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lundi 26 juin 2023

[Journal*] mercredi 3 juillet 2002

(Cuisine de La Closerie, six heures et demie du matin)

Me suis réveillé (facilement) à cinq heures et demie ce matin. Il fait beau. Si longtemps que je n'avais pas profité du petit matin. Hier, j'ai pensé soudain que j'avais toujours su que Mère mourrait au mois de juillet, à cause de Jérôme. 

Le début de la crise date pour moi du jour où elle a refermé Le Cousin Pons, de Balzac, dans la belle édition d'André Martel (exemplaire 1759). Les derniers mots qu'elle avait lus étaient ce jour-là : « Excusez les fautes du copiste ! Paris, juillet 1846 — mai 1847 », avant de refermer le livre, les larmes aux yeux, et de me dire : « Je n'ai pas faim ! » J'avais tenté de la prendre dans mes bras pour la consoler mais elle m'avait repoussé, presque méchamment, en tout cas j'en avais souffert. 

Risques de démyélinisation osmotique. 

Incidence des complications neurologiques retardées chez des patients avec une hyponatrémie sévère (< 110 mmol/l) en fonction de la vitesse de correction supérieure à 0,5 mmol/l'heure.

Acouphène dans l'oreille droite : j'entends un ré aigu (son sinusoïdal).

« Les Grecs n'avaient qu'un mot pour signe et sépulture. » (Du Sens, p. 146)

Elle n'arrête pas de me parler de deux choses, en les confondant plus ou moins : — ton tombeau (son caveau) — sa maison (sa demeure). « Ils sont délabrés ! » me répète-t-elle sans arrêt. Et bien entendu, je réponds que non, mais j'ai peut-être tort. Sa demeure est ce lieu où je vais persister, après qu'elle sera partie vers son tombeau. Je vais rester dressé, au moins un moment, alors qu'elle sera allongée, gisante. Je serai sa statue, l'érection vivante de sa mémoire. Je demeurerai. Et je l'abandonnerai (sa terreur, en ce moment) autant qu'elle m'abandonnera. 

« Vous serez tous morts lorsque vous assisterez à ma sépulture ! »

« Nous ne sommes que deux… » me dit-elle continuellement. Les deux versants d'une même réalité, le vertical et l'horizontal, le quelqu'un et la personne, l'ici et le là, le naître et le mourir. Chaque jour elle se rappelle ma naissance et la raconte à qui se trouve là, et personne ne comprend ce qu'il y eut d'extraordinaire dans cette naissance qui était aussi connaissance. Personne n'était là, entre nous, j'ai fait seul le chemin du ventre au cœur, vers cinq heures du soir, j'ai su, elle m'a accueilli, nous savions. Nous n'étions que deux.

Hier, elle m'a subitement dit : « Tu connais le secret de ma vie ? » Elle m'a raconté sa fuite à Paris, chez son amie Francette Leschi, le drap déjà tendu devant son lit, à l'hôpital, dans la salle commune, le drap censé cacher l'agonie et la solitude, et sa souffrance. « Mes débuts dans la sexualité… » (Elle avait dû se faire avorter, et dans le secret, bien sûr…) La mort, déjà là, au tout début, donc, et puis, lorsque le septième enfant arrive, à la fin de sa sexualité, le grand soleil de la jouissance. « Tu es né dans le bonheur, toi que je n'attendais pas ! Tu vois, ma première expérience sexuelle a failli me tuer, et la dernière m'a redonné la vie. Et ces deux moments, je les ai vécus seule, l'un sans toi, l'autre avec toi. Tu es le dimanche de ma vie. »


dimanche 5 décembre 2021

Entre les noms, l'abîme


Ce matin, au réveil, je me suis aperçu que j'avais oublié une personne, dans la famille de ma mère. J'avais en tête les quatre garçons, René, François, Marcel, André, et les deux filles, Catherine et Pauline. Et tout à coup j'ai réalisé que les filles étaient trois, et que j'avais complètement oublié la troisième, morte jeune, et que je n'ai pas connue, celle qui jouait du piano, et qui, selon ma mère, avait tous les talents. Est-ce Suzette, qu'elle se prénommait ? Je ne parviens pas à en être certain. C'est sans doute ma promenade dans le beau cimetière de Vézénobres, vendredi dernier, qui a fait revenir en moi cette absente. Ils étaient donc sept, comme nous, et comme les enfants d'Isabelle. Il est probable aussi que la lecture du livre de Jérôme Garcin, "Olivier", qu'Emmanuel m'a envoyé la semaine dernière, et qui traite de la gémellité, n'est pas indifférent à cette anamnèse. 

Je n'avais jamais réalisé que mon frère ait pu souffrir de la mort de son jumeau, Jérôme, à l'âge de deux ans. Deux ans, c'est bien jeune, et deux années, c'est bien court, pour avoir une vie en commun et des souvenirs… Et pourtant, si j'en crois ce qu'il me dit, la blessure est bien là, profonde et tenace, et le sentiment d'incomplétude. Je me croyais le seul à penser à Jérôme, le seul dont la vie avait été informée par ce petit être trop tôt emporté, mais je me rends compte maintenant que nous sommes trois dans cette embarcation, quatre avec Maman : les deux jumeaux séparés, celui auquel on a donné le nom du défunt, et celle qui les a mis au monde. J'ignore de quoi est morte Suzette, si c'est bien Suzette, mais je me demande si elle n'est pas morte de la tuberculose, comme Jérôme

Dans la ronde de ces noms marqués par la mort, il y a bien sûr Jérôme, mais il y a aussi Pauline. Je ne me rappelle plus à quelle occasion j'avais découvert, à sa publication, en 1997, L'Enfant éternel, de Philippe Forest, livre dans lequel le père raconte l'agonie de sa fille de quatre ans, emportée en quelques mois par un cancer. Ce livre a eu beaucoup d'importance dans ma vie. C'est à partir de lui que j'ai pris conscience de ce double enfoui dans les profondeurs de la mémoire maternelle, de ce coin enfoncé entre nous. Ma mère n'en parlait jamais, ou presque jamais, même si le portrait qui ne quittait jamais la commode dans la chambre des mes parents m'était familier, ainsi que cette mèche de cheveux blonds enfermée dans un coffret précieux et parfumé. J'ai conservé et cette commode, et ce portrait, et cette mèche de cheveux, puisque ma mère avait insisté pour me léguer tout ce qui se trouvait dans sa chambre. Les tiroirs de cette commode étaient pour moi l'objet d'une fascination qui ne s'est jamais dissipée. J'avais l'habitude d'aller fouiller ces deux tiroirs, sans savoir ce que j'y cherchais : je sentais confusément qu'ils renfermaient un mystère. Ce mystère, je ne l'ai jamais percé, mais les odeurs et le trouble qui me prenait quand je mettais mes deux mains à l'intérieur me sont restés. Il y a des talismans que toute notre vie nous cherchons en vain. 

Quand Maman est morte, en 2003, à la date anniversaire de la mort de Jérôme, un 19 juillet, à neuf heures du matin, j'ai insisté pour faire graver sur sa tombe son premier prénom (Pauline) quand nous la connaissions tous sous son deuxième prénom : Yvonne. Je crois que cette volonté a choqué, comme si je faisais apparaître une intruse au sein de la famille, et je crois qu'on m'en a voulu. Je ne regrette nullement cette décision, bien au contraire. La mort est le moment où les mémoires se rassemblent, et toutes ne nous appartiennent pas. Je crois que nous devons les accueillir toutes, même celles qui nous paraissent étranges et étrangères. Elles viennent souvent de très loin et se donnent rendez-vous sur la tombe des défunts. Ce beau prénom de Pauline (encore un héritage napoléonien, comme Jérôme), je le trouve infiniment doux et sensuel, et surtout il fait apparaître une autre femme que la mère que j'ai connue, peut-être celle qui me racontait la raison de mon deuxième prénom (Jacques) : un amour platonique de jeunesse — elle l'aura silencieusement porté en elle jusqu'à moi, cet amour…

« Il y a de la violence et du déchirement derrière cette douceur provinciale. » Ainsi parle le commentateur d'un très beau petit film tourné en 1959 sur Marie Noël, l'auteur de Cortège pour l'enfant mort, ce poème qui à chaque fois que je l'entends récité par Madeleine Robinson, me bouleverse à un point inimaginable. Cette poésie si faussement douce, ou si violente dans sa douceur même, me fait trembler des pieds à la tête, et je repense à ma mère et au 19 juillet. Je ne suis le jumeau de personne, et pourtant cette ombre lancinante me poursuit jusque dans les phrases que je lis ou que je tente de faire, elle s'est attachée à moi, elle me porte et je respire souvent son odeur. Quel que puisse être mon trouble, et même cette sorte de douleur suave qui me prend quand je pense à lui, le petit mourant blond au regard si doux dans son berceau, je n'ose pas imaginer la douleur et le désespoir de notre mère durant cet été terrible, je ne peux pas ressentir ce qu'elle a ressenti et ne le pourrai jamais ; en cela elle restera toujours une étrangère, quelle que soit la force de notre amour réciproque. (Elle n'est pas seulement Yvonne, elle est aussi Pauline…) Douceur et déchirement. Proximité et étrangèreté. Sang et souffle. Chair et cendres. Présence et absence… Tu es près de lui, désormais, et j'ignore tout de votre lien éternel. C'est ainsi. 

Il y a de l'oubli en nous, et cet oubli est aussi essentiel que ce dont nous sommes conscients. Cet oubli vient s'ajouter à nos pensées, ou plutôt il les multiplie, il les déforme, il les recompose, il leur donne une direction qui nous indique ce point aveugle que toute notre vie nous avons cherché sans le trouver, ce lieu invisible (peut-être s'agit-il d'un moment ?) qui nous leste d'une inexplicable et formidable pesanteur, ce qu'on appelle l'existence (ou la présence ?). Toujours nous repassons par ce lieu qui semble vide, où l'absence est si intense qu'elle nous fait suffoquer autant que l'excès. 

Je n'ai pas connu le sentiment d'avoir mis au monde, et je ne comprends pas réellement ce que cela peut signifier. Est-ce que les hommes, d'ailleurs, le peuvent ? Je l'ignore. Qu'ils participent à la vie nouvelle, c'est un fait, mais ont-ils jamais la sensation de mettre au monde ? J'en doute fort. C'est trop abstrait, le sperme. Ils ne connaissent pas cette transformation invraisemblable du corps, la dilatation, et ce lien si essentiel à la nourriture, donc à la survie, et surtout la cohabitation avec l'autre ! Les hommes restent seuls quand les femmes savent ce que cela signifie qu'être deux ; c'est ce qui les rapproche des jumeaux. Je ne crois jamais les hommes qui me parlent du mystère de la naissance, de ce miracle, comme du chef-d'œuvre de leur vie. Je crois qu'ils ont besoin de cette croyance pour essayer de se mettre au niveau de la mère, mais c'est peine perdue. Nous sommes trop dissemblables. Un homme sera toujours plus proche de sa mère, quoi qu'il en ait, que de celle qu'il désire et qu'il engrosse. De cette dernière il ne connaît que l'extérieur (ou ce seuil qu'on appelle le sexe), alors qu'il connaît les entrailles de l'autre, mais c'est surtout le fait même qu'il choisisse sa femme, qui l'en éloigne. Les êtres et les choses dont nous sommes les plus proches, nous ne les choisissons pas. La vie choisit pour nous, c'est la vie qui nous choisit, c'est la vie en la mère qui nous donne accès à la vie qui est en nous. 

Allez-vous en ! Allez-vous en ! La sombre heure arrive à présent.

À chaque instant de notre vie, la sombre heure est là, qui nous attend. Elle se confond avec la clarté. Nous la traversons souvent sans nous en rendre compte, ce n'est qu'une ombre fugace qui passe, une note, un accord glacial, et puis un jour la porte s'ouvre et nous nous trouvons de l'autre côté sans avoir eu le temps de comprendre. J'essaie d'être conscient, d'être prêt, de la voir arriver, mais je sais que c'est peine perdue. La musique aide beaucoup, mais elle ne nous guérit pas de notre cécité essentielle. Nous sommes engagés dans une épreuve dont nous ne connaissons pas les règles, mais dont l'issue ne fait aucun doute. Entre les enfants et les vieillards, un même secret circule à l'ombre des mères, et parfois, rarement, il arrive que ce secret prenne corps, et vienne nous parler à l'oreille : l'effroi de la vie et celui de la mort sont faits du même bois. Il peut survenir à tout instant, et toujours s'inscrit dans la ronde des noms propres qui nous rappellent que d'autres corps que le nôtre ont habité la Terre, que d'autres corps que le nôtre vont nous recouvrir de leur noms et de leurs histoires. Nommer un être est une chose terrible… Les prénoms sont des mots de passe, toujours. Ils ouvrent des portes et en ferment d'autres. 

Je n'ai pas connu Suzette. Elle a vécu, pourtant — c'est ma tante, autant que Glyne. Je n'ai pas connu Jérôme. C'est mon frère, pourtant, autant qu'Emmanuel, Jean-Marc, Daniel, Sylvain, Dominique. La connaissance que nous avons des autres n'est rien, ou pas grand-chose, dès lors qu'il s'agit des liens qui nous inscrivent dans la constellation des hommes, qui nous font tenir notre place dans la vie humaine, qui nous font effroyablement singuliers dans la multitude. Je pourrais énumérer tous les noms de ma vie, à l'infini, comme une gamme magique, sans me lasser. Je sais qu'en son sein est inscrite la clef de mon tombeau, et que ce texte-là vaut tous les poèmes. Entre les noms, l'abîme. 

mercredi 5 février 2020

De la tombe au lit


Une des grandes hontes de ma vie, c'est l'espèce de sculpture en dragées (blanches) (et roses jaunes) que j'avais réalisée sur la tombe de ma mère, en 2003. Comme il faisait très chaud, au mois de juillet, les dragées avaient vite fondu, et c'est ma pauvre sœur qui avait dû nettoyer de la pierre tombale…

J'en ai honte, mais je ne le regrette pas, ce geste un peu naïf, un peu idiot — idiot parce qu'incompris de tous ; mais, après tout, je n'avais pas très envie d'être compris. 

J'avais dépensé sans compter, pour les fleurs. Elles étaient belles, ces roses jaunes. Raphaële était avec moi, elle me soutenait, elle était à mes côtés, loyale, courageuse et droite dans le scandale. 

À la mort de ma mère, je suis entré joyeusement dans l'incompréhension. Moins j'étais compris plus je jubilais. Le souvenir des matins de l'enfance me portait. L'odeur des croissants, des pralines, du parfum de la mère, de l'encens, des iris. Il y avait eux et moi. Et elle. Elles, devrais-je dire, car Raphaële était là. Nos doigts se touchent dans la prière. Tous les deux, nous étions au cœur de la poésie, dans la flamme, dans la fraîcheur de la solitude. Elle m'appelait « mon bel amour », ou « ami poète », et ne me lâchait pas d'une semelle. À l'église, dans le jardin, au cimetière, à l'hôpital, sur les petits chemins, dans la grande nature, dans la chambre, nous étions en train de feuilleter un livre dont personne ne connaissait la langue. J'ai fini chez les fous. Ou à pisser sur les baies vitrées de sa maison. Caché la nuit, moteur éteint, sur la route déserte. Pastorale albanaise… Grand secret. Excès du Temps béni.

Quand je courais la nuit, mes chaussures à la main, dans les couloirs déserts de l'hôpital, quand je me cachais dans les douches de la chambre de garde, quand nous transpirions ensemble dans la nuit brûlante, quand le tintement des textos me tirait d'un rare sommeil, quand nous nous étions dix fois par jour fait don de l'innocence, quand le silence immense était notre couche la plus accueillante, quand les matins nous rendaient aux odeurs des saisons, quand je regardais tes cuisses, nous ne voulions qu'une chose, et nous l'obtenions facilement : pas besoin de nous comprendre, le ciel, la terre, et les rivières, tout était disponible, comme les fleurs et l'attente vibrante. Même quand ta voix se brisait, les nuits d'été, entre mort et résurrection, entre joie et douleur, nous rêvions en contrepoint, en pleine conscience de notre solitude légère. Nouveau drame, nouvelle allégresse, nouveaux soupirs, nous écoutions Schumann et Berlioz, et le rythme des heures nous faisait entrer dans le jardin de la haute fièvre.