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dimanche 23 octobre 2022

Les mains décalées


Il entre sur scène comme en flânant. Il prend tout son temps, une jambe après l'autre (il est déjà au tempo de l'adagio), il se fraye un chemin entre les musiciens de l'orchestre, comme s'il les découvrait, comme s'il découvrait l'endroit, et se disait : « Tiens, et si on jouait un peu de piano ? » Il salue de la tête les musiciens. Il a à la main son mouchoir, qu'il va mettre dans sa poche. Tout est dans la lenteur, et d'ailleurs, il ne faut pas marcher vite, ce qui serait grossier vis à vis de Chelibidache, qui a déjà du mal à se mouvoir. Il attend que le chef arrive au pupitre pour s'asseoir. 

Quand j'étais enfant, nous avions le disque du Concerto en sol, par le même Michelangeli, accompagné du Philharmonia dirigé par Ettore Gracis. J'ai donc grandi avec ce son, avec ce phrasé, mais c'était tellement naturel que je n'y prêtais pas attention. Le Concerto en sol, c'était Michelangeli, un point c'est tout. Avoir écouté ce même concerto, toujours joué par lui, mais accompagné d'un autre chef, m'a enfin fait comprendre la beauté inouïe de ce jeu, de cette interprétation, de cette musique. Il était temps. Michelangeli me manque. Il me manquera toujours. Je serai toujours derrière lui, à tenter de l'apercevoir, à tenter de comprendre comment ses mains et son corps… La distinction

Jouer l'adagio assai, comme le fait Michelangeli, avec des décalages entre les deux mains, est très mal vu aujourd'hui, alors que c'était chose courante au XIXe et au début du XXe siècle. Il y a plusieurs raisons à ce décalage des mains. D'abord, jouer la main droite juste après la main gauche, ou, plus exactement, la main gauche avant la main droite, est une manière de donner plus d'emphase au son produit par la main droite. Comme les harmoniques ne se mélangent pas — ou moins —, le son de la mélodie acquiert un relief accru, elle "ressort" mieux. Il faut pour comprendre cela imaginer un dessin au crayon noir sur une feuille blanche. Si le trait est clair, si le tracé est simple, la ligne unique, la forme que l'on dessine a moins de présence que si chaque ligne est composée de plusieurs traits, car alors il acquiert une profondeur, une présence dans l'espace supérieure, d'un ordre plus élevé, il se met à "vibrer", il diffuse sur la feuille de papier, son temps est plus complexe que le seul présent. C'est un présent qui contient du passé, et de l'avenir. Le dessin se met littéralement à avoir une mémoire, et il est indéniable qu'il nous touche plus, même s'il est, littéralement, moins parfait. Ce très léger bégaiement, cette infime disharmonie rythmique, ce trouble maîtrisé, donne une profondeur supplémentaire au discours, à condition, bien entendu, qu'il soit plus qu'un maniérisme mécanique et sans âme, ce qu'il fut souvent par le passé. Il existe une autre raison, à ce décalage des mains, que je crois ici très opérante. Il consiste à donner l'impression à l'auditeur que la mélodie se détache du rythme et de l'harmonie, qui sont dans ce mouvement parfaitement synchrones, qu'elle flotte librement au-dessus du tissu sonore qui la sécrète, comme une vapeur au-dessus d'un cours d'eau. Cette équivoque (ce reflet (cet écho (cette apnée sourde))) est ici particulièrement en situation, puisque la matière musicale même est tout entière dédoublée, équivoque. Deux temps ou trois temps ? Adagio ou andante ? Selon qu'on bat la noire (de la mélodie) ou la noire pointée (de l'harmonie), le geste change. À la main droite le rythme (binaire) est à trois temps, à la main gauche, le rythme (ternaire) est à deux temps. On peut donc constamment passer de l'une à l'autre de ces deux manières d'envisager la matière temporelle, sans oublier une troisième manière, qui est de compter à six (croches) par mesure. On sent que Celibidache se régale de cette pâte rythmique qui lui permet de passer entre les gouttes des temps, tout en les marquant implacablement (car il ne s'agit évidemment pas, pour ces deux musiciens, de se complaire dans un rubato mou et indécis qui devrait tout à l'instant (c'est même tout le contraire)). Comme les deux mouvements extrêmes du concerto sont extrêmement tenus rythmiquement, que le rythme est leur élément caractéristique, et presque leur essence, le deuxième mouvement propose une étude sur le rythme qui semble disloquer celui-là, le fragmenter, en montrer ses rouages intimes, et, surtout, laisser voir ce qui se passe entre les temps. Les deux mouvements rapides mettent en exergue les arêtes, les lignes, les angles, d'une matière sonore dont le mouvement lent va révéler ce qu'ils contiennent : la couleur et le temps, le temps et la couleur, dans leur complot. 

(Michelangeli, c'est un poète qui flâne à une vitesse supersonique.)

dimanche 23 février 2020

Élégances

 
    Avoir du goût, ou même seulement des goûts, ne pas s'en cacher, ni s'en excuser, expose à toutes sortes de critiques, la première d'entre elles étant d'être, ou plutôt de vouloir être, l'arbitre des élégances. Je devrais ajouter, pour être tout à fait honnête, que c'est de ne pas justifier ces appétences à l'aune de celles des autres, qui peut faire de vous un agent patibulaire de la maison Mépris & Morgue : on prétend les fréquenter pour elles-mêmes. Et c'est sans doute ce qui est insupportable à ceux qui ne conçoivent leurs dilections qu'en les adossant au commun. Il faudrait également parler de ce mot — "goût" — qui, quand il cesse d'être pluriel, en devient tout à fait antipathique. Nous y reviendrons sûrement. Pour le dire très vite et très banalement, il est mal vu de n'avoir pas les goûts de vos compagnons de vie, ou d'en avoir qui sont difficiles à justifier. Un goût se justifie par le nombre, par ses liens avec un milieu donné, par le sens qu'il porte (sens politique, social, générationnel, ethnique, religieux), par sa généalogie, et aussi par l'effet psychologique qu'il peut produire sur autrui. Un goût ne peut se concevoir sans le réseau des résonances qu'il suscite autour de lui. Un goût, c'est toujours trop ou pas assez : l'équilibre a été perdu à jamais dans l'esprit de l'homme. Un goût, ça fait peur. Si vous désirez être admis parmi les sympas, n'ayez pas de goût, vous serez tranquille et à l'abri des morsures. 

Si vous avez du goût et que vous ne vous sentez pas coupable, vous êtes méchant, orgueilleux, prétentieux, pédant, lourdaud, asocial, à plaindre, vous avez un besoin maladif de vous singulariser, vous avez eu des malheurs dans votre enfance, votre père a abusé de vous, vous êtes névrosé, inadapté, voire psychotique ou pervers. 

Tout cela est vrai. Un être sain s'en remet au groupe : qui est-il, pour "avoir du goût", et, surtout, qui est-il pour penser qu'il a du goût, des goûts propres ? Soit tout le monde a du goût, soit personne n'en a : voilà le bréviaire du jour. Oh, bien sûr, il est tout à fait loisible d'affirmer qu'on a tel ou tel goût, mais à la condition d'assortir cette assertion d'une définition implicite de la chose qui la renvoie à un sympathique caprice psychologique. Les goûts et les couleurs… 

En réalité, le goût entretient un rapport très étroit avec le ressentiment. Je dis "le goût", mais je pourrais dire aussi bien les opinions, les sentiments, les convictions. Il y a une certaine manière d'exprimer ses (des) convictions qui les rend tout à fait inoffensives, qui leur ôte la capacité de nuisance qu'elles portent en elles, puisque avoir un goût, une opinion, c'est affirmer qu'on est singulier, différent des autres, qu'on ne coïncide pas. Un goût, une conviction, c'est une petite agression narcissique qui agace le basane poli de l'être social. Avez-vous blessé quelqu'un, aujourd'hui ? Pour cela, il suffit de penser, je veux dire de penser vraiment : on pense à partir de ses goûts et de ses dégoûts — quand ils existent. 

Si vous voulez être tranquille, fermez la fenêtre, baissez le son, et ne participez jamais à une discussion sur la musique. Il n'y a rien de pire qu'une discussion sur la musique, quand on veut philosopher en rond, car la musique est une impénitente arracheuse de masques. Les images résistent aux reflets, pas les sons. Les hommes sont moins habiles à trouver une place dans le son, comme ils le sont dans l'image. Leurs demeures sont garnies de miroirs, en lesquels ils se reconnaissent quand par hasard ils arrêtent leur course. Nulle invention, quant au sonore, ne vient renvoyer leur voix et en dessiner la figure dans un cadre familier. Cette voix leur reste jusqu'à la fin étrange et étrangère.

    Le caquet filigrané de la poésie laisse peu de traces, dirait-on, il en laisse si peu qu'il ne parvient pas aux oreilles des rustres qui ne la distinguent qu'à grand renfort de signaux électriques envoyés aux cuisines du sentiment ; il faut marquer les temps et les accords et claquer du pied et soupirer dans les interstices, période au poing. Entre le sens et son absence, les sagouins ne voient rien, n'entendent que fichaises et sirops. Tout est là, pourtant. Ce qu'il y a, dans la musique, ce qu'il y a, dans la peinture, ce qu'il y a, dans la littérature, ce qu'il y a partout, en somme, c'est la poésie, absente ou présente. C'est la pointe du temps qui se grave en nous, ou qui se fige dans la mort. Il y a du son après le son, il y a du sens après le sens, l'image n'étant là que pour désigner et laisser croire qu'on peut fixer ce qui passe… La poésie est l'instant des instants, le bord de l'être-là. Figure peut-être mais surtout non-figure de la voix qui ne prend pas, qui n'adhère pas — car elle reste toujours une imparfaite inconnue.

J'ai longtemps reculé devant le mot poésie, trop gros et très minuscule, tellement il charrie de malentendus et de contresens. Je pensais qu'on pouvait et qu'on devait s'en passer, que la poésie s'était tellement compromise et ridiculisée que son discrédit salutaire ne pouvait que ramener un peu de décence dans la littérature. Dès qu'on prononçait son nom, on avait le sentiment d'être empoissé de bêtise, de singer ou d'agresser la Beauté, et un irrépressible ricanement nous venait aux lèvres. N'avait-elle pas convolé avec la chanson, cette idiote, et même avec la publicité, n'était-elle pas invoquée chaque jour par les piteux propagandistes du kitsch, qui nous dégoûtaient même de la plus simple des métaphores ou de la plus discrète des assonances ? Pleine lune en Provence, grondements du tonnerre… Arrêtez votre piano, je n'en peux plus ! Fermez la fenêtre… Laissons passer un peu de cette étrange lumière, qui est un cri d'alarme silencieux. Reprenons.

Quelle élégance y a-t-il quand la poésie s'absente ? Quelle distinction ? Comment celle-ci s'y prend-elle pour faire d'une belle musique une œuvre de génie ? Comme la flamme dans un verger par une nuit d'hiver. Les deux masses luttent l'une contre l'autre, lumière contre obscurité, couleur contre dessin, imprescriptible tendresse que rien ne laissait prévoir, bruit de l'eau courante dans l'aube, peau contre peau. On est là, dans l'odeur de vin et de café. Le givre à tes joues joue avec le livre posé à tes pieds, et cette poudre ne retombe qu'infinie parmi les mots.