toujours maldonne sur la faute. Je me demande si cela n'a pas quelque chose à voir avec la disparition du Péché originel. 

Normalement, le visage du chef n'est visible que des musiciens, car c'est à eux qu'il s'adresse. La caméra qui, désormais, filme systématiquement le chef de face, devait fatalement amener celui-ci à devenir un histrion. Je me demande si les chefs d'orchestre ne vont pas finir, quand il n'y aura plus que des femmes, ou des trans, par diriger face au public, en tournant le dos à l'orchestre. 

Normalement, personne ne nous voit en train de faire l'amour, ou de déféquer. Comme cet état de fait est largement derrière nous, je me demande s'il y aura des histrions de la défécation, comme il existe déjà des stars du X. Il est possible que cela existe déjà et que je ne sois pas au courant. 

lundi 24 avril 2017

Pierre Boulez est mort


Ce matin, je me lève, et je réalise que Pierre Boulez est mort. Tout le monde s'en fout, mais ça m'a fichu un coup au moral. J'avais pris l'habitude de vivre dans le même monde que lui. Je ne l'ai pas connu, je n'ai pas travaillé avec lui, je n'ai pas été son élève, mais j'ai tant appris de lui, pourtant. C'était une sorte de boussole, de repère, de phare. Non seulement sa musique, ses écrits, ses cours, son activité de chef d'orchestre, mais encore son corps, sa voix, sa démarche, ses gestes, son "style" étaient pour moi une référence, quelque chose de solide à quoi je pouvais me raccrocher. 

Boulez, ce n'était pas seulement un musicien, un pianiste, un compositeur, un chef d'orchestre, un patron d'institutions, un pédagogue, c'était un homme cultivé qui s'était inscrit dans son siècle et qui avait façonné ce siècle en retour, qui lui avait donné une nervure, un corps qui, sans lui, aurait été différent, moins riche. Pierre Boulez, c'est aussi cette époque à laquelle, en France, on pouvait le confronter à un Claude Simon. Demandez aujourd'hui, autour de vous, à des gens "cultivés", quel musicien ils associeraient spontanément à Claude Simon, à Céline, ou à Houellebecq, et vous verrez immédiatement en quoi l'époque a radicalement changé.

Boulez, c'est aussi et peut-être surtout une des dernières occurrences dans notre pays d'un artiste ayant de l'art une vision haute, exigeante – du moins exigeante selon les codes et les valeurs qui sont les miens. Peut-on ne pas être "réactionnaire" et être celui que je viens de décrire ? Oui, Boulez était comme ça. Je me rappelle parfaitement la création de Répons. J'avais acheté le livre de Dominique Jameux et l'avais lu d'une traite. Jameux parle d'un génie. Il est toujours difficile de manier cette notion de génie, et je me garderai ici de lui emboiter le pas. Répons est une œuvre ravelienne, presque "décorative". C'est en tout cas l'impression qu'elle m'a fait à l'époque de sa création à Avignon. Rien à voir avec l'aridité lunaire du Marteau sans maître ou avec la splendide brutalité de la deuxième sonate. Boulez avait mis de l'eau dans son vin. Était-il redescendu de son Olympe, ou sorti de sa caverne ? Oui, en un sens, il était sorti d'un caverne formelle (et beethovénienne). Ayant vu de la lumière, il s'est dit : Cela est bel et bon. Répons répond au Marteau sans maître, révélant ses potentialités a posteriori, comme s'il avait voulu d'abord donner le résultat fini avant de songer à montrer la matière en train de cuire.

Boulez est émouvant, bien plus qu'on ne le croit généralement. Il se tient ; d'accord, il se tient, ça c'est certain. Il ne dévie pas car il a acquis son savoir et son goût d'une manière extrêmement concrète. C'est plus assuré que le savoir qu'on trouve dans les traités, c'est le savoir de l'artisan, même si l'un n'oblitère pas l'autre. Mais Boulez est allé très vite (Boulez est un homme pressé qui prend son temps) au concret, au pratique, à l'instrumental, et la direction d'orchestre est venue de la même manière. Moins de gestes, plus d'efficacité. La leçon de Webern : moins de notes, plus d'émotion. Que le plus petit déplacement d'air provoque une tornade à l'autre bout du spectre. Les pudiques sont souvent d'un orgueil démesuré. Si Boulez prend son temps, c'est qu'il a construit sa vie comme sa musique, avec méticulosité et acharnement. Le temps lui manquait, mais il en a fait grand usage dans sa musique, de ce temps si dense, si précieux. Ce qui émeut dans ce corps tout entier engagé dans l'écriture du temps, c'est la morale simple et solide de celui qui travaille son instrument jusqu'à ce que celui-ci soit "naturellement" devenu une part de lui-même, morale alliée à une oreille d'une finesse époustouflante ; toute la vie de Pierre Boulez fut prise sous le contrôle de son ouïe, et ce contrôle ne s'est jamais relâché.

Je n'écris pas, j'entends. On pourrait soutenir que pour Pierre Boulez, c'est l'inverse. Il écrit avant d'entendre. L'oreille ne lui sert qu'à contenir ou développer, consolider ou valider, ce qu'il veut écrire. Il possède une volonté-d'écrire qui peut aller éventuellement jusqu'à l'absurde. Le savoir concret dont je parle plus haut, son oreille, lui ont fait abandonner ces chemins arides et sans issue, certes, mais il n'a pas perdu son temps en les parcourant. 

mercredi 3 septembre 2014

Autorité


En Chine, au XVIIIe siècle, quand un haut fonctionnaire soumettait un rapport à l'Empereur, l'étiquette prescrivait qu'il fît une faute d'orthographe dans un caractère, à la première ou à la deuxième page de son rapport. Ceci donnait à l'Empereur l'occasion de faire montre de sa vigilance et de son autorité en rectifiant l'erreur, sans devoir pour autant lire le rapport jusqu'au bout. (Simon Leys, Le Bonheur des petits poissons)

Quand un jeune chef dirige pour la première fois un orchestre dont il craint le jugement et les moqueries, il ajoute intentionnellement une faute dans la partition, qu'il lui sera facile de "détecter" durant la répétition, faisant ainsi la preuve de son oreille et de son autorité. Évidemment, ce petit stratagème ne peut fonctionner que si les exécutants ne connaissent pas encore la musique qu'ils vont devoir interpréter, ce qui le réserve en priorité à la musique contemporaine. 


vendredi 15 novembre 2013

Furtwängler et les nains

(de gauche à droite, Bruno Walter, Arturo Toscanini, Erich Kleiber, Otto Klemperer, Wilhelm Furtwängler)

En 1933, le président Hindenburg nomme Adolf Hitler chancelier. Au mois d'août 1932, le futur dictateur, grand mélomane, avait invité Furtwängler à déjeuner. À la sortie, le jugement du chef tombe : « Jamais ce camelot à la parole chuintante ne jouera un rôle quelconque dans la politique allemande… » Le 12 avril 1933, à la suite des premières mesures antisémites, Furtwängler écrit une lettre ouverte à Goebbels où il plaide pour que les artistes juifs puissent continuer à pratiquer leur art. Le 26 mai, alors qu'il est en tournée à Mannheim, les autorités lui demandent de remplacer son premier violon Szymon Goldberg : Furtwängler refuse, rend sa citoyenneté d'honneur de la ville, et jure qu'il ne remettra plus les pieds à Mannheim. En août, il obtient que les lois antisémites ne soient pas appliquées au Philharmonique de Berlin. En septembre 1934, la musique de Hindemith est interdite : Furtwängler la maintient au programme et prend fait et cause pour le compositeur dans la presse. Le 5 décembre, il se démet de toutes ses fonctions officielles. Le 16 décembre 1937, Goebbels lui envoie une lettre très menaçante, et, en 1938, Goering lance contre lui une campagne de presse montant en épingle la jeune étoile ascendante Herbert von Karajan. En 1943, il refuse le cadeau de mariage de Hitler, une maison. À partir de 1944, il est mis sous surveillance permanente par Himmler. Pour deux manifestations officielles auxquelles il a participé devant les dignitaires du Reich, il en a évité soixante, et il n'a jamais accepté de jouer le Horst Wessel Lied ou de faire le salut [nazi]. En 1947, le jeune Yehudi Menuhin accepte spectaculairement de jouer sous la direction de Furtwängler, dont il estime la conduite parfaitement irréprochable.

Mais le reproche principal fait à Furtwängler est d'être resté en Allemagne, donnant ainsi une "aura de respectabilité" au régime, selon les termes du général McClure lors du procès en dénazification. (…) La réponse de Furtwängler, qui croyait à une mission sacrée de l'art, mérite d'être entendue. À Thomas Mann qui se demande comment il a pu diriger Fidelio dans l'Allemagne de Himmler sans avoir envie de se prendre la tête entre les mains, il réplique : « Thomas Mann croit-il vraiment que dans l'Allemagne de Himmler on ne devrait pas jouer Beethoven ? Ne peut-il réaliser que les gens n'ont jamais eu autant besoin, jamais autant souffert de la nécessité d'entendre Beethoven et son message de liberté et d'amour humain ? »

(Christian Merlin, Les Grands Chefs d'orchestre du XXe siècle)

On aurait envie de faire lire ces quelques lignes à tous les résistants de la 26e heure, à tous les Jean Moulin de carton qui pullulent aujourd'hui, alors qu'ils ne risquent rien de plus que de se trouver beaux en leurs miroirs médiatiques, à tous les Demorand demeurés qui jouent du caractère gras corps 120 en prenant la pose ténébreuse qui ne leur ouvre grand que les portes du Flore. Combien parmi ces pâles guignols auraient eu le cran d'écrire une lettre ouverte à Goebbels, de dire non à Hitler, d'affronter ouvertement Himmler et Goering ? Pas un seul, bien sûr, de tous ceux qui se vautrent dans leurs pitreries infectes de soldats du Bien. Thomas Mann me fait presque pitié, face au courage digne et sans phrases d'un Furtwängler qu'on traîne dans la boue depuis soixante ans. Il est toujours plus facile d'aller vitupérer à l'abri que de se battre là où se trouvent le danger et les siens. Permettre aux musiciens juifs de continuer à jouer parmi les Philharmoniker, jouer Hindemith, garder Szymon Goldberg, ça c'est du concret, se battre là où l'on se trouve, à sa place, parmi les siens, plutôt que de gesticuler à New York ou ailleurs, voilà le vrai courage, celui qui ne fait pas de vous un Résistant de papier, un apôtre, un mutin de panurge qui pérore quotidiennement à France-Culture et qui touche son chèque à la fin du mois pour avoir bien récité sa leçon et tapé virilement sur ceux qu'on lui désigne, bien au chaud dans sa cabine radio. Au moins, un Joseph Goebbels annonçait la couleur, lui, avec son ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande, il ne se cachait pas derrière son petit doigt bien propre, il avait choisi son camp et était clairement identifiable. Un Yehudi Menuhin ne s'y est pas trompé, contrairement à toutes les crapules modernes qui prétendent nous faire la leçon du matin au soir. Furtwängler a agi dignement et utilement, là où il se trouvait, plutôt que de faire des moulinets et des grandes phrases creuses. C'est sans doute ce qu'on ne lui pardonne pas.

Ce que ne comprendront jamais les imbéciles qui aujourd'hui se rejouent en boucle la deuxième Guerre mondiale dans leur petit théâtre de poche, à défaut d'ouvrir les yeux sur le présent (ce qui serait bien plus difficile, bien plus exigeant, bien plus utile), c'est qu'en acceptant deux manifestations officielles du Reich, un Furtwängler a eu la possibilité de dire non soixante fois, et que ce faisant, il a été mille fois plus utile que tous ceux qui affichent leur carte en permanence pour continuer à dormir tranquilles. Furtwängler a servi la Musique, lui, au lieu de se servir. Il a voulu en outre servir son pays, l'Allemagne, qui n'est pas et de très loin réductible au IIIe Reich et qui ne le sera jamais, ce qui serait n'avoir aucun respect pour Hassler, Praetorius, Froberger, Buxtehude, Gluck, Haendel, Bach, Kuhnau, Mattheson, Schütz, Telemann, Kreutzer, Beethoven, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Hummel, Humperdinck, Mendelssohn, Strauss, Wagner, Bruckner, Weber, Bruch, Pfitzner, Reger, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Zimmermann, Henze, Lachenmann, Rihm, pour ne parler que des compositeurs…

Mais voici la lettre magnifique que Menuhin écrivit au général McClure, qui dit bien mieux que moi tout ce qu'il y a à penser de ce "vandalisme" bienpensant dont les ravages ne faisaient alors que commencer en Europe.


« À moins d'avoir des preuves secrètes venant confirmer vos accusations selon lesquelles Furtwängler fut un instrument du Parti Nazi, je m'élève violemment contre votre décision de le mettre au ban. Cet homme n'adhéra jamais au parti ; en de nombreuses occasions il risqua sa vie et sa réputation pour aider et protéger amis et collègues. Ne croyez pas que le fait de rester dans son propre pays soit suffisant pour condamner un homme. Au contraire, en tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste nécessite plus de courage que le fait de fuir. Il sauva la part la meilleure de sa propre culture allemande, et de cela, nous lui sommes reconnaissants. Quant à "donner une part de respectabilité au parti", nous les Alliés, ne sommes-nous pas infiniment plus coupables et de notre plein gré, d'avoir pactisé avec ces monstres jusqu'à la dernière minute quand, presque malgré nous, nous fûmes littéralement entraînés de force et de manière peu courtoise, dans cette bataille, sauf l'Angleterre qui déclara la guerre avant d'être directement attaquée ? Souvenez-vous de Munich et de Berchtesgaden, quand nous abandonnions de façon dévergondée à leur destin cruel tous ces coeurs courageux et toutes ces nations vaillantes. Je considère comme manifestement injuste et éminemment lâche de faire de Furtwängler le bouc émissaire de nos propres crimes. Si cet homme est coupable de crimes précis, accusez-le et déclarez-le coupable. D'après ce que je peux voir, ce n'est pas une punition d'être banni de ce Berlin sordide et sale, et si l'homme vieux et malade veut y retourner maintenant et attend de reprendre sa tâche si exigeante et ses responsabilités, on devrait l'encourager car c'est là où il doit être : à Berlin. Si cette nation malade doit pouvoir mûrir pour devenir un membre de la communauté des nations qui se respecte, ce sera grâce aux efforts d'hommes tels que Furtwängler, d'hommes qui ont démontré qu'ils sont capables de sauver de la guerre au moins une partie de leur âme. La Philharmonie de Berlin en est un témoignage. Seuls ces hommes sont capables de bâtir sur cette base saine une société meilleure. Ce n'est pas en réprimant de tels hommes que vous atteindrez votre but. Bien au contraire, vous ne réveillerez qu'un ressentiment justifié contre un vandalisme aussi vrai que l'autre vandalisme plus évident qui détruit les églises et les tableaux, un ressentiment auquel s'uniront les voix outragées de musiciens, de collègues, d'écrivains et d'hommes intègres dans le monde entier, indépendamment de leur nationalité ou de leur foi, y compris votre soussigné Yehudi Menuhin. »

Menuhin contre McClure, Furtwängler contre les imbéciles et les sourds, j'ai définitivement choisi mon camp. 

lundi 11 novembre 2013

La colombe invisible et les trous du cul


Il est connu que Knappertsbusch avait un problème avec les mises en scène de Wieland Wagner. Chaque année, il menaçait de démissionner du festival de Bayreuth et chaque année, Wieland Wagner parvenait à le convaincre de rester. Son opéra favori était Parsifal, dans lequel Wagner a prévu une colombe qui doit se poser sur la tête du héros. Comme Knappertsbusch insistait pour avoir "sa" colombe, alors que Wieland n'en voulait pas, ce dernier la suspendit dans les cintres à une hauteur telle que le chef pouvait la voir mais pas le public. Quand Knappertsbusch, à la fin de la représentation, dit à sa femme que c'était tout de même mieux avec la colombe, celle-ci lui objecta qu'elle n'en avait vu aucune, à quoi le chef rétorqua : « Les bonnes femmes, vous ne voyez jamais rien ! »


À Bayreuth, Hermann Uhde avait la fâcheuse habitude de se tromper toujours au même endroit, ce qui avait le don de mettre Knappertsbusch hors de lui, qui le traitait de "trou du cul". Joseph Keilberth dirigeant la même œuvre au même endroit avec le même chanteur arrive à ce même passage sans que le baryton fasse d'erreur, mais celui-ci entend pourtant un fou-rire provenant de la fosse. Il s'arrête, très énervé et demande à Keilberth de s'expliquer. « Je dirige avec la partition de Kna, et à cet endroit il est écrit : "Virez moi ce trou du cul !" »

samedi 6 août 2011

Soif


J'ai volé un parking. Dans ce parking se trouvait Alain Finkielkraut qui discutait avec ma mère. Il portait avec lui un cahier intime qui devait mesurer un mètre de long. Je lui expliquais que ce n'était pas très pratique, dans le train, mais je ne me souviens pas de sa réponse. Quand je l'ai accompagné à sa voiture, pour y ranger le carnet intime, il m'a fait présent d'une épingle à nourrice. Je me la suis mise à l'oreille, pour y penser. Quand il a voulu franchir la barrière du parking, je lui ai demandé cinq euros (pour m'acheter un paquet de Lucky), mais il a fait celui qui n'avait pas de monnaie. Alors je lui ai joué un air de Luis de Narvaes, à la guitare. En jouant, je n'arrêtais pas de me dire : "Mon Dieu, comme c'est facile, la guitare !" C'est à ce moment-là qu'est arrivé Raymond Chandler qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à James Joyce, c'était vraiment à s'y méprendre. Il fumait la pipe, et parlait avec l'accent de Toulouse, mais on ne me la fait pas, à moi. Finkie et lui se sont disputés assez violemment, mais je ne comprenais pas de quoi il était question. Comme ils prononçaient mon nom assez souvent, j'en ai déduit qu'ils trouvaient que j'exagérais un peu. Mais il fallait que j'aille faire mon pistou, alors je les ai laissés continuer sans moi. Brigitte Bardot était déjà à la cuisine, avec son petit tablier à carreaux. Je me suis approché d'elle et j'ai reniflé ses aisselles. C'était bien elle. Elle m'a alors présenté un de ses seins, et j'ai bu, j'ai bu, j'avais vraiment soif ! Elle s'est mise à chanter Volver. Tout allait bien.