dimanche 26 avril 2020

Les Épouvantails du Net (information et récepteurs)


Celle-là, il y avait un petit moment que je l'avais repérée. J'avais déjà bloqué ses messages privés — elle m'envoyait régulièrement des vidéos et des articles qui étaient censés corroborer ses multiples colères-et-indignations-légitimes — mais je continuais à la suivre, à moitié par joie perverse de voir une authentique cinglée se prélasser dans sa folitude, à moitié pour me tenir au courant des embardées printanières des complotantes amateuresses.

Elle est vraiment gratinée, dans le genre. Le plus drôle est qu'il y a peu, j'ai déposé sur Facebook un tweet qui parlait d'elle, et qu'elle l'a liké. Le tweet en question parlait de ces gens qui sont en état d'indignation permanente, et qui ne se rendent pas compte que plus personne ne fait attention à eux, comme ces épouvantails, dans les champs, sur lesquels les oiseaux viennent se poser tranquillement, après avoir becqueté tout ce qu'ils pouvaient aux alentours. On ne les remarque même plus, ils font partie du paysage ; on a pris l'habitude de leur petite musique un peu rasoir, mais qui ne dérange pas plus que ça. Je ne sais plus qui, l'autre jour, à la radio, a fait ce lapsus absolument merveilleux, en parlant de Stéphane Hessel et de son livre qu'il a renommé : « Résignez-vous ! ». Ah oui, ça me revient, il s'agit de Denis Podalydès, le comédien. On a vraiment envie de lui dire, à cette pauvre fille : « Résigne-toi ! » Tout va bien. 

L'autre jour, elle a déposé un statut Facebook invraisemblable dans lequel elle affirmait de manière extrêmement péremptoire qu'il n'y avait vraiment pas de quoi faire une histoire de ce coronavirus, puisque « la grippe saisonnière tuait 20 fois plus ». À l'appui de ses dires, elle avançait des chiffres ; des chiffres mirobolants, incohérents, délirants, absurdes, loufoques. Et quand je lui ai fait remarquer qu'elle écrivait des bêtises, elle s'est mise en colère et m'a accusé… de ne pas savoir compter ! L'erreur était si énorme, pourtant, si manifeste, si aveuglante, qu'après quelques heures de refroidissement du système cognitif, elle a bien dû en convenir : elle avait tout simplement mélangé les chiffres du monde et ceux de la France. Mais il a fallu insister très lourdement pour qu'elle accepte de revenir sur ces chiffres qu'elle brandissait comme des évidences. Et elle n'a accepté que du bout des lèvres (« il n'y a pas mort d'hommes ») de reconnaître qu'elle avait, encore une fois, écrit des bêtises. Tout cela pour effacer son statut, en catimini, quelques heures plus tard. Pas un mot d'excuses, de repentir, pas de mea culpa, rien. Ce n'est pas grave, c'est juste des chiffres ! Oui, mais alors si ce ne sont "que des chiffres", pourquoi les utiliser afin de prouver ce qu'on veut prouver ? 

Ces gens-là partent toujours d'une idée, ou d'un postulat, qu'ils veulent faire admettre comme vrai, comme indiscutable, plutôt, et ils vont ensuite à la pêche aux "informations" susceptibles de "prouver" qu'ils ont raison. Mais ils sont tellement convaincus d'avoir raison a priori qu'ils lisent très mal, ou écoutent très mal. Tout est bon pour les conforter dans leurs croyances. Ils survolent ce qu'ils lisent, ils écoutent un mot sur quatre, une phrase sur deux, et dès qu'ils lisent ou entendent les mots qu'ils espéraient, ils cessent de lire ou d'écouter. On en arrive évidemment à des contresens extravagants, à des aberrations baroques, et le fait même qu'ils énoncent de telles énormités semble leur paraître prouver, paradoxalement, qu'ils disent bien la vérité.

Le récent épisode Luc Montagnier, à cet égard, a été très révélateur. Il a fait une déclaration très mesurée, assez précise, qui immédiatement a été "entendue" de manière extensive (soyons charitables). Vous dites par exemple : « Il arrive parfois que certains X ressemblent à des Y » et les gens dont je parle entendent : « X et Y, c'est pareil ». Ou alors, comme Didier Raoult il y a quelques jours : « Oui, c'est une hypothèse : il se pourrait que le COVID-19 disparaisse dans quelques semaines », ce qui devient : « L'épidémie vit ses derniers instants. » Tout se passe comme si les cerveaux censuraient une partie de l'explication, ou de la démonstration, ou bien la perdaient en chemin — cette partie de l'information ne les intéresse pas, donc ils la barrent. Je suppose que les cellules du corps humain se comportent de la même manière : si la "clef" du virus n'est pas adaptée aux serrures dont elles sont pourvues, celui-ci ne les pénètre pas. L'information n'est pas tout, il faut encore que l'esprit de celui qui entre en contact avec elle soit pourvu des bonnes serrures, des bonnes ouïes. Cela tendrait à prouver que l'attention n'est pas tout, ou plutôt, que l'attention n'est jamais neutre. À quoi est-on attentif, tout est là.

Bien entendu, la pauvre fille dont je parle plus haut est complètement cinglée, mais il n'y a pas que des cinglés qui se comportent comme ça. C'est même une tendance de fond. D'un autre côté, il y a des gens intelligents sages, placides, qui sont tellement intelligents, sages et placides, qu'on a parfois envie de les secouer comme prunier. Il y a un conformisme et une paresse de la dinguerie, c'est entendu, mais il y a aussi un conformisme et une paresse de la sagesse. On peut être intelligent sans avoir d'esprit, on le sait depuis longtemps. La colère et l'indignation sont en général de mauvaises conseillères, mais la sagesse et l'esprit de sérieux empêchent aussi de voir clairement (Finkielkraut en a donné tout récemment un bon exemple), il est donc assez compliqué de s'y reconnaître, dans ce foutoir paradoxal qu'est le monde de l'information. On peut toujours accéder à un niveau supérieur du sens, il ne faut jamais cesser d'être en mouvement, surtout lorsqu'on est sûr d'avoir raison. 

mercredi 22 avril 2020

Paradigme


Ça se passait en 1978, à Paris, dans le 18e arrondissement. Je jouais alors en duo avec un guitariste, que j'avais en partie converti à la musique contemporaine (lui venait du rock, moi du jazz). Une après-midi, il sonne à la porte de l'appartement, au 62 de la rue Joseph de Maistre, et il me montre deux partitions encore chaudes et bien bariolées. Avant même de jeter un œil sur la musique, j'ai compris qu'il se passait un truc. Les deux partitions portaient des titres bizarres. L'une s'intitulait "Paradigme", et l'autre "Syntagme". 

J'ai rien demandé, j'ai posé la musique sur le pupitre. Et là, nom de dieu, c'était pas croyable ! Il y avait des notes à chier partout et le mec avait bouffé de la septième majeure et de la neuvième mineure à s'en foutre une courante de printemps, ça zigzaguait dans tous les sens, c'était hérissé de partout comme un virus devant un festin de pancréas ! On voyait tout de suite qu'il avait composé ça dans une sorte de transe sans entendre une demi-mesure, juste pour le plaisir d'aligner de la dissonance au kilomètre, et de briser toutes les attentes du dingue qui aurait eu l'idée saugrenue d'écouter ça sans se protéger. Malgré tout, je dois reconnaître qu'il y avait quelque chose, dans cette exaspération jaculatoire. Le type était complètement barge et sa musique était un fameux autoportrait, on pouvait pas lui enlever ça. 

On a joué ses saucissons, et après je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres : ça veut dire quoi, "paradigme" ? Et "syntagme" ? Évidemment qu'il n'en avait pas la plus petite idée. Il avait dû ouvrir un livre de linguistique et trouver ça joli. Enfin, joli, je m'entends… Il avait dû trouver surtout que personne ne saurait ce que ça voulait dire, et c'est bien ça qui lui plaisait. Ça allait foutrement bien avec la musique, si tu vois ce que je veux dire… D'un seul coup, le mec découvre la septième majeure, la neuvième mineure ET deux mots parfaitement imbittables ! C'était Noël en plein été. Il en faut peu pour être heureux, quand on sort de sa grotte, encore tout couvert de morve. 

Là, je dois vous avouer que moi non plus, je ne connaissais pas ces mots. Dès que mon guitariste fou est parti, j'ai demandé à ma copine si elle savait ce que ça signifiait, mais comme je n'ai rien compris à ses explications (contrairement à nous, elle était allée à l'école), j'ai bien été obligé d'ouvrir un dico — ce qui ne m'a pas vraiment renseigné. Bon, pour le "syntagme", encore, ça allait, même si je trouvais l'explication un peu simple, et donc un peu louche. Mais pour "paradigme", alors, non, vraiment, j'ai rien compris du tout. Ce mot m'a trotté longtemps dans la tête. Paradis, digue, zeugme, j'entendais les aiguilles d'une trotteuse hystérique qui se serait cognée contre les bords d'une montre, des bouts de granit, un truc hirsute et un peu espagnol sur les bords, mais le mot restait complètement muet ; il voulait pas partager. J'ai fini par l'associer aux septièmes majeures et le ranger dans un coin de ma tête, jusqu'au jour où je l'ai retrouvé dans un texte de Barthes. 

Si on m'avait dit, alors, qu'un beau jour, tout le monde emploierait ce mot, sans le comprendre plus que les deux couillons que nous étions en ce temps-là ! Ils veulent tous absolument, toutes les deux minutes, qu'on change de paradigme, ces cons ! Enfin, il y a ceux qui veulent que tu changes de logiciel, et ceux qui veulent que tu changes de paradigme. Dans tous les cas, t'as intérêt à en changer… Sans doute que les logiciels et les paradigmes étaient assez crades aux entournures, et que ça commençait à sentir par en-dessous. C'est la seule explication que je vois. Mais bordel, commencez donc par changer de culotte ! Moi, mon paradigme, je n'en change pas. J'y tiens !

mardi 21 avril 2020

Le Mal en patience (4)


Le COVID, c'est d'abord un attentat contre les malades, contre tous ceux qui étaient malades avant son arrivée sur le marché, les cardiaques, les cancéreux, les sclérosés en plaque, les malades orphelins, les malades au long cours, les malades ordinaires, les handicapés sévères, les brûlés, les énervés, les écorchés, les écervelés, les trépanés, les aliénés, les aveuglés, les paralysés, les accidentés, les martyrisés, les oubliés, les esseulés, tout ce peuple meurtri et fragile qui, juste avant la survenue de COVID Ier, emplissait les chambres d'hôpital et les mouroirs cachés, les hospices des pauvres et les cliniques des riches.

Sa majesté COVID les a fait disparaître, tous ces malades et toutes ces maladies. Une maladie majuscule a relégué les maladies ordinaires dans les souterrains du réel. Comme elle a vidé les rues et les villes, elle a vidé les hôpitaux et les cabinets médicaux, mais également l'esprit de l'homme. La vérité ordinaire a cédé le pas à la Vérité virale, la vérité banale à la Vérité extraordinaire, la vérité plurielle à la Vérité unique. Et la Vérité majuscule a ceci de particulier qu'elle tue tout ce qui n'est pas elle. J'ai connu, personnellement connu, des gens qui, avant le COVID, étaient parfaitement capables de réfléchir, et qui ont cessé brutalement de faire usage de leur intelligence, dès l'arrivée sur le marché de la Vérité virale, basée sur les nombres et les statistiques. Quelque chose en eux s'est débranché. Un circuit a été rompu. C'est très net. Ils ont d'eux-mêmes cessé, d'un seul coup, de se servir de leur esprit, comme si cette cessation était une offrande au dieu COVID. Une vérité chiffrée, une vérité de laboratoire ou de tableau noir est tellement plus sexy qu'une vérité sale, approximative, sanguinolente, et qui sent.

On observe que les pays pauvres ont réagi comme on réagissait dans le monde d'avant, ce monde duquel la Vérité virale était absente. On est malade ? Eh bien il faut soigner ! Pas de ça dans les pays riches qui, eux, ont désormais à leur disposition une réponse d'un niveau supérieur. Vous êtes malades ? Il faut apprendre à vivre autrement, à vivre à travers un écran, dans un écrin. Il faut changer de paradigme (ils adorent cette expression). Platon écrivait qu'« on peut aisément pardonner à l'enfant qui a peur de l'obscurité. La vraie tragédie de la vie, c'est lorsque les hommes ont peur de la lumière ». La lumière crue du réel blesse les yeux de Moderne, il lui préfère celle du Chiffre, du Numérique, le confinement social, la distanciation corporelle. Les réseaux dits sociaux nous y auront efficacement préparés. 

Avez-vous remarqué que dans COVID il y a "vide" ? Comme dans un tour de magie, nous avons tous braqué les yeux sur quelque chose qui n'existait pas, pendant que le prestidigitateur agissait ailleurs. Il ne s'agit pas d'un attentat, comme je l'écris plus haut, mais d'illusionnisme. Plus on éclaire le faux, plus le vrai disparaît. 

samedi 18 avril 2020

Le Mal en patience (3)


Les vieux savants, qui ne sont plus dans la course (avec leurs pairs), et qui ont acquis à ce moment de leur vie à la fois de la sagesse et de la liberté sont très souvent ceux qui ont les "intuitions" (appelons cela ainsi, pour le moment) les plus prometteuses, les plus porteuses d'avenir. Ce sont aussi ceux sur lesquels se déchaînent, en général, les jeunes scientifiques arrogants qui n'ont pas encore compris que la science avançait en zigzags.

Un certain rapport, un certain équilibre — miraculeux, du point de vue de la pensée — entre sagesse et liberté est la clef qui ouvre certaines portes, de celles qui resteront fermées à la plupart des chercheurs. En cela ils sont très proches des grands artistes. Je dirais même qu'ils sont de grands artistes. 

Arrivés à un certain moment de notre vie, nous sommes conscients d'être à la fois la chose et la chose qui observe cette chose. Un musicien est celui qui produit un son, mais aussi celui qui écoute ce son. Il est le premier auditeur du son qu'il produit, et son écoute n'est pas une écoute passive, mais une écoute active, c'est-à-dire que cette écoute va modifier le son en même temps qu'elle l'entend. L'information façonne le son. Moins le musicien ajoute entre l'information et le son, plus le son qu'il produit est beau — beau, car juste. 

Il faut avoir acquis une certaine vitesse — vitesse acquise par une vie de travail et d'étude, par la discipline (de la discipline) — pour que, sur cette lancée, et sans imprimer de force supplémentaire, la découverte survienne naturellement. Alors, le moins est le plus. La vitesse acquise permet, grâce à la force accumulée (force accumulée qui est en elle-même de l'information), de ne plus faire d'efforts pour parvenir au but, qui alors, s'atteint sans aucun travail. C'est le sens de la célèbre phrase de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. » 

John Archibald Wheeler, un grand physicien américain, "père" des trous noirs, a une formule très drôle, et que je crois très juste. Il dit : « Ne jamais faire de calculs avant d'en connaître le résultat. » Le calcul peut corroborer une idée, mais il ne doit pas la produire. Le calcul n'est qu'une vérification a posteriori. Commencez donc par observer !

jeudi 16 avril 2020

Le Mal en patience (2)


La science a mis la main sur la médecine, ou bien, pour parler comme Renaud Camus, la médecine a été remplacée par la science médicale. Toute la crise actuelle nous le démontre. D'ailleurs, ce n'est pas une crise, c'est une révolution, c'est un changement anthropologique profond, qui accompagne d'autres changements anthropologiques profonds. Une remplacement ne va pas sans d'autres remplacements. Le Remplacisme n'est pas seulement une théorie, c'est une puissante vague de fond qui déferle sur le réel, et qui le retourne — nous en avons tous les jours la démonstration. 

Les médecins veulent soigner. La Science leur répond qu'ils n'en ont plus le droit. Ils doivent appliquer des protocoles qui sont décidés ailleurs que dans leurs cabinets, en dehors du face à face du médecin et du malade, face-à-face qui constituait jusqu'alors la base de la médecine. 

Les nations veulent exister en tant que nations, on leur répond qu'elles n'en ont plus le droit. Elles doivent appliquer les règles qui ont été décidées ailleurs qu'au sein de leurs peuples, peuples qui n'ont plus de légitimité, peuples à qui l'on ne demande plus leur avis avant de décider d'eux. 

Les hommes veulent exister en tant qu'hommes, les femmes veulent exister en tant que femmes, mais on leur fait savoir que ces vieilles notions ne recouvrent plus rien. La sexualité est abolie. Ne vous inquiétez pas, on vous fournira du plaisir autrement. 

Une gigantesque Rationnalité est à l'œuvre, derrière ces grands mouvements de fond, une rationalité dont le cœur est le Calcul. Le nombre, les nombres, ont remplacé les qualités et les essences, et bientôt les choses le seront aussi. La singularité est abolie. Tout est désormais reproductible à l'infini, et donc remplaçable sans perte. Le Numérique commence à révéler sa vraie nature. Tout ce qu'il ne comprend pas (aux deux sens du verbe comprendre), tout ce qu'il ne peut décrire et ingérer, n'existe plus. Tout ce qui n'est pas susceptible d'être ap-prouvé par une étude statistique est déclaré invalide. Ne vous étonnez pas que la conception littéraire du monde ait complètement disparu des esprits : elle était à peu près seule à pouvoir lutter contre la puissance du dieu Calcul. « En double aveugle »… ? Les yeux grands fermés, oui. Vos sens ne vous servent plus à rien, reniez-les publiquement ! Nous aurons des machines beaucoup plus performantes, qui ne seront pas gâtées par des affects singuliers et irréductibles à une théorie. Une théorie ? Non, LA Théorie. Celle qui englobe toutes les théories, et qui, comme toutes les théories indépassables, peut se réduire en définitive à un binôme sacré et pur : 1 & 0.

La médecine, comme la littérature, comme la musique, comme la parole, était un art, un art du vivant. Il était temps de passer à un autre stade, plus stable, moins incertain, et qui ne laisse aucune place à cette chose complètement démodée, qui était au cœur de l'homme : l'indétermination. 

Le Mal en patience (1)


– Les prisonniers sortent, les vieux sont enfermés. 
– On a un traitement, mais on ne s'en sert pas.
– Les hôpitaux sont vides alors qu'on manque de lits. 
– On manque de moyens mais on aide l'Afrique.

Je ne vais pas continuer la liste, tout le monde peut le faire…

À ce niveau-là, ce n'est plus de l'incompétence, ce n'est plus de l'incohérence, ce n'est plus de l'impréparation, ce n'est plus de l'improvisation, c'est une volonté farouche de se débarrasser de son peuple.

mardi 14 avril 2020

Notes éparses du 14 avril 2020

De plus en plus souvent, nous sommes obligés de faire de la divination. Il faut un don, aujourd'hui, pour parvenir à percer le sens des sentences de nos contemporains. Il ne suffit plus de savoir lire, et l'on peut même avancer que savoir lire est un handicap, quant au déchiffrement de la plupart des écrits qui nous parviennent. On en est réduit à imaginer un sens, vague, souvent, et contradictoire, parfois, qui semble le plus probable, mais qui entretient avec l'écrit en question un rapport très lâche, pour ne pas dire inexistant.

De la même manière que la bonne éducation est pénalisante, dans les rapports sociaux, la bonne lecture n'aide en rien, quand on désire communiquer avec ses compatriotes.

Nous voici revenus au temps des hiéroglyphes et des borborygmes.


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Les médecins me font rire, je l'avoue. Ils se comportent et ils parlent tout à fait comme si de rien n'était, comme s'ils étaient là pour soigner les gens.

En fait, comme les "professeurs", quand il y en avait encore, ont mis un certain temps à comprendre ce qu'on attendait d'eux, ils n'en sont encore qu'à la période d'incubation. Mais les choses vont aller très vite, je n'en doute pas, et nous aurons bientôt des médecins, qui, comme les professeurs sont devenus des profs, seront devenus des "méds".

Il y en a déjà un certain nombre, à l'avant-garde, qu'on peut admirer, entre autre, à la télévision.


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La vie civile, qui n'existe plus qu'à l'état de souvenirs, pour les plus vieux d'entre nous, est désormais remplacée par la guerre civile. En réalité, c'est exactement la même chose, on a simplement inversé la polarité du circuit.

Bien sûr, dans le temps qui est le nôtre, il faut préciser qu'on est passé à un stade ultérieur : la vie incivile est devenue la guerre incivile. La négation fait partie intégrante du système.


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On a commencé avec les digicodes, puis on a enchaîné avec les capotes. Maintenant on passe aux masques, avec un petit détour par le voile islamique.

Bienvenue dans le monde numérique.


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Tout ce qui arrive aujourd'hui est absolument logique. Plus d'école — elle ne servait plus à rien, depuis trente ans. Plus de vie civile — il y a longtemps qu'elle n'existe plus, dans les faits. Et "l'emploi", le fameux emploi, but et condition ultimes de la vie sur terre, est renvoyé à son néant essentiel.

Macron ne fait qu'appliquer les procédures, les protocoles qui vont mener les hommes à disparaître en tant qu'hommes. Il ne faut pas lui en vouloir. Un autre que lui aurait fait la même chose. Il faut soigner l'homme de sa maladie originelle : être un homme. On est en bonne voie.


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Il y a deux choses dont il est impossible de parler : les 10 000 degrés à Hiroshima, et l'odeur d'une femme qu'on désire.


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En fait, le gouvernement est bien plus prévoyant qu'on le dit ! Ils ont constitué des stocks importants de gaz lacrymogène. Or, chacun sait que le gaz lacrymogène est le pire ennemi du coronavirus.

D'ailleurs, la preuve en est que dès le commencement du mouvement des gilets jaunes (jaunes comme chinois) les autorités ont copieusement arrosé les manifestants de gaz lacrymogène, pour les débarrasser (pour leur bien) de tous les coronavirus qu'ils trimballaient sans le savoir dans leurs gilets (jaunes, couleur de la Chine).

Il faut raison garder. Le gouvernement sait ce qu'il fait. Et moins l'on comprend ce qu'il fait, plus c'est la preuve que son plan est solide et bien établi. Ne dit-on pas : « Les voies du Seigneur sont impénétrables » ?

Raoult, à Marseille, essaie tant bien que mal de faire diversion (on voit tout de suite qu'il a un mauvais fond, celui-là), mais force restera à la Loi, et à notre Cher Président Directeur Général et Guide, qui voit plus loin que nous.


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Je n'aime pas beaucoup le moteur, c'est entendu. Pourtant, il me semble qu'il se situe moins bas que l'amplificateur, dans mon estime. L'amplification des sons, je crois qu'il n'existe rien de pire ; à part-être le tourisme, qui a fort à voir avec le moteur…

Nous supprimerons les deux, dans le prochain monde.


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Anthelme Théophane Salénac, sur Facebook, a eu ce coup de génie : il a parlé, dans une conversation sur les tics de langage, de plis de langage. Je trouve l'expression merveilleuse, et merveilleusement juste. Ces tics que nous attrapons, comme des virus, au contact de ceux qui les expectorent généreusement, sont exactement comme ces faux plis qu'un malheureux coup de fer à repasser donne à une étoffe, et qui sont si difficiles à faire disparaître, une fois 'pris'. Le pli se forme très facilement, mais disparaît très difficilement.



mardi 7 avril 2020

Des réponses !


Ah, les questions… Tout le monde aime les questions. Tous les écrivains sérieux, tous les philosophes sérieux, tous les sociologues sérieux aiment à affirmer qu'ils ne font que poser des questions, que le salut est dans la question, et qu'on se perd en donnant des réponses. France-Culture, par exemple, est passée armes et bagages dans le camp de la question, depuis vingt ans. J'imagine que Le Clézio y a élu domicile… Même à Koh-Lanta, ils ne font que poser des questions. La Question, c'est la torture.

Il n'y a rien de plus agaçant que ces poseurs de questions ! Nous, ce qu'on veut, ce qu'on exige, ce sont des réponses ; y compris à des questions qu'on n'a pas posées, surtout à des questions que personne n'a posées. Est-ce que je t'en pose, moi, des questions ? Et si j'en pose, c'est à mon corps défendant, c'est malgré moi, c'est à l'insu de mon plein gré. Même Edmond Jabès, avec son Livre des questions, donne des réponses. Les questions sont illégitimes. Elles ne font que masquer l'extraordinaire prétention du poseur de question, qui fait son candide, qui flagorne ignominieusement comme un petit démon domestique qu'il est, et qui, surtout, avance voilé. Il veut avoir l'air idiot ? Il y réussit très bien. Tu lèves le doigt ? Quatre heures de colle ! Tu t'interroges ? Au goulag ! Un homme digne de ce nom ne pose aucune question. Soit il sait, soit il s'écrase. On apprend en douce. On regarde. On écoute. On lit. On dort. Ça travaille tout seul. Il y en a qui meurent idiots ? Et alors ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Il vaut mieux se tromper en ne sachant pas que se tromper en sachant. Les poseurs de questions sont des mendiants ingrats. Rendent-ils ce qu'ils ont extorqué par des questions ? Jamais. Plus ils posent de questions, plus ils ont de questions à poser. Ça n'en finit jamais. Vous leur donnez une réponse, et ils en veulent cent. Il faut leur dire non tout de suite. Commencez par donner des réponses, et, peut-être, alors, aurez-vous le droit de poser des questions — mais ce n'est pas sûr. 

Les questions, il y a des modes d'emploi, pour ça. Les questions, il y a les femmes, pour ça. 

Vous croyez que Bach pose des questions, quand il compose l'Art de la Fugue ? Et Beethoven, il pose des questions, quand il écrit son quatuor opus 95 ? Et les virus, ça pose des questions, les virus ? Et Dieu, dans son silence infini, il se pose des questions ? Et Achille ?

jeudi 19 mars 2020

Dire, simplement dire (1)


Les jours se croisent en tout sens, superposant leurs hiérarchies contradictoires, leur apparent désordre n'épargnant que la déception et la pitié confuse que la femme lui inspire. Un ordre supérieur lui révélerait peut-être que sa médiocrité touche au génie, viendrait teinter son frelat indigent d'un soupçon de nécessité, mais il n'a pas accès à ce savoir là, lui qui tient banalement la loyauté en grande estime. L'aventure humaine ? Elle la garde chiffonnée au fond de sa matrice, pliée de rire ou crevée de sanglots, comme un mouchoir morveux oublié là.

— Mais pourquoi ne dis-tu pas plus simplement que tu en as marre de cette pauvre fille ?

— Si parler de pauvre fille dit autant, ou plus justement, alors je pourrais me laisser tenter — mais je n'en suis pas certain. En revanche, que j'en aie marre, de ça je suis sûr.

— Mais tu as besoin de faire des phrases ?

— Oui, j'ai besoin de "faire des phrases", pour savoir ce que je pense. Ça t'étonne ?

— Oui, ça m'étonne. Tu es souvent lapidaire et péremptoire, et tu as l'air de savoir ce que tu penses…

— C'est vrai. Je suis souvent péremptoire et tranché dans mes jugements. La mollesse dans le jugement m'exaspère. J'ai toujours l'impression que les gens ont peur de penser ce qu'ils pensent, et de voir ce qu'ils voient, et cette peur même me semble méprisable.

— Alors n'aie pas peur de penser ce que tu penses : pauvre fille !

— Je crois vraiment n'avoir pas peur de penser ce que je pense. Mais je veux penser tout ce que je pense, et ne pas être contraint par la simplification. Et ça, ça nécessite des phrases et encore des phrases. Nous sommes toujours tentés par la simplification, moi le premier, mais il n'y a qu'en faisant des phrases qu'on parvient, un peu, à penser — fût-ce en se contredisant. Il y a longtemps que j'ai commencé, tu me l'accorderas, et je vais continuer. L'énigme de l'amour vaut bien ce détour.

— Les "hiérarchies contradictoires" provoquent-elles les détours dont tu parles ?

— Exactement. On ne peut pas ne pas se contredire lorsqu'on parle d'amour avec sincérité, car il est suspendu à des désirs qui se croisent sans se reconnaître. Méfions-nous des discours trop cohérents, et qui restent d'un seul côté de la vérité. Il faut avoir emprunté les deux axes, parfois perpendiculaires, de celle-là, pour toucher à l'essentiel. Il faut croiser les jours et les nuits, il faut bénir le désordre des sensations et des sentiments, il faut contredire la contradiction.


— Tu vas continuer à t'enferrer…

— Ce n'est pas impossible. Mais pour dire simplement, il faut penser difficilement. Je n'y peux rien.

— Mais enfin, c'est quoi, l'amour ?

— Tu aimerais bien que je me ridiculise…

— Non, mais je me demande si tu n'es pas en train d'entrer dans un nouveau délire en essayant de te tirer par les cheveux du délire amoureux.

— Rassure-toi, je n'ai pas l'intention de te dire ce qu'est l'amour, ce qu'il est pour toi, pour les autres ou pour tout le monde ; je veux seulement essayer de comprendre ce qu'il est pour moi.

— Bonne chance !

— Tu as raison, il entre beaucoup de chance dans tout cela. La chance, ça se provoque. Et la seule chance réelle que je connaisse, c'est celle qui consiste à ne pas avoir peur d'entrer dans les phrases. Il est de gens qui, entrant dans les phrases, en expulse la vérité, car ils prennent toute la place. Il faut se faire petit, si l'on veut cohabiter avec elle. Les vérités trop lourdes et trop épaisses finissent par crever ceux qui les énoncent.

— Excuse-moi, mais pour l'instant, et contrairement à ce que tu prétends, tu penses simple et tu dis compliqué. "Entrer dans les phrases", je ne sais pas très bien ce que ça signifie… Moi ce que je crois, c'est que tu n'en sors pas, de tes phrases.

— C'est vrai. Tout le monde n'a pas le talent qu'il faut pour survivre aux phrases. Ce sont des vagues qui nous arrivent de tous les côtés, et il faut pourtant essayer de nager droit. « Notre amour n'appartient pas à l'être qui l'inspire »…
Je me demande surtout ce qui l'empêche fondamentalement de donner. Elle ne donne strictement rien. Et la première explication qui vient à l'esprit est que si elle ne donne rien, c'est parce qu'elle n'a rien à donner.

— Il ne faut pas toujours chercher midi à quatorze heures.

— L'amour est précisément ce lieu où tout se renverse en permanence. Le simple devient compliqué et le compliqué devient simple.

— Mais je ne parle pas de l'amour, je ne parle même pas des femmes, je parle de cette femme !

— Je sais. Son intégrité est en question parce qu'elle n'est pas intégrale. Le simple ne peut pas renvoyer au complexe, et le complexe ne trouve pas d'origine dans le simple — il y a un fossé entre ces deux états. Il manque quelque chose qui pourrait faire communiquer l'un et l'autre. Quand on parle de l'amour, on est obligé de penser à la totalité : l'amour est bien ce qui vise à voir l'être dans son entier. Ce qui l'empêche de connaître sa totalité, (et donc de la partager) je crois, c'est qu'elle ne connaît pas sa loi. Elle n'est pas loyale parce qu'elle ne connaît pas son désir.

— C'est fou comme de connaître quelqu'un permet de ne pas le voir…

— Je ne peux pas te donner tort sur ce point. Mais la connaissance que nous avons des êtres est toujours bathmologique. Il faut parfois les connaître moins pour les connaître mieux, c'est vrai, mais on peut surtout, et ce n'est pas contradictoire, et on doit, arriver à un stade où défauts et qualités n'ont plus aucune importance. Qu'on réponde oui ou non à la question posée ne change rien. La question demeure, "intransitive".

— Il faudrait commencer par lui révéler sa propre loi ?

— Personne ne le peut. « Les êtres vont d'une comédie vers une autre », et si l'on intervient pour les aider à choisir, c'est toujours pour le pire. Il faut leur laisser le rôle principal, même si leur texte est très mauvais.

— Tu devrais l'écrire, ça.

— Ah oui, oui, tu fais comme Sartre : « Quand on veut se débarrasser d'un maboule, il faut toujours lui conseiller d'écrire ».

— Tu es la pierre à mon cou : toi, maboule, je coule. 

mardi 17 mars 2020

À point nommé


Mais tout convergeait, bien sûr — on nous appelle les mortels. Tout devait arriver, et tout arrivait. À point nommé. On l'attendait depuis longtemps déjà, on la pressentait, on en avait peur mais on l'espérait. On ne savait pas quand, ni comment, ni vraiment pourquoi, mais elle était dans toutes les têtes, même les plus silencieuses, même les plus vides. Ce qu'on n'avait pas pensé, c'est qu'elle ne viendrait pas seule. Elle était tellement formidable, tellement immense, tellement incroyable, aussi, qu'on ne pouvait imaginer de lui ajouter quoi que ce soit qui l'aurait diminuée. Seule, déjà, elle aurait suffi à nous balayer ; on savait comment ça marchait, on n'en était pas à notre coup d'essai, et même si ses précédentes apparitions avaient l'air une peu ridicules à côté de celle-là, on ne pouvait imaginer qu'elle se ferait seconder par une alliée aussi redoutable qu'elle. On ne pouvait imaginer qu'à celle-ci on aurait ajouté celle-là, et sans doute encore cette troisième.

Maintenant qu'on en était là, que tout avait convergé à ce point où nous étions, il nous paraissait évident qu'il ne pouvait en être autrement, que jamais les choses n'auraient pu se passer d'une autre façon. On regardait le monde, et le monde était comme il devait être, exactement. 

Le président avait fait un discours, puis un autre, puis un autre encore. Le ton était grave. Il évoquait la catastrophe, mais en évitant soigneusement de parler de la principale. C'est la deuxième, qu'il mentionnait, mais tout le monde comprenait qu'il ne parlait d'elle que pour ne pas parler de l'autre, ce qui la rendait encore plus terrifiante. 

L'exactitude du désastre était ce qui frappait le plus — il était arrivé à l'heure dite, et cette ponctualité provoquait un silence sacré. Il n'avait pas failli, il n'avait pas tremblé, il était à sa place, et cette place était immense : elle recouvrait tout d'une vérité sans pli, sans ombre. Ce que nous comprenions soudain, c'était que ces trois catastrophes ne pouvaient qu'être concomitantes, plus, que chacune n'était qu'une part du même malheur qui les comprenait toutes. Le monde était ainsi fait qu'on ne pouvait tirer un fil sans que tout l'édifice soit touché. Tout convergeait vers nous, vers ce que nous étions, vers le monde que nous avions construit, chacun de notre côté, croyant être libres et indépendants. Point nommée, non-dite, la vérité imposait sa lumière aveuglante avec une netteté formidable. C'était le moment, il n'y en avait pas d'autre. On en était là, sidérés et brûlés par sa clarté sans bords. Il n'y avait pas trois catastrophes, il n'y en avait qu'une. Qu'on l'appelle Guerre, Épidémie, Effondrement économique, n'avait plus aucune importance. Toutes les théories politiques, économiques, stratégiques, médicales, philosophiques, historiques, furent en un instant balayées par le vent de l'Événement et du Présent éternel. Le futur devint en un clin d'œil un concept ringard, comique et farfelu, mais même le passé semblait complètement irréel, comme une photo ratée peut échouer à montrer ce qui fut. Nos souvenirs nous semblèrent mensongers, nos livres d'histoire dérisoires. Il n'y avait plus ni ancêtres ni descendance, il n'y avait plus ni remords ni espoir. Tout menait à cet instant, mais rien n'en partait. Le présent retenait tout en lui-même, sentiments, projets, peur, raisonnement, possible.

(…)

jeudi 12 mars 2020

Chef d'œuvre !

Faire tomber une jeune femme de 20 ans quand t'en as 40,
c'est bien plus de la paresse qu'une prouesse.
Charmer une femme de 40,
Séduire une femme de 50,
Enchanter une femme de 60...
ça, c'est le chef d'œuvre de l'orfèvrerie érotique. 

Toi, tu prétends jouer les Rois avec les vierges... Mais dès qu'on élargit un peu la perspective de l'échiquier, on distingue très vite que t'es qu'un modeste "Fou maladroit" paralysé devant les Tours, les Chevalières et les Reines.

Mais, bien sûr, l'effet de la chose n'est pas complet si l'on ne voit pas QUI (et combien) like(nt) ça, sur Facebook.

mercredi 11 mars 2020

Amer


Tout ce qui est est amer. On ne peut pas être pessimiste. Ça n'existe pas, le pessimisme. Comment être pessimiste alors qu'on est mortel ? Tout ce qui n'est pas amer n'est pas. Le sucre est une parodie. 

Je ne me lasse pas d'écrire ce mot : « amer ». À mère, arme à la mer, rame, âme, erre, chère âme, aime ton errance amère, depuis la mère jusqu'à la mer infinie qui t'engloutira et te rendra à la mère originelle.

Qu'y a-t-il, entre soi et Dieu ? L'amertume. Qu'ai-je aimé, en dehors de « la bonne chair » ? Rien. Rien et la musique (mais il y a de fortes chances que ce soit la même chose). Ah si, j'ai aimé le non-travail. C'est le non-travail qui permet à l'homme de comprendre un peu sa vie. La journée, quelle trouvaille ! Le soir, le matin, les heures… Les repas. On confectionne méticuleusement sa journée. L'amertume des secondes, des minutes, l'amertume qui devient joie, qui devient soleil. Lumière de l'amertume. Vous n'avez pas assez d'amertume en vous pour que je vous prenne au sérieux. Vous êtes au service d'une idée, ce qui est abject. Ridicule grandiose. Publicistes. Professionnels (comme on dit d'une pute que c'est une "professionnelle"). Si l'on a vraiment du caractère, on disparaît, on rate, on (se) barre. Le sucre de la publication. La poisse. Argumenter, voilà l'ordure. L'amer est le contraire de l'argument. L'amer fouette le sang et redresse l'âme. Je ne connais rien de plus abject que le "marketing". Monter sur une chaise, alors qu'il faut avant tout se débarrasser de soi-même. Dès qu'on parle, on est bête, dès qu'on écrit, on est banal. Écrire, c'est jeter son sperme au vent. Poisse, poisse, poisse. Argument-purée. Sucre synthétique. Compromis. Discrédit. Vide. Vite !

L'être se tient dans l'amer. Écrire vide l'amer de l'être. Il ne reste plus qu'un morceau de sucre tout poisseux. Regardez-les, les écrivains ! On voit sur leur visage les rigoles faites par la fonte des phrases. S'ils vous embrassent, ça colle. Les livres sur les tables des libraires sont des morceaux de sucre emballé. L'amer est la seule arme dont nous disposons, entre l'aube et le crépuscule. Il y a dans l'amer un à-quoi-bon qui se rebiffe contre lui-même.

Journée vide. Prière amère. Action rituelle des ancêtres, à quatre mains. Marche en silence. Obstination. Aller. S'enfoncer toujours plus avant dans l'amer. 

lundi 24 février 2020

Noms de pays : les noms…


« Nul ne doit se juger coupable de manquer de culture 
géographique s'il n'a jamais entendu le nom de la petite 
ville de Saint-Dié ; les érudits eux-mêmes ont mis plus de 
deux cents ans à découvrir où se situait précisément ce 
Sancti Deodati oppidum qui a contribué de manière 
si décisive à ce que le Nouveau Monde soit baptisé 
Amérique. Blottie à l'ombre des Vosges, cette petite 
localité appartenant au duché de Lorraine, depuis 
longtemps disparu, ne possédait aucune sorte de mérite 
susceptible d'attirer sur elle la curiosité du monde. »  
(Stefan Zweig )


Il n'y a pas de lieu sans nom.

Combaillaux, Vailhauquès, Montarnaud, Saint-Georges-d'Orques, Juvignac, Saint-Gély-du-Fesc, Saint-Clément-de-Rivière, Lavérune, Pignan, Saussan, Saint-Jean-de-Védas, Fabrègues, Lattes, Pérols, Mauguio, Baillargues, Mudaison, Saint-Aunès, Lansargues, Marsillargues, Martignargues, Estézargues, Domazan, Lamelouze, Le Collet-de-Dèze, Branoux-les-Taillades, Saint-Martin-de-Boubaux, Saint-Hilaire-de-Lavit, Saint-Germain-de-Calberte, Saint-Martin-de-Lansuscle, Cassagnas, Saint-André-de-Lancize, Saint-Privat-de-Vallongue, Saint-Paul-la-Coste, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, Mialet, Anduze, Bagard, on pourrait continuer à l'infini… 

Je me suis amusé à passer de commune en commune, grâce à la fonction Communes limitrophes de Wikipedia. Non seulement c'est très amusant, mais on a l'impression de voyager gratuitement à travers le pays. Et ce qui frappe surtout, à noter ces noms de villages les uns à la suite des autres, c'est l'incroyable diversité (là, on peut employer ce mot maudit à bon escient) des noms de lieux français, leur inépuisable poésie, leur beauté.

Je me souviens d'une promenade en voiture, dans la campagne, entre Rumilly et Chambéry, en compagnie de ma mère. C'était il y a trente ans. Dans la voiture se trouvaient également une vieille dame amie de ma mère, et ma petite amie de l'époque, qui avait dix-sept ans. Je roulais doucement, c'était l'après-midi, il faisait beau. Nous traversions les villages, un à un, et, à chaque fois, c'était l'occasion d'entendre ma mère prononcer le nom du village ou du lieu-dit. J'en ai honte, aujourd'hui, mais cela m'agaçait. Pourquoi, me disais-je, dire tout haut que ce tout le monde peut voir par lui-même ? Je n'avais pas besoin de ces sous-titres qui rythmaient avec monotonie notre progression dans l'arrière-pays.

Aujourd'hui, je comprends très bien le besoin qu'avait ma mère de prononcer ces noms, de les partager avec nous — besoin viscéral, chevillé au corps. Si ces noms n'étaient pas dits, articulés, entendus, ils n'existaient pas. Elle voulait que nous les entendions. Elle voulait que leurs sonorités parlent par elles-mêmes, agissent sur nous, délimitent à chaque occurrence un monde commun au nom et au lieu. Ces noms étaient aussi indispensables que l'église et la mairie, ces syllabes n'étaient pas des syllabes de hasard : elles étaient en étroite communion avec un paysage, une langue, une mémoire, une église, une rivière, un lac, un ciel et une histoire. Des corps habitaient ces syllabes. Des bouches très concrètes les prononçaient chaque jour. 

Tout cela se nomme très simplement la géographie. Pourquoi ai-je fait l'impasse sur ce gigantesque continent, comment ai-je pu vivre si longtemps avec ce trou noir en moi ? Voilà un bien grand mystère. Pourquoi ai-je ignoré, complètement ignoré, et même méprisé, je l'avoue, la géographie ? Je ne voyais rien, je n'entendais pas, je ne regardais rien, je n'écoutais pas. Le paysage ? Quel paysage ? La terre ? Quelle terre ? Le pays ? Quel pays ? La vallée ? Où ça ? Et même si je voyais les montagnes, oui, les montagnes me plaisaient, je ne voulais rien savoir d'elles, ni leurs noms, ni leurs caractéristiques, ni leurs différences. Je suis un handicapé de la géographie et j'en ai honte. Mes parents, eux, parlaient fréquemment de ces lieux qu'ils avaient visités, habités, connus, traversés, et ces noms, je ne peux pas dire qu'ils me laissaient de marbre, mais ce n'était que des noms, des noms qui n'étaient reliés à rien. Un nom ou un mot qui n'est relié à rien, c'est la vie anti-littéraire, et la vie anti-littéraire, ce n'est pas tout à fait la vie. 

Il aura donc fallu qu'elle revienne à travers les mots, à travers les noms, à travers la langue, pour que la géographie me fasse signe enfin. Pauvre de moi. Rivières, vallées, collines, villages, villes, campagne, bocages, plateaux, montagnes, sources, confluents, fleuves, cantons, déserts, gouffres, canyons, chefs-lieux, forêts, départements, régions, enclaves, falaises, toundras, savanes, jungles, je m'incline devant vous.

Il faut accorder (raccorder) les noms et les lieux, comme il faut accorder les noms et les choses, les mots et les idées. Si ce n'est plus le fait de l'histoire, il faut que ce soit le fait de la poésie, au sens le plus élevé de celle-ci. Vivre avec les autres, ce n'est pas seulement vivre dans le même troupeau, mais aussi vivre dans une langue qui nous comprenne tous. Le premier état des lieux du monde, c'est la géographie qui nous le fournit, en décrivant ce qui est sous nos yeux, en établissant une cartographie de la maison commune, en répertoriant, en classant et en mesurant les pièces et les dépendances de celle-là, en nous montrant la manière dont elles sont reliées entre elles, dont tout cela fonctionne.

Il n'y a pas de lieu sans nom, et peut-être n'y a-t-il pas de nom sans lieu. Les noms, comme les dents, ont des racines, ils sont de quelque part. Du moins ils étaient de quelque part, jusqu'à ce que toutes les bouches portent des dentiers.



dimanche 23 février 2020

Élégances

 
    Avoir du goût, ou même seulement des goûts, ne pas s'en cacher, ni s'en excuser, expose à toutes sortes de critiques, la première d'entre elles étant d'être, ou plutôt de vouloir être, l'arbitre des élégances. Je devrais ajouter, pour être tout à fait honnête, que c'est de ne pas justifier ces appétences à l'aune de celles des autres, qui peut faire de vous un agent patibulaire de la maison Mépris & Morgue : on prétend les fréquenter pour elles-mêmes. Et c'est sans doute ce qui est insupportable à ceux qui ne conçoivent leurs dilections qu'en les adossant au commun. Il faudrait également parler de ce mot — "goût" — qui, quand il cesse d'être pluriel, en devient tout à fait antipathique. Nous y reviendrons sûrement. Pour le dire très vite et très banalement, il est mal vu de n'avoir pas les goûts de vos compagnons de vie, ou d'en avoir qui sont difficiles à justifier. Un goût se justifie par le nombre, par ses liens avec un milieu donné, par le sens qu'il porte (sens politique, social, générationnel, ethnique, religieux), par sa généalogie, et aussi par l'effet psychologique qu'il peut produire sur autrui. Un goût ne peut se concevoir sans le réseau des résonances qu'il suscite autour de lui. Un goût, c'est toujours trop ou pas assez : l'équilibre a été perdu à jamais dans l'esprit de l'homme. Un goût, ça fait peur. Si vous désirez être admis parmi les sympas, n'ayez pas de goût, vous serez tranquille et à l'abri des morsures. 

Si vous avez du goût et que vous ne vous sentez pas coupable, vous êtes méchant, orgueilleux, prétentieux, pédant, lourdaud, asocial, à plaindre, vous avez un besoin maladif de vous singulariser, vous avez eu des malheurs dans votre enfance, votre père a abusé de vous, vous êtes névrosé, inadapté, voire psychotique ou pervers. 

Tout cela est vrai. Un être sain s'en remet au groupe : qui est-il, pour "avoir du goût", et, surtout, qui est-il pour penser qu'il a du goût, des goûts propres ? Soit tout le monde a du goût, soit personne n'en a : voilà le bréviaire du jour. Oh, bien sûr, il est tout à fait loisible d'affirmer qu'on a tel ou tel goût, mais à la condition d'assortir cette assertion d'une définition implicite de la chose qui la renvoie à un sympathique caprice psychologique. Les goûts et les couleurs… 

En réalité, le goût entretient un rapport très étroit avec le ressentiment. Je dis "le goût", mais je pourrais dire aussi bien les opinions, les sentiments, les convictions. Il y a une certaine manière d'exprimer ses (des) convictions qui les rend tout à fait inoffensives, qui leur ôte la capacité de nuisance qu'elles portent en elles, puisque avoir un goût, une opinion, c'est affirmer qu'on est singulier, différent des autres, qu'on ne coïncide pas. Un goût, une conviction, c'est une petite agression narcissique qui agace le basane poli de l'être social. Avez-vous blessé quelqu'un, aujourd'hui ? Pour cela, il suffit de penser, je veux dire de penser vraiment : on pense à partir de ses goûts et de ses dégoûts — quand ils existent. 

Si vous voulez être tranquille, fermez la fenêtre, baissez le son, et ne participez jamais à une discussion sur la musique. Il n'y a rien de pire qu'une discussion sur la musique, quand on veut philosopher en rond, car la musique est une impénitente arracheuse de masques. Les images résistent aux reflets, pas les sons. Les hommes sont moins habiles à trouver une place dans le son, comme ils le sont dans l'image. Leurs demeures sont garnies de miroirs, en lesquels ils se reconnaissent quand par hasard ils arrêtent leur course. Nulle invention, quant au sonore, ne vient renvoyer leur voix et en dessiner la figure dans un cadre familier. Cette voix leur reste jusqu'à la fin étrange et étrangère.

    Le caquet filigrané de la poésie laisse peu de traces, dirait-on, il en laisse si peu qu'il ne parvient pas aux oreilles des rustres qui ne la distinguent qu'à grand renfort de signaux électriques envoyés aux cuisines du sentiment ; il faut marquer les temps et les accords et claquer du pied et soupirer dans les interstices, période au poing. Entre le sens et son absence, les sagouins ne voient rien, n'entendent que fichaises et sirops. Tout est là, pourtant. Ce qu'il y a, dans la musique, ce qu'il y a, dans la peinture, ce qu'il y a, dans la littérature, ce qu'il y a partout, en somme, c'est la poésie, absente ou présente. C'est la pointe du temps qui se grave en nous, ou qui se fige dans la mort. Il y a du son après le son, il y a du sens après le sens, l'image n'étant là que pour désigner et laisser croire qu'on peut fixer ce qui passe… La poésie est l'instant des instants, le bord de l'être-là. Figure peut-être mais surtout non-figure de la voix qui ne prend pas, qui n'adhère pas — car elle reste toujours une imparfaite inconnue.

J'ai longtemps reculé devant le mot poésie, trop gros et très minuscule, tellement il charrie de malentendus et de contresens. Je pensais qu'on pouvait et qu'on devait s'en passer, que la poésie s'était tellement compromise et ridiculisée que son discrédit salutaire ne pouvait que ramener un peu de décence dans la littérature. Dès qu'on prononçait son nom, on avait le sentiment d'être empoissé de bêtise, de singer ou d'agresser la Beauté, et un irrépressible ricanement nous venait aux lèvres. N'avait-elle pas convolé avec la chanson, cette idiote, et même avec la publicité, n'était-elle pas invoquée chaque jour par les piteux propagandistes du kitsch, qui nous dégoûtaient même de la plus simple des métaphores ou de la plus discrète des assonances ? Pleine lune en Provence, grondements du tonnerre… Arrêtez votre piano, je n'en peux plus ! Fermez la fenêtre… Laissons passer un peu de cette étrange lumière, qui est un cri d'alarme silencieux. Reprenons.

Quelle élégance y a-t-il quand la poésie s'absente ? Quelle distinction ? Comment celle-ci s'y prend-elle pour faire d'une belle musique une œuvre de génie ? Comme la flamme dans un verger par une nuit d'hiver. Les deux masses luttent l'une contre l'autre, lumière contre obscurité, couleur contre dessin, imprescriptible tendresse que rien ne laissait prévoir, bruit de l'eau courante dans l'aube, peau contre peau. On est là, dans l'odeur de vin et de café. Le givre à tes joues joue avec le livre posé à tes pieds, et cette poudre ne retombe qu'infinie parmi les mots. 

lundi 10 février 2020

Or


Certains êtres sont tellement étranges (physiquement), tellement étrangers, que leur figure semble se clore sur elle-même. Ils ne devraient ni parler, ni agir. Ils sont complets, tels quels, en leur visage ; on ne veut surtout pas troubler leur ipséité. Ils sont beaucoup plus nombreux qu'on le croit, mais notre négligence (et peut-être un réflexe de survie) fait que nous les confondons volontiers avec les gens normaux. Si notre regard était normalement éveillé, nous serions terrifiés une grande partie de la journée.

Or…

Nuit


Pas foutue de m'envoyer une missive. Et Hannibal, il était sympa, Hannibal ? « Il est tellement menteur qu'on ne peut même pas croire le contraire de ce qu'il dit. » Il faudrait toujours revenir aux temps des débuts de la télévision. Elle a l'épistole sur la tempe, peut-être ? « Il vaut mieux avoir affaire à des ennemis qu'à des traîtres. » Il fait froid, je suis seul. Nuit et jour, jour et nuit, les limites se brouillent irrémédiablement. Il faut résister encore un peu. Plus d'étoiles. Plus de mots sur la page. Les avions et le désert. Concurrencer la lumière du jour, premier cataclysme. Choisir entre le monde et le monde. Nuit. Ici viennent dormir les besogneux de la plume. Il hésita sur ce qu'il avait à dire. Kreutzer ? Parsifal ? Fou à lier. Mais les fous ne sont-ils pas les princes de la déliaison, au contraire ? « On va tous crier titanic au lieu de pyramide. » Loutres à pelage ras, en famille. Lever le voile. Le monde est beau. 

vendredi 7 février 2020

Vérité


Nue, la vérité est invisible. C'est ce qu'on accroche à la vérité, ce dont on l'habille, qui la rend visible.

Nue, la vérité est invisible. Il faut l'habiller d'un peu d'habitude, la tremper dans la sottise, et la laisser sécher à l'air du temps, si l'on veut qu'elle soit aperçue. 

Nue, la vérité est invisible. Elle laisse passer les rayons de l'intelligence, sans les arrêter. L'intelligence a besoin d'obstacles, pour commencer à sentir — sans eux, elle est aveugle. 

Nue, la vérité est invisible. Elle ne devient sensible, par contraste, que par les frontières qu'elle impose de fait à ce qui n'est pas elle. 

Nue, la vérité est invisible. Même les mots qui ont accompagné sa venue ne sont pas toujours capables de la reconnaître quand elle reparaît devant eux.


jeudi 6 février 2020

Face caméra


Michou Pectorian a fière allure. Les femmes, quand il passe dans la rue, ont des trépidations du naso-labial qui font contagion. Quiconque le croise a conscience de l'événement. Ce n'est pas tous les jours qu'on voit d'la came de c'niveau, comme dit Jessica à Léa, les sourcils transpirants. Mais l'allure c'est encore rien, quand on a la bonne fortune de l'entendre causer, de le voir et de l'entendre, face à sa caméra, installé un peu affalé dans son fauteuil bas, la voix faussement négligente décontractée bien parigote par rafales en descente cool et en harmoniques graves. Le mec est las, ou bien indigné, ou excédé, mais doucement, comme un mâle qui rentre au bercail après avoir chassé la pitance pour les femelles. On le sent bien, qu'il est de la race des dominants au cœur tendre, ça passe l'écran, ça harponne sévère les viscères.

J'ai appris qu'il donnait des conférences, Michou. Des conférences de quoi, je ne sais pas. Mais des conférences. Sacré Michou ! Ses biceps ont encore grossi depuis la dernière fois que je l'ai vu. Ça ne va donc plus s'arrêter ? Nous sommes quelques uns à penser qu'il cache quelque chose dans ses biceps. Quoi ? Mais l'Humanité, bien sûr !

Si l'obscénité était un pays, Michou Pectorian en serait la Marianne, mais l'obscénité n'a pas de pays, elle est citoyenne du monde, et Michou est son John Wayne. Partout où elle passe, il veut lui sauver la mise, car il sait qu'elle court de graves dangers. Alors Michou arrive à dada sur sa Harley bodybuildée qui sent l'huile de ricin et la pâtisserie trop sucrée, et la belle Obscénité lui tombe dans les bras en faisant son signe de croix. C'est beau comme l'Antique.

Le meilleur de Michou Pectorian, sa part la plus fun, apte à déchirer son ensemble de personnes ayant entre elles des caractères communs importants, c'est son accent américain, I desire to say. Son accent américain est plus vrai que nature : il en remontrerait facilement au plus yankee des Yankees, Michou. Quand il commence à parler en américain, j'attache toutes mes ceintures, je remets mon dentier, et j'ajuste ma moumoute. Il est là pour nous dire ce qui se passe dans son pays, assis face à nous, dans sa belle veste bleu pétrole, le poil dru mais le torse modeste. Écoutez la musique, en fond sonore. Quelques notes de piano, sentimentales, tristes, qui s'égrènent discrètement tandis que l'oracle sévère délivre son message au monde. Ah, cette musique… « Ce que je vais vous dire n'est pas facile à dire, ni à entendre… » nous dit Michou Pectorian sur un ton grave. On a envie de le rassurer, Michou : la musique qu'il a choisie le dit très bien toute seule.

À M. Philippe Jarry


mercredi 5 février 2020

De la tombe au lit


Une des grandes hontes de ma vie, c'est l'espèce de sculpture en dragées (blanches) (et roses jaunes) que j'avais réalisée sur la tombe de ma mère, en 2003. Comme il faisait très chaud, au mois de juillet, les dragées avaient vite fondu, et c'est ma pauvre sœur qui avait dû nettoyer de la pierre tombale…

J'en ai honte, mais je ne le regrette pas, ce geste un peu naïf, un peu idiot — idiot parce qu'incompris de tous ; mais, après tout, je n'avais pas très envie d'être compris. 

J'avais dépensé sans compter, pour les fleurs. Elles étaient belles, ces roses jaunes. Raphaële était avec moi, elle me soutenait, elle était à mes côtés, loyale, courageuse et droite dans le scandale. 

À la mort de ma mère, je suis entré joyeusement dans l'incompréhension. Moins j'étais compris plus je jubilais. Le souvenir des matins de l'enfance me portait. L'odeur des croissants, des pralines, du parfum de la mère, de l'encens, des iris. Il y avait eux et moi. Et elle. Elles, devrais-je dire, car Raphaële était là. Nos doigts se touchent dans la prière. Tous les deux, nous étions au cœur de la poésie, dans la flamme, dans la fraîcheur de la solitude. Elle m'appelait « mon bel amour », ou « ami poète », et ne me lâchait pas d'une semelle. À l'église, dans le jardin, au cimetière, à l'hôpital, sur les petits chemins, dans la grande nature, dans la chambre, nous étions en train de feuilleter un livre dont personne ne connaissait la langue. J'ai fini chez les fous. Ou à pisser sur les baies vitrées de sa maison. Caché la nuit, moteur éteint, sur la route déserte. Pastorale albanaise… Grand secret. Excès du Temps béni.

Quand je courais la nuit, mes chaussures à la main, dans les couloirs déserts de l'hôpital, quand je me cachais dans les douches de la chambre de garde, quand nous transpirions ensemble dans la nuit brûlante, quand le tintement des textos me tirait d'un rare sommeil, quand nous nous étions dix fois par jour fait don de l'innocence, quand le silence immense était notre couche la plus accueillante, quand les matins nous rendaient aux odeurs des saisons, quand je regardais tes cuisses, nous ne voulions qu'une chose, et nous l'obtenions facilement : pas besoin de nous comprendre, le ciel, la terre, et les rivières, tout était disponible, comme les fleurs et l'attente vibrante. Même quand ta voix se brisait, les nuits d'été, entre mort et résurrection, entre joie et douleur, nous rêvions en contrepoint, en pleine conscience de notre solitude légère. Nouveau drame, nouvelle allégresse, nouveaux soupirs, nous écoutions Schumann et Berlioz, et le rythme des heures nous faisait entrer dans le jardin de la haute fièvre. 

mardi 4 février 2020

Nuit d'hiver, les feuilles, le foyer


Pris de désespoir, à la vue de quelques maisons dont les pièces sont déjà éclairées par la lumière électrique, à la tombée du jour, quand on se trouve au dehors, à quelques centaines de mètres d'elles. 

(Une émotion proche, on peut la ressentir aussi devant certain visage de femme, qui passe, dans la rue. L'implantation des cheveux au-dessus du sourcil, et la tonalité de sa marche… L'absence à elle-même. Sa disparition, au coin de la rue.) 

L'odeur chaude qui s'échappe de la bouche de métro, à sept heures du soir, en automne, un dimanche. 

On essaie de trouver une langue parce qu'on sait qu'on ne sait pas parler, ni dire, ni écrire — ni aimer. Il faut se traduire depuis le moment qui est en avance de cinq minutes sur nous. Difficile de trouver la minute exacte où l'on n'est pas encore soi-même. Il avait connu un bref moment de bonheur, figurez-vous ! Oser respirer, quand on est voué à la mort. Embrasse-moi de tes terreurs, toi que j'ai perdue ; toi, livre vivant livré au regard de la mort.

La liberté commence quand on la fuit. 

samedi 1 février 2020

Envie de pleurer



Parmi toutes les causes du déclin de l’activité du centre ville de Rumilly, les difficultés de l’activité commerciale comptent pour beaucoup. Et un pan important du dispositif « Action Cœur de Ville » comprenant plusieurs actions lui sont consacrées.
 Parmi celles-ci la redéfinition du « linéaire commercial », c’est-à-dire la longueur de vitrines en rez-de-chaussée. En principe, pour une ville de la taille de Rumilly, il devrait se situer entre 360 et 550 mètres. En fait, il atteint parfois 1 200 mètres, même si nombre de vitrines restent vides. Une situation qui s’explique, en partie, par l’interdiction de « murer » les anciennes vitrines pour transformer des boutiques en appartements.
 Un nouveau plan prévoit le retrait du linéaire commercial de la rue Filaterie et du nord de la rue Montpelaz. Deux secteurs où les anciens locaux commerciaux pourraient être transformés en logements, même si « rien n’interdit à une activité commerciale ou de services avec accueil du public de s’y maintenir ».
 Autre initiative pour tenter une redynamisation du commerce de proximité, l’implantation d’une pépinière commerciale, avec l’appui de la CCI Haute-Savoie et son dispositif « La Boite à Commerce, (R)éveiller le Commerce de Proximité ».
 Il s’agit de permettre à un créateur, un porteur de projet, de tester son activité à moindre coût, tout en bénéficiant d’un accompagnement personnalisé. Cette pépinière pourrait être implantée dans un des locaux commerciaux du « Forum », en peine de candidats, sur le site de l’ancien hôpital.
 Pour accompagner ces projets, depuis la dissolution de l’UCRA (Union des commerçants de Rumilly et l’Albanais), c’est le Comité d’action économique qui a pris le relais. Avec des missions bien ciblées : mettre en œuvre un projet « commerce » pour Rumilly avec les associations représentatives, redynamiser le centre-ville et renforcer son attractivité, maintenir, développer et valoriser l’activité commerciale. Notamment en développant un plan de communication digitale destiné à améliorer l’attractivité des commerces.
Parallèlement, un programme d’aides directes au commerce de centre-ville est déroulé, dans un cadre de cofinancement du soutien aux TPE-PME initié par la Région Auvergne Rhône-Alpes.
 « Pour cela, la commune a mis en place un dispositif d’aides directes au commerce de centre-ville qui permet d’apporter une aide financière déterminante dans les projets, en privilégiant ceux pérennes et d’envergure, et faisant partie des linéaires commerciaux à préserver en priorité ». Déjà trois demandes ont été déposées et ce dispositif s’étendra jusqu’au 31 décembre 2021.

Charles Robin, dans l'Essor savoyard

C'est la langue de ce Charles Robin et de ses semblables qui a assassiné Rumilly, et tant de villes en France. Ils ont défiguré le pays, ces salauds ! Il faudrait leur couper la langue. 

vendredi 24 janvier 2020

Andante


Il suffisait de refermer la porte pour que tout redevienne calme. Au loin s'agitent des fantômes. Je les regarde par la fenêtre. Ils discutent fébrilement, peut-être, ils s'affrontent, sans doute, ils se menacent, se congratulent, s'embrassent, se déchirent, se reconnaissent et donc s'excommunient. Des pans de murs entiers sont recouverts de leurs vociférations électroniques. Mais déjà s'éloigne la morale. Le bruit de leurs disputes n'arrive plus jusqu'à moi. La longue phrase de violon s'étire dans le soir qui vient. Par-delà la grande arche, et plus haut, on aperçoit la paix immuable et légère, dans son éternelle lumière. Un accord, qui semble infini, me prend et me porte : mes pensées se sont tues. J'observe sans y croire ce corps qui était le mien. Si je le reconnais, je n'en comprends déjà plus le fonctionnement. Les couleurs me parlent directement, je comprends qu'il ne s'agissait que d'une histoire racontée, une histoire parmi d'autres. Une histoire racontée dans une langue qui n'était pas la mienne. 

jeudi 23 janvier 2020

Solitude


Plus vite démodés que ceux dont ils se moquent parce qu'aujourd'hui démodés, ils ne cessent de vilipender ceux qui font des procès au passé, sans se rendre compte qu'ils font la même chose avec leur passé, mordre les mêmes mollets et enfoncer les mêmes clous, autour du même foyer, se réchauffer pitoyablement les uns les autres : pas moins de conformisme que naguère, pas plus de courage, ni surtout d'imagination. Et c'est précisément ce manque d'imagination qui leur interdit de comprendre vers quelle absence de pensée leur foi les conduit.

La jeunesse est poncive. Elle pense comme elle ponce, à gros grains, rien ne lui résiste. Elle n'aime pas la solitude, la jeunesse. Elle ne croit qu'en nombre. À chaque événement (à chaque solitude) elle applique le poncif le plus grossier et le rabote jusqu'à la trame. Son génie est là, dans l'abrasion temporelle et ensembliste. Plus poncive que pensive, son imagination défaillante ne lui permet pas de croire qu'elle est prise elle aussi dans le grand effacement de l'histoire.

Je n'aime vraiment que la grande solitude, celle que produit la vraie musique. 

mardi 21 janvier 2020

Antipathies


La question des antipathies reste l'une des plus intéressantes qui soient, je n'en démords pas, quand on s'intéresse à la vérité des êtres. Ce ne sont pas ceux qui nous attirent, qui peuvent nous renseigner sur nous, ce sont les autres.

On est très étonné (c'est un euphémisme) quand on voit avec quel indulgence (au minimum) sont reçus certains discours, ou textes, ou commentaires qu'on est par exemple conduit à lire chaque jour sur Internet. Il y a là des personnalités et des êtres qui se révèlent ni nettement, si paroxystiquement, même, qu'on est stupéfait de constater qu'ils ne provoquent aucun dégoût chez ceux avec qui ils commercent. Combien de fois n'avons-nous pas été saisis par la platitude, la médiocrité, la bassesse, la laideur, la vulgarité ou la crétinerie absolue de certains textes qui ne font réagir personne ! À chaque fois, c'est le même étonnement profond. Tout est sous leurs yeux, en pleine lumière, et ils ne voient pas. Oh, je sais ce que vous allez me répondre. Pourquoi verraient-ils ici ce qu'ils ne voient pas ailleurs ? Pourquoi entendraient-ils là alors que partout ils font la preuve de leur surdité ? Pourquoi soudain auraient-ils du goût alors que le mauvais goût est leur religion ?

« Je la vois toujours » dit Alain Finkielkraut à Eric Zemmour, en parlant de "la réalité", et l'on ne sait pas s'il est sérieux ou pas. Voir la réalité, voilà le devoir le plus exigeant et le plus désagréable qui soit. Mais la réalité, ce ne sont pas seulement les évènements et leurs conséquences, la réalité, c'est aussi le front sur lequel nous nous heurtons aux autres, et c'est leur front, qu'ils collent au nôtre en espérant nous persuader de leur réalité et de leur destin. On peut être plus ou moins sensible à cet affrontement, mais il est là, constant et universel. Dans la sympathie, il est contourné, car nous devenons un peu l'autre : nous empruntons à celui-là la part qui nous ressemble, afin de nous délester un peu de nous-mêmes. Dans l'antipathie, c'est à nous-mêmes que nous sommes confrontés, car notre propre masse impose cette vérité désagréable : notre inertie, la part dure et lourde attachée à la chaine qui nous relie à l'incompréhensible passé, opaque, sans forme ni visage. La vérité est que la réalité est cette part incompréhensible de nous qui ne peut pas céder à la vérité des autres. Pour ce qui me concerne, c'est la musique qui joue ce rôle. La musique est la contremarque ultime, la tare absolue ; c'est elle qui permet en dernière instance de mesurer les effets de la réalité sur les êtres. Cela je ne sais pas l'expliquer, mais je le constate chaque jour. La musique, c'est le passé (ce passé qui nous fonde) qui grandit démesurément dans le présent, jusqu'à le renverser, jusqu'à le rendre ridiculement secondaire. La musique, c'est le pressentiment qui dure, et qui s'installe, et qui instaure entre le corps et la durée un pacte transcendant. La musique n'est pas ce qui pourrait nous faire oublier la réalité, bien au contraire. Elle ouvre en nous un regard plus exigeant, à la fois plus précis et plus large, et qui voit plus loin, parce qu'elle met en doute la tyrannie du temps. Même la folie ne peut rien contre cette chance.

Ce crétin de Pierre Jourde : « Se servir de la littérature comme alibi n’arrange rien dans ce cas, cela aurait plutôt tendance à aggraver les choses. Je me souviens d’une émission de télévision, il y a quelques années, où Christine Angot et Gabriel Matzneff tenaient le fameux discours : "On nous en veut parce que nous sommes des écrivains." Elle l’a redit explicitement à propos de Matzneff. La pauvre Angot se rêve en écrivain maudit du XIXe siècle, elle se trompe d’époque, comme si les écrivains aujourd’hui n’étaient pas respectés, invités partout, subventionnés, résidenciés, télévisés. Un écrivain est aujourd’hui par nature un être respectable, qui jouit d’un capital symbolique considérable. On nous en veut parce que nous sommes écrivains ! C’est justement à cause de ce capital symbolique que Gabriel Matzneff a pu séduire des jeunes filles et des jeunes gens. Ça aurait été nettement plus dur s’il avait été vendeur chez Kiabi. »…

lundi 20 janvier 2020

Les Sujets


Il faut parler de ça, et de ça, et de ça (et de ça aussi)… 

C'est toujours là, le ça, et dès qu'on ouvre les volets, le ça qui est là nous saute aux yeux, et nous implore : « Parle de moi, toi aussi ! » Dès qu'on allume l'ordinateur, il se met à brailler la liste des sujets du jour. On ne voit plus qu'eux.

Quelle plaie, quelle barbe, tous ces discours obligés, tous ces sujets qui nous obligent à les considérer, à nous déterminer, à parler en fonction d'eux, et, surtout, qui nous forcent à entonner l'hymne du jour en compagnie de tous. Il y a bien assez de monde dans cette chorale toujours plus nombreuse, toujours plus unanime, et pourtant nous nous croyons obligés d'y ajouter notre voix, cette voix que nous croyons singulière, alors qu'elle n'est qu'un écho morbide de la vocifération obligatoire.


vendredi 17 janvier 2020

Écrire


Beaucoup veulent écrire. Ils veulent écrire pour écrire, souvent, et, le plus souvent, pour être écrivain

Ne parlons pas de ceux qui veulent écrire pour être connus, ou pour gagner de l'argent. 

Certains veulent guérir. D'autres veulent se venger, régler des comptes, tuer. D'autres encore s'occuper, tuer le temps. 

Et, certes, beaucoup de grands écrivains ont commencé par écrire pour de mauvaises raisons, de la même manière que le plus souvent, on aime pour de mauvaises raisons, au commencement. 

Le seule excuse au fait d'écrire devrait être de ne pouvoir faire autrement. Avouer. Car il est impossible d'écrire en dehors de soi. 

On peut composer de la musique pour divertir les autres. Ça n'a rien de répréhensible. Je ne suis pas certain qu'on puisse écrire pour les mêmes raisons. La langue s'infiltre dans tous les interstices de l'âme humaine, et s'y incruste, pour toujours — c'est même plus que cela : elle fait corps avec celui qui la reçoit, et qui ne peut plus la distinguer de lui-même. 

La parole a été donnée à l'homme pour qu'il la reconnaisse en l'autre comme sienne.

mercredi 15 janvier 2020

Les bougies


Trois bises ? Mais trois bises, c'est ignoble ! Ça me dégoûte, ça me débecte, ces trois bises obligatoires, ridicules, ces léchages avortés de face exécutés avec le sourire, comme un petit ballet obscène, à chaque nouvelle rencontre ! Beurk. Et que je me penche en avant, et qu'il enlève ses lunettes, et smack smack smack, ça te colle à l'âme, ensuite, on en a des nausées de femme enceinte, qu'il faut réprimer vite fait en ôtant son manteau. Que c'est laid, bon dieu ! Alors qu'une bonne poignée de main, ou, encore mieux, un signe de tête… Et non, rien du tout, merde. On passe, on se croise, on n'est pas obligé de se reconnaître. Est-ce que je me reconnais moi-même, le matin, en me levant ? Qui suis-je, pour que vous pensiez devoir me saluer ? Qui êtes-vous, pour que je doive vous rendre votre salut ? Tournons la tête vers le mur. Obligeons-nous à ne voir personne. Ombres. Fuyantes, les ombres, percluses de rhumatisme, tordues vers la terre, comme si elles voulaient disparaître. Les nuages ne se saluent pas, quand ils se croisent, là-haut. On entend trois notes de piano. Schubert, dans un courant d'air. Schubert et un piano désaccordé. Un enfant, bouche bée, qui ne sait pas quoi dire. Il nous regarde. Sale gosse, pauvre idiot. Que fais-tu là, on ne t'a pas sonné. Disparais ! Retourne faire tes exercices, ou jouer bêtement. Il y a cette femme qui a inventé des bougies qui sentent comme son vagin. Merveilleuse idée ! Le dîner aux chandelles enfin renouvelé. Voilà comment je conçois la vie en société. Pas de bises, surtout, mais un dîner aux chandelles parfumées au vagin de celle que vous avez en face de vous. Vous avez tout le repas pour vous décider. Vous repartez le nez au vent, longeant les murs de la prison, au milieu de la nuit. Il ne croit plus du tout qu'il va mourir. Elle éteint les bougies du bout de ses doigts mouillés, le grand lit pour elle toute seule. Elle va pouvoir dormir en diagonale. Quand il a franchi le seuil de sa porte, elle a avancé le cou pour lui faire la bise, et il l'a giflée. Il marche plus vite, il accélère le pas, il fait un peu froid. Le trottoir est luisant. Sans savoir pourquoi, il pense à Alain Robbe-Grillet. Il allume une cigarette. Elle cuisine bien, c'est rare, pour une femme. Elle  est dans la salle de bains, assise sur le bidet. Pensive. Elle regarde sa chatte. Elle aimerait pouvoir l'embrasser. Pas assez souple. Se lave les dents. Il est arrivé à une station de taxi, mais il n'y a pas de taxi. Tant mieux. Marchons. Paris est désert. Il fredonne un air de Schubert, très simple, dépouillé. Il imagine Schubert face à cette femme. Schubert en train de dîner en tête à tête avec cette femme et ses bougies. Elle dirait : « en bugne à bugne ». Schubert allant au piano, au dessert, pour lui jouer un air très simple, dépouillé. L'odeur entêtante des bougies sur la musique de Schubert. Schubert un peu ivre. Timide à l'extrême. Un peu ballonné, après le repas. Va-t-elle trouver qu'il a « un déficit de virilité » ? Non, car elle s'est endormie. Schubert lui fait toujours cet effet : à peine allongée, elle a sombré dans un sommeil profond, sans rêves. Il allonge encore le pas, tout en pensant : « Dès que je suis à la maison, je la bloque sur Facebook. » Et il jette sa cigarette. Il court presque, maintenant, dans la ville déserte. 

mardi 14 janvier 2020

Au fond de l'amour



Si - - -  Ré - - -  Do - - - — Do - - -  Mi - - -  Ré - - - —

Lentement, c'est l'hiver, je rentre chez moi, lentement, entre chien et loup, dans des gris, pâles, foncés, clairs, diaphanes, bistrés, luisants ou mats, profonds, légers, dégradés, épaissis, évanescents, je ralentis tous mes mouvements, je respire moins vite, moins fort, j'économise mes gestes, même mon regard, j'avance, lentement, lentement, comme à travers les gris, ma vie, lentement à travers la musique de Bach, la pulsation à 32, un pas après l'autre, sans me laisser distraire par la mémoire, par la douleur, par l'espoir, mon sang ralentit dans mes veines, ça continue, je glisse au plus léger du jour et vers la nuit, sans peur, sans à-coup, sans regarder en moi, sans penser, à la surface d'un être si peu là, déjà tellement absent, loin, ça continue, lentement, la vie déjà presque effacée, comme là-bas, comme autrefois, en si mineur, la neige tombant doucement dehors, oh, Dieu, quel bonheur, quelle paix, la solitude, et ce silence légèrement teinté de Bach, ruissellement régulier des double-croches, et le chant, au milieu, qui jamais ne s'arrête, dans le froid, long voyage interminable et calme, entre les ombres, immobile entre les cœurs, entre le ciel et la terre, dans le grand abandon du soir qui vient, immense paix liquide…

vendredi 10 janvier 2020

Méprise


Ils méprisent le désir parce qu'ils n'en comprennent pas la langue.

jeudi 9 janvier 2020

Dancings


J'ai fait beaucoup de bêtises, dans ma vie, mais au moins je ne suis jamais entré dans une discothèque.  En revanche, j'ai bien aimé les dancings de province, et même de campagne. J'allais volontiers chez mon ami Serge, dont le père tenait celui de Provonges, situé à un kilomètre à peine de la sortie de Rumilly.

vendredi 3 janvier 2020

Bien évidemment



« Oui, c'est très juste, ce n'est pas moi qu'il aime, c'est ce moment de l'adolescence, ce moment très éphémère, qui est amené à se terminer assez vite, une enveloppe charnelle, un corps d'adolescent, c'est ça qu'il aime chez moi, bien évidemment. »

(Vanessa Springora s'exprimait au micro de Guillaume Erner, à France-Culture, ce matin.) 

Comme tout cela est intéressant ! M'est-il arrivé d'aimer quelqu'un "en soi" ? Aime-t-on jamais "en soi" ? Vanessa Springora nous dit que ce que Matzneff aime chez elle, c'est « une enveloppe charnelle », « un corps d'adolescente ». Croyons-la. Je me replonge en pensée dans mes amours passées, et je me demande si, moi aussi, j'ai aimé des enveloppes charnelles. Qu'étaient Christine, Tara, Catherine, Elisabeth, Françoise, Céline, Sarah, Brigitte, Sophie, Raphaële, Chloé, Pascale, Valérie, Anne, Lakshmi, Edwige, Ettie, sinon des corps, des corps jeunes, frais, chauds, suaves, pulpeux, mûrs, chatoyants, sonores, profonds ? Connaissez-vous quelqu'un qui soit tombé amoureux d'une fille qu'il trouvait laide, quelqu'un qui soit tombé sous le charme d'un pur esprit, d''une tête sans visage, d'un cerveau sans cœur et sans tripes ? Ça doit exister, mais moi je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui soit dans ce cas. Quand je suis tombé amoureux de Céline, elle avait « un corps d'adolescente ». J'ai été sous le charme de ce corps, oui, de la grâce si particulière qui, pour elle, n'a existé qu'à ce moment-là.  Quand je suis tombé amoureux de Christine, elle avait (déjà) un corps de femme (elle avait dix ans de plus que moi). C'est aussi de son « enveloppe charnelle », que je suis tombé amoureux. (Elle aussi, sa grâce a passé…) L'ai-je aimée "en soi", "pour elle-même" ? (Qui peut affirmer une chose pareille ?) Sans doute que non, puisque je l'ai finalement quittée. On aime des dents, des cheveux, des jambes, des épaules, une bouche, des yeux, un nez, un ventre, des pieds, des fesses, un sexe, une carnation, des oreilles, une voix, des gestes, des silences, une odeur, une présence et une absence, un humour, une intelligence, des réparties, des larmes, une respiration, une manière de dormir, de marcher, de manger, un rythme, la couleur des aréoles, la plénitude des cuisses, la finesse des articulations, la sensibilité, la manière dont la douleur s'exprime, le toupet et la timidité, le courage et la pudeur, l'obscénité joyeuse, l'imagination, l'attention, un prénom, la mémoire, oui, la mémoire, sa qualité et sa consistance, la générosité, et peut-être surtout, la capacité à savoir être aimé, donner et prendre, prendre et donner. Tout cela varie fortement au cours du temps, au cours de la maturation lente mais inexorable d'un être. Les odeurs et les textures se modifient, la distance, la lumière qui éclaire le corps, la voix, la souplesse, et l'angoisse qui vient mordre les chairs et le sommeil. Rien ne dure jamais. Va-t-on s'excuser de tomber amoureux ? Car "tomber" amoureux dit bien ce que cela veut dire : il y a un moment, un instant T. Avant, après, on ne serait pas tombé. Que l'amour, et le désir, ensuite, se transforment, en bien ou en mal, c'est une autre histoire. Ça marche avec certains, pas avec d'autres. On ne pourra jamais expliquer le désir et ses ressorts, ni le circonvenir, ni l'encadrer, ni le façonner à sa guise, et c'est heureux. Le désir, c'est le mystère de l'incarnation et de la grâce. Le désir est au plus profond de nous, insaisissable, et c'est lui qui nous tient. C'est par lui que nous sommes uniques.

Ce « bien évidemment », en plus d'être très laid, est de trop. Matzneff a sans doute aimé et désiré Vanessa Springora, pour de bonnes et de mauvaises raisons, comme chaque fois qu'on aime et qu'on désire. Qu'elle ait eu, par la suite, du mal à faire quelque chose de cette rencontre, je veux bien la croire, car nous en sommes tous là. Quand une histoire d'amour est passée, elle nous devient opaque, et presque incompréhensible. Je ne suis pas de ceux qui s'en désolent. Je trouve même normal qu'il en aille ainsi. C'est la preuve qu'une histoire d'amour est par définition unique et insaisissable, insensée, comme une œuvre d'art. À chaque fois que des amis vous disent : « Je n'ai jamais compris ce que tu pouvais bien lui trouver », réjouissez-vous ! C'est le signe indiscutable que vous avez vraiment aimé, et que votre histoire d'amour était vraie — donc incompréhensible


mardi 31 décembre 2019

Notes éparses du 31 décembre 2019



La corrida est insupportable à Homo Festivus, mais la meute lancée aux trousses d'un vieillard pauvre de 83 ans atteint d'un cancer, il like à donf. Faites du mal à un chaton, sur Internet, et vous serez pourchassé par 15000 internautes prêts à vous faire la peau, mais hurlez "à mort !" avec la meute, contre un homme seul jugé médiatiquement, et vous serez sauvé.

Les quelques jours qui viennent de s'écouler auront été extrêmement éprouvants. La bêtise à front de taureau sort de son terrier, dès lors qu'il y a une odeur de sang dans l'air, et c'est le cas avec "l'affaire Matzneff". En France, il en faut peu pour que les milices reprennent du poil de la bête. Nous avons en quelque sorte des "milices dormantes", comme il y a des virus dormants. Au signal, elles se dressent, fraîches comme au premier jour. La Milice aime la purge car elle s'en nourrit. C'est pourquoi elle reprend des couleurs dès qu'une victime expiatoire lui est proposée : le sang afflue à nouveau dans ses membres turgescents.

Chaque époque a ses totems et ses furoncles. Dans les années 80, je me rappelle qu'il suffisait de faire mention du chef des chrétiens pour qu'aussitôt tous les cabris sautillent sur place, pris d'une frénétique danse de Saint-Guy. Aujourd'hui, c'est le mot "pédophilie" qui déclenche des orgasmes mauvais. Peu importe ce qu'on met sous ce vocable, les adorateurs de bûchers symboliques ne sont pas très regardants : ils sont trop pressés pour faire la fine bouche. À cheval donné on ne regarde pas les dents. Se sauver aux yeux du monde est un impératif parégorique. 

Le trauma se porte à la boutonnière. Si vous n'avez pas le vôtre, il existe des souks où l'on en vend, sous le manteau. Bien sûr, ce sont des contrefaçons, mais ça n'a aucune importance. Personne n'ira vérifier. Ne sortez pas sans votre trauma, vous seriez vite repéré par la Milice. À chaque fois qu'on m'explique que tel ou telle a gardé en son esprit les marques laissées par un traumatisme psychique, je bénis le Ciel d'être un traumatisé, moi aussi. Les troubles psychiques… ne sont rien d'autre que la vie normale d'un esprit confronté à un Réel qui ne se laisse pas attendrir par les désirs de ceux qui essaient de le traverser. Un être qui ne serait pas troublé par ce qui lui arrive ne serait pas un être, mais une chose. Un psychisme est par définition quelque chose de trouble et de non-indemne. Un psychisme complètement transparent ou complètement opaque est le contraire d'un psychisme. Nous ne sommes ni des dieux ni des objets. De manière confuse et indescriptible, nous arrêtons un peu de la lumière qui nous traverse et nous en laissons passer une part. 

Mais que veulent-ils, à la fin ? Être gardés dans un cocon stérile, à l'abri des bactéries et des coups, dans un coma tiède ?

Oui, la sexualité est par définition trouble, troublée, troublante, souvent négative, souvent violente, ambiguë, toujours problématique et complexe — ce qui ne l'empêche pas d'être lumineuse et solaire, à l'occasion. Leur consentement est parfaitement ridicule et, paradoxalement, va favoriser les violeurs et les sadiques, qui, eux, se fichent pas mal du plaisir et du bien-être de l'autre. Quant à l'emprise, j'aimerais beaucoup qu'on me présente des couples d'amoureux qui n'ont pas connu cette forme de domination. J'ai entendu des féministes militantes expliquer que quand une femme dit oui, c'est oui, et quand une femme dit non, c'est non. Mais de quelle abstraction sinistre sortent ces gens-là ? Tout le jeu de la séduction, ou presque, se concentre justement dans le merveilleux indécidable qui se situe entre le oui et le non, dans cette zone grise et trouble qui peut basculer du pour au contre en un battement de paupières. Cet instant où l'on ne sait pas si la femme consent, désire, attend, redoute, ou proteste, est le plus précieux de tous. On ne sait pas… S'il faut lui faire signer un certificat de consentement préalable (et aussi un contrat (sur ce qu'on peut faire et ne pas faire) et une assurance (pour les risques éventuels liés aux suites d'un rapport sexuel et amoureux)), avant d'embrasser une femme sur la bouche, l'onanisme et la procréation artificielle ont de beaux jours devant eux. 

Je devais être un féministe en herbe, quand j'avais seize ans, puisque je me rappelle très bien ce moment gênant où une femme m'a dit : « Mais arrête un peu de toujours demander (si tu peux). Vas-y ! » J'étais trop poli, dans mes demandes sexuelles. J'étais trop bien élevé. J'étais trop "respectueux". Quoi qu'on pense de cela, un homme doit "y aller". C'est lui qui pénètre la femme, pas le contraire. Il y a une certaine violence, dans la pénétration, oui, les féministes ont raison de le faire remarquer. Mais elles se trompent en voulant éradiquer toute violence de la sexualité. L'amour ce n'est pas l'amitié ; l'amour, ce n'est pas (seulement) le soin, l'attention, la tendresse, la sympathie ; l'amour, c'est aussi ce besoin (cet élan) d'y être, à l'intérieur de l'autre, d'y creuser des galeries.

Dans toute détermination morale, la question de la posture est première. La morale est d'abord ce qu'on met en œuvre pour peser sur le regard d'autrui. Prendre une posture morale, c'est avant tout se donner une place vis à vis de l'autre, lui signifier quelque chose (soit séparation, soit affiliation). Je ne dis pas que c'est mal, mais on ne peut pas ignorer ce premier mouvement qui est souvent déterminant. 

La petite danseuse de Degas a quatorze ans. Un artiste vient en parler à France-Culture, et je l'entends, à plusieurs reprises, prononcer les mots de « préadolescente », « préadolescence ». Donc, pour le Quidam de 2019, l'adolescence n'a pas encore commencé à quatorze ans ! Savent-ils encore, ces gens-là, que l'adolescence est l'âge auquel apparaît la puberté (en tout cas qu'elle commence à cet âge-là, puisque sa durée dépend plus de critères sociaux et culturels que de critères physiologiques) ? La puberté, elle, est ce moment du développement humain qui voit les organes reproducteurs atteindre leur maturité. Je sais bien que la nature est un concept qui ne nous dit plus grand-chose aujourd'hui, mais tout de même : si l'être humain peut procréer à la puberté, c'est bien qu'il a atteint ce qu'ailleurs on nomme le début de l'âge adulte. Et pourtant, des gens invités à la radio parle d'une jeune fille de quatorze ans comme d'une PRÉ-adolescente… Marie Courtemanche, historienne, me fait remarquer avec raison que l'âge de la puberté a changé. Celle-là intervient plus tôt aujourd'hui. Cependant, je ne crois pas que cet artiste, en l'occurrence, fasse référence à la puberté au XIXe siècle. Quand il parle de "pré-adolescence" (à 14 ans), il pense évidemment aux jeunes filles de notre époque. L'adolescence est déjà une invention éminemment culturelle, et récente, mais si en plus on la fait précéder de la "pré-adolescence"…

D'un côté on crie au diable, quand un homme mûr a des rapports sexuels avec une "préhadeau" (on a vu plus haut ce qu'il en était de cette chose), et de l'autre, on invente l'épilation intégrale, qui fait ressembler la vulve d'une femme de quarante ans à celle d'une enfant… Qu'est-ce qu'une mode dont la principale manifestation est de faire disparaître les signes les plus visibles du passage de la puberté sur le corps de la femme, c'est-à-dire de gommer les transformations qui signalent qu'une fille est devenue une femme ? Je suis très étonné que personne ne s'intéresse sérieusement à cet aspect des choses. 

Lisant des psychothérapeutes qui ne savent pas faire une phrase en bon français (et ils sont majoritaires, au XXIe siècle), on est en droit de s'inquiéter. Quelle compétence réelle peut avoir quelqu'un qui visiblement ne comprend pas comment s'ordonne la langue, qui est au psychisme ce que la main est à l'outil. Par exemple, l'absence de point à la fin des phrases, quand celles-là terminent un paragraphe, me semble particulièrement révélatrice. L'absence totale de virgules à l'intérieur d'une phrase comportant plusieurs subordonnées est aussi quelque chose qui m'effraie.