(de gauche à droite, Bruno Walter, Arturo Toscanini, Erich Kleiber, Otto Klemperer, Wilhelm Furtwängler)
En 1933, le président Hindenburg nomme Adolf Hitler chancelier. Au mois d'août 1932, le futur dictateur, grand mélomane, avait invité Furtwängler à déjeuner. À la sortie, le jugement du chef tombe : « Jamais ce camelot à la parole chuintante ne jouera un rôle quelconque dans la politique allemande… » Le 12 avril 1933, à la suite des premières mesures antisémites, Furtwängler écrit une lettre ouverte à Goebbels où il plaide pour que les artistes juifs puissent continuer à pratiquer leur art. Le 26 mai, alors qu'il est en tournée à Mannheim, les autorités lui demandent de remplacer son premier violon Szymon Goldberg : Furtwängler refuse, rend sa citoyenneté d'honneur de la ville, et jure qu'il ne remettra plus les pieds à Mannheim. En août, il obtient que les lois antisémites ne soient pas appliquées au Philharmonique de Berlin. En septembre 1934, la musique de Hindemith est interdite : Furtwängler la maintient au programme et prend fait et cause pour le compositeur dans la presse. Le 5 décembre, il se démet de toutes ses fonctions officielles. Le 16 décembre 1937, Goebbels lui envoie une lettre très menaçante, et, en 1938, Goering lance contre lui une campagne de presse montant en épingle la jeune étoile ascendante Herbert von Karajan. En 1943, il refuse le cadeau de mariage de Hitler, une maison. À partir de 1944, il est mis sous surveillance permanente par Himmler. Pour deux manifestations officielles auxquelles il a participé devant les dignitaires du Reich, il en a évité soixante, et il n'a jamais accepté de jouer le Horst Wessel Lied ou de faire le salut [nazi]. En 1947, le jeune Yehudi Menuhin accepte spectaculairement de jouer sous la direction de Furtwängler, dont il estime la conduite parfaitement irréprochable.
Mais le reproche principal fait à Furtwängler est d'être resté en Allemagne, donnant ainsi une "aura de respectabilité" au régime, selon les termes du général McClure lors du procès en dénazification. (…) La réponse de Furtwängler, qui croyait à une mission sacrée de l'art, mérite d'être entendue. À Thomas Mann qui se demande comment il a pu diriger Fidelio dans l'Allemagne de Himmler sans avoir envie de se prendre la tête entre les mains, il réplique : « Thomas Mann croit-il vraiment que dans l'Allemagne de Himmler on ne devrait pas jouer Beethoven ? Ne peut-il réaliser que les gens n'ont jamais eu autant besoin, jamais autant souffert de la nécessité d'entendre Beethoven et son message de liberté et d'amour humain ? »
(Christian Merlin, Les Grands Chefs d'orchestre du XXe siècle)
On aurait envie de faire lire ces quelques lignes à tous les résistants de la 26e heure, à tous les Jean Moulin de carton qui pullulent aujourd'hui, alors qu'ils ne risquent rien de plus que de se trouver beaux en leurs miroirs médiatiques, à tous les Demorand demeurés qui jouent du caractère gras corps 120 en prenant la pose ténébreuse qui ne leur ouvre grand que les portes du Flore. Combien parmi ces pâles guignols auraient eu le cran d'écrire une lettre ouverte à Goebbels, de dire non à Hitler, d'affronter ouvertement Himmler et Goering ? Pas un seul, bien sûr, de tous ceux qui se vautrent dans leurs pitreries infectes de soldats du Bien. Thomas Mann me fait presque pitié, face au courage digne et sans phrases d'un Furtwängler qu'on traîne dans la boue depuis soixante ans. Il est toujours plus facile d'aller vitupérer à l'abri que de se battre là où se trouvent le danger et les siens. Permettre aux musiciens juifs de continuer à jouer parmi les Philharmoniker, jouer Hindemith, garder Szymon Goldberg, ça c'est du concret, se battre là où l'on se trouve, à sa place, parmi les siens, plutôt que de gesticuler à New York ou ailleurs, voilà le vrai courage, celui qui ne fait pas de vous un Résistant de papier, un apôtre, un mutin de panurge qui pérore quotidiennement à France-Culture et qui touche son chèque à la fin du mois pour avoir bien récité sa leçon et tapé virilement sur ceux qu'on lui désigne, bien au chaud dans sa cabine radio. Au moins, un Joseph Goebbels annonçait la couleur, lui, avec son ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande, il ne se cachait pas derrière son petit doigt bien propre, il avait choisi son camp et était clairement identifiable. Un Yehudi Menuhin ne s'y est pas trompé, contrairement à toutes les crapules modernes qui prétendent nous faire la leçon du matin au soir. Furtwängler a agi dignement et utilement, là où il se trouvait, plutôt que de faire des moulinets et des grandes phrases creuses. C'est sans doute ce qu'on ne lui pardonne pas.
Ce que ne comprendront jamais les imbéciles qui aujourd'hui se rejouent en boucle la deuxième Guerre mondiale dans leur petit théâtre de poche, à défaut d'ouvrir les yeux sur le présent (ce qui serait bien plus difficile, bien plus exigeant, bien plus utile), c'est qu'en acceptant deux manifestations officielles du Reich, un Furtwängler a eu la possibilité de dire non soixante fois, et que ce faisant, il a été mille fois plus utile que tous ceux qui affichent leur carte en permanence pour continuer à dormir tranquilles. Furtwängler a servi la Musique, lui, au lieu de se servir. Il a voulu en outre servir son pays, l'Allemagne, qui n'est pas et de très loin réductible au IIIe Reich et qui ne le sera jamais, ce qui serait n'avoir aucun respect pour Hassler, Praetorius, Froberger, Buxtehude, Gluck, Haendel, Bach, Kuhnau, Mattheson, Schütz, Telemann, Kreutzer, Beethoven, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Hummel, Humperdinck, Mendelssohn, Strauss, Wagner, Bruckner, Weber, Bruch, Pfitzner, Reger, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Zimmermann, Henze, Lachenmann, Rihm, pour ne parler que des compositeurs…
Mais voici la lettre magnifique que Menuhin écrivit au général McClure, qui dit bien mieux que moi tout ce qu'il y a à penser de ce "vandalisme" bienpensant dont les ravages ne faisaient alors que commencer en Europe.
Ce que ne comprendront jamais les imbéciles qui aujourd'hui se rejouent en boucle la deuxième Guerre mondiale dans leur petit théâtre de poche, à défaut d'ouvrir les yeux sur le présent (ce qui serait bien plus difficile, bien plus exigeant, bien plus utile), c'est qu'en acceptant deux manifestations officielles du Reich, un Furtwängler a eu la possibilité de dire non soixante fois, et que ce faisant, il a été mille fois plus utile que tous ceux qui affichent leur carte en permanence pour continuer à dormir tranquilles. Furtwängler a servi la Musique, lui, au lieu de se servir. Il a voulu en outre servir son pays, l'Allemagne, qui n'est pas et de très loin réductible au IIIe Reich et qui ne le sera jamais, ce qui serait n'avoir aucun respect pour Hassler, Praetorius, Froberger, Buxtehude, Gluck, Haendel, Bach, Kuhnau, Mattheson, Schütz, Telemann, Kreutzer, Beethoven, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Hummel, Humperdinck, Mendelssohn, Strauss, Wagner, Bruckner, Weber, Bruch, Pfitzner, Reger, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Zimmermann, Henze, Lachenmann, Rihm, pour ne parler que des compositeurs…
Mais voici la lettre magnifique que Menuhin écrivit au général McClure, qui dit bien mieux que moi tout ce qu'il y a à penser de ce "vandalisme" bienpensant dont les ravages ne faisaient alors que commencer en Europe.
« À moins d'avoir des preuves secrètes venant confirmer vos accusations selon lesquelles Furtwängler fut un instrument du Parti Nazi, je m'élève violemment contre votre décision de le mettre au ban. Cet homme n'adhéra jamais au parti ; en de nombreuses occasions il risqua sa vie et sa réputation pour aider et protéger amis et collègues. Ne croyez pas que le fait de rester dans son propre pays soit suffisant pour condamner un homme. Au contraire, en tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste nécessite plus de courage que le fait de fuir. Il sauva la part la meilleure de sa propre culture allemande, et de cela, nous lui sommes reconnaissants. Quant à "donner une part de respectabilité au parti", nous les Alliés, ne sommes-nous pas infiniment plus coupables et de notre plein gré, d'avoir pactisé avec ces monstres jusqu'à la dernière minute quand, presque malgré nous, nous fûmes littéralement entraînés de force et de manière peu courtoise, dans cette bataille, sauf l'Angleterre qui déclara la guerre avant d'être directement attaquée ? Souvenez-vous de Munich et de Berchtesgaden, quand nous abandonnions de façon dévergondée à leur destin cruel tous ces coeurs courageux et toutes ces nations vaillantes. Je considère comme manifestement injuste et éminemment lâche de faire de Furtwängler le bouc émissaire de nos propres crimes. Si cet homme est coupable de crimes précis, accusez-le et déclarez-le coupable. D'après ce que je peux voir, ce n'est pas une punition d'être banni de ce Berlin sordide et sale, et si l'homme vieux et malade veut y retourner maintenant et attend de reprendre sa tâche si exigeante et ses responsabilités, on devrait l'encourager car c'est là où il doit être : à Berlin. Si cette nation malade doit pouvoir mûrir pour devenir un membre de la communauté des nations qui se respecte, ce sera grâce aux efforts d'hommes tels que Furtwängler, d'hommes qui ont démontré qu'ils sont capables de sauver de la guerre au moins une partie de leur âme. La Philharmonie de Berlin en est un témoignage. Seuls ces hommes sont capables de bâtir sur cette base saine une société meilleure. Ce n'est pas en réprimant de tels hommes que vous atteindrez votre but. Bien au contraire, vous ne réveillerez qu'un ressentiment justifié contre un vandalisme aussi vrai que l'autre vandalisme plus évident qui détruit les églises et les tableaux, un ressentiment auquel s'uniront les voix outragées de musiciens, de collègues, d'écrivains et d'hommes intègres dans le monde entier, indépendamment de leur nationalité ou de leur foi, y compris votre soussigné Yehudi Menuhin. »
Menuhin contre McClure, Furtwängler contre les imbéciles et les sourds, j'ai définitivement choisi mon camp.