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dimanche 19 janvier 2025

19 janvier, fantômes et associés

C'est l'anniversaire d'Anne, aujourd'hui, le 19. Je lui ai très longtemps et très assidûment prodigué mes vœux à cette occasion (depuis les années 80), comme elle le faisait neuf jours plus tôt pour moi. Ça s'est arrêté, il y a quelques années, sans explications. J'ai continué quelque temps seul, mais comme je voyais qu'elle s'obstinait dans son silence, j'ai fini par faire de même. J'ai perdu quelques amis, dans ma vie, de manière inexplicable. Pour Anne, je ne peux pas dire que ce soit tout à fait inexplicable, car un certain refroidissement s'était manifesté dès les beaux jours de l'année 2000, à partir du moment où elle a compris que j'étais un lecteur de Renaud Camus. Anne, je l'ai connue en 1980, à Planay, où je venais de m'installer, seul dans une grande maison d'abord assez inhospitalière, avec mon chat et mon piano. Nous habitions la même rue (le « rue haute »), une minuscule rue en impasse, un chemin, plutôt, et je voyais passer chaque jour cette ravissante jeune fille d'une petite vingtaine d'années, avec ses joues rougies par le froid, un casque à fourrure sur les oreilles, son joli petit nez écarlate, quand elle allait chercher du lait dans une ferme voisine alors que je sciais ou fendais du bois dans une petite bicoque qui se tenait de l'autre côté de la rue en face chez moi (je me prenais pour Lazar Berman, avec ses mains de bucheron). Elle chantonnait toujours, elle avait l'air très gai, et sa manière de me dire bonjour me plaisait infiniment. Je ne savais pas du tout de qui il pouvait s'agir, alors, mais j'ai été invité assez rapidement chez elle et sa mère (à partir du moment où Yvan, le père, est mort) qui habitaient la grande maison qui se trouvait au fond de l'impasse. Elle voulaient savoir qui était leur nouveau voisin, ce type étrange qui s'était installé en plein hiver dans cette maison délabrée, seul avec deux jeunes chats, l'un blanc et l'autre noir, Inouï et Papageno, et sa vieille Opel Rekord. Je ne connaissais personne dans ce village de quatre-vingts habitants, et si j'avais su qu'il faisait si froid en hiver, dans ce pays, j'aurais sûrement attendu le printemps pour emménager. Moi qui venais de la Haute-Savoie, je croyais savoir ce qu'était le froid, mais je me trompais. Dans cette partie de la Bourgogne, la Bourgogne du nord, des plateaux, il fait régulièrement moins vingt degrés en hiver. Je n'avais jamais connu ça. Quand je me suis installé, je n'avais pas de chauffage central, pas de bois, et il a fallu en trouver très rapidement, et bien sûr, je me suis fait avoir, on m'a vendu du bois vert à un prix bien supérieur à ce qui se pratiquait alors. Normal, j'étais l'étranger, ici. On ne lui fait pas de cadeau. Il m'a fallu près de deux ans pour être un peu accepté, d'autant qu'à Planay, il n'y avait rien, ni bistrot, ni pharmacie, ni épicerie, même pas de poste, ni aucun commerce où l'on aurait pu croiser les gens du village. Une mairie, une église, et un tilleul immense, planté par Sully, c'est tout. Rude entrée en matière. Il y avait trois foyers dans la maison. Je m'installai d'abord dans la première pièce, à l'entrée, celle dont la cheminée était la plus grande, et qui jouxtait la cuisine, dans laquelle il y avait une cuisinière à bois et à charbon. Je mis mon lit à deux mètres du feu, pour essayer d'avoir un peu moins froid. Je devais mettre mon réveil à trois heures du matin pour aller de l'autre coté de la rue, scier du bois et alimenter la cheminée qui fumait abondamment. Malgré la flamme, toute proche, il y avait 7° dans la pièce. Pas d'eau chaude, bien sûr. À aucun moment je n'ai été malheureux. À vingt-quatre ans, on a un corps qui est capable de supporter beaucoup, sans se plaindre. Je peux même dire que jamais je n'ai été aussi heureux que durant ces cinq années passées seul dans ce village. J'avais tout ce qu'il me fallait. Mon piano, un fidèle Kawaï quart de queue, honnête et solide, un peu lourd, mais qui supportait bravement mes dix ou onze heures de travail quotidien, mon chat Inouï, adorable, qui passait une grande partie de son temps sur mes genoux alors que j'étais au piano, ma vieille et grande Opel offerte par la femme de l'oncle Marcel, mort récemment, qui suffisait largement à mes besoins, même s'il ne fallait pas trop compter sur ses freins. Christine avait refusé de venir s'enterrer là (c'était son mot) avec moi, et je ne la voyais donc plus que deux jours par semaine, lorsque j'allais donner mes cours au conservatoire, à Paris. Il lui arrivait de venir me rendre visite en été ou aux vacances, parfois avec sa fille Sarah, mais pas plus. Elle que j'avais jadis initiée à Paris, qu'elle ne connaissait pas du tout, dans le milieu des années 70, elle était devenue une vraie Parisienne et s'habillait dorénavant comme une bourgeoise qui n'a jamais connu que ça. Elle prenait goût à la respectabilité, et je dois dire que c'était un motif supplémentaire de désir, pour moi. La voir se transformer, se grimer, en quelque sorte, ajouter à son être un autre être étrange et inconnu, parfois aux limites du ridicule, dans lequel elle se mouvait avec plus ou moins de bonheur : son corps était multiple et je lui en savais gré. Ce qu'il y a eu de bien, entre nous, c'est que durant les dix années que nous nous sommes fréquentés, jamais le désir n'a faibli, bien au contraire. La toute dernière fois que nous nous sommes croisés, à Paris, par hasard dans le 95, près de la gare Saint-Lazare, alors que nous n'étions déjà plus ensemble, nous nous sommes précipités rue des Arquebusiers, chez moi, pour faire l'amour comme des furieux possédés par le démon. Jamais l'intensité d'un rapport sexuel n'a atteint chez moi ce degré de chaleur et de violence. J'aurais presque honte de raconter cet épisode, qui met en présence deux animaux superficiellement domestiqués lâchés soudain en liberté. 

J'ai tout de suite eu le béguin pour Anne. Elle était vraiment charmante, légère, gaie. Tout le contraire de Christine, qui avait neuf ans de plus que moi. Elles se haïssaient très visiblement. Christine trouvait qu'Anne était une idiote très superficielle et sans intérêt. Anne trouvait Christine repoussante parce que c'était une vraie femme, entière et âpre, singulière au dernier degré, dont il émanait une sensualité affolante qui frappait tous les hommes l'ayant approchée. Mais Anne est restée très longtemps une amie, une amie très proche, nous nous disions tout, et je la considérais un peu comme ma jeune sœur, une sœur pour qui j'aurais eu de la tendresse et du désir, un désir léger que j'avais exprimé, un jour, dans le TGV qui nous ramenait tous les deux de Paris à Montbard, sans insister plus que ça. Les choses sont restées très longtemps sur ce plan légèrement ambigu et très agréable ; nous nous voyions presque tous les jours, à Paris où nous nous étions installés depuis lors elle et moi. Un beau jour, à la fin des années 80, elle m'a téléphoné, j'habitais alors place des Vosges, et m'a demandé si je voulais bien faire l'amour avec elle. Dix minutes plus tard j'étais chez elle. J'ai beaucoup aimé son corps, que j'avais longtemps imaginé. Mais j'ai voulu, après avoir baisé, aller dormir seul dans une autre chambre. Je crois qu'elle a été légèrement vexée, et c'est la seule fois que nous avons fait l'amour. Peut-être, plus simplement, avons-nous compris l'un et l'autre que nos rapports ne passaient pas par là. Nous avions envie de ça, de connaître le goût de l'autre, son intimité, ses gestes invisibles, mais sans que cela débouche sur une relation amoureuse. Il fallait seulement que ça ait lieu. Était-ce en juin, je ne sais plus, mais nous étions en été, je crois bien, ou au printemps, dans cette année 2000 qui a vu éclater « l'affaire Renaud Camus ». Avant de lire les articles qui en faisait état dans la presse, je n'avais jamais entendu parler de lui. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car je me rappelle ce jour de la fin des années 70 où je feuilletais à la FNAC Montparnasse un livre dont la préface était de Roland Barthes, auteur que je lisais alors avec passion. Ce livre, c'était Tricks. C'est la préface, qui m'a fait ouvrir le livre, mais son contenu m'a très vite signifié que ce n'était pas pour moi, et j'avoue avec un peu de honte m'être dit, légèrement dégoûté : encore des histoires d'homosexuel, ça ne m'intéresse pas du tout. Il est aujourd'hui parfaitement évident pour moi que je n'ai alors rien compris à l'objet de ce livre très singulier, mais il aurait fallu pour que je m'y intéresse lire plus de deux ou trois pages en vitesse, debout dans une librairie. Nous sommes donc en 2000, et je sors de la librairie l'Arbre à lettres, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Anne habite tout près, au 51, je crois. Je me rends chez elle, et une plaquette dépasse de la poche de ma veste. Comme d'habitude, elle est curieuse de voir ce que je lis et retire d'autorité le livre de ma poche pour en prendre connaissance. Nous parlons souvent de littérature, elle et moi. Quand elle voit le nom sur la couverture, elle a ces mots que je n'oublierai jamais : « Tu lis ça, toi ? » avec dans le ton de la voix une sorte de dégoût charmant. À quoi je réponds du tac au tac : « Oui, je lis ça, et c'est très bien. Tu l'as lu ? » Bien sûr qu'elle ne l'avait pas lu. Grande lectrice du Monde, comme moi, elle avait suivi la campagne qui mettait alors le monde intellectuel parisien en émoi. Or, je me souviens parfaitement de tout cela : moi aussi, j'ai commencé, car à l'époque on croyait ce qu'on lisait dans le Monde et Libération, par trouver ce personnage absolument répugnant. Mais il y avait tout de même trois ou quatre, ou quatre ou cinq articles ou tribunes (très peu) qui prenaient la défense de Renaud Camus, dont celle de Finkielkraut. Je me revois encore dans la salle d'attente de ma dentiste d'alors, la jolie Ludivine, en train de lire tout ce qui avait trait à cette affaire étrange. Toujours est-il que je ne m'en suis pas tenu à la vérité révélée dans la presse, et que je suis allé m'acheter deux livres de Renaud Camus pour savoir à quoi m'en tenir. Ces deux livres étaient Éloge du Paraître et le Répertoire des Délicatesses du français contemporain. J'ai adoré ces deux livres, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait aller voir du côté de La Campagne de France, le livre qui avait mis le feu aux poudres, son journal de l'année 1994. J'ai donc acheté ce volume, mais, malheureusement, je me suis aperçu, dépité, qu'il était caviardé. Quelques passages avaient été retirés et très ostensiblement remplacés par des blancs très impressionants. Je n'avais jamais vu ça. J'ai donc pris mon courage à deux mains, et j'ai écrit à Renaud Camus pour lui demander si par hasard il était possible de lire ce qui avait disparu. Non seulement il m'a répondu très gentiment (le choc de son écriture manuscrite, unique au monde !), mais il m'a généreusement envoyé la première édition de la Campagne de France, non caviardée. Et ce fut une incroyable révélation. On nous avait raconté n'importe quoi. Il n'y avait dans ce livre, non plus que dans les très nombreux autres lus depuis, pas la plus petite trace d'antisémitisme, bien au contraire. Comment donc tous ces gens illustres, en qui j'avais alors toute confiance (je ne donnerai pas de noms, tout le monde les a en tête) avaient-ils été capables de se joindre à cette campagne absolument immonde qui avait pour but d'enterrer vivant un des leurs ? (À cet égard, il faut absolument lire Corbeaux, l'un de tomes du journal de Camus, et l'un des plus bouleversants, qui relate ces événements.) Que s'était-il donc passé pour qu'ils mentent avec autant d'aplomb, sans la moindre honte ni le moindre remords ? Vingt ans après, tout juste, nous avons tous vu et compris, douloureusement, comment un mensonge énorme et spectaculaire pouvait parfaitement être pris pour la réalité par la majorité de la population. Dieu sait que je connaissais bien le Panorama, l'émission de Jacques Duchâteau, à France-Culture, que j'avais écoutée presque depuis l'origine jusqu'à sa fin, sous le règne assez controversé de Michel Bydlowski, qui s'est jeté de la fenêtre de la Maison de la Radio en 1998. Duchateau, Bydlowski, Alain de Benoist, Jaques Bens, Carmen Bernand, Paul Braffort, Jean-Jacques Brochier, Roger Dadoun, Lionel Richard, François Caradec, Michel Field, Gilbert Lascault, Jean-Maurice de Montremy, Serge Koster, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Salgas, Antoine Spire, Antoine Sfeir, Leïla Sebbar, Florence Trystram, Claude-Marie Trémois, Marcelin Pleynet, Madeleine Mukamabano, Pascal Ory, Guy Konopnicki, Christian Giudicelli, Jean-Marie Goulemot, Isabelle Rabineau, Dominique Jamet, Christine Lecerf, Claire Clouzot, Pascale Casanova, Lise Andriès, et sans doute d'autres, que j'oublie… C'était des voix que je connaissais par cœur, et que j'aimais retrouver quotidiennement. Roger Dadoun et ses engueulades avec Antoine Spire, Roger Dadoun et ses obsessions, et son humour ! La voix extraordinaire de Gilbert Lascault ! Celle, insupportable, de Pascal Ory… Celle, filandreuse et sournoise, de Marcelin Pleynet… Celle, un peu ridicule, mais finalement attachante, de Lise Andriès… Et aussi, la belle voix de Philippe Sollers, dont il sait jouer à merveille, qui était souvent invité et qui, toujours, semblait planer très haut, au-dessus des débats, comme un souverain qui consent à rejoindre ses administrés un peu idiots qu'il faut bien satisfaire de temps à autre… Je les entends encore, toutes ces voix, alors que j'écoutais — avec quelle attention ! — le Panorama entre deux séances de piano à Planay, et que je cherchais à en percer le mystère. Quoi qu'on puisse penser de ces gens et leurs idées et idéologies, nous sommes un certain nombre à avoir été formés par eux et par les livres dont ils faisaient la critique — et plus encore par leurs voix que par leurs idées. On ne sait plus, aujourd'hui, à quel point la radio a joué un rôle capital dans la formation intellectuelle et sensible de toute une génération. C'était la seule fenêtre ouverte sur le monde des idées, sur la vie de l'esprit, en dehors des livres. Ce n'est pas du tout à la télévision, que ça se passait, mais à la radio, qui m'a toujours paru un média extraordinaire, et extraordinairement fécond, très favorable à l'imagination et à la création, où l'intelligence a une saveur qu'elle n'a nulle part ailleurs. France-Culture, n'en déplaise à ceux qui aujourd'hui la critiquent un peu facilement, a été l'une des meilleures radios du monde, c'est pourquoi il est si difficile pour nous d'en faire le deuil, malgré son piteux état actuel. L'Atelier de Création radiophonique, par exemple, de René Farabet, le dimanche soir, était une émission absolument merveilleuse, qui m'aura inspiré jusqu'à aujourd'hui. Une grande partie de mon travail vient de là, je dois le noter. 

Anne n'est pas la seule à être sortie de ma vie sans que je sache exactement pourquoi, car, après tout, je ne suis pas certain de l'interprétation que je donne de son silence, même si elle me paraît la plus plausible. Il y a bien des mystères, dans une vie, et le retrait silencieux des amis est une chose parmi les plus incompréhensibles et parfois douloureuses. Je pense à G., qui était mon meilleur ami, à la fin des années 90. Plus jeune que moi, nous étions pourtant très proches, et même intimes. Il avait joué ma musique, qu'il aimait, et nous avions fait de la sonate ensemble. Il est aujourd'hui hautboïste à l'orchestre philharmonique de Strasbourg, et il y a plus de vingt ans que je n'ai pas de nouvelles de lui, alors que nous nous parlions chaque jour ou presque. Que s'est-il passé ? Je suis partagé entre l'envie de savoir et l'envie contraire — ou la peur de savoir. Il était à l'époque fou amoureux d'une très belle Marocaine qu'il devait épouser dans les quelques semaines à venir, et celle là l'a quitté sans un mot ni une explication, alors que tout était prêt pour le mariage, les invitations déjà lancées, etc. Il m'en a beaucoup parlé, il était inconsolable, et puis… plus rien ! Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas, ai-je été indélicat sans le savoir, il ne me semble pas, mais je ne saurai sans doute jamais. Il y a quelques mois, j'avais demandé à une amie qui habite Strasbourg de lui faire passer une lettre que j'avais envie de lui écrire, pour enfin savoir. Et je me suis dégonflé… Ce n'est quand-même pas parce que nous avions eu une liaison, Sarah et moi, Sarah qui était sa petite amie, bien avant ? Je ne peux pas le croire. Il m'avait assuré en être tout à fait détaché, mais dit-on jamais toute la vérité, en ces affaires là ? Quoi qu'il en soit, la brouille n'aurait pas duré autant, c'est ridicule ! C'est comme cette tête de lard de Lafourcade, qui du jour au lendemain ne m'a plus adressé la parole et m'a même bloqué sur les réseaux sociaux alors que nous nous entendions très bien, à l'époque où il m'a sollicité pour écrire le livre d'entretiens qui s'intitule Conversations avec Jérôme Vallet (titre idiot, comme me l'a fait remarquer justement Renaud Camus). Jamais eu la moindre explication… Moi, en tout cas, je ne suis pas du tout fâché avec lui, je l'estime beaucoup et je lui trouve bien du talent. Est-ce parce que je n'ai pas lu tous les livres de lui qu'il m'a envoyés ? Est-ce parce qu'un jour je lui ai demandé si le texte qu'il venait de me faire lire était une pure fiction ou bien un récit, et qu'il avait semblé heurté de cette question, comme si le fait de pouvoir imaginer qu'il avait inventé ce qu'il racontait était une offense ? Il me semble, très au contraire, pour moi qui n'ai aucune imagination, que le fait de décrire une scène de manière réaliste et convaincante est une preuve de talent littéraire, mais après tout je ne suis pas lui. Mais même en admettant que ma question puisse être maladroite, ce que je ne crois pas, était-ce une raison suffisante pour réagir aussi brutalement, et surtout, sans donner d'explication ? Non, il doit y avoir autre chose que je n'ai pas vu. Ça restera sans doute un mystère… J'ai appris il y a peu qu'il avait écrit un livre de correspondance avec Patrice Jean, Les Mauvais Fils. Il me parlait déjà à l'époque où nous correspondions de ce dialogue et de son admiration pour Jean. Sans doute a-t-il trouvé meilleur interlocuteur que moi, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis presque certain que c'est un excellent livre, sans en avoir lu une ligne. Je les ai entendus tous les deux, il y a quelques semaines, et j'ai trouvé l'émission passionnante. Je dois avouer même que j'ai trouvé Lafourcade bien meilleur que Patrice Jean, plus original, plus fin, plus libre. C'est lui, que Finkielkraut devrait inviter, et non pas tous ces médiocres qui défilent chez lui très souvent. Mais bon, mon avis, hein…

J'aimais beaucoup Anne, et elle restée fichée en moi, apparemment, car c'est la personne dont je rêve le plus souvent. Ce sont très souvent des rêves érotiques merveilleux, à la fois doux et très excitants, tendres et surprenants. Je lui suis donc très reconnaissant, malgré cette brouille insensée. Elle ne le saura sans doute jamais. Je me rappelle tout à coup, chose que j'avais complètement oubliée, que j'avais dans le temps composé un petit trio pour son ensemble de fûtes à bec baroque, qui s'intitulait « L'Éveil (d'une jeune fille) ». Comme j'aurais aimé la voir s'éveiller le matin, chose que j'ai ratée à cause de ma bêtise, en cette époque où je croyais que dormir près d'une femme était la chose à ne surtout pas faire. J'ai appris depuis à quel point je me trompais. Une des dernières fois que nous nous sommes téléphonés, je me rappelle qu'elle m'a posé cette question : « Tu es toujours ami avec Renaud Camus ? » Je n'avais pourtant jamais prétendu être « ami » avec Renaud Camus, mais si la question signifiait comme je l'ai entendue « est-ce que tu l'admires toujours, malgré ses positions politiques », ma réponse, qui fut positive, était tout à fait justifiée. Sans doute, au moment où elle m'a posé cette question, ne l'avait-elle toujours pas lu, j'en mettrais ma main au feu. Malgré cela, elle avait une idée sur la question, idée qu'il lui aurait été insupportable de remettre en cause, ou de seulement examiner. Comme c'est triste… J'écris cela sans me faire d'illusions sur moi-même, car je suis persuadé que je suis capable moi aussi de refuser de changer d'avis à propos d'une certitude que je crois me constituer alors qu'elle ne repose sur rien. 

Pris par une soudaine curiosité, je suis allé fouiller dans mes vieux mails, et j'ai retrouvé mes échanges avec Lafourcade. Que de surprises ! Il était très élogieux et très gentil avec moi, à sa manière un peu rude. Quel drôle de garçon, tout de même… Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me demande bien comment ça se serait passé. Je trouve qu'il ressemble beaucoup à Sitting Bull.

Lazar Berman admirait Michelangeli et Sofronitski. Christine s'était mise nue dans les forêts glacées qui entouraient Planay, en émergeant sans prévenir de son manteau de fourrure. Inouï nous attendait au chaud. On buvait du cognac. Elle avait posé à poil allongée sur le piano. J'écoute Schumann, dont j'avais travaillé là-bas avec Marie-Pierre L'Amour et la vie d'une femme. Je faisais un délicieux gâteau au chocolat. Carlos était venu nous faire travailler, Marie-Pierre et moi, et Alicia nous avait rejoints. Il s'en est passé, des choses, dans cette maison qu'avait habitée avant moi Arthur et sa femme Françoise, et leurs amis de la bande à Reiser. La belle Barbara King était venue de Paris, soi-disant pour accorder mon piano. C'est à elle que je dois une des plus grosses crises de jalousie que m'avait faites Christine, qui avait découpé aux ciseaux ma veste préférée et en avait fait un tas au beau milieu de salon, avec l'arme du crime bien en évidence, dans l'appartement de la rue Joseph de Maistre. Sa voix me manque. Ses mains aussi. J'ai appris il y a peu que Schumann mettait des petites croix dans son journal intime, chaque fois qu'ils faisaient l'amour, Clara et lui. J'en connais un autre, qui fait ça. « Je souffre beaucoup pour lui, et à cause de lui, mais chaque douleur lance dans mon cœur une nouvelle étincelle d'amour. » J'essaie d'étendre la main jusqu'au tréfonds de tout ce qui m'a quitté. 

dimanche 5 janvier 2025

Énigmes

 

Parmi la masse considérable des égocentrismes de toute sorte, il y en a un qui m'est particulièrement odieux, c'est celui qui consiste à ne pas savoir deviner (et mesurer) l'affreux désespoir de qui choisit de mettre fin à ses jours. À chaque suicide, c'est la même rengaine, bien rodée : Le chagrin des proches et de ceux qui restent. Le traumatisme qui leur est infligé. Leur vie gâchée. L'égoïsme du suicidé. Son inconscience. Sa lâcheté. 

Merde ! Quelle obscénité ! Mais qu'ils aillent au diable, ces traumatisés pensant bien qui ont toujours assez de courage pour cracher sur le défunt et suffisamment d'indécence pour s'attribuer le beau rôle alors que le corps du supplicié est encore tiède. Oui, du supplicié ! Car c'est bien d'un supplice, qu'il s'agit.

Ceux qui n'ont jamais sérieusement envisagé le suicide (je ne parle pas ici de ceux qui jouent un temps avec cette idée) ne s'imaginent pas, n'imagineront jamais la souffrance inouïe qu'il faut traverser pour en arriver à cette extrémité. Le désespoir n'est pas seulement un mot, c'est une chose qui a la densité et la masse formidable d'une montagne. Une chose énorme, glacée et tentaculaire qui voile tout le ciel, qui asphyxie, qui étouffe et paralyse. 

Au nom de quoi le suicidé devrait-il se sacrifier deux fois ? Deux fois, s'il renonce au suicide eu égard à la souffrance de ceux-qui-restent, oui, car alors il est prisonnier de sa douleur, de sa douleur redoublée. Il ne doit pas en parler, il ne doit pas faire souffrir les autres, il doit endurer son calvaire sans déranger, et il n'aurait même pas le droit de se soulager d'un geste définitif ? Au nom de quoi ? Ceux qui vont le pleurer auront le droit de commencer par le maudire — je peux même arriver à les comprendre ! C'est efficace, de leur point de vue : cette sainte colère apporte du crédit à leur chagrin, qui n'en sera que mieux reconnu, plus inquestionnable. Ils n'en seront donc que plus admirés : les vivants ont tous les droits, on le sait bien, et les morts ne peuvent pas se défendre. On accusera le suicidé de dramatisme, au minimum. D'égoïsme, bien sûr. Il s'écoutait trop ! Il n'a pas pensé à nous. Il n'a pas eu le courage de vivre. C'est un lâche. Ce mouvement, très courant, me paraît doublement ignoble. Ils savent bien, au fond d'eux, qu'ils n'ont pas su, qu'ils n'ont pas vu, qu'il n'ont pas osé, qu'ils n'ont, le plus souvent, même pas tenté de trouver les mots qui auraient pu — peut-être… du moins cela valait-il le coup d'essayer — aider, apaiser, soigner, réconforter, accompagner, sans se justifier trop facilement de la solitude existentielle inhérente à la nature humaine. Partager ne serait-ce qu'une heure la douleur effroyable de celui qui se confie imprudemment à l'ami. Ils ont peur : c'est comme si le mal était contagieux. Et non seulement il n'est pas question pour eux d'avoir une once de remords, mais encore font-ils porter tout le mal et toute la faute sur le défunt. Comme ils sont courageux, lorsqu'il s'agit de ne pas comprendre la souffrance de l'autre, de la dénigrer, de la tenir pour peu de chose, voire de la ridiculiser. Comme ils s'en tirent bien, au bout du compte, drapés dans leur chagrin moral et révolté ! Les justifications de tous ordres ne leur feront jamais défaut, il n'y a pas à s'en faire pour eux. 

Le supplice de celui qui envisage le suicide est réel. Se tenir au bord de ce précipice, non pas, comme il est dit et répété bêtement, avec complaisance, avec fascination, mais avec horreur et même terreur, voilà ce qu'il lui faut endurer des jours et des jours, dans une absolue solitude, car, oui, sauf cas extrême, à mon avis assez rare, la décision prend du temps, et le chemin qu'elle emprunte est un chemin de croix. Il n'y aucune aide, aucune fraternité à espérer. Quelle que soit la manière dont vous présentez la chose à autrui, elle vous sera reprochée. Le supplice, c'est d'abord et avant tout l'impossibilité, et plus que l'impossibilité réelle, l'interdiction, qui est faite à celui qui souffre, d'expliquer sa souffrance, de la révéler entièrement, sauf à rester dans l'insignifiance et l'acceptable, dans une parole qui ne va pas au cœur du sujet. Qui épargne…

Celui qui emprunte cette voie est le sujet d'une torture d'un genre inédit. En effet, il passe son temps à peser le pour et le contre de cet acte irréversible qui, il n'a aucun doute à ce sujet, va donner à toute sa vie un sens autre que celui qu'elle avait eu jusqu'alors. La désagréable surprise du désespéré sursitaire est qu'il y a autant de raisons de passer à l'acte que de ne pas le faire. Si la balance penchait d'un côté ou de l'autre, les choses seraient simples. D'où le fait qu'il faille compter en définitive sur une pulsion subite qui fasse taire ces interminables et vaines réflexions. Il doit se jeter au feu, sans savoir, sur un coup de tête, sur un coup de dé ou de folie… La fenêtre temporelle durant laquelle on passe de la décision aux actes, voilà ce qu'il faudrait décrire en détail, mais le courage me manque, ici… 

La mort est inéluctable, dans tous les cas, mais si vous décidez par vous-mêmes du jour et de l'heure, hors du cas exceptionnel d'une maladie incurable, vous vous placez de fait hors de la modestie humaine et de la décence commune. Votre acte, quelles qu'en soient les motivations, prendra toujours pour ceux qui vous survivent le visage hideux d'une provocation et d'une brutalité injustifiable. Vos motifs n'ont aucun poids, vous n'avez aucune chance d'être entendus ; il faut en être bien conscient. Tout ce vous pourrez avancer sera balayé d'un revers de morale — a priori ou a posteriori —, cette morale qui a le nombre pour elle. 

« On dit d'un homme qu'il se suicide quand, sous l'influence d'une douleur psychique ou sous l'oppression de souffrances insupportables il se tire une balle dans la tête ; mais pour ceux qui laissent libre cours aux passions pitoyables qui leur dessèchent l'âme, aux jours sacrés du printemps et de la jeunesse, il n'y a pas de nom dans la langue des hommes. La balle est suivie par le repos de la tombe, la jeunesse perdue est suivie par des années de douleur et de souvenirs torturants. Qui a profané son printemps comprend l'état dans lequel se trouve mon âme. Je ne suis pas encore vieux, je n'ai pas de cheveux blancs mais je ne vis plus. Les psychiatres racontent qu'un soldat blessé à Waterloo était devenu fou et que, par la suite, il affirmait à tout le monde, et y croyait lui même, qu'il avait été tué à Waterloo, mais que ce qu'on prenait en ce moment pour lui, ce n'était que son ombre, le reflet de ce "lui" passé. Ce que je vis en ce moment, c'est quelque chose qui ressemble à cette demi-mort... » La demi-mort des vivants, voilà ce dont il faudrait avoir le courage de parler, car c'est elle, bien souvent, qui pousse les sensibles au suicide. « Hamlet : Combien de temps faut-il pour qu'un corps se décompose après l'enterrement ? — Le fossoyeur : Les gens de cette époque se décomposent avant même de mourir... »

Dialogue de sourds avec Vincent autour de cette question. J'avais renoncé à lui parler, mais il est gentiment revenu à la charge, et je n'ai pas eu le courage de me taire plus longtemps. Il m'écrit que c'est Schopenhauer qui dit la chose la plus juste sur le suicide, à savoir que c'est la forme paroxystique et paradoxale du désir de vivre, et que ce désir n’est jamais aussi fort que chez le suicidaire. C'est une évidence, mais ce n'est pas la question. C'est bien le désir de vivre qui nous pousse en effet à vouloir mourir, contrairement à ce que croient tous les imbéciles qui parlent avec légèreté et une immonde facilité d'une morbidité ou d'une pulsion de mort. Le désir de vivre qui ne parvient pas à supporter la limite, la terrifiante limite, ou ce qui revient peut-être au même, l'atroce égoïsme (la surdité humaine) qu'il faut endurer cinquante-et-une semaines sur cinquante-deux, durant toute une vie. Depuis que j'ai quatorze ans, je crois bien, je n'ai pas varié sur ce point, j'en ai encore des souvenirs brûlants. Ils n'entendent pas. C'est bien la Surdité, le pire de l'aventure humaine. Ce ne peut pas être un hasard si j'ai choisi la musique. Un art qui développe autant qu'il est possible l'écoute et l'entendement (qui sont inséparables, au bout du compte) me semblait le comble non pas du désirable, ni même du souhaitable, mais seulement de l'indispensable. Il fallait avancer sur ce chemin ou disparaître. C'est en tout cas comme ça que les choses se présentaient à moi quand je n'étais encore pas en mesure de le formuler. Mes pauvres parents en ont entendu, de ces reproches que sans doute ils ne pouvaient pas comprendre et qu'aujourd'hui je me reproche amèrement !

Je suis passé de la douleur au travail (et l'on sait que ces deux mots sont intimement liés, dans notre langue) avec une sorte de soulagement étonné, et avec gratitude. C'est une chose que j'ai déjà souvent racontée, mais il me semble important d'y revenir. Enfant, je n'entendais pas la musique. Elle arrivait sur moi comme une locomotive hurlante qui me fonçait dessus et me broyait le cœur, sans que je comprenne pourquoi. Entendre, c'est déjà comprendre un peu. C'est discerner. C'est s'y retrouver, au moins un peu, dans les mille chemins que la musique ouvre en nous, c'est entrevoir la carte d'un territoire, fût-il inouï, étrange et formidable. Moi je ne comprenais rien. Je n'entendais rien. Mon sens de l'analyse n'existait tout simplement pas. Je ne ressentais rien d'autre que cette douleur qui me submergeait d'un seul coup, sans significations ni explications. C'était trop. Toujours trop. C'est le travail qui m'a sauvé — un peu — de la douleur. C'est avec les partitions, le texte écrit, noté, et surtout la répétition (à tous les sens du terme) que je suis parvenu, avec le temps, à me décoller quelque peu, jamais tout à fait, de cette étreinte mortelle qui m'étouffait quand j'avais dix ou douze ans. Oh, il y avait de la joie, bien sûr, et comment ! Mais cette joie était en quelque sorte seconde, elle était liée aux circonstances, aux présences, aux voix humaines et aux affects qui se mélangeaient à la musique de manière inextricable. Mais dès que je me retrouvais seul avec elle, par goût ou par curiosité, ou par inconscience, les mâchoires de cette chose innommable me broyaient le cœur et me terrifiaient. C'est de ne pas comprendre, c'est d'avaler cette potion sans mode d'emploi, qui remuait en moi ces puissances effrayantes ; ses effets sur moi me paraissant totalement démesurés en regard de mes forces. À force de travailler mon instrument (comme on dit), et surtout les œuvres, j'ai moins souffert. Ce travail et cette répétition inlassables ont mis une distance entre la musique et moi. Entre elle et moi, il y avait désormais quelque chose qui rendait la musique supportable. Je me suis cru sauvé. 

Il me faut raconter quelque chose qui m'a beaucoup marqué. À l'époque de mon adolescence, j'aimais beaucoup farfouiller dans le galetas de la maison qui était une véritable caverne d'Ali-Baba. Cette après-midi là, j'ai déniché la partition de Parsifal, de Wagner, dans sa réduction pour piano et voix, publiée par les éditions Schirmer, de New-York, un beau volume relié vert sombre. Je suis descendu au rez-de-chaussée et j'ai posé la musique sur le piano. Je connaissais très mal Wagner et j'en avais même un peu peur, car j'avais le souvenir de mon père, enfermé dans sa chambre, écoutant la Tétralogie ou Tristan à la radio en direct de Bayreuth, en été. Cette musique qui passait trop facilement la cloison ne me disait rien qui vaille. Elle était soit violente, soit totalement incompréhensible et rébarbative. Ni abstraite ni romantique, ni moderne ni classique, seulement radicalement étrangère et antipathique… Je ne savais absolument pas par quel bout prendre cette chose qui signifiait avant tout pour moi la solitude effrayante de mon père, l'espèce d'incommunicabilité sacrée qu'il avait dressée entre lui et nous comme un rempart infranchissable. La musique qu'il écoutait était enfermée en elle-même (et dans la chambre), mais elle nous atteignait pourtant avec une violence inouïe, peut-être justement parce qu'elle ne nous était pas destinée. C'est comme si mon père nous avait dit, sans un mot : « Vous ne comprendrez jamais. » J'ai donc ouvert la partition et j'ai commencé à déchiffrer. « Sehr langsam »… Les cinq premières mesures me stupéfièrent. Il y avait là très peu de notes, une vingtaine, à l'unisson, dans un ambitus réduit, allant du piano au forte et revenant au piano, et au pianissimo, en la bémol, dans un dénuement absolu, dans une lenteur inhumaine. J'ai rejoué plusieurs fois ces quelques mesures, avant de pouvoir continuer. Je n'avais jamais entendu rien de tel. J'étais à la fois exalté et terrifié. Il est presque impossible de battre la pulsation à la noire (écoutez ça dans la version de James Levine avec le MET !). Ce genre de tempo me fait penser à la musique indienne. Eux seuls sont capables de se mouvoir sans difficultés dans de telles lenteurs, sans même devoir subdiviser le temps. Bien entendu, ce n'était pas seulement une question de tempo. C'était avant tout une question de solitude. Ici, je pense à une phrase de Renaud Camus que j'aime particulièrement : « Je suis sorti de moi par l'oeil, le souffle et la virgule. » C'est bien d'une sortie de soi qu'il s'agit. Ces quelques notes (« sehr ausdrucksvoll ») si simples, trop simples, nous décollent de nous-mêmes et du monde avec une puissance invraisemblable et souveraine. C'est de la magie noire. On est au bord du gouffre et l'on doit sauter, sans savoir ce qu'on va rencontrer dans l'interminable vol plané qui s'annonce : Accepter de tomber dans l'Inconnaissable. Ces aplats de couleur inouïs, je les jouais à genoux, avec une appréhension et une fascination que je crois n'avoir jamais retrouvées ailleurs. À ce tempo-là, le cœur s'arrête de battre. Il faut trouver ailleurs la force de poursuivre. On est au-delà du souffle, dans un monde qui semble impossible. Le mot « désolé » vient à l'esprit mais semble encore trop timoré. Il n'y a pas d'air sur cette planète où l'on se surprend tout de même à faire quelques pas hésitants en compagnie du Néant. Jamais sans doute dans toute la musique ne m'est apparue avec tant d'évidence la raison d'être essentielle de l'alliage qui fonde l'orchestre symphonique : les cordes et les vents. Le souffle est au départ de toute musique, bien sûr, mais il a besoin du secours des cordes pour se prolonger à l'infini grâce à l'archet, arc tendu entre deux précipices de silence. La corde vocale se prolonge avec la corde en boyau qui ouvre d'autres espaces et permet d'autres dimensions. Wagner a entendu l'inécoutable et l'a rendu possible. Le souffle et la virgule… L'air qui manque. Le monde qui disparaît. Autre chose se dévoile, mais quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette question. Pas de réponse avec des mots, en tout cas. 

J'ai parlé de « déchiffrer », mais ce mot est impropre, car il suppose qu'on va être capable de traduire ce qu'on lit, même mal. Je n'ai pas compris cette musique ; pas du tout. Elle est entrée en moi et s'est fait une place insignifiante, qui ne signifie rien, et elle continue aujourd'hui encore à se taire obstinément, à se murer dans un splendide isolement qui me ramène invinciblement au père enfermé dans sa chambre. C'est un lieu imprenable dans l'être qui surgit et s'impose. Je me demande bien qui sont ces compositeurs qui sont capables de nous percer la couenne en un seul coup de sonde ! D'où sortent-ils ? Pourquoi parlent-ils cette langue ? Qui les a persuadés que quelques humains pourraient peut-être les entendre ? Ont-ils été utiles ? Malfaisants ? Inhumains ? Fous ? Je ne sais pas répondre à ces questions. Je constate seulement que le monde qu'ils ont ouverts sous nos pas semble exister quelque part dans l'indescriptible. Sortir de soi… Le peut-on sans mourir ? On peut au moins en avoir une idée, et c'est déjà beaucoup. Il y a des musiques qui nous font tomber de nous-mêmes, voilà tout. On ne s'en relève jamais complètement. Il faut jouer le jeu

Ceux qui ne craignent pas la mort me font rire comme les enfants qui affirment pour se rassurer que les fantômes n'existent pas. En réalité, on sait bien que c'est la peur qui les anime. Si jamais ils l'admettaient, cette pensée les tuerait plus sûrement que l'accident ou la vieillesse. La terreur rend arrogant, ou idiot. J'écoutais l'autre jour le comédien Pierre Arditi faire le faraud en déclarant que « la mort l'emmerdait », mais qu'elle ne lui faisait pas peur. J'ai eu pitié de lui. Quel manque d'imagination ! On a toujours la sensation que ceux qui émettent ce type de sentences ont à leur disposition une ou deux hypothèses tout au plus, refourguées par l'habitude et la rumeur, et qu'ils ont l'impression d'avoir fait le tour de la question, cocasses coqs sur leur tas de fumier. Quelle misère, tout de même ! Cela devrait leur interdire à jamais de prononcer le mot « mystère » sans recevoir un coup sur le derrière. Ils insultent la vie et son insondable complexité. Ils sont devenus foule. Je suis persuadé qu'un arbre a plus de jugeotte et plus de rêves. 

Si l'art a un sens, je n'ose parler d'utilité, c'est d'amplifier la dimension de la mort qui nous habite, qui nourrit et enrichit la vitalité. Peu importe qu'on ait besoin ou non de la religion, pour cela, même si elle a indéniablement ajouté au sens. « Ta lettre, d’un désespoir si total, traduit si bien l’état où j’ai l’habitude de vivre que j’aurais pu l’écrire moi-même. Je crois, franchement, que le suicide est l’unique solution. Et si je ne me tue pas, c’est que, une fois en possession d’une telle certitude, le fait de continuer de “persévérer dans l’être” (!) acquiert une dimension nouvelle, inattendue : celle d’un paradoxe constant, d’une provocation, si tu veux. Je suis, comme toi, tout étonné d’avoir pu traîner si longtemps, et, comme toi aussi, je ne sais quoi répondre aux gens qui me demandent ce que je fais. Car je ne fais rien, c’est la stricte vérité. Je ne fais rien, et je ne peux rien faire. Avec beaucoup de peine, j’ai réussi à écrire quelques petits livres. À quoi bon en écrire d’autres ? À quoi bon les avoir écrits ? J’ai perdu le goût d’énormément de choses mais je n’ai pas encore perdu celui de la lecture. C’est là une défaillance de ma part, car cela suppose un reste de naïveté, voire d’enfantillage. Je continue à me… cultiver, mais je me tiens à l’écart, en dehors de la “littérature” et de presque tout. Si j’étais né en un autre temps, je serais allé dans le désert ou au couvent. Aujourd’hui, je dois me contenter de mon propre vide. »

C'est Emil Cioran qui écrit cela à son ami Arşavir Acterian. Persévérer dans l'être, une provocation… Une fois passée la surprise, et elle passe très vite, on doit convenir que Cioran n'a pas tort. Si rester en vie ne se fait pas pour les autres, cela se fait contre les autres. Et contre soi-même. Le suicide est l'unique solution de qui aurait voulu vivre pleinement, de celui qui refuse de se contenter des miettes que laissent tomber les survivants au désespoir. Même les couvents sont trop bruyants et adaptés au siècle, repeints de platitudes, même eux n'osent pas, n'osent plus se confronter à leur véritable raison d'être, le retrait. Alors on a envie de provoquer une dernière fois. C'est absurde ? Je le crois aussi. Mais faute de gloire et du courage qui fait autorité parmi les heureux très vivaces, on a raison de vouloir se fondre dans le vide avant que celui-ci ne nous gobe sans prévenir. Il n'a déjà que trop fait pressentir sa présence envahissante en nous. Pourtant, même cette posture cioranesque est encore trop pour nous. Il a plus de certitudes que je n'en ai, je le vois bien. Et puis il a la chance d'avoir encore le goût de se cultiver. S'il ne sait pas quoi répondre à ceux qui lui demandent ce qu'il fait, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui me demandent comment je vais. On ne fait rien, on ne va pas, nulle part, et l'on ne doit pas en parler, soit qu'on ennuie, soit qu'on radote. 

Je ne sais pas penser sans radoter, sans reprendre et reprendre encore (c'est ce que je suis en train de faire ici), inlassablement (parfois avec découragement, je l'avoue), les mêmes thèmes et les mêmes sujets, essayer de les poursuivre, de les mener un peu plus loin chaque fois, jusqu'au prochain embranchement qui pourrait se révéler être une impasse et me conduire à revenir sur mes pas, bredouille. Et bredouiller, ça me connaît ! Mon frère aîné se moquait de nous, les paysans savoyards auxquels il m'assimilait, lui, le Parisien de longue date, en nous traitant dédaigneusement de « ruminants » bas de plafond (« le manque d'iode », paraît-il !). Et en effet, d'aussi loin que je me souvienne, les vaches ont toujours été des confidentes attentives et des modèles précieux, des compagnes fidèles et surtout patientes. Inlassables, elles étaient, ouvrant sur nous leurs bons yeux si doux que jamais il ne me serait venu à l'idée de mépriser, tout en mastiquant la nourriture à laquelle nous ne prêtions nulle attention, alors que nous piétinions l'assiette de nos hôtes. 

Les bredouillants sont les cousins germains des ruminants. La parole ne sort jamais d'eux du premier coup, tout armée, précise et tranquille. Elle n'affirme que pour bien vite atténuer ou regretter ses allégations, perdant toute assurance au moment de conclure. Elle se reprend, elle s'y reprend à plusieurs fois, elle a besoin de s'essayer, de se tromper, de parsemer ses phrases de points de suspension, et, souvent, de les laisser affaissées et agenouillées devant un vide désolant qui incite au ricanement. Les bredouillants ne caracolent pas de paragraphe en paragraphe. Ils s'excusent d'avancer ce qu'ils avancent, et même de parfois mettre un point final à leurs propositions, ce qui leur paraît toujours risqué et présomptueux, et légèrement ridicule. Il y a du silence en eux, beaucoup de silence qui s'est accumulé au long des années, qui a grossi et s'est épaissi sous le regard acéré des interlocuteurs et des écouteurs, dont l'écoute et les silences trop éloquents ont fiché dans la parole du bredouillant des pointes acides qui fissurent ses thèses et rendent ses affirmations dérisoires. Alors, parfois, il en rajoute, et il affirme durement ce qu'il croit devoir penser, pour se libérer un instant de cette douloureuse crise de doute. 

Cela aussi, je l'ai écrit à maintes reprises, mais les seuls textes de moi qu'il m'arrive d'aimer, longtemps après les avoir écrits, sont ceux que je ne comprends pas, que j'ai écrits sans savoir de quoi je parlais, ce qui me menait par le bout du sens. Par exemple ceci : 

Se heurter enfin à soi-même, c'est ça ? Maudites phrases qui ne servent à rien ! Quand on laisse échapper le secret, ce n'est pas par la bouche qu'il s'échappe. Sur le ring, où chaque parole espérée nous brise le nez et les côtes, il faut respirer autrement, quand l'air manque, quand surgit en nous la seule question qui précède l'être (ou le suit) : « À quoi bon ? »

Du sang dans la bouche, seule nourriture du vaincu qui ne sait pas encore qu'il n'est pas, qui n'en finit pas de se séparer de lui-même, celui-là qui mâchonne ce qu'il prend pour son histoire, car il voudrait tout de même avoir été – et ce sang justement est la seule preuve dont il dispose.

Tu croyais être ? Tu viens trop tôt, ou trop tard. Tu t'es fourvoyé, tu as cru tes yeux, tes sens, tu as pris des bruits pour des paroles et des paroles pour de l'amour. Et tu t'es cru autorisé, surtout, à parler, à expliquer, à justifier, à commenter le vide de ton existence. Tu as fait des gestes, tu as produit des sons, tu as même tracé des lignes et des phrases sur le blanc tendre de chairs fugitives et follement aimées. Folie que tout cela. Excès. Bêtise. Lourdeur. Illusion. Passion…

… que j'avais intitulé : « De la douleur du dialogue ». N'était ce titre, qui me rappelle à l'ordre, je resterais sans doute muet sur ces quelques phrases déjà anciennes qui ressurgissent aujourd'hui presque par hasard. Il arrive en effet qu'on écrive dans un état second (je ne me drogue pas, ni ne bois) et ces moments sont les seuls qui vaillent, mais je ne pourrai jamais vous en convaincre, évidemment. Quand je sais à l'avance ce que je veux dire, je m'ennuie. J'ai honte. Expliquer, démontrer, vouloir convaincre, c'est la plaie de l'écriture, une plaie qui sent mauvais. Je ne peux malheureusement pas m'en passer, alors que je sais que cela ne sert à rien. Mais voilà que je tombe sur ces quelques phrases de Virginia Woolf, qui elle aussi cherche à convaincre : « Quoi qu’il advienne, reste en vie. Ne meurs pas avant d’avoir vraiment vécu. Ne te perds pas en chemin, ne laisse pas l’espoir s’éteindre, ne détourne pas ton regard de l’horizon. Reste en vie, pleinement, intensément, avec chaque parcelle de ton être, chaque fibre de ta peau, chaque souffle de ton âme. Reste en vie. Apprends, découvre, contemple. Lis, écris, rêve, imagine. Construis des ponts, invente des mondes, crée des merveilles. Laisse ta voix porter des mots, des pensées, des promesses. Reste en vie, en toi et au-delà de toi. Laisse le monde t’emplir de ses couleurs, de sa lumière, de sa paix. Imprègne-toi de ses nuances, accroche-toi à ses instants d’espoir. Reste en vie, pour la joie, pour les instants précieux qui illuminent le temps. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule chose que tu ne dois jamais gaspiller, et c’est la vie elle-même. » Franchement, je ne sais pas si c'est une question de traduction, mais je trouve ça assez mauvais. Rester en vie, très bien, parfait. Je comprends que cela puisse être une aspiration, je ne méprise pas cela du tout, et même, souvent, je me dis qu'une des raisons de rester en vie est la curiosité : comment tout cela va-t-il finir, comment les emmerdements vont finir par avoir notre peau, ou au contraire disparaître comme par enchantement, jusqu'où suis-je capable aller très concrètement dans le dénuement, baiserais-je encore une fois, quelle va être la fin de ce pays qui était le mien, quel sort sera réservé à ce criminel de Bill Gates, le lamentable sera-t-il préféré au tragique par le destin, le rire et les larmes sont-ils miscibles dans l'Histoire ? Ce ne sont pas les questions qui manquent, quand on est curieux ou qu'on a encore un peu le sens de l'humour. Rester en vie… Quel programme ! On balance entre le fou-rire nerveux et le mépris, mais le mépris n'est pas vraiment dans nos moyens. D'un côté on est pressé d'en finir, et d'un autre côté une inexplicable et ridicule espérance continue de nous tenailler quoi qu'on dise. J'ai toujours été un indécis. C'est sans doute à cause de ça que je suis encore en vie et contre tous. Radoteur et indécis. Je ne suis pas de la race des gagnants, c'est sûr. 

Ne meurs pas avant d'avoir vraiment vécu ? Tout est là, bien sûr, car être en vie, c'est toujours au futur, qu'on l'imagine. Mais enfin, on n'est pas non plus complètement idiot, et l'on se souvient. On se rappelle que jamais ce ne fut le cas hormis les moments perdus à jamais, oubliés, niés, presque. Supprimés de notre conscience. Barrés, caviardés. Indicibles. La vraie vie ne laisse aucune trace. Elle s'efface en advenant. C'est beau et désespérant. On a beau chercher des preuves, on ne trouve que des traces dérisoires qui, on le voit bien, ne convaincraient personne. On rejoue les quelques notes du Prélude de Parsifal, pour vérifier une fois de plus qu'on n'y trouve rien que le Temps à l'état pur, qu'on ne sait rien en dire, que cette musique nous enferme en nous-même, comme si l'on descendait dans les profondeurs de notre biologie, au sein de nos cellules dont l'intelligence et le mode d'emploi nous échappera toujours. Partout, la vie bat sans avoir besoin de s'expliquer, sans se soucier de nos théories branlantes et prétentieuses. 

« Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement. C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos. » Mais justement ! Le cosmos est en nous. On ne peut pas lui échapper. La vie limitée est une vue de l'esprit, un repos mental qu'on s'octroie dans la longue marche qui n'a pas de fin. J'ai toujours vécu plus de ce que la nuit m'apportait, et chaque jour, elle gagne un peu sur la clarté. Je regarde autour de moi et je ne vois que des reflets qui s'estompent les uns après les autres. Ils nous attirent, bien sûr, mais ils sont décevants et insaisissables alors qu'on les voudrait consolants. On voudrait les serrer dans nos bras, et l'on ne serre que l'absence et le terrifiant infini. Personne ne sait vivre au présent, et c'est avec ce handicap fondamental qu'on doit persévérer dans l'être, comme si le but était seulement de gagner quelques jours ou quelques minutes de sursis, privé de dialogue et d'amour. (J'ai hésité à écrire ce dernier mot : je n'aime pas me sentir ridicule, mais j'aime encore moins mentir.) J'ai cru un temps que ma seule ambition véritable était d'écrire sur ce qu'on nomme l'amour mais plus je me suis approché de la chose plus elle m'a fui en riant. J'ai voulu alors écrire sur le désir, qui me semblait moins ambitieux, plus amusant, aussi, sujet à plus d'anecdotes savoureuses, mais là encore j'ai dû en rabattre : même lui ne se laissait pas approcher si facilement que je l'avais cru. J'avais pourtant l'impression d'avoir fait mes classes, toute ma vie, du côté de l'érotisme et des interactions entre les corps, discipline qui m'a passionné autant que la musique, à tel point qu'il m'est souvent arrivé de les confondre. À part mieux savoir que je ne sais pas, je ne vois décidément aucun progrès. La défaite est invincible, du côté de chez La Fuly. Très visible, en revanche. Éclatante. On devrait me donner un prix, pour ça. Le prix du Radotage inutile et ennuyeux. On a le droit de rêver, non ? 

Alors j'en reviens piteusement à mes premières amours, et je me noie sans remords dans la musique de Schumann et dans l'errance sans fin de ce qui n'a pas de mots ; j'essaie de ne pas penser et je m'en remets au Stilnox, à la nuit indescriptible et indifférente qui noie mon cerveau. Est-ce une forme de suicide lent, socialement acceptable ? Sans doute. Avoir la paix avec ses semblables très dissemblables n'a pas de prix, quand on ne dispose pas de quoi les amadouer ou les séduire. 

Le 30 novembre 1974, la télévision française était en grève. Une loi l'obligeait cependant à diffuser un programme unique, et celui qui fut choisi ce jour-là était le premier film que Bruno Monsaingeon avait réalisé avec Glenn Gould, sans doute la seule chose que personne n'avait envie de voir. Tous les Français qui voulaient regarder la télévision le 30 novembre 1974 ont dû contempler bien malgré eux cet énergumène canadien sorti de nulle part qui jouait les Maitres chanteurs de Wagner en marmonnant et en parlant de sa chaise déglinguée comme d'un membre de sa famille. Je n'ai pas vu ça, alors. J'avais autre chose à faire que de regarder la télévision, en ce temps-là. Le jazz, l'improvisation et les filles constituaient l'essentiel de mes journées et de mes nuits. Mais c'est à la télévision, sept ans ans plus tard, que je découvrirai par hasard celui qui deviendra un pôle nord et un maître fondamental d'une richesse prodigieuse. Et puis un peu plus tard, il y eut le « I do not like myself », de Richter, face à la caméra, sans une once de plaisanterie ou d'ironie. Ce visage inoubliable du vieux Richter qui avait perdu toute illusion, qui semblait porter en lui toute la musique de Schubert sans même avoir besoin de la jouer. Tout le contraire d'un clown ou d'un de ces représentants de commerce pressés qui arpentent depuis lors les scènes musicales du monde entier, tout le contraire d'un imbécile, dirais-je pour faire court. Les grands musiciens sont tous de grands penseurs. Seulement, ils ne pensent pas avec les armes dont on a l'habitude, et ils acceptent les malentendus qui les précédent et les suivent sans se plaindre : ce sont des énigmes vivantes. Que celui qui entend entende… Pour le reste, ce n'est pas de leur ressort. Il y en eut d'autres, bien sûr, bien d'autres, mais ce visage-là restera gravé en moi jusqu'à la fin, qui osait révéler sans pudeur et sans aucune ostentation qu'il ne s'aimait pas. Comme on se sent proche d'un tel être, si d'aventure on ose l'avouer sans mourir de honte… (Je peux radoter tranquillement, et terminer sur une phrase entre parenthèses, en écoutant l'andante sostenuto de la sonate en si bémol majeur, puisque personne ne m'entend.) Mon propre sentier disparaît dans la brume.

vendredi 10 février 2023

Je n'ai pas les yeux bleus

J'ai vu de très grands lamas, j'ai vu des ânes, j'ai vu des chevaux, et j'ai vu passer le train. J'ai vu des hommes travailler dans des champs, sans savoir ce qu'ils faisaient. J'ai vu de belles maisons, j'ai vu des autos et des camions passer sur la voie rapide, en contrebas. J'ai vu des bois et des ruisseaux, j'ai vu des ruines et des cabanes délabrées. J'ai rencontré un homme et son chien à qui j'ai demandé mon chemin. J'étais avec Schubert. Il faisait beau. Je transpirais, malgré le froid, car je marchais d'un bon pas. La route montait, puis descendait, puis montait à nouveau. J'étais seul. J'ai ramassé un bâton que j'ai rapporté à la maison. L'hiver n'est pas terminé. Je n'ai pas les yeux bleus. 

dimanche 29 janvier 2023

Déserts (D. 956)


L'homme n'a pas le choix, il regarde le paysage par la fenêtre du train en marche. Il doit savoir. Il doit savoir ce qui l'environne, il doit savoir où il va, il doit connaître les paysages qu'il traverse. Même s'il ne voit qu'une nature uniforme recouverte de neige, même si ce qu'il voit n'est qu'une partition muette dont il ne comprend pas les indications, dont les signes parlent une langue qui lui est étrangère, il n'a pas le choix, il doit interpréter ce qu'il voit. Il doit savoir mais il doit aussi et peut-être surtout faire comme s'il savait, comme s'il comprenait ce qui lui est dit. Il ne peut pas être un étranger. Il est un étranger (à la nature et à l'humanité) mais il ne peut pas se conduire comme un étranger. Il est assis dans un compartiment chauffé et il voit défiler le paysage. Il regarde et il écoute. Il aime ce qu'il voit. Toute cette désolation, toute cette nature muette lui semble le comble de la beauté. Il est seul dans le compartiment, il ne peut donc pas partager ses sentiments et ses sensations. Son corps réagit à ce qu'il voit, à ce qu'il comprend ou ne comprend pas, il sent le sens qui monte en lui, c'est un fluide impur, un plasma qui charrie des morceaux de nuit et de lumière, des escarpements et des rondeurs, des lettres et des nombres. Tout son être est là, dans ce compartiment de train. Il voudrait dire, il voudrait partager ce qu'il ressent avec un être aimé, mais il sait que si la chose était possible elle s'abolirait dans l'instant. Alors il a la tentation de prendre un cahier et de noter ce qu'il voit mais il ne le fait pas. Il n'a pas confiance. Il veut rester là, avec lui-même et avec le temps. Alors il reste immobile et continue de regarder, de voir et d'entendre et de ne pas comprendre. Tout vient en même temps : la sensation, la frustration, le désir, la solitude, le déchirement, le sentiment d'abandon, la peur, l'obscurité et la beauté, la lumière aveuglante et la tension légère d'un corps qui se sent vivre. Il habite le monde et le monde est désert, en cet instant, désert comme l'intérieur de son être, comme sa pensée muette et avortée. Il est au bord du monde et dans le monde simultanément, dans le crainte et la paix. Le train va toujours. Le paysage défile, avec des variations infimes ou accentuées, avec des absences, aussi, mais avec, toujours, cette linéarité et ce chant calme qui maintient l'homme en vie, à l'intérieur de lui. Sa conscience lui paraît translucide, sans épaisseur, étale, mais il n'est plus celui qu'il était hier, ou même celui qu'il était avant de monter dans ce train, et il ne sait pas si, quand il sera descendu du train, ce qu'il est en train de vivre aura encore une quelconque réalité ; il ne sait même pas s'il en aura le souvenir. Il se dit qu'il est possible que ce qu'il est en train d'éprouver n'existe que dans le temps de son être présent, à l'intérieur du train en mouvement. C'est effrayant — et très doux. Les voyages en train sont ce qu'il préfère, et de loin. Les courbes sont douces, on les éprouve en même temps qu'on les voit (on peut les lire) et le rythme régulier et doux des chocs sur les rails rassure et calme son cœur, son cœur qui peut dialoguer avec ce rythme. Il est impossible d'ignorer le monde qu'on traverse, et l'on doit faire semblant de le comprendre, mais même dans les moments où personne ne nous observe, nous ne pouvons nous absenter de ce qui nous relie à lui : la plaine désolée et froide se donne à nous, ni plus ni moins que l'adagio du quintette en ut de Schubert. Tout a disparu, les amis, les femmes, le hasard, la mère et le père, les petits bonheurs précaires lui semblent dérisoires, il ne reste plus alors qu'une longue et interminable mélodie qui l'enveloppe et qu'il ne comprend pas plus que ce qu'il voit et ressent. Mais il n'y a que cela. Rien d'autre. Il est seul avec le paysage et le temps.

Il est là, c'est tout. 

La musique est l'art où il y a le moins de pensée. Il ne sait plus où il a lu cette phrase. Elle est vraie, très vraie, et elle est également fausse, très fausse. Elle est aussi fausse qu'elle est vraie. Ces phrases sont sans doute celles qu'il préfère. Il s'abandonne à elles, comme un enfant qui a confiance. Il n'essaie pas de percer leur mystère, ni de les faire tomber en un sens ou un autre, il ne veut surtout pas les fixer. Il se laisse bercer par leur vérité relative et incertaine, il se met en elles comme son corps est à l'intérieur de ce train qui traverse le paysage. Il est là, avec elles, c'est tout. Il restera toujours un étranger parmi ces phrases, mais un étranger familier, un étranger placide qui n'essaie pas de changer ce qu'il voit et entend, qui ne désire pas s'assimiler, ni qu'on le reconnaisse, ni qu'on lui donne une place. Il préfère rester dans le mouvement calme du train qui traverse le paysage, et qui ne laissera aucune empreinte. Il reste en silence. Il préfère écouter. Ne rien saisir. Ne rien retenir. La musique va, elle le traverse et elle disparaît du même mouvement, sans laisser de traces. Restent la blancheur, la paix, et la solitude. Reste le temps, qui ne le quitte pas, qui frémit doucement en lui comme une lueur pâle ; c'est un temps froid, économe, silencieux, au rythme simple, monotone et consolant. La douleur s'est tue. La couleur aussi. Très peu de notes, très peu de pensées, on a juste ce qu'il faut d'air dans les poumons pour ne pas mourir. Aucun cri. 

Il pense à ce jour prodigieux des années soixante-dix (74, 75, 76 ?) où il revenait d'un long voyage en train, en hiver. Le faisait froid, il faisait très beau. Tout était gelé. Il marchait vers la maison, depuis la gare, un xylophone sur le dos, avec son sac, aussi, et, dans le dernier tournant vers la droite, route de la Fuly, il avait connu cet instant qu'il n'a jamais oublié. Il avait en tête une chanson d'Amalia Rodriguez et il était si heureux que l'air lui manquait, et dans ce sentiment pauvre et aride il avait inscrit son cœur comme une braise hurlante. S'il était mort, tout irait bien, mais il était en vie, à cet instant-là, et la vie était plus que la mort, alors qu'elle lui ressemblait comme jamais. C'était comme un trou dans le temps. Il était tombé dans ce gouffre ensoleillé, glacial et paisible qui repoussait les frontières de la vie et de son être. Il n'avait pas eu le choix. Sentiment d'absolue solitude qui soudain dissout la tripe et fait sortir de la contingence et du hasard.

On s'est extrait du temps, le temps d'un pizzicato de violoncelle. C'est possible. 

Il y a ces déserts lumineux, dans la vie simple, dont on sait qu'ils sont des seuils, des passages, et que notre existence n'est que la tentative toujours renouvelée et toujours déçue de les retrouver, une fois qu'on les a connus. 

mardi 4 février 2020

Nuit d'hiver, les feuilles, le foyer


Pris de désespoir, à la vue de quelques maisons dont les pièces sont déjà éclairées par la lumière électrique, à la tombée du jour, quand on se trouve au dehors, à quelques centaines de mètres d'elles. 

(Une émotion proche, on peut la ressentir aussi devant certain visage de femme, qui passe, dans la rue. L'implantation des cheveux au-dessus du sourcil, et la tonalité de sa marche… L'absence à elle-même. Sa disparition, au coin de la rue.) 

L'odeur chaude qui s'échappe de la bouche de métro, à sept heures du soir, en automne, un dimanche. 

On essaie de trouver une langue parce qu'on sait qu'on ne sait pas parler, ni dire, ni écrire — ni aimer. Il faut se traduire depuis le moment qui est en avance de cinq minutes sur nous. Difficile de trouver la minute exacte où l'on n'est pas encore soi-même. Il avait connu un bref moment de bonheur, figurez-vous ! Oser respirer, quand on est voué à la mort. Embrasse-moi de tes terreurs, toi que j'ai perdue ; toi, livre vivant livré au regard de la mort.

La liberté commence quand on la fuit. 

mardi 10 janvier 2012

56, naissance du rythme


En 1956, György Cziffra fuit la Hongrie communiste et s'installe en France, où il sera bientôt naturalisé.

En 56, Burg, notre chien, meurt. Il fait très froid. Nous habitons encore au-dessus de la pharmacie, dans un appartement peu confortable.

En 56, tout est possible, même d'arriver un jour à cet âge, mais on ne le sait pas. À ce moment-là, il est en tout cas possible de naître tout seul. Enfin, seul avec sa mère. On ne s'en est pas privé.

Les premiers noms propres entendus à la maison : Czyffra, Chopin, Liszt, Beethoven, Mozart, Richter, Oïstrakh. Et Nat.

Un peu plus tard, on apprend à compter, on voit qu'il existe plusieurs manières d'arriver à onze : 5 + 6, 4 + 7, 3 + 8, 2 + 9 et 1 + 10. C'est ce que raconte l'escalier de la nouvelle maison. Et c'est à peu près à ce moment-là qu'on entend pour la première fois l'opus 101 de Beethoven, avec son drôle de commencement, un 10 janvier. Manière de creuser dans la Trinité, d'y ménager une place pour le manque. Et lorsque cette place vide disparaît, ce sont les tours (1_1) qui s'effondrent. Le roseau plie, le chêne rompt. On parle beaucoup des nombres premiers, à la maison. Et tout à coup je découvre que dans Chopin, il y a des "groupes de onze". L'édifice se lézarde.

Aujourd'hui, quand j'écoute Liszt, le début de Nuages gris, par exemple, je me rends compte qu'on entend la sonate opus 1 d'Alban Berg, autant qu'on entend Wagner dans la sonate en si mineur. Les quartes ont remplacé les tierces dans le système harmonique. Pendant quelque temps, on pense que c'est possible, que ça va tenir, on pense à la magnifique première symphonie opus 9 de Schoenberg, et à cette sorte d'optimisme, de vitesse grisante, qui s'y font entendre. Qui pourrait renoncer à un plaisir pareil ? Qui pourrait renoncer à vivre parce qu'il faut mourir un jour ? Le XXe siècle a peut-être été le siècle qui ne voulait renoncer à rien. Heureux ceux qui n'auront pas connu la suite…