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jeudi 19 mars 2020

Dire, simplement dire (1)


Les jours se croisent en tout sens, superposant leurs hiérarchies contradictoires, leur apparent désordre n'épargnant que la déception et la pitié confuse que la femme lui inspire. Un ordre supérieur lui révélerait peut-être que sa médiocrité touche au génie, viendrait teinter son frelat indigent d'un soupçon de nécessité, mais il n'a pas accès à ce savoir là, lui qui tient banalement la loyauté en grande estime. L'aventure humaine ? Elle la garde chiffonnée au fond de sa matrice, pliée de rire ou crevée de sanglots, comme un mouchoir morveux oublié là.

— Mais pourquoi ne dis-tu pas plus simplement que tu en as marre de cette pauvre fille ?

— Si parler de pauvre fille dit autant, ou plus justement, alors je pourrais me laisser tenter — mais je n'en suis pas certain. En revanche, que j'en aie marre, de ça je suis sûr.

— Mais tu as besoin de faire des phrases ?

— Oui, j'ai besoin de "faire des phrases", pour savoir ce que je pense. Ça t'étonne ?

— Oui, ça m'étonne. Tu es souvent lapidaire et péremptoire, et tu as l'air de savoir ce que tu penses…

— C'est vrai. Je suis souvent péremptoire et tranché dans mes jugements. La mollesse dans le jugement m'exaspère. J'ai toujours l'impression que les gens ont peur de penser ce qu'ils pensent, et de voir ce qu'ils voient, et cette peur même me semble méprisable.

— Alors n'aie pas peur de penser ce que tu penses : pauvre fille !

— Je crois vraiment n'avoir pas peur de penser ce que je pense. Mais je veux penser tout ce que je pense, et ne pas être contraint par la simplification. Et ça, ça nécessite des phrases et encore des phrases. Nous sommes toujours tentés par la simplification, moi le premier, mais il n'y a qu'en faisant des phrases qu'on parvient, un peu, à penser — fût-ce en se contredisant. Il y a longtemps que j'ai commencé, tu me l'accorderas, et je vais continuer. L'énigme de l'amour vaut bien ce détour.

— Les "hiérarchies contradictoires" provoquent-elles les détours dont tu parles ?

— Exactement. On ne peut pas ne pas se contredire lorsqu'on parle d'amour avec sincérité, car il est suspendu à des désirs qui se croisent sans se reconnaître. Méfions-nous des discours trop cohérents, et qui restent d'un seul côté de la vérité. Il faut avoir emprunté les deux axes, parfois perpendiculaires, de celle-là, pour toucher à l'essentiel. Il faut croiser les jours et les nuits, il faut bénir le désordre des sensations et des sentiments, il faut contredire la contradiction.


— Tu vas continuer à t'enferrer…

— Ce n'est pas impossible. Mais pour dire simplement, il faut penser difficilement. Je n'y peux rien.

— Mais enfin, c'est quoi, l'amour ?

— Tu aimerais bien que je me ridiculise…

— Non, mais je me demande si tu n'es pas en train d'entrer dans un nouveau délire en essayant de te tirer par les cheveux du délire amoureux.

— Rassure-toi, je n'ai pas l'intention de te dire ce qu'est l'amour, ce qu'il est pour toi, pour les autres ou pour tout le monde ; je veux seulement essayer de comprendre ce qu'il est pour moi.

— Bonne chance !

— Tu as raison, il entre beaucoup de chance dans tout cela. La chance, ça se provoque. Et la seule chance réelle que je connaisse, c'est celle qui consiste à ne pas avoir peur d'entrer dans les phrases. Il est de gens qui, entrant dans les phrases, en expulse la vérité, car ils prennent toute la place. Il faut se faire petit, si l'on veut cohabiter avec elle. Les vérités trop lourdes et trop épaisses finissent par crever ceux qui les énoncent.

— Excuse-moi, mais pour l'instant, et contrairement à ce que tu prétends, tu penses simple et tu dis compliqué. "Entrer dans les phrases", je ne sais pas très bien ce que ça signifie… Moi ce que je crois, c'est que tu n'en sors pas, de tes phrases.

— C'est vrai. Tout le monde n'a pas le talent qu'il faut pour survivre aux phrases. Ce sont des vagues qui nous arrivent de tous les côtés, et il faut pourtant essayer de nager droit. « Notre amour n'appartient pas à l'être qui l'inspire »…
Je me demande surtout ce qui l'empêche fondamentalement de donner. Elle ne donne strictement rien. Et la première explication qui vient à l'esprit est que si elle ne donne rien, c'est parce qu'elle n'a rien à donner.

— Il ne faut pas toujours chercher midi à quatorze heures.

— L'amour est précisément ce lieu où tout se renverse en permanence. Le simple devient compliqué et le compliqué devient simple.

— Mais je ne parle pas de l'amour, je ne parle même pas des femmes, je parle de cette femme !

— Je sais. Son intégrité est en question parce qu'elle n'est pas intégrale. Le simple ne peut pas renvoyer au complexe, et le complexe ne trouve pas d'origine dans le simple — il y a un fossé entre ces deux états. Il manque quelque chose qui pourrait faire communiquer l'un et l'autre. Quand on parle de l'amour, on est obligé de penser à la totalité : l'amour est bien ce qui vise à voir l'être dans son entier. Ce qui l'empêche de connaître sa totalité, (et donc de la partager) je crois, c'est qu'elle ne connaît pas sa loi. Elle n'est pas loyale parce qu'elle ne connaît pas son désir.

— C'est fou comme de connaître quelqu'un permet de ne pas le voir…

— Je ne peux pas te donner tort sur ce point. Mais la connaissance que nous avons des êtres est toujours bathmologique. Il faut parfois les connaître moins pour les connaître mieux, c'est vrai, mais on peut surtout, et ce n'est pas contradictoire, et on doit, arriver à un stade où défauts et qualités n'ont plus aucune importance. Qu'on réponde oui ou non à la question posée ne change rien. La question demeure, "intransitive".

— Il faudrait commencer par lui révéler sa propre loi ?

— Personne ne le peut. « Les êtres vont d'une comédie vers une autre », et si l'on intervient pour les aider à choisir, c'est toujours pour le pire. Il faut leur laisser le rôle principal, même si leur texte est très mauvais.

— Tu devrais l'écrire, ça.

— Ah oui, oui, tu fais comme Sartre : « Quand on veut se débarrasser d'un maboule, il faut toujours lui conseiller d'écrire ».

— Tu es la pierre à mon cou : toi, maboule, je coule. 

dimanche 23 février 2020

Élégances

 
    Avoir du goût, ou même seulement des goûts, ne pas s'en cacher, ni s'en excuser, expose à toutes sortes de critiques, la première d'entre elles étant d'être, ou plutôt de vouloir être, l'arbitre des élégances. Je devrais ajouter, pour être tout à fait honnête, que c'est de ne pas justifier ces appétences à l'aune de celles des autres, qui peut faire de vous un agent patibulaire de la maison Mépris & Morgue : on prétend les fréquenter pour elles-mêmes. Et c'est sans doute ce qui est insupportable à ceux qui ne conçoivent leurs dilections qu'en les adossant au commun. Il faudrait également parler de ce mot — "goût" — qui, quand il cesse d'être pluriel, en devient tout à fait antipathique. Nous y reviendrons sûrement. Pour le dire très vite et très banalement, il est mal vu de n'avoir pas les goûts de vos compagnons de vie, ou d'en avoir qui sont difficiles à justifier. Un goût se justifie par le nombre, par ses liens avec un milieu donné, par le sens qu'il porte (sens politique, social, générationnel, ethnique, religieux), par sa généalogie, et aussi par l'effet psychologique qu'il peut produire sur autrui. Un goût ne peut se concevoir sans le réseau des résonances qu'il suscite autour de lui. Un goût, c'est toujours trop ou pas assez : l'équilibre a été perdu à jamais dans l'esprit de l'homme. Un goût, ça fait peur. Si vous désirez être admis parmi les sympas, n'ayez pas de goût, vous serez tranquille et à l'abri des morsures. 

Si vous avez du goût et que vous ne vous sentez pas coupable, vous êtes méchant, orgueilleux, prétentieux, pédant, lourdaud, asocial, à plaindre, vous avez un besoin maladif de vous singulariser, vous avez eu des malheurs dans votre enfance, votre père a abusé de vous, vous êtes névrosé, inadapté, voire psychotique ou pervers. 

Tout cela est vrai. Un être sain s'en remet au groupe : qui est-il, pour "avoir du goût", et, surtout, qui est-il pour penser qu'il a du goût, des goûts propres ? Soit tout le monde a du goût, soit personne n'en a : voilà le bréviaire du jour. Oh, bien sûr, il est tout à fait loisible d'affirmer qu'on a tel ou tel goût, mais à la condition d'assortir cette assertion d'une définition implicite de la chose qui la renvoie à un sympathique caprice psychologique. Les goûts et les couleurs… 

En réalité, le goût entretient un rapport très étroit avec le ressentiment. Je dis "le goût", mais je pourrais dire aussi bien les opinions, les sentiments, les convictions. Il y a une certaine manière d'exprimer ses (des) convictions qui les rend tout à fait inoffensives, qui leur ôte la capacité de nuisance qu'elles portent en elles, puisque avoir un goût, une opinion, c'est affirmer qu'on est singulier, différent des autres, qu'on ne coïncide pas. Un goût, une conviction, c'est une petite agression narcissique qui agace le basane poli de l'être social. Avez-vous blessé quelqu'un, aujourd'hui ? Pour cela, il suffit de penser, je veux dire de penser vraiment : on pense à partir de ses goûts et de ses dégoûts — quand ils existent. 

Si vous voulez être tranquille, fermez la fenêtre, baissez le son, et ne participez jamais à une discussion sur la musique. Il n'y a rien de pire qu'une discussion sur la musique, quand on veut philosopher en rond, car la musique est une impénitente arracheuse de masques. Les images résistent aux reflets, pas les sons. Les hommes sont moins habiles à trouver une place dans le son, comme ils le sont dans l'image. Leurs demeures sont garnies de miroirs, en lesquels ils se reconnaissent quand par hasard ils arrêtent leur course. Nulle invention, quant au sonore, ne vient renvoyer leur voix et en dessiner la figure dans un cadre familier. Cette voix leur reste jusqu'à la fin étrange et étrangère.

    Le caquet filigrané de la poésie laisse peu de traces, dirait-on, il en laisse si peu qu'il ne parvient pas aux oreilles des rustres qui ne la distinguent qu'à grand renfort de signaux électriques envoyés aux cuisines du sentiment ; il faut marquer les temps et les accords et claquer du pied et soupirer dans les interstices, période au poing. Entre le sens et son absence, les sagouins ne voient rien, n'entendent que fichaises et sirops. Tout est là, pourtant. Ce qu'il y a, dans la musique, ce qu'il y a, dans la peinture, ce qu'il y a, dans la littérature, ce qu'il y a partout, en somme, c'est la poésie, absente ou présente. C'est la pointe du temps qui se grave en nous, ou qui se fige dans la mort. Il y a du son après le son, il y a du sens après le sens, l'image n'étant là que pour désigner et laisser croire qu'on peut fixer ce qui passe… La poésie est l'instant des instants, le bord de l'être-là. Figure peut-être mais surtout non-figure de la voix qui ne prend pas, qui n'adhère pas — car elle reste toujours une imparfaite inconnue.

J'ai longtemps reculé devant le mot poésie, trop gros et très minuscule, tellement il charrie de malentendus et de contresens. Je pensais qu'on pouvait et qu'on devait s'en passer, que la poésie s'était tellement compromise et ridiculisée que son discrédit salutaire ne pouvait que ramener un peu de décence dans la littérature. Dès qu'on prononçait son nom, on avait le sentiment d'être empoissé de bêtise, de singer ou d'agresser la Beauté, et un irrépressible ricanement nous venait aux lèvres. N'avait-elle pas convolé avec la chanson, cette idiote, et même avec la publicité, n'était-elle pas invoquée chaque jour par les piteux propagandistes du kitsch, qui nous dégoûtaient même de la plus simple des métaphores ou de la plus discrète des assonances ? Pleine lune en Provence, grondements du tonnerre… Arrêtez votre piano, je n'en peux plus ! Fermez la fenêtre… Laissons passer un peu de cette étrange lumière, qui est un cri d'alarme silencieux. Reprenons.

Quelle élégance y a-t-il quand la poésie s'absente ? Quelle distinction ? Comment celle-ci s'y prend-elle pour faire d'une belle musique une œuvre de génie ? Comme la flamme dans un verger par une nuit d'hiver. Les deux masses luttent l'une contre l'autre, lumière contre obscurité, couleur contre dessin, imprescriptible tendresse que rien ne laissait prévoir, bruit de l'eau courante dans l'aube, peau contre peau. On est là, dans l'odeur de vin et de café. Le givre à tes joues joue avec le livre posé à tes pieds, et cette poudre ne retombe qu'infinie parmi les mots.