Une des grandes hontes de ma vie, c'est l'espèce de sculpture en dragées (blanches) (et roses jaunes) que j'avais réalisée sur la tombe de ma mère, en 2003. Comme il faisait très chaud, au mois de juillet, les dragées avaient vite fondu, et c'est ma pauvre sœur qui avait dû nettoyer de la pierre tombale…
J'en ai honte, mais je ne le regrette pas, ce geste un peu naïf, un peu idiot — idiot parce qu'incompris de tous ; mais, après tout, je n'avais pas très envie d'être compris.
J'avais dépensé sans compter, pour les fleurs. Elles étaient belles, ces roses jaunes. Raphaële était avec moi, elle me soutenait, elle était à mes côtés, loyale, courageuse et droite dans le scandale.
À la mort de ma mère, je suis entré joyeusement dans l'incompréhension. Moins j'étais compris plus je jubilais. Le souvenir des matins de l'enfance me portait. L'odeur des croissants, des pralines, du parfum de la mère, de l'encens, des iris. Il y avait eux et moi. Et elle. Elles, devrais-je dire, car Raphaële était là. Nos doigts se touchent dans la prière. Tous les deux, nous étions au cœur de la poésie, dans la flamme, dans la fraîcheur de la solitude. Elle m'appelait « mon bel amour », ou « ami poète », et ne me lâchait pas d'une semelle. À l'église, dans le jardin, au cimetière, à l'hôpital, sur les petits chemins, dans la grande nature, dans la chambre, nous étions en train de feuilleter un livre dont personne ne connaissait la langue. J'ai fini chez les fous. Ou à pisser sur les baies vitrées de sa maison. Caché la nuit, moteur éteint, sur la route déserte. Pastorale albanaise… Grand secret. Excès du Temps béni.
Quand je courais la nuit, mes chaussures à la main, dans les couloirs déserts de l'hôpital, quand je me cachais dans les douches de la chambre de garde, quand nous transpirions ensemble dans la nuit brûlante, quand le tintement des textos me tirait d'un rare sommeil, quand nous nous étions dix fois par jour fait don de l'innocence, quand le silence immense était notre couche la plus accueillante, quand les matins nous rendaient aux odeurs des saisons, quand je regardais tes cuisses, nous ne voulions qu'une chose, et nous l'obtenions facilement : pas besoin de nous comprendre, le ciel, la terre, et les rivières, tout était disponible, comme les fleurs et l'attente vibrante. Même quand ta voix se brisait, les nuits d'été, entre mort et résurrection, entre joie et douleur, nous rêvions en contrepoint, en pleine conscience de notre solitude légère. Nouveau drame, nouvelle allégresse, nouveaux soupirs, nous écoutions Schumann et Berlioz, et le rythme des heures nous faisait entrer dans le jardin de la haute fièvre.