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dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, ce molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

vendredi 2 août 2024

Nanouk consultée [journal]

Vendredi 2 août 2024, heure de la sieste.

« Le moment où je parle est déjà loin de moi. »

De plus en plus de gens prennent du Lexomil. Je ne sais pas si c'est fait exprès, mais le mot "lexomil" est très proche du mot "exil". [L'homme + exil.] Or, je suis persuadé que l'exil intérieur que nous ressentons tous est extrêmement angoissant.

Rien ne s'arrête jamais. Même pendant les Jeux olympiques, surtout pendant les jeux Olympiques, la saleté et la bêtise continuent de saper nos vies. Rien ne s'arrête jamais, même quand on est mort. 

Elle ne comprend rien parce qu'elle n'écoute pas. C'est aussi simple que ça. Mais les choses trop simples sont indicibles, comme chacun sait. Dites une chose simple et vous les verrez fuir en courant comme si vous les aviez maudits. 

J'ai écrit un petit texte assez rageur en réaction à la cérémonie des Jeux olympiques que je n'ai pas vue. Ça m'a défoulé ; un peu. Mais je n'ai pas été assez méchant. On n'est jamais assez méchant avec ces minables. Ma hargne a des hauts et des bas, et pas mal de bas depuis quelques années. Il faut dire aussi qu'on a toujours en arrière-plan l'idée de dévoiler ce qu'on écrit sur les réseaux sociaux, et que certaines choses ne peuvent pas s'y montrer. Je suis très peu lu, certes, mais il suffit d'une de ces sales bestioles de robots fureteurs pour être banni de la seule vitrine que je connaisse. C'est rageant de devoir concéder qu'on n'est pas aussi libre qu'on le voudrait. Et le premier con venu lèvera la main en croyant objecter : mais si vous n'avez pas vu la cérémonie, comment pouvez-vous en parler ? HEIN ? Objecte toujours, mon Coco, c'est pas toi qui nous feras débander.

Comme j'écris dans ce journal en écoutant le quatuor en mi mineur de Fauré, l'opus 121, je me sens légèrement discrépant vis à vis de moi-même, comme dirait Boulez. 

Le même schéma se répète avec toutes les femmes que je connais, à peu de choses près. Leur timidité les préserve, au commencement…

Ah, les amis… La page 42 du sixième tome d'Ultima Necat de Muray est terrible, à cet égard. Comme je confiais ma… Ma quoi ? Je ne sais même pas ce que je pense de cette « Nanouk », la femme de Muray, que je ne connais évidemment pas, mais vers laquelle mon intuition ne me porte guère, et je me suis attiré des réponses pour le moins étranges. Ce qui me déçoit énormément de la part de Muray, c'est son « D'ailleurs, Nanouk, consultée, me l'interdit formellement. » Muray demandant l'avis de Mamour pour savoir s'il doit rendre service à un ami, c'est tout de même… Bref. Je préfère me taire, même si l'on me peint « Nanouk » sous les traits les plus fermes et grandioses. Il faudrait écrire un opuscule intitulé : « Nanouk consultée ». Ça me fait penser à ce jeune compositeur très ambitieux auquel Renaud Camus avait souhaité publiquement un joyeux anniversaire, et qui avait demandé à ce dernier de retirer ses vœux. 

Dès les premières mesures, dès les premiers accords du quatuor à cordes de Ravel (après Fauré), toute mon enfance reprend ses quartiers dans mon corps. Mon corps d'enfant n'a jamais disparu. L'enfance ne disparaît jamais. Nous avons plusieurs corps à notre disposition, ou plutôt nous sommes à la disposition de plusieurs corps qui se chevauchent, qui s'enchâssent les uns dans les autres, dont aucun ne recouvre jamais totalement les autres. Ces empilements (c'est plus subtil qu'un empilement, naturellement) sont notre être, au moins autant sinon plus que notre âme. La vibration qui me parcourt en tout sens à l'écoute de ce quatuor est indicible, je ne peux la décrire, mais je la sens physiquement dans mes membres, sous ma peau, dans mes organes, dans le flux sanguin, dans mes cuisses, c'est une transpiration gazeuse qui soulève la mémoire (mais une mémoire sans objet), l'expose à la présence instantanée, en l'affectant d'un coefficient inquiétant et in(dé)chiffrable. L'impossibilité absolue de la partager avec quiconque me fonde plus que mon génome. C'est l'instituteur de ma morale, de la seule morale réelle. Terre lucide de l'impartageable. Toujours cette certitude que la musique est la plus radicale et la plus exigeante des solitudes. Personne ne peut vivre aux mêmes fréquences que nous, nos rythmes sont infréquentables. C'est le Quatuor Juilliard qui joue. Nul autre que lui ne peut accomplir le prodige. Je ne dis pas que leur interprétation est la meilleure, non, mais ils sont à l'origine, ils sont dans cette qualité de présence qui seule permet pour moi de revivre le miracle, presque à volonté, de déposer mes sens ici et maintenant, en confiance.

Il y en a que je fais rire, d'autres que je terrorise, d'autres encore qui me haïssent immédiatement et irrévocablement — et c'est bien naturel. L'antipathie devrait être le premier des Droits de l'homme. Ah oui, il y a aussi DB qui trouve que non seulement j'écris de la merde mais que j'en mange, aussi. Celui-là mérite un opuscule à lui tout seul. Ça viendra. Décibel, ça s'appellera.

Je ne sais pas si je fais bien de commencer un jeûne sec alors qu'il fait chaud comme jamais. La nuit dernière a été assez difficile. Plus de 32 ou 33° dans la chambre, sans un souffle d'air. Je n'avais pas été suffisamment prudent, avec les volets, dans la journée. Mais j'ai assez attendu l'été, le vrai, pour ne pas me plaindre. On ira jusqu'au bout de la soif !

L'histoire de la jeune boxeuse italienne qui a déclaré forfait après avoir pris deux ou trois gnons (46 secondes) de la part de son adversaire algérienne (ou algérien, tout est là) est merveilleuse et exemplaire. Je crois qu'on tient là l'image, la révélation, le « pot-au-rose » de ce que le féminisme a produit depuis toutes ces années : sa vérité. On arrive enfin au terme de cette immense blague à laquelle tout le monde feint de croire dur comme mère. En effet, si l'on pousse la logique des féministes jusqu'au bout, c'est bien à cela qu'on aboutit, très logiquement. On ne peut pas y échapper. Les féministes ne sont depuis vingt ans au moins que les agents plus ou moins conscients de ceux qui veulent abolir les sexes (et le sexe), comme on a aboli les races, les âges, les classes sociales, et toutes les autres frontières (pour les nations, c'est en cours, mais ça va vite). Mais très bien, Mesdames, très bien, vous voulez qu'on soit pareils, absolument pareils, alors prenez des gnons de la part des hommes, et sans moufter, s'il vous plaît. Elles ne veulent que les bons côtés de l'égalité, exactement de la même manière que les immigrés d'aujourd'hui ne veulent que les « bons côtés » du pays dans lequel ils s'installent. Cela dit, l'Italienne, là, je suis presque certain qu'elle avait préparé son coup assez malhonnêtement, parce qu'elle se savait moins forte. Ça lui offre une porte de sortie honorable, et ses larmes étaient assez crocodilesques, à mon avis. Mais peu importe. J'aurais fait pareil à sa place. On est de toute manière dans la Farce la plus farcesque, et sans se forcer. Macron adore ça, évidemment. Il est toujours aux premières loges, dès qu'il s'agit d'indistinction, de louchitude, il arrive la truffe en l'air comme un chien qu'on emmène à la chasse et qui pisse partout de plaisir. 

dimanche 15 janvier 2023

À la recherche de la musique perdue


De Chausson, c'est l'opus 21, le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré mineur, une formation très inhabituelle. De Fauré, c'est l'opus 15, son premier quatuor avec piano en ut mineur, une œuvre de jeunesse, composée entre 1876 et 1879, mais une œuvre déjà tellement mûre, tellement fauréenne. À trente-et-un ans, Fauré n'est plus un tout jeune homme, c'est entendu, mais, pour celui qui va créer la plupart de ses grands chefs-d'œuvre beaucoup plus tard, cela reste une œuvre des commencements. Pour ce qui me concerne, je ne pourrai jamais l'entendre autrement : c'est avec ce chef-d'œuvre que je suis entré de plain-pied, et par hasard, dans l'œuvre du Maître. Fauré avait fini ses jours à Annecy, ou presque. Il y fera quatre séjours, le premier à l'été 1919, à la villa Dunand, aux Charmilles, le second à l'été 1922, après qu'on lui a rendu un hommage national à la Sorbonne ; il compose à cette occasion son trio avec piano op. 120. Il y reviendra en 1923, après avoir été promu Grand-Croix de la Légion d'honneur, du 25 juin au 20 septembre, et composera à cette occasion son unique quatuor à cordes en mi mineur, son opus 121, qu'il achèvera le 11 septembre de l'année suivante, en 1924, avant de rentrer mourir à Paris, le 4 novembre, à deux heures du matin, dans son appartement de la rue des Vignes. Quand j'ai traîné deux de mes amis jazzmen au Château d'Annecy (un contrebassiste et un guitariste plus âgés que moi), ce soir-là, ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient entendre, et moi, pas beaucoup plus qu'eux. J'ai oublié le nom du quatuor (les Parrenin, peut-être ? À moins qu'il ne se soit agi du Quatuor de l'ORTF…), mais je me rappelle celui du pianiste : Leslie Wright, que j'étais allé féliciter à la fin du concert. Je découvrais cette musique, alors, avec un émerveillement qui ne m'a plus jamais quitté. La musique que j'entendis ce soir-là n'était ni classique, ni romantique, ni même française dans ce que cet adjectif peut avoir d'un peu étroit et restrictif, quand, comme moi, on ne connaissait que Ravel et Debussy, Messiaen, un peu Lalo et très peu Bizet. La façon dont Fauré nous attrape d'emblée avec l'entame de son premier mouvement, en tombant de la dominante sur la tonique et en y revenant après un court détour par la même dominante grave — et la sous-tonique, m'a toujours semblé le comble du comble du Son dans toute sa plénitude, dans ce qu'il peut avoir de charnel, d'enveloppant et de maternel, même si ce début est très viril, et presque épique. L'alternance des cordes et du piano, ici, n'est pas l'alternance propre au dialogue, c'est plutôt la respiration intime d'un même corps, qui doit passer par des phases opposées pour rester en vie. C'est la métamorphose indispensable aux états complémentaires de la matière, c'est la combustion du souffle dans ce qu'elle a de premier. J'ai eu ce soir-là l'impression de naître à la musique, de naître avec elle. J'ai respiré avec les musiciens, comme si leur souffle était la condition du mien, et la respiration incessante de la musique, si perceptible dans ce premier mouvement, si essentielle, vitale, est devenue l'aune à laquelle instinctivement je mesure toutes les musiques que j'ai entendues depuis. 

Quand on entend l'attaque du Concert de Chausson, ces trois notes impérieuses, LaMi, énoncées séparément par le piano de Jorge Bolet, puis reprises par les cordes profondes du Quatuor Juilliard, à l'unisson, on ne sait pas encore si le ton de  sera majeur ou mineur, puisque le Fa manque, qui pourrait nous le dire. Ce qu'on sait immédiatement, en revanche, c'est qu'on est pris, c'est qu'on est embrassé, enveloppé, presque noyé de chair. Que ce soit le piano ou les cordes, ils sont pour notre être des bras profonds et solides auxquels nous pouvons nous abandonner comme si nous venions de naître. Nous ne tomberons pas, nos cris seront entendus. La chair qui ici nous accueille est si moelleuse, si profonde, nette et virile, qu'il nous semble que rien ne peut mieux s'accorder à la nôtre. La chair de cette musique se fond si harmonieusement et si rapidement avec la nôtre que très vite il devient impossible de savoir si elle est nôtre ou si nous sommes siens. Majeur ? Mineur ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est la solidité du Ton, c'est la matérialité du Son, et c'est la porosité de notre être quand il est confronté à cette musique qui en ouvre tous les ports. 

Fauré n'aurait pas pu composer ce quatuor à la fin de sa vie. Il aurait trop su, trop connu, trop entendu. Même s'il était déjà un maître, en 1876, et si l'harmonie, en particulier, n'avait plus guère de secrets pour lui, il lui restait cependant cette légère imprécision ontologique, ce léger jeu dans son être, qui lui a permis de composer une musique qui reste entre deux eaux, entre deux êtres, qui ne démontre rien, qui questionne plus qu'elle ne répond. Il paie encore sa dette à ses maîtres, il montre ce qu'il sait faire, bien sûr, mais cela reste un jeu, une convention, une politesse, et cela ne l'empêche nullement de manifester une singularité, une promesse originale. Malgré tout, ce quatuor sonne comme un quatuor classique ! Pas classique au sens du style, non, mais classique au sens où le compositeur ne fait preuve d'aucune maladresse, d'aucune exagération ni emphase inutile. Son romantisme est naturel, il correspond à ce qu'il entend, ni plus ni moins. Est-ce français ? Est-ce trop allemand ? Il ne se pose pas la question. C'est du Fauré, et cette France-là existe au moins autant que les autres France. Il lui manquait seulement une voix : il fallait un Fauré, comme il fallait un Chausson. Sans Fauré, Proust aurait-il été Proust ?

Moi qui ai tout fait à l'envers, dans ma vie, j'aurai connu Fauré et Chausson après Debussy et Ravel. J'ai donc mis un certain temps à comprendre comment les choses se sont passées — comment les choses se sont dépassées, comment elles ont glissées les unes sous les autres, comment elles se sont ignorées, reconnues, interpellées, réconciliées, perdues de vue. Quand on écoute la Sicilienne du Concert, il est presque impossible de ne pas penser au trio de Ravel, et de même quand on écoute le trio op. 120 de Fauré. Pourtant on aurait du mal à penser que Fauré (élève de Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre) et Chausson (élève de Massenet) ont inspiré Ravel. Il y a là un de ces renversements anachroniques qui sont fréquents dans l'art. Un ami très cher m'écrivait justement hier : « On peut tout de même concéder à Camus que, sans Beethoven, Mozart n’aurait pas eu les idées pour ses dernières symphonies. Il était cuit. » Fauré était-il « cuit » sans Ravel ? C'est possible, après tout. Chausson l'était-il, sans Debussy ? Le temps de l'art n'est pas le temps de l'histoire, loin s'en faut, même s'il est illusoire de croire qu'un artiste peut s'extraire tout à fait de son temps. Boulez dit quelque chose de très juste, à cet égard, quelque chose qu'il a lui-même incarné de manière spectaculaire : un artiste doit à la fois ne jamais rompre le lien avec le passé de son art, et s'en éloigner le plus possible. Il y a dans ces années-là (je parle du tournant du XIXe au XXe siècle) une exceptionnelle concentration, une exceptionnelle convergence d'âmes et de styles et d'êtres dont nous n'avons sans aucun doute pas fini de mesurer les effets sur nos générations. Le potentiel artistique et intellectuel était tellement gigantesque, tellement profond, tellement riche, qu'il a créé en quelques décennies seulement des chemins innombrables qui nous paraissent encore largement indéchiffrables et inexplorés. Plus j'écoute de musique plus cela me semble difficile et complexe, moins je m'y retrouve, moins j'ai de certitudes. La seule certitude qui ne me quitte jamais, c'est que la vérité de la musique est certainement l'une des vérités les plus profondes et les plus pérennes ; mais cette vérité-là se venge bien de nous par toutes les questions sans réponses qu'elle fait naître en nous lorsque nous tentons d'écouter vraiment. Il m'est arrivé, quelquefois, dans ma vie, de tomber sur des textes particulièrement difficiles. Je n'ai pas la prétention de les avoir tous compris, bien entendu, mais il m'est arrivé de venir à bout de certains qui m'ont résisté longtemps, en les reprenant encore et encore, avec opiniâtreté. C'est une chose qu'il m'est totalement impossible d'affirmer, dans le domaine de la musique. Même les œuvres que je connais le mieux, que j'ai jouées cent fois et plus, que je reprends encore, des années après les avoir déchiffrées pour la première fois, même une œuvre de ce type, il ne m'arrive jamais de me dire : je la connais. Je peux dire que je la connais bien, que je la connais par cœur, mais aucune des analyses que j'aie pu en faire, aucune des exécutions que j'aie pu en donner, aucune des très nombreuses lectures ou écoutes que j'aie pu en avoir n'en a jamais épuisé le mystère, et je suis devant elle comme devant une femme. Je peux la toucher, la faire parler, elle peut me donner du plaisir, m'angoisser, me désespérer, me faire pleurer de joie ou de tristesse, mais je sais qu'à la fin des fins elle me restera aussi obscure qu'au premier jour. Elle le sera sans doute plus, même, car dans l'éblouissement du premier jour il y a une vérité indépassable qu'il ne faut jamais mépriser. Ce jour-là, au Château d'Annecy, il y a cinquante ans, j'ai sans doute su mieux qu'aujourd'hui ce qu'était la musique de Gabriel Fauré, cette ravissante inconnue dont je suis tombé amoureux. Aujourd'hui, je n'en ai plus que des réminiscences, des bribes, des idées, des structures, des pensées, mais je suis plus que jamais à la recherche de la musique perdue

dimanche 23 octobre 2022

Les mains décalées


Il entre sur scène comme en flânant. Il prend tout son temps, une jambe après l'autre (il est déjà au tempo de l'adagio), il se fraye un chemin entre les musiciens de l'orchestre, comme s'il les découvrait, comme s'il découvrait l'endroit, et se disait : « Tiens, et si on jouait un peu de piano ? » Il salue de la tête les musiciens. Il a à la main son mouchoir, qu'il va mettre dans sa poche. Tout est dans la lenteur, et d'ailleurs, il ne faut pas marcher vite, ce qui serait grossier vis à vis de Chelibidache, qui a déjà du mal à se mouvoir. Il attend que le chef arrive au pupitre pour s'asseoir. 

Quand j'étais enfant, nous avions le disque du Concerto en sol, par le même Michelangeli, accompagné du Philharmonia dirigé par Ettore Gracis. J'ai donc grandi avec ce son, avec ce phrasé, mais c'était tellement naturel que je n'y prêtais pas attention. Le Concerto en sol, c'était Michelangeli, un point c'est tout. Avoir écouté ce même concerto, toujours joué par lui, mais accompagné d'un autre chef, m'a enfin fait comprendre la beauté inouïe de ce jeu, de cette interprétation, de cette musique. Il était temps. Michelangeli me manque. Il me manquera toujours. Je serai toujours derrière lui, à tenter de l'apercevoir, à tenter de comprendre comment ses mains et son corps… La distinction

Jouer l'adagio assai, comme le fait Michelangeli, avec des décalages entre les deux mains, est très mal vu aujourd'hui, alors que c'était chose courante au XIXe et au début du XXe siècle. Il y a plusieurs raisons à ce décalage des mains. D'abord, jouer la main droite juste après la main gauche, ou, plus exactement, la main gauche avant la main droite, est une manière de donner plus d'emphase au son produit par la main droite. Comme les harmoniques ne se mélangent pas — ou moins —, le son de la mélodie acquiert un relief accru, elle "ressort" mieux. Il faut pour comprendre cela imaginer un dessin au crayon noir sur une feuille blanche. Si le trait est clair, si le tracé est simple, la ligne unique, la forme que l'on dessine a moins de présence que si chaque ligne est composée de plusieurs traits, car alors il acquiert une profondeur, une présence dans l'espace supérieure, d'un ordre plus élevé, il se met à "vibrer", il diffuse sur la feuille de papier, son temps est plus complexe que le seul présent. C'est un présent qui contient du passé, et de l'avenir. Le dessin se met littéralement à avoir une mémoire, et il est indéniable qu'il nous touche plus, même s'il est, littéralement, moins parfait. Ce très léger bégaiement, cette infime disharmonie rythmique, ce trouble maîtrisé, donne une profondeur supplémentaire au discours, à condition, bien entendu, qu'il soit plus qu'un maniérisme mécanique et sans âme, ce qu'il fut souvent par le passé. Il existe une autre raison, à ce décalage des mains, que je crois ici très opérante. Il consiste à donner l'impression à l'auditeur que la mélodie se détache du rythme et de l'harmonie, qui sont dans ce mouvement parfaitement synchrones, qu'elle flotte librement au-dessus du tissu sonore qui la sécrète, comme une vapeur au-dessus d'un cours d'eau. Cette équivoque (ce reflet (cet écho (cette apnée sourde))) est ici particulièrement en situation, puisque la matière musicale même est tout entière dédoublée, équivoque. Deux temps ou trois temps ? Adagio ou andante ? Selon qu'on bat la noire (de la mélodie) ou la noire pointée (de l'harmonie), le geste change. À la main droite le rythme (binaire) est à trois temps, à la main gauche, le rythme (ternaire) est à deux temps. On peut donc constamment passer de l'une à l'autre de ces deux manières d'envisager la matière temporelle, sans oublier une troisième manière, qui est de compter à six (croches) par mesure. On sent que Celibidache se régale de cette pâte rythmique qui lui permet de passer entre les gouttes des temps, tout en les marquant implacablement (car il ne s'agit évidemment pas, pour ces deux musiciens, de se complaire dans un rubato mou et indécis qui devrait tout à l'instant (c'est même tout le contraire)). Comme les deux mouvements extrêmes du concerto sont extrêmement tenus rythmiquement, que le rythme est leur élément caractéristique, et presque leur essence, le deuxième mouvement propose une étude sur le rythme qui semble disloquer celui-là, le fragmenter, en montrer ses rouages intimes, et, surtout, laisser voir ce qui se passe entre les temps. Les deux mouvements rapides mettent en exergue les arêtes, les lignes, les angles, d'une matière sonore dont le mouvement lent va révéler ce qu'ils contiennent : la couleur et le temps, le temps et la couleur, dans leur complot. 

(Michelangeli, c'est un poète qui flâne à une vitesse supersonique.)

vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit. 

jeudi 6 novembre 2014

Boléro sans musique


Il y a cette cinquième entrée du thème A, à peu près à la moitié de l'œuvre, géniale combinaison de timbres, que j'ai très longtemps entendue de travers. J'étais persuadé qu'il y avait un orgue positif dans l'orchestre, alors que le résultat est obtenu en mélangeant le cor avec le célesta et deux picolos harmonisés à la tierce et à la quinte (tout est dans le dosage des intensités, évidemment…). Rien que pour ça, on écouterait le Boléro vingt fois de suite. 

Béjart, quand il parle de sa chorégraphie, explique que le danseur principal est "la mélodie" et que les autres sont "le rythme". Il est évident que c'est complètement faux, et, du coup, on imagine ce que serait une chorégraphie qui serait vraiment ce qu'il dit de la sienne. Mais surtout, quelle magnifique chorégraphie on pourrait composer en suivant exactement la partition de Ravel… La très grande majorité des chorégraphies que j'aie vues dans ma vie me semblaient pécher par ce travers : une incompréhension foncière de ce qu'étaient les musiques qu'elles étaient pourtant censées "illustrer". 

Le Boléro, c'est un ensemble de choses. Une progression dynamique d'abord. Un rythme. Une harmonie. Une orchestration bien sûr. Un tempo. Une, ou plutôt deux mélodies. Une modulation. Une construction (deux séries de neuf énoncés de la mélodie, entrecoupées d'une ritournelle rythmique, plus une coda).

On a parlé d'une étude d'orchestration, et c'est la pure vérité. Mais je crois que c'est plus que ça. Si cette musique a pris une place tellement singulière, dans l'imaginaire populaire, c'est que son caractère éminemment abstrait a disparu derrière autre chose. 

Cette cinquième entrée, on la goûte vraiment quand on a travaillé avec les synthétiseurs et qu'on a connu le plaisir de construire un timbre en superposant des sons sinusoïdaux, des harmoniques. Ce qu'on nomme la synthèse additive pourrait être une des nombreuses métaphores du Boléro. Tout est dans le dosage des harmoniques. On est toujours entre deux états : celui où les harmoniques se fondent et composent un timbre unique, et celui où elles s'individualisent. L'orchestre en son entier est conçu comme un gigantesque synthétiseur, ou comme un orgue formidable. L'exécutant ajoute des timbres, actionne les tirettes de l'orgue, au fur et à mesure, il mélange les couleurs, pendant que la machine joue toute seule, imperturbable. 

Toutes les musiques sont toujours un jeu sur le même et l'autre, sur le semblable et le différent, sur le changement et la permanence. Ça s'entend plus ou moins mais c'est toujours là.

Faire ressentir la durée : donner à entendre le temps qui passe, on pourrait dire que n'importe quelle musique le fait. Mais écouter le Boléro, c'est comme faire passer le temps à travers un tamis. Nos oreilles sont les témoins de ce qui reste ; c'est comme une vague qui traverserait un tableau de part en part et en révélerait les couleurs au fur et à mesure. Plutôt que de donner à entendre le temps qui passe, c'est rendre audible le temps qui nous traverse, lui donner une forme et une matière, une épaisseur, en garder la trace sensible, le faire sonner… 

Dans la musique électronique des commencements, un dispositif a joué un rôle énorme : le Ring Modulator, ou "modulateur en anneaux". Un modulateur en anneaux est un instrument électronique qui, lorsqu'on lui injecte deux fréquences, produit deux fréquences nouvelles qui sont, respectivement, la somme et la différence des deux fréquences initiales. Par exemple, si, dans le Ring Modulator, vous injectez les fréquences 440 et 660, vous obtiendrez en sortie les fréquences : 1100 et 220, qui s'ajouteront aux deux premières. La modulation crée des hauteurs différentes de celles dont on dispose avant la modulation. Il s'agit donc d'une sorte de multiplication de fréquences qui, par le biais des harmoniques multiples d'un son instrumental, produit des sons complexes et inharmoniques dont le célèbre DX7 a beaucoup usé pour produire des sons de type "cloche". Un RM peut créer très facilement des sons très complexes à partir de sons simples, par un effet de multiplication exponentielle des composants harmoniques du son. Si un son instrumental possède dix harmoniques, y compris la fondamentale, ce même son "ring-modulé" en possèdera trente, et le rapport qu'il entretiendra avec le son original sera dès lors très lointain, bien qu'apparenté.

Le Boléro de Ravel, c'est un peu une machine — un processus instrumental et compositionnel – qui agit avec la matière musicale comme le RM avec les sons. Vous lui donnez en entrée des composants simples (un rythme, une mélodie, un instrumentarium, un tempo), et, à l'autre bout, en sortie, vous obtenez une matière musicale très sophistiquée. On a l'impression que ça fonctionne tout seul, et je pense que cette impression de création sonore automatique (et quasiment magique) n'est pas pour rien dans la fascination qu'exerce cette musique depuis bientôt un siècle.

Ravel était passionné par l'horlogerie


« Je souhaite vivement qu’il n’y ait pas de malentendu au sujet de cette œuvre. Elle représente une expérience dans une direction très spéciale et limitée, et il ne faut pas penser qu’elle cherche à atteindre plus ou autre chose qu’elle n’atteint vraiment. Avant la première exécution, j’avais fait paraître un avertissement disant que j’avais écrit une pièce qui durait dix-sept minutes et consistant entièrement en un tissu orchestral sans musique – en un long crescendo très progressif. Il n’y a pas de contraste et pratiquement pas d’invention à l’exception du plan et du mode d’exécution. Les thèmes sont dans l’ensemble impersonnels – des mélodies populaires de type arabo-espagnol habituel. Et (quoiqu’on ait pu prétendre le contraire) l’écriture orchestrale est simple et directe tout du long, sans la moindre tentative de virtuosité. […] C’est peut-être en raison de ces singularités que pas un seul compositeur n’aime le Boléro – et de leur point de vue ils ont tout à fait raison. J’ai fait exactement ce que je voulais faire, et pour les auditeurs c’est à prendre ou à laisser. »


« Dans le Boléro, Ravel semble avoir voulu transmettre à ses cadets une sorte de manuel d’orchestration, un livre de recettes leur apprenant l’art d’accommoder les timbres. Avant de quitter la scène pour aller à son rendez-vous avec la mort, ce Rastelli de l’instrumentation a exécuté avec le sourire la plus éblouissante et la plus brillante de ses jongleries. » (Émile Vuillermoz )



Ce qu'il y a d'amusant, avec le Boléro de Ravel, c'est qu'il plaît beaucoup à ceux-là mêmes qui en général détestent ce qu'ils appellent un peu bêtement l'Art contemporain, cet art qui précisément, très souvent, fait exactement ce que fait ici le compositeur. 

lundi 21 avril 2014

Sonatines


La Sonatine. Celle de Ravel. Par Claude Helffer. Cela doit bien faire quarante ans que je n'ai pas écouté ce disque, sans doute plus encore. Je l'ai retrouvé tout à l'heure sur Youtube. Merveille de la mémoire à long terme. J'ai reconnu Claude Helffer. Ce que j'ai reconnu ? Aucune idée, mais la magie opère encore, c'est un fait. Je tente de retrouver la voix (le son de la voix) de mon père, et je n'y parviens pas. C'est si loin. Quand je vois des photographies de Bill Evans et de Jascha Heifetz, en revanche, je le retrouve, je veux dire, son visage, son corps — et même son odeur. Ce mélange si particulier de raideur et de drôlerie, de brutalité et de douceur, la courbure, la pliure de son corps, sa timidité alliée à son autorité naturelle. Mes morceaux préférés, alors, étaient cette sonatine, le Menuet antique, et les Miroirs. J'aime beaucoup les sonatines, en général. Celle de Sibélius, par exemple, et celle de Bartok. De la musique pour timides. Pas du genre à vouloir jouer l'opus 110 encore jeune, on regardait cette partition sans la comprendre, et ne parlons même pas de l'opus 111. Mais Ravel a toujours été proche, si proche, si amical, si familier ! Lui aussi, maintenant que j'y pense, avait quelque chose du père. Debussy, c'était l'exotique, l'incompréhensible, celui qu'il fallait apprendre à aimer, en le jouant. Tout le contraire de Ravel. 

On avait entendu Helffer jouer l'opus 110, à la chapelle de la Sorbonne. Il avait également joué une pièce de Manoury, tout jeune alors, et peut-être Bouchourechlief, mais je n'en suis pas certain. J'étais seul, et, pour la première fois, je me suis surpris à penser que je pouvais comprendre Beethoven. Oh, de manière bien timide, bien partielle, très maladroite, mais ce fut un événement capital. Quand j'ai parlé de ce récital à Carlos, il m'a dit qu'Helffer était très mauvais. Oui, mais l'opus 110 ? Je ne pouvais pas lui parler de Ravel, ni de mon père. C'était lui, mon père. 

Cela me donne à penser qu'alors nous allions au concert pour apprendre. Pas tellement pour le plaisir, même s'il y en avait évidemment beaucoup. D'abord apprendre ; on verrait ensuite pour le reste. 

Quand le Feu follet est sorti au cinéma, j'avais sept ans. Je ne l'ai évidemment pas vu à cette époque-là. Mais ma sœur aînée, elle, l'avait vu, et s'est mise à jouer les Gnossiennes et les Gymnopédies de Satie. J'ai donc joué moi aussi les Gnossiennes et les Gymnopédies. On n'imagine pas, il est impossible d'imaginer, aujourd'hui, à quel point cette musique nous semblait étrange ! Et je ne parle pas seulement de l'absence de barres de mesure. Je n'avais pas encore été mis en contact avec la musique de la seconde école de Vienne, ni même avec Bartok. Quand je pense que Boulez avait déjà composé sa deuxième sonate, et que mon père grommelait quand on essayait de lui faire écouter Mahler… 

Dans le fond, il me faut bien admettre, même si je n'ai pas énormément d'estime pour la musique d'Erik Satie, qu'elle fut au minimum une des portes d'entrée dans celle de Debussy. Je pense par exemple aux Canopes, du deuxième Livre des Préludes. J'ai sans doute eu tort de tant mépriser Satie. Sa musique fait partie de ces musiques qui sont indissociables d'une époque, d'une société, de mouvements artistiques, et c'est en pénétrant ces milieux qu'on se met à entendre les grands compositeurs (dans lesquels je ne peux décidément pas le ranger) avec une oreille plus intelligente, plus reliée et plus "historique", et sans doute moins exclusivement musicale. Après avoir banni cette musique, je la redonne à jouer à quelques élèves. Quelle est la part de nostalgie, quelle est la part de pédagogie, quelle est celle de la démagogie, je ne sais, mais c'est en revenant sur ses pas, c'est en "avançant vers le fond", qu'on découvre encore du neuf, en soi. Et l'on ne peut rien transmettre si l'on ne découvre pas du neuf en soi, de ça je suis convaincu. La fidélité à l'enfance n'est pas une manière de rester le même, pas du tout, c'est au contraire la chance maintenue vive de chaque jour trouver une nouvelle porte à ouvrir, et ainsi de se poster sur le chemin de l'étranger qui nous habite. 

vendredi 8 juin 2012

Asie !




Asie, Asie. Asie
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice  
Où dort la fantaisie comme une impératrice  
En sa forêt emplie de mystère.  
Asie, je voudrais m'en aller avec la goélette  
Qui se berce ce soir dans le port,  
Mystérieuse et solitaire,  
Et qui déploie enfin ses voiles violettes  
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers des îles de fleurs  
En écoutant chanter la mer perverse  
Sur un vieux rythme ensorceleur.  
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse  
Avec les minarets légers dans l'air. 
Je voudrais voir de beaux turbans de soie  
Sur des visages noirs aux dents claires;  
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour  
Et des prunelles brillantes de joie  
En des peaux jaunes comme des oranges;  
Je voudrais voir des vêtements de velours  
Et des habits à longues franges. 
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbe blanche; 
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis, et des vizirs  
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche 
Accordent vie ou mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse, et l'Inde, et puis la Chine, 
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,  
Et les princesses aux mains fines,  
Et les lettrés qui se querrellent  
Sur la poésie et sur la beauté;  
Je voudrais m'attarder au palais enchanté 
Et comme un voyageur étranger  
Contemple à loisir des paysages peints  
Sur des étoffes en des cadres de sapin  
Avec un personnage au milieu d'un verger; 
Je voudrais voir des assassins souriant  
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent  
Avec son grand sabre courbé d'Orient. 
Je voudrais voir des pauvres et des reines;  
Je voudrais voir des roses et du sang;  
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine. 
Et puis m'en revenir plus tard  
Narrer mon aventure aux curieux de rêves  
En élevant comme Sinbad ma vieille tasse arabe  
De temps en temps jusqu'à mes lèvres  
Pour interrompre le conte avec art ... 
Tristan Klingsor (1874-1966)