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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

samedi 19 juillet 2025

Requiem



Quelque chose se lève, dans le Kyrie du requiem de Fauré, une vague d'une infinie tendresse qui monte du sol et nous enlace. Je m'effondre, je me laisse choir dans cette douceur : écouter ce requiem donne envie de mourir ; pas de désespoir, pas d'angoisse, mais de plaisir — la joie peut être le négatif heureux de la joie. La volupté de la mort est tellement perceptible ici qu'on se demande pourquoi les gens ne se suicident pas en masse en écoutant cette musique. Fauré ne cherche pas à faire peur, c'est le moins qu'on puisse dire. Moi qui crains la mort comme on craint l'inconnu, mes frayeurs se dissolvent dans un liquide amniotique quand j'écoute ces quelques pages On a le temps. On est le temps. Ce n'est plus l'adversaire. Sa matière nous pénètre entièrement, se répand en nous jusqu'au fond de notre sang, plus loin encore. La volupté et la mort sont une seule et même chose. Le Requiem de Fauré, c'est un orgasme lent, infiniment lent, immobile, et tout est dit dans les deux premiers morceaux, l'Introït et le Kyrie. Le reste est presque du décor, illustration et commentaire de cette vérité qui est entrée en nous comme un gaz que rien n'aurait pu arrêter, aucun accident, aucune péripétie, aucune pensée. On voit sans crainte les grandes portes s'ouvrir lentement. On est sur le seuil. On va avancer…


dimanche 20 avril 2025

Fragments sans résurrection

Je ne vois pas comment approcher de la vérité sans tomber dans la contradiction la plus intense, la plus profonde.

Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s'est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l'utopie, moins encore par l'action. Quel plus grand horizon que l'abandon ? Quelle autre liberté ?

Exister, c'est mal se tenir entre deux morts : celle d'avant et celle d'après ; c'est vouloir résister à la pression énorme qu'elles exercent sur la forme éphémère que nous habitons, nos deux bras tendus et bandés à l'opposé l'un de l'autre, au nord et au sud, en avant et en arrière, maintenant ces deux néants le plus loin possible de la vie pour le temps que nous avons quelques forces, essayant de trouver dans ce réduit inconfortable qu'est l'existence un peu d'air à inspirer et de colère à expirer. 

Nous portons en permanence en nous tout un cimetière de visages, d'idées, de goûts, de rires et de passions, qui nous console de nous mouvoir trop bien et avec trop d'adresse chez les avaleurs de sens — ceux qui attendent de nous quelque chose : une relation, une positon, une opinion, un enthousiasme. Rien n'est jamais achevé.

J'écris pour ne pas vivre mais plus j'écris plus la vie, cette salope tyrannique, s'impose à moi, et me force à la fréquenter, à retourner sous ses jupes, à la boire à grandes lampées extatiques, alors que je la méprise. L'enthousiasme est une maladie bien plus grave que la haine.

Les vivants sont tous des fanatiques. Pour eux, il ne saurait exister d'alternative : hors la vie, il n'y a rien, ou, pire que le néant, il y a le mal ; ou, pire encore que le mal, la faiblesse. Pour eux, l'inexistence est plus qu'une faute, c'est l'incapacité à être, alors que c'est la forme la plus haute qu'un homme puisse camper ici-bas. La faillite est le pays fertile entre tous. Ce qu'on ne rate pas ne nous rate pas. 

Publier serait un but, une finalité, une promesse ? Ou même seulement un aiguillon ? Ce ne serait que concéder un pouvoir à ce qui est méprisable. Si publier, c'est rendre public, le vrai bonheur de l'écriture consiste à se rendre privé, le plus possible, à ne trouver la sortie de la prison qu'en soi-même, à ouvrir dans les murs que nous nous sommes fabriqués une brèche que nous-seuls voyons et que nous refermons bien vite derrière nous, de peur d'être rattrapé par les grands gagnants du Sens-de-la-vie et de l'Accomplissement. 

***

Ce qui est difficile, ce n'est pas d'écrire, c'est de ne pas écrire. Le moment où l'on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu'il est à l'intérieur de la cartouche d'encre ou de notre esprit, tant qu'il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu'il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour propre. 

Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d'évidence, l'idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres. 

***

Les saints sont des révoltés silencieux, prisonniers volontaires d'un absolu qui les empêche de s'agiter. La lucidité ultime conduit au néant et à l'inaction, au silence et au désintérêt. Pourquoi se passionnerait-on pour le savoir quand la connaissance sans intermédiaire et sans fin prend possession de nous ? La vie est impossible, quand on sait, qu'on entend et qu'on voit de part en part, comme si l'autre et ses déguisements ne faisaient plus obstacle, comme si le bruit du temps n'existait pas, ne brouillait pas les pistes. Pourtant, même les saints s'arrêtent avant le terme, avant la lucidité parachevée qui leur rendrait le fait de respirer insupportable, qui les nierait en tant qu'être humains et rendrait leur quête ridicule parce qu'exorbitante. Les saints s'agitent au cœur de l'impossible, mais gardent un œil sur le possible. Ils dînent et vont aux toilettes. Ils ne sont pas saints à toutes les minutes de la journée et doivent pactiser avec la contingence et le regard des autres pour exercer leur sainteté, en estimer la qualité et en vérifier le pouvoir.

***

— Je n'y crois pas mais je le fais quand-même. 

— À quoi bon, alors ? 

— Si je n'y crois pas, mon action a plus de prix.

— Orgueilleux !

***

— Tu crois à l'amour ?

— Non, mais j'aime quand-même. 

(On pourrait dire exactement le contraire.)

***

— On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses. 

— Même du dégoût ?

— Oui.

— Même de la lassitude ?

— …

***

Vivre c'est mourir lentement, comme dirait l'autre. Et écrire, c'est ralentir encore le processus, c'est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c'est se prélasser dans la négation. Dès qu'un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L'écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu'il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c'est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu'il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l'écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire. 

Le paradoxe ultime est que l'on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l'écriture est un tombeau d'où rien ne s'échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l'évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu'on porte à l'oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.

***

Il faut en passer qu'on le veuille ou non par des moments de désespoirs tièdes, par du désespoir de faible intensité, par un désespoir banal et rampant dont on prend même l'habitude, ce qui est tout de même très vexant. Même le désespoir est désespérant. Il devrait nous abattre dès la première rencontre, et il ne fait que nous ravager lentement, comme une fièvre molle qui prend ses quartiers en nous sans exiger autre chose qu'une résignation humiliante et désespérante.

***

Les roses s'obstinent à fleurir dans mon jardin, année après année. Je sais bien qu'il faut vivre contre l'évidence, mais ce n'est pas évident à comprendre, une rose qui revient — là où personne ne l'attend. Si au moins la contemplation de ce phénomène inexplicable nous poussait au silence, à ne pas le relater comme un benêt qui croit sa vie intéressante, mais non, je m'empresse de le noter, et je crois même déceler quelque chose comme un signe ou une révélation dans ce qui n'est qu'une manifestation normale de la vie et du temps. Elles sont jetées là, ces roses, comme elles le sont ailleurs, au mois d'avril, et, malgré leur beauté et la gratitude que je ressens à leur égard, leur présence et surtout leur retour, année après année, est comme un terrible reproche que quelqu'un ou quelque chose me fait. 

***

Écouter Cantaloupe Island, d'Herbie Hancock, un enregistrement du 17 juin 1964, ne nous rend pas moins malheureux, non. Pourtant, il nous apparaît indispensable d'en passer par là, alors que le soir va tomber comme un con, comme hier, comme avant-hier et sans doute comme demain. Demain, on aura tout oublié, on le sait bien, mais on note tout de même que les musiciens (Hancock, Ron Carter, Freddie Hubbard, Tony Williams) entament le morceau à un tempo de 108 à la noire et le terminent à 114. 

***

À celui qui a tout deviné, tout compris et tout perçu, il devrait être impossible d'aimer. C'est pourtant ce qu'il fera, comme tout le monde ; et peut-être même sera-t-il plus idiot et plus naïf encore que ceux qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, et qui sont des naïfs au premier degré. Si les roses savaient ce qui les attend, elles ne fleuriraient pas à chaque printemps. Nous qui savons malheureusement ce qui nous attend, nous continuons à nous lever chaque matin, à nous faire beaux, comme si l'amour nous attendait au coin de la rue. Nous sommes encore plus naïfs que les naïfs, de croire que malgré notre clairvoyance nous pouvons connaître des moments heureux ; nous sommes des naïfs de second degré, dont le bonheur est ridiculisé avant même de prendre forme, mais c'est justement ce ridicule et cette déchéance annoncée qui rendent notre vie si prodigieuse. Ce qui n'est pas impossible ne vaut pas la peine d'être vécu. C'est la mort qui nous attend, et nous nous apprêtons à rencontrer l'amour, et l'amour, et l'amour. En réalité, nous ne vivons que de miracle en miracle. 

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« Les cons sont des ombres qui chantent » avais-je (mal) lu, et je trouvais la phrase géniale. Hélas, non, saint Augustin a seulement écrit : « Les sons sont des nombres qui chantent ».

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Entre 108 et 114, il n'y a pas un grand écart. La différence de tempo est infime et pratiquement indécelable. La seule chose qu'on perçoit, c'est l'accélération  oui, les musiciens ont vieilli de cinq minutes : c'est un fait. La musique nous permet de ressentir des variations infimes, que ce soit dans l'ordre de la vitesse ou dans celui de l'intensité. La musique est un microscope quantique. 

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Où se trouve le démon ? C'est la seule question qui vaille, quand on commerce avec quelqu'un. Tant qu'on ne sait pas cela, on ne sait rien de lui. Ses mouvements, ses paroles, ses gestes, ses regards, sa présence, sa voix, tout cela ne sert qu'à recouvrir le démon, à tenter de le camoufler ou de le contenir. Il est là, pourtant, il transperce par instant l'enveloppe de celui qui est en face de nous et vient discuter avec notre propre démon qui n'attendait que cela pour nous pousser vers la sortie. Je l'aperçois plus facilement chez les femmes, ce démon, car les femmes dont je parle ont compris qu'elles pouvaient s'appuyer sur lui pour séduire : elles le laissent donc apparaître par intermittence, comme un rayon lumineux qui s'exprimerait en morse, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer ce qui procède de lui de ce qui procède d'elles (car jusqu'au bout nous croirons qu'il s'agit de deux entités distinctes) ; à ce moment-là, nous sommes captifs, sous le charme

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Rien de ce qui la constitue réellement ne passe dans les mots : la musique retient son secret en elle-même. Elle élabore à mesure qu'elle se déploie le monde dans lequel elle peut être perçue et comprise, ce qui fait que dès la dernière note cette bulle d'entendement est liquidée. On ne peut plus que la rêver, en avoir par le souvenir un vague sentiment impropre à l'explication et plus encore à la traduction. C'est la raison pour laquelle la musique nous est si précieuse. Elle ne semble révéler l'impalpable et l'indicible que pour mieux nous en interdire l'accès. Avec elle, nous savons que cette vue imprenable existe mais qu'elle restera à jamais impartageable. Quoi de plus précieux qu'une substance temporelle capable de nous débarrasser de nous-mêmes et de notre intelligence articulée pendant dix minutes ? La musique nous remplit de mystère, la littérature nous en dispense. À chaque fois que vous écoutez de la musique, vous vous placez devant un miroir qui ne reflète rien : vous y chercheriez votre visage en vain. 

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Le concepteur de l'émission fait arriver lentement l'Art de la Fugue en superposition de la voix de l'écrivain que la musique rend peu à peu inaudible. Ce contrepoint chimérique me semble une idée de génie. Je regarde les commentaires sous la vidéo. Tout le monde hurle au scandale ou à l'amateurisme. On a sacrifié la parole sainte, on a profané l'icône. Prima le parole ! On a osé reléguer le Verbe en coulisse ! « On marche sur la tête ! » Et tous de jurer qu'ils n'en perdaient pas une miette depuis une heure et demie, que cette introduction impie, que ce miel amer qui vient recouvrir les mots, les dissoudre, les remettre à leur place, toujours seconde, leur est un viol de logos en réunion. Ils n'ont pas consenti, sacredieu ! On les a pris en traitre. Aucun ne semble avoir idée que peut-être la voix de l'écrivain était autre chose qu'un moulin à idées, qu'elle était aussi instrumentale, qu'elle n'était pas seulement en train de signifier quelque chose, mais qu'elle avait un ton, une mélodie et une harmonie induite, un rythme et un timbre, et que donc elle était susceptible de partager un moment l'affiche avec Bach sans faire pleurnicher de rage les assoiffés du sens. C'est qu'ils ne veulent pas dévier de leur route, ces philosophes en robe de chambre, et ils entendent savoir où on les mène et connaître les horaires du brunch, quand ils prennent connaissance des gouffres. On leur avait soigneusement épargné les nids-de-poule, les bosses et les virages en épingles, ils avaient payé pour une autoroute de la connaissance en première classe, pas pour un petit chemin escarpé où l'on se marche sur les pieds et se tord les chevilles. Leur temps est précieux. Ils exigent de retirer le maximum de l'aventure dans le minimum de durée et d'effort. L'Art de la Fugue va leur rester sur l'estomac, ils n'ont pas les enzymes susceptibles de digérer un tel morceau de barbaque ajouté à leur purée allégée. 

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Dans ma jeunesse, je m'entendais bien avec les paysans. Je les avais un peu oubliés durant toutes ces années, mais l'âge venant, et alors que les villes sont partout dans ce qu'elles ont de pire, même à la campagne, leur peuple revient me hanter. Il n'existe plus rien d'approchant, dans notre monde, et je me rends compte que leur commerce me manque beaucoup, qu'il y avait encore parmi eux des exemplaires de l'humanité que j'ai aimée. Par quoi les remplacer ? Je ne vois pas. 

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Ne pas avoir honte de voir un de ses livres parmi ceux qui se publient chaque année est toujours mauvais signe. Publier, c'est céder, c'est rentrer dans le troupeau des écrivants en prenant la pose de celui qui a au moins réussi quelque chose. Je n'oublierai jamais ce moment de honte effroyable, le soir où l'un de mes frères avait dit à notre mère, alors qu'ils assistaient tous deux à un concert que je donnais à Paris, qu'il avait été tout de même impressionné de lire mon nom (le sien, donc), sur l'affiche, à côté de ceux de Mozart, Bach, et Beethoven. Oh, il n'avait pas dit ça méchamment, je le sais bien, mais j'aurais voulu rentrer sous terre au moment où j'ai vu sa bonne figure s'éclairer de satisfaction généreuse alors qu'il prononçait ses mots que j'ai fait semblant de ne pas entendre. 

Je suis ulcéré de devoir payer pour publier un livre, parce que je suis pauvre et que cet argent serait mieux utilisé à acheter de la viande ou des somnifères, mais dans le même temps, je me dis que c'est parfaitement normal. On veut absolument ajouter une brique au mur branlant qui menace déjà de nous ensevelir, il faut au moins que cela coûte quelque chose à celui qui commet ce forfait ; c'est de l'écologie punitive, en somme. Celui qui envoie une lettre de 1000 signes par la poste paie bien le transport de sa missive. Pourquoi celui qui envoie 500 000 signes par-delà les écrans ne devrait-il pas payer, alors que le transport à l'autre bout de la chaîne n'est même pas assuré ? Vous me répondez « maisons d'édition » ? C'est ça, votre réponse ? Alors c'est que vous ne vivez pas dans le temps qui est le mien. Si elles existaient, les maisons que vous dites, peut-être que je leur enverrais un manuscrit. Mais même ce mot de « manuscrit » me semble grotesque. « Il a terminé son manuscrit » est une phrase qui me fait rire. On le voit, l'écrivain, devant son « cadeau », comme on dit des enfants sur le pot qu'ils font un cadeau à leurs parents. L'offrande du Caca à la Communauté des Fidèles. C'est bien de cela qu'il s'agit. 

Dans la semaine qui vient de s'écouler, j'ai passé du temps sur quatre phrases qui se trouvent plus haut dans ce texte. Je crois bien que c'est la première fois que ça m'arrive, de passer quelques heures avec seulement quatre phrases. Je me suis aperçu à cette occasion qu'on pouvait faire beaucoup évoluer quelques mots et y trouver un plaisir certain, plaisir que je ne boude pas, non, mais est-il bien raisonnable de passer une après-midi à polir un objet qui de toute manière finira dans la poubelle numérique, qui viendra se mêler à la soupe grisâtre qui coule à flots de toute part et dont rien ne vient contrarier l'écoulement uniforme ? Autant lorsqu'il m'arrivait encore de composer j'étais prêt à passer douze heures ou plus sur quelques mesures, autant ici cela me semble dérisoire. Pourtant il doit bien exister quelque chose de commun, à ces deux pratiques, qui justifieraient un tel investissement, mais ça m'est impossible, quelque chose m'en empêche, et ce qui m'en empêche, c'est le sentiment du ridicule. Ou l'orgueil ? Ou la trouille ? La trouille de constater que même en passant du temps à travailler un texte on ne serait pas en mesure d'en faire quelque chose de grand, ou de seulement bon, correct. Un type qui travaillerait autant que Flaubert pour un résultat proche de la nullité serait bien à plaindre, évidemment. Et puis, c'est bien gentil, tout ça, mais qui va faire le ménage, qui va faire la vaisselle et la cuisine, qui va s'occuper de déposer ces maudites annonces pour gagner seulement de quoi rester dans cette maison ? Hein ? Vous avez une gouvernante à me proposer ? Une secrétaire ? Une femme de ménage ? Une infirmière ? Bien sûr que non. Cette maudite écriture qui empiète sur tout est une calamité, surtout quand elle nous empêche de dormir. Ça c'est le pire du pire. Mon sommeil est sacré. Je n'ai pas l'ambition de devenir un autre Cioran qui se relève la nuit pour aller marcher dans les rues en compagnie des putains et des chiens, je ne tiens pas à être associé si peu que ce soit à BHL ou Amélie Nothomb, moi. J'adore la nuit parce qu'elle me permet de rêver. Sans le rêve qui me nourrit autant que la viande, je suis fichu. 

D'ailleurs, la nuit dernière, au petit matin, j'ai rêvé de Thérèse L. Quel merveilleux rêve. Ça c'est un véritable cadeau qu'on se fait à soi-même ! Nous étions tous les deux dans le 57 qui nous menait au conservatoire. Nous allions y retrouver les jeunes professeurs qui nous avaient succédé (ça, ce serait la partie la moins agréable du rêve). Mais tout le commencement était d'une douceur et d'une tendresse absolument merveilleuses. J'avais posé ma tête sur l'épaule de Thérèse, la fragile Thérèse au beau profil, et le sentiment de bien-être qui m'envahissait m'était un baume incomparable dont j'aurais voulu qu'il dure encore et encore. Au matin, j'étais désorienté, triste, et pourtant envahi d'une sorte de joie plus large que ma tristesse. Ces moments ne sont pas des constructions hasardeuses et chimériques fabriquées par des molécules qui se rencontrent fortuitement dans les couloirs sombres de notre esprit. L'idiotie (la pauvreté) d'une telle explication me paraît évidente. Les rêves sont des rencontres. Plusieurs mondes coexistent, plusieurs temporalités, plusieurs logiques, plusieurs moi et plusieurs soi qui accueillent tout ce que nous nous cachons à nous-mêmes, ouvrent et ferment des portes simultanément, éclairent et obscurcissent des pans de notre paysage intime et social. Ces mondes, en glissant sans heurts les uns sur les autres, nous donnent une idée de la liberté profonde et infinie, cette liberté qui nous manque tant dans la vie diurne, bornée qu'elle est par nos savoirs et nos croyances, et notre volonté désespérée de ne pas nous contredire, c'est-à-dire d'éviter à tout prix notre réalité ultime. Le rêve réorganise toute notre vie d'une manière différente et toujours imprévisible, et c'est cet imprévisible qui est si précieux. Sans ce pendant à la vie consciente, nous serions coincés dans un placard sans lumière ni oxygène, prisonniers de nous-mêmes et d'un esprit en deux dimensions. Le rêve, c'est le contrepoint qui nous sauve de l'harmonie.

dimanche 28 avril 2024

D. 887


Il y a tout dans cette musique. Combien de fois aurai-je prononcé cette phrase idiote ? Peu importe que ce soit faux, ou que ce ne soit ni entièrement vrai ni entièrement faux, l'important est qu'à l'instant où la musique entre en nous et nous transforme, ce soit la vérité. Entre la nuit et moi, en ce noir printemps 2024, il y a Schubert. On aimerait que tout ce qu'on écrit soit aussi inéluctable et nécessaire qu'un des contrepoints de l'Art de la Fugue et l'on écrit justement pour conjurer le mauvais sort qui nous maintient hors de cette voie. La musique romantique a lâché la rampe de la forme pour s'aventurer en des territoires où tout est à reconstruire, sans aucune assurance.

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s'annuler les unes les autres sans même qu'on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu'on développe, qu'on varie, qu'on porte à un point d'incandescence, et voilà qu'une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s'écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d'avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

[Aller à la ligne. Remonter le courant. Re-commencer sans re-nier. Prendre un nouveau départ, à un autre niveau de la spirale. Encore et encore…]

Elles peuvent aussi, les phrases, instiller en leurs voisines des organismes invisibles qui les rongent silencieusement comme des vers de bois et n'en laissent en définitive qu'un squelette qui va tomber en poussière au moindre mouvement de la pensée, à la moindre interruption du sens ou du sentiment.

Est-ce que la musique nous transforme ? À l'instant où elle entre en nous, elle produit une transformation physiologique et chimique, j'en mettrais ma main au feu. Mais ça ne dure pas, car nous faisons tout notre possible pour rester celui que nous croyons être (la peur de la folie nous hante) ; il y a une homéostasie essentielle qui nous préserve de la digression radicale, ou de la perversion, du moins pour les plus sages d'entre nous. Ça ne dure pas mais ça laisse des traces, et c'est sur ces traces que les autres musiques trouvent un appui pour entrer dans la ronde. — Ce que j'appelle la ronde, c'est le goût.

Rarement l'impression d'une même musique se déclinant sous diverses formes dans les quatre mouvements nous sera donnée que dans ce quinzième et ultime quatuor de Schubert. Il parvient comme jamais à épuiser la substance qu'il porte ne lui, à la conduire à terme, à en exprimer tout le sens dormant. Il est probable que la concentration dans le temps (dix jours !) ait rendu possible ce tour de force inouï. Il faut tout de même essayer d'imaginer ce que c'est que de mourir à trente-et-un ans ! C'est une chose que d'envisager la fin quand on a soixante-dix ou quatre-vingts ans, et c'en est une autre de la pressentir à trente ans, alors que l'épuisement des ressources ne s'est pas encore manifesté de façon durable, qu'on n'a pas eu le temps de s'y habituer. Écoutant ce quatuor, on a à chaque instant le sentiment que la totalité des ressources de l'être sont mobilisées. Rien n'échappe à la musique, tout y conduit, jusqu'au vertige. Quel vide ce doit être, après ça ! On n'ose l'imaginer…

C'est l'art des très grands compositeurs : aucune des phrases de Schubert n'annule les précédentes, qui sont au contraire justifiées, magnifiées, portées plus loin et plus haut, sans qu'elles apparaissent moins essentielles que ce qui les élargit, les creuse et les multiplie d'un coefficient de temps qui leur confère une dimension qu'on n'avait pas imaginée lorsqu'elles avaient paru. Cette science de la mémoire en acte est un don que très peu possèdent. C'est une manière de raconter la vie humaine et le temps, qui, je crois, n'a jamais été égalée. On est effrayé, devant ce quatuor, comme devant notre propre tombe. C'est comme regarder à travers la mort et y apercevoir notre reflet dépouillé de tout ce qu'on pensait de nous-même.

dimanche 31 mars 2024

L'heure

C'est toujours la dernière heure. Au petit matin, quand je me suis réveillé trop tôt, quand je me suis couché trop tard et que la nuit a été trop courte, il y a dans ces minutes et ces secondes, avant que le réveil ne sonne, un gouffre qui aspire toutes les cellules de mon corps, toute la mémoire du vivant qui m'a traversé. Cette heure qui passe si vite sans jamais passer est l'heure du condamné à mort que je suis depuis ma naissance : la dernière heure de la nuit qui n'est suivie d'aucun jour, d'aucun espoir. 

Ils dorment tous, ceux qui devraient veiller. Ils m'ont tous abandonné, les uns après les autres, même les plus fidèles, même les plus tendres. Dans la chambre, il n'y a que le temps et moi, entre deux mondes qui n'existent pas, qui n'existent plus et qui n'ont peut-être jamais existé. 

Cette heure ne reviendra jamais, c'est ce que je comprends enfin, effaré, paralysé d'épouvante. Toutes les heures de ma vie sont citées à comparaître en celle-ci, qui les pulvérise et me révèle la supercherie. L'illusion se dissipe mais je n'ai pas d'yeux pour voir ce qui la remplace, pas de mots pour dire — mais à qui ? — le secret qui est levé, dans un flamboiement sec et sans reste. Toutes les symphonies sont réduites à une seule note qui n'en finit plus de retentir, les contrepoints sont enfin arrivés à leur terme, je me tiens au sommet du point d'orgue, en équilibre sur le tranchant de l'âme, et le silence qui m'entoure me remplit d'un effroi indicible. Je suis entré dans l'insensé, sans transition ni traduction.

Je voudrais ôter ce qui bouche mes yeux et mes oreilles. Tout parle de résurrection, ce matin, et je comprends enfin qu'elle n'aura pas lieu — pas pour moi. Je suis sorti du monde par la porte de service. Personne ne s'est aperçu de rien. Ça va continuer, comme si de rien n'était. Pas le moindre changement. On ne distraie pas le monde qui va, on le laisse poursuivre sa route. Il nous a toujours ignoré : c'est la condition de sa constance.

Il y a beaucoup de disparus, parmi les vivants, qui miment la vie avec un art consommé. Nous les croisons sans le savoir. Ils ont poursuivi leur chemin, mus par la force de l'inertie, sans que rien ne révèle le changement d'état : astres morts qui continuent de briller pour nos yeux paresseux. 

L'empilement des secondes qui jamais ne reviennent n'est qu'une vue de l'esprit incapable d'accepter la vérité : jamais une seconde ne s'est ajoutée à la précédente — ce serait sa négation. C'est un leurre destiné à nous faire croire à l'existence. En réalité chaque seconde annule la précédente, notre être étant inapte à se tenir à la fois dans deux présences : il ne peut y avoir qu'un seul présent. Je ne suis moi qu'à l'instant où je le crois, et ma mémoire remédie aux gouffres qui entourent ce point sans durée. Quant aux heures, n'en parlons pas ! C'est le goût de la comédie ou de la farce qui nous a donné l'idée de les inventer. Il suffit de vouloir écouter de la musique pour le savoir. L'effort que nous devons produire pour l'espace d'un instant croire y parvenir, les ruses de la mémoire, les artifices de la forme, tout cela n'est que l'acharnement héroïque d'un désespéré désarmé qui se dresse contre la Présence réelle, et qui, pour cela, a inventé l'idée du Temps et du Récit.

C'est toujours la dernière heure qui nous donne le goût de la vie, de la vie qui n'est plus. Toute la musique de Schubert nous parle de cette dernière heure, dans laquelle nous ne savons pas nous tenir sans hurler de terreur. Ne pas être désespéré c'est ne pas aimer vivre. Alors il répète, alors il varie, il passe du majeur au mineur, il s'enfonce dans les plis du temps qu'il crée, il revient sur ses pas, il ressuscite à chaque mesure, il déploie un alphabet naïf comme un mendiant qui sans illusions se nourrit d'un sourire. 

J'écris pour me délivrer du sentiment écrasant de ma lourdeur infinie. C'est un échec, bien sûr, mais durant le temps que je cherche mes mots, je n'y pense pas ; dès qu'ils ont trouvé leur place à l'intérieur de la phrase, il revient, plus fort que jamais, et la honte m'étouffe. La paix ne se trouve que dans ce qui ne dure pas. Dieu est le dieu des vivants, pas des morts. La vie passe. La littérature aussi. 


La littérature ne sait pas se tenir dans la dernière heure, et c'est heureux, mais elle ne cesse de le prétendre. Je suis une petite blonde fragile dans les bras d'un énorme ours brun. Il peut m'écraser facilement mais je me sens à l'abri de sa force ; alors j'y reste encore un instant, avant d'ouvrir les yeux, avant que le jour vienne me ravir à mon songe.

dimanche 17 septembre 2023

15 septembre

« La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. (…) Elle est transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu. »

Virginia Woolf, Journal

Combien de 15 septembre y aura-t-il encore ? Un, cinq, dix, douze ? Zéro ? Combien de petits matins dans les couloirs de l'hôpital d'Alès, avec des bureaux vides, combien de petits déjeuners avec du café et des croissants ? Combien de Like Someone In Love, de Bill Evans ? Combien de Some Other Time ? Combien de battements de cœur ? Combien de livres ouverts, combien d'orages, combien de nuits à ne pas dormir, combien de mots, écrits ou entendus, combien d'éclats de rire, combien de douleurs impossibles à dire, de remords  ? Combien d'agacements inutiles, de colères regrettées ? Croisé une femme très enceinte qui fumait une cigarette à l'extérieur, un type entre deux âges qui buvait un café dans un gobelet en plastique, debout, un chien efflanqué. Il fait frais. Je me suis vite enfui, trop content de n'être pas comme eux assigné à résidence. Je suis remonté dans ma petite voiture grise, garée devant le service d'oncologie, sans dire un mot à personne, sauf à la secrétaire à qui j'ai remis ce que j'étais venu apporter. 

Cette petite jeune fille qui vient de faire une tentative de suicide, j'aurais dû voir sur son visage ce qui allait arriver. Je m'en veux. L'année 1976, à Avignon. L'affreuse errance à Remoulins et le désespoir impitoyable, l'air qui manque, les murs qui se dressent, les uns après les autres, dans la poussière de midi. Qui a su que j'avais essayé de me suicider ? Celle qui m'avait quitté quelque temps auparavant, son mec, et c'est tout, je crois. En ce temps-là, pas de réseaux sociaux, la vie et la mort restaient en nous, ne se diffusaient que très peu, ou pas du tout, dans le reste de la société. Ma mère l'a appris bien plus tard. 

L'expression de « tentative de suicide » — la fameuse TS des médecins — m'agace prodigieusement. Quand on se suicide, on se suicide, qu'on (se) rate ou qu'on réussisse ; on ne fait pas « une tentative ». Je me rappelle la clinique des dingues que j'avais brièvement fréquentée à Annecy, au bord du lac, les sonates de Beethoven, jouées par Maurizio Pollini, que j'avais avec moi, les mensonges de mon frère, son mépris brutal et caricatural des “peines de cœur”, les coups de téléphone désespérés que j'avais passés dans l'espoir de sortir de cette nasse abjecte où j'étais pris au piège, l'horripilante barbe du psychiatre, le ton de sa voix, que je trouvai ignoble, sa voiture, un gros 4x4 BMW noir, ses propositions ridicules, ses questions imbéciles, la table fixée au sol, la fenêtre qui ne s'ouvre pas, et la porte seulement de l'extérieur, l'ambiance « vol au-dessus d'un nid de coucou », au petit déjeuner, le voisin colossal dont on se demande quand il va exploser, le jardin et la trouille de tout le monde, la mémoire fragile, qui va et qui vient, l'été qui ne bronche pas et la vie qui nous fait des clins d'œil louches et incompréhensibles, depuis le ciel trop bleu…

(Elle reprend ses droits, la vie, toujours, elle repousse en nous comme un arbre sur le bitume, d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre, coûte que coûte — y compris contre nous-mêmes. Il faut tenir jusque là. Mais il n'y a jamais personne pour nous en convaincre, le moment venu.) 

On voudrait être toujours amoureux, car il n'y a que ça, dans la vie, et quelques morceaux de musique et quelques après-midis calmes, horizontales et interminables, l'odeur du maquis en Corse et l'eau transparente, un corps qu'on désire, sa tiédeur et la sensation du temps qui nous traverse sans nous blesser. Bill Evans, ce n'est pas un hasard ; c'est ce temps-là, qu'il déploie amoureusement. Une manière de voicings chatoyants, doux, ouverts, une science nonchalante mais raffinée : de la délicatesse calme, allongée, chuchotée. Pas un mot de trop. Danny Boy… 

Ce sont les visages que le jazz a apportés dans la musique. Quand on parle d'une œuvre musicale, dans la musique dite classique, on dit “un morceau”. Ce morceau aura toujours plus ou moins la même physionomie, malgré les interprétations différentes (les siècles peuvent se télescoper et se recouvrir). Le morceau n'existe pas, dans le jazz. N'existe que “le thème”, un canevas sur lequel le musicien improvise, auquel il impose (superpose) son visage, qui est beaucoup plus que son style. L'instrumentiste classique impose son corps au texte, l'instrumentiste de jazz donne son propre visage au thème, qu'il liquide, en quelque sorte, qu'il fait disparaître et apparaître du même mouvement. L'instrumentiste classique exprime, le jazzman imprime. Leurs corps sont très différents : l'un va vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Je me suis souvent demandé pourquoi les musiciens de jazz photographiés étaient presque toujours beaux (surtout les Noirs). C'est comme si la photographie leur rendait ce visage qu'ils offrent à la musique : elle restitue leur totalité dans une présence indiscutable. Ils nous apparaissent avec une plénitude et une évidence qui nous renvoient à notre inachèvement cardinal.

Bill Evans meurt à l'hôpital Mount Sinai le 15 septembre 1980. Il avait 51 ans, le même âge que Glenn Gould, à un an près, ce dernier étant mort également au mois de septembre, en 1982, le 25. Tous les deux étaient au sommet de leur art. Ils avaient inventé une manière de jouer du piano, et bien plus que ça, une façon d'y apparaître éperdument, un corps penché sur le clavier, au ras de la corde, prenant le son par le dessous, l'un et l'autre avaient un toucher immédiatement identifiable, inimitable, et une technique si singulière qu'elle est sans doute impossible à reprendre.

Écoutant le début de Danny Boy joué en solo par Bill Evans, dans l'album Time Remembered de 1963, c'est la Présence nue qui se manifeste à nous dans sa simplicité inquiétante. Parle-t-il, chante-t-il, raconte-t-il, Bill Evans ? Rien de tout cela. Il se tient là, tout près de nous, il est plus vivant que les vivants, il est. Nous l'entendons respirer et nous aussi nous sommes. Quand il arrive à la huitième minute, ou presque, le morceau semble terminé, il va conclure… et non, ses doigts et l'instrument l'en empêchent, il veut rester encore parmi nous… il a encore un peu de souffle, pourquoi pas… Encore un instant, Monsieur l'Auditeur ! Je reste encore un peu, la nuit n'est pas complètement tombée. Voulez-vous ? C'est dans la solitude la plus radicale que nous sommes les plus proches, et cette proximité étrange et paradoxale nous est si douce que la mort semble à la fois impossible et très souhaitable. Nous n'avons plus peur. 

Time Remembered… Le Temps repris, rappelé, retrouvé, revécu, récapitulé une dernière fois. Pour le plaisir de l'être-là, sans espoir. Pour le frisson de l'instant gratuit qui s'éternise entre les corps. Je crois qu'il y a chez les suicidaires cette conscience aiguë de l'instant qui ne passe pas, qui reste bloqué en nous et nous indique obstinément l'éternité bienveillante et apaisée. Dommage qu'elle s'accompagne d'un désespoir absolu. Ce serait si doux, sinon… 

(Je me demande ce que les autres comprennent, quand on leur parle du suicide (de cet homme-là, de cette femme-là), mais je suis presque sûr qu'ils n'entendent rien, justement. Leurs oreilles se bouchent instantanément. Le désespoir ne signifie jamais rien, pour autrui. C'est un mot-gouffre dans lequel il tombe de tout le poids de son absence.)

Le monde ne raconte qu'une seule histoire, la sienne : je mangerais bien du nougat sur la croupe de Chopine, mais je ne veux pas employer un mot pour un autre. Parce qu'il y a de l'ombre il existe une nuance particulière dans le nombre du délire qui fait que tout, si la musique était faite de notes, absolument tout, sans laisser de traces, et les femmes d'esprit, semble se rapporter aux sentiments qui auraient pu nourrir l'espèce humaine, mais on ne peut pas se passer de la culture à équidistance de tout et de tous. Il habite un monde dans lequel il n'a plus que des voisins et des semblables, et je croyais qu'il s'agissait d'un cercle, quand c'était une éclipse, qui agissait. Il ne mesure plus les distances gravées, il ne les apprécie plus en tulipes, elles n'ont que des notes, qu'elles présentent sans faute à la fin de la représentation. Tout atteint le délirant féroce au même degré, surtout quand on aime les pommes de terre sautées, or, les femmes, comme les romans et la musique, sont dépourvues et d'esprit et de sentiments, sombre histoire en laquelle elle disparaît dans les miroirs, c'est lui-même qu'il voit, cheval fou répété à l'infini paralytique. L'homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. Avec les vrais amis, on ne se fâche pas à propos de l'affaire Dreyfus ou de l'Ukraine mais on peut en revanche se brouiller sur un détail que tout le monde jugerait négligeable. Il veut la femme, le jouet le plus dangereux. Celui qui a vraiment de l'humour y renonce facilement. 

Je me réveille avec la Messe en si de Bach et je fonds en larmes. Ne m'emmerdez plus avec vos Louis Armstrong, je vous en supplie, je n'ai pas assez de vie en moi pour ça. La voix d'Herreweghe a énormément changé. Les gens qui se sont battus pour entrer à son concert de la Saint Matthieu à Paris, le dimanche 15 mars 1980, à l'église Saint-Étienne-du-Mont, étaient jeunes, alors. Il n'existe pas de signe plus manifeste du changement de civilisation. J'ai toujours préféré sa première version enregistrée au disque, même si elle est moins parfaite que la deuxième, moins somptueuse. « Si les larmes coulant sur les joues ne peuvent rien obtenir »… Jésus est condamné, voilà toute l'histoire. Il était (est) la vie, il était (est) le chemin. Qui pourrait encore entendre cela ? Le peu qui me reste, il faut bien l'économiser, car j'ai des dettes. Je viens de passer une demi-heure à répondre à un type qui a tenu à m'expliquer que j'étais un idiot parce que je considère que le cinéma n'est pas un art. Quelle bêtise (moi) ! Vouloir prouver qu'on a raison, voilà bien la pire de toutes les bêtises.

Philippe Herreweghe aura beaucoup compté dans ma vie. Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation, quand je l'ai découvert, il y a quarante ans. J'ai su immédiatement qu'il serait un vecteur incontournable pour pouvoir entendre Bach, pour pouvoir entendre ce que j'entendais de la musique de Jean-Sébastien Bach, pour être au cœur de la matière sonore de cette pensée. (Les grands compositeurs sont de grands penseurs, toujours.) Comme toujours, il y a un acte de foi, il y a un choix, une décision — comme en amour. La connaissance ne peut venir qu'après cette décision. Je suis définitivement un anti-athée. On ne peut comprendre que ce qu'on aime et on ne peut aimer que ce qu'on a besoin de comprendre. La musique est le lieu de la rencontre entre savoir et amour, entre matière et esprit, entre temps et instant. Chaque note est un carrefour et un seuil, chaque accord est une entrée charnelle dans la substance de l'amour éternel. Chez aucun autre compositeur que Bach n'existe à ce point cette certitude que nous sommes dans le vrai. Tous les autres cherchent, lui a trouvé, sans effort. La tension propre à la création est presque vulgaire, ici, qui peut être si séduisante, ailleurs. Nous sommes dans Le Lieu, dans Le Moment, si nous sommes présents à cette musique ; au cœur du Divin, à l'intersection du vertical et de l'horizontal, de temps et de l'espace, du corps et de l'esprit. Il n'est peut-être pas si bête de sangloter en écoutant la Messe en si. Cette musique, c'est la Voix de la Voie. Elle était là au commencement, elle sera là à la fin ; du moins dans le monde qui est le mien. 

« Demeure parmi nous, car le soir approche et le jour décline. » Ut mineur, Mi bémol majeur. Les trois bémols à la clef, comme les rois mages. Je vais reprendre un peu de café. Récapitulons ! Combien de 15 septembre ? Combien de petits matins ? Encore un appel ? Non, j'ai rêvé… Nous sommes tous allongés dans un couloir. Personne ne viendra et le matin est encore loin. 

vendredi 14 juillet 2023

Ombres et savoir


Ettie est morte. Je l'ai appris quelques minutes après avoir terminé les deux petits textes que je lui ai consacrés. J'ai trouvé une très belle page d'hommage sur la Toile et j'ai eu un peu honte d'avoir écrit ce que j'ai écrit. J'ai même pensé à effacer mes deux textes. Et puis non, il n'y a aucune raison. Je ne médis pas en racontant très exactement ce qui s'est passé entre nous, c'est même tout le contraire. Je lui garde beaucoup de tendresse, bien que je pense être passé complètement à côté de la femme qu'elle était. C'est l'histoire du malentendu qui m'a intéressé, le malentendu qui est à la base de toutes les histoires d'amour. Ici, il prend une tournure presque comique alors que dans d'autres situations il peut être terrible. 

Valentine est morte avant-hier, une semaine exactement avant le 19 juillet, et dix jours avant son anniversaire. Il ne manquerait plus que j'apprenne la mort de Christine Loison, dont j'ai retrouvé les trois photos qu'elle m'avait envoyées de Cannes, au début de notre histoire d'amour. Au dos de chaque photographie (carrée), un « Je t'aime ! », au stylo, très affirmatif et très émouvant. Je croyais avoir jeté ces photos que j'ai miraculeusement retrouvées il y a quelques jours. En voilà une qui a complètement disparu de la surface de la Terre ! (Tout le monde n'est pas sur les réseaux sociaux, c'est rassurant.) Depuis le temps que je la cherche, sur le Net… Pas une trace. Elle ne se trouve pas non plus sur les photos de classe que j'ai pu voir ici ou là. Quelle tristesse ! Elle devait être comme moi qui à chaque fois me débrouillais pour éviter ces séances que je trouvais ridicules et humiliantes. S'il y a quelqu'un dont j'ai envie d'avoir des nouvelles, c'est bien Christine ! C'est avec elle que ma vie a commencé. C'est en tout cas le sentiment que j'ai aujourd'hui. Tout a commencé dans ses bras

Quant Ettie était ici, elle m'a raconté la triste histoire de son mariage avec Tom Luckey (sic), sculpteur assez célèbre si je me souviens bien, qui était tombé par la fenêtre, en pleine nuit, alors qu'il était allé pisser, et qui s'est retrouvé complètement paralysé. Les choses se sont très mal passées pour Ettie, à partir de cet accident. Elle s'est occupée de son mari comme elle a pu, ce qui était une charge extrêmement lourde — je suis bien placé pour le savoir —, mais elle a eu très vite toute la belle-famille contre elle, qui a été odieuse (la soupçonnaient-ils d'être responsable de l'accident ?), et elle a finalement dû abandonner la partie, toute sa vie de femme mariée et tout ce qu'elle possédait. Je crois que même ses enfants sont devenus des ennemis. Quand je l'ai revue, il y avait peu de temps que ces sinistres événements s'étaient produits, et je n'ai pas du tout mesuré la violence du choc qu'elle avait subi, d'autant plus que peu de temps auparavant on lui avait annoncé qu'elle était atteinte d'un deuxième cancer. 

« Maman est morte » m'a écrit M., vingt ans tout juste après que j'ai écrit et prononcé cette phrase. Mais sa mère est morte heureusement dans de bien meilleures conditions que la mienne, et plus âgée. Elle s'est « éteinte », comme on dit, et pour une fois je trouve que l'expression convient parfaitement. Quoi qu'il en soit, j'ai senti très nettement la grande ombre de la mort sur moi, durant ces quelques jours. Le mois de juillet est toujours un mois dangereux. Quand je demande à M. comment elle va, elle me répond qu'elle n'en sait rien, et je le comprends très bien. Je me rappelle juillet 2003, et cette chose incroyable qui nous dépossède de nous-mêmes. Nous sommes ici et nous n'y sommes pas du tout. Notre corps et nous, ça fait deux. Je me revois dans le couloir de l'hôpital de Rumilly, ce samedi matin du 19 juillet 2003, à onze heures : je voyais les autres arriver, je voyais leurs corps se mouvoir dans le couloir, avancer vers moi, émettre des sons, parler, ils étaient dans le présent, un drôle de présent auquel mon corps n'appartenait pas. Il y a une présence de la mort, très sensible, très concrète, qui agit comme un couteau dans la chair des heures. Quand la mort frappe près de nous, nous avons la sensation d'un immense coup de vent qui peut nous emporter si nous ne sommes pas bien arrimés au présent. Il y a de la place pour tous ceux qui ne croient plus être indispensablement eux-mêmes, la mort n'est pas à ça près. 

Pour me protéger, j'écoute Cecil Taylor en solo, dans ce disque que j'adorais en 1976 : Silent Tongues. J'imagine que ce genre de musique est devenu complètement incompréhensible à la grande majorité des humains que je fréquente, mais moi je m'y accroche comme à une boussole. C'est mon corps, qui réclame ça : celui qui refuse le néant. 

En lisant la page consacrée à Ettie, Ettie Aydlett, j'ai appris qu'elle avait étudié entre autre à Nice, chose que j'ignorais complètement, et qu'elle était née en 1954, alors que j'avais toujours cru que nous n'avions qu'une petite année d'écart. Elle était mon aînée… Avait-elle eu un petit ami avant moi ? Je ne le saurai jamais, mais j'ai tendance à croire que j'ai été sa première histoire d'amour. 

Qu'est-ce que j'espère, en publiant ces photos de certains personnages de mon passé ? Sûrement pas le faire revivre, non. Je crois que je veux seulement trouver en eux un appui, quelque chose qui me permette de croire que j'ai vécu, que tout cela n'est pas une farce grotesque, ou une pure élucubration de mon esprit. Le temps est une drôle de chose. Plus on avance dans la vie et plus on éprouve son côté farceur. Il est capable de tout, et pour commencer de nous renverser cul par-dessus tête, nous faisant prendre des vestibules pour des lentilles et des récits pour des gangrènes. Ce qui me frappe, en revoyant ces visages aimés, c'est à quel point les hiérarchies que l'on croyait gravées dans le marbre vacillent et même se renversent. Telle fille que l'on avait cru aimer à la folie nous semble bien fade, à côté de ces vieux fantômes dont nous n'avons que quelques traces ténues. On change quand on croit être constant et l'on est d'une cohérence inébranlable alors qu'on pense se métamorphoser en profondeur. Une fois de plus se vérifie la terrible loi : nous ne comprenons pas ce que nous vivons, et quand nous le comprenons, il est trop tard : ça ne sert plus à rien. Nous n'avons pas su voir, c'est la seule clarté.

Ettie aurait peut-être voulu que je l'aime, mais je n'avais pas d'oreille pour elle, trop pudique pour insister. Elle n'était pas le genre de fille à se mettre entre le soleil et vous. Elle n'aveuglait pas les hommes de sa beauté. Quant à moi, il me fallait souffrir pour croire qu'il se passait quelque chose, le poison de la jalousie pour sentir que l'amour était autre chose qu'un agréable passe-temps estival. Christine avait tout ce qui manquait à Ettie : le désir et le regard des hommes avaient creusé des sillons en elle, des gouffres où il était bon de se laisser tomber. Elle savait d'instinct par qui elle était regardée, désirée, convoitée, et tout son corps était un instrument d'une folle précision. C'est ce qui nous fascine et nous attire tant, quand nous découvrons les femmes : ce sont des artistes, des géomètres et des savants, et nous sommes des ploucs qui ne comprenons rien à ce qui nous arrive. Hilary Hahn parlant de Menuhin dit qu'il « joue autour du pilier de son calme intérieur, même dans les passages difficiles ». Je crois que je n'ai jamais connu que des passages difficiles, avec les femmes, et mon pilier de calme intérieur était si profondément enfoui en moi que je n'en ai jamais soupçonné l'existence. 

dimanche 5 mars 2023

Wayne Shorter


 

Il suffit d'écrire l'adverbe « avant » pour que s'engouffre à sa suite une quantité vertigineuse de choses, gracieuses et un peu effrayantes, que nous ne soupçonnions pas l'instant d'avant. Il faudrait toujours faire suivre ce mot de trois points de suspension qui permettraient aux choses dont je parle de venir se ranger sagement sous son autorité, sans nous entraîner vers l'angoisse et l'oubli. Bien entendu, c'est d'abord en nous que ces choses viennent se presser, mais la langue et la musique les accueillent avec plus de naturel que nous. La nuit dans les jardins d'Espagne, un nombre considérable de faits, de détails, d'événements, de sujets, de gestes, d'actions, de phénomènes et de sensations proposent à celui qui veille et se tient dans l'instant une partition complexe et prodigieuse qui en fait à la fois une vigie et un cobaye. Être témoin, voilà en quoi consiste l'essentiel de ce qui nous pousse à écrire : ramasser en nous ce qui n'est pas resté accroché à « l'avant », qui n'est pas tombé dans la nuit profonde du sens. 

Clara m'envoie des photos de ses seins gonflés de lait. Vincent va déboucher sa baignoire. La pompe à chaleur fait un raffut insupportable. J'attends une carte postale parfumée. La musique m'a épuisé, la peinture aussi. Cela va sans doute être le cas aussi de la littérature. Que me restera-t-il ? Je dois écrire à Guillaume, que je n'ai pas vu depuis vingt-trois ans, et qui sans doute n'attend rien de moi. J'ai mis trop de moutarde dans mon steak tartare. Wayne Shorter est mort il y a deux jours. Wayne Shorter, c'est l'« avant » par excellence. Si je m'avise de tirer les fils qui me relient à ce musicien, une énorme partie de ma vie vient se mettre sous l'ombre portée de cet homme, et cette vie se met à fondre sous mes yeux, comme le fait paraît-il la banquise : le temps se disloque et se déglingue en moi ; tout se ramollit ; j'essaie d'attraper et de retenir quelques morceaux au passage. 

Le jour de sa mort, je suis allé me promener avec quelques disques du deuxième quintet de Miles (E.S.P.SorcererMiles SmileMiles in the skiWater BabiesNefertiti…), la plus belle époque de Miles Davis. Wayne Shorter n'est pas pour rien dans cette réussite, c'est le moins qu'on puisse dire. Et d'ailleurs, Miles l'a su avant même de l'engager (« Et tout de suite, la musique a pris. Avoir Wayne me comblait, parce que je savais qu'avec lui on allait faire de la grande musique. C'est ce qui est arrivé, très vite. »). Cela ne faisait aucun doute dans son esprit. Les individus qui composent ce quintet sont tous à leur manière des géants. Herbie Hancock n'a jamais été meilleur que dans cette formation. Ron Carter est parfait, dans son élégante sagesse, sobre et sûre. J'ai toujours considéré Tony Williams comme un génie (et pas seulement du rythme) ; c'est lui qui ordonnance la matière sonore, qui lui donne sa forme et son allure. Avec un autre que lui, ce quintet serait sans doute excellent mais n'aurait pas ce qui a fait que jamais plus on n'entendra pareille musique. Il crée entre les musiciens une texture sonore qui leur permet de ne jamais être en défaut. Là encore, Miles le savait parfaitement. L'équilibre qui s'entend dans cette décennie est pur miracle, car c'est un équilibre qui jamais n'empêche l'inspiration et la grâce et la liberté. J'avais toujours pensé (à tort) que John Coltrane et Wayne Shorter appartenaient à des générations différentes, que Coltrane était nettement plus âgé. En réalité, il n'y a que sept ans d'écart entre eux, et ils étaient amis. Pourtant, ces deux saxophonistes (qui tous les deux jouaient du ténor et du soprano) sont bien aux antipodes l'un de l'autre. Passer de l'un à l'autre a été pour Miles une révélation. Kind of Blue est évidemment l'un des plus beaux disques de jazz qui existent (en grande partie grâce à Bill Evans), mais je ne crois pas que plusieurs Kind of Blue auraient été possibles. Le moment de grâce absolue qui fut possible en 1959 était une parenthèse fragile, hors du temps, alors que le deuxième quintet a permis une musique qui s'est développée durant une décennie avec une évidence incomparable, et qui a permis tout naturellement la transition vers le Miles électrifié des années 70, dont Wayne Shorter a été l'un des centres névralgiques. Si le génie de Coltrane sautait littéralement aux oreilles (il était pure matière), celui de Shorter est plus discret. Son jeu, d'une extrême concentration, à la fois tranchant et d'une douceur terrible, avait une élégance inouïe, qui lui permettait de ne jamais avoir à crier pour s'imposer, et son inspiration harmonico-mélodique était si cohérente avec celle d'Herbie Hancock qu'on avait souvent l'impression qu'il s'agissait d'un seul et même musicien. (Un thème comme Iris semble donner en quelques notes un concentré merveilleux de la forme de pensée harmonique qui structurait les improvisations de Wayne Shorter. Et ne parlons même pas d'ESP ou de Nefertiti…) Il a offert à Miles Davis un champ d'action et d'imagination presque infini. On comprend l'excitation de ce dernier ! Le génie de Miles, c'est banal de le dire mais c'est vrai, aura été de s'entourer de musiciens qui ont su indiquer les chemins qu'il désirait emprunter. Un des thèmes du premier des disques de ce quintet (E.S.P., 1965), Mood, de Ron Carter, est à cet égard saisissant. Le morceau est lent, à trois temps, et l'on entend le saxophoniste qui improvise une sorte de contrechamp décalé, très doux, comme murmuré, qui offre à la trompette de Miles un écrin soyeux semblant s'étendre et contaminer toute la musique, la liquéfier. Il joue derrière, et quand la trompette se tait, il passe devant, sans que la forme et le fond aient changé : il portait déjà en lui le principe et la substance et il a seulement attendu que vienne le moment de la révélation. Tout se fait naturellement, sans violence. On retrouvera ce type de morceaux une dizaine d'années plus tard dans le Miles électrique et binaire

Wayne Shorter est mort au même âge que ma mère : 89 ans. Je peux donc imaginer un peu ce que ceux qui l'ont côtoyé à la fin ont vu. Il avait énormément grossi, mais il restera pour moi le prince des saxophonistes, un élégant parmi les élégants, dont la musique, racée, précise et discrètement nostalgique, était tout sauf obèse : un orfèvre jamais banal ni m'as-tu-vu. 

« E.S.P. » signifiait Extra Sensoriel Perception (c'est ainsi qu'on parlait, dans ces années-là). Miles Davis s'en croyait doté, et Wayne Shorter a composé ce thème pour lui rendre hommage. Le fait est que la communication musicale est exceptionnelle, dans ce quintet. Les musiciens n'avaient quasiment plus besoin de partitions, ou ils utilisaient des bouts de partitions sur lesquelles il n'y avait pas grand-chose d'écrit. Je pense que cette faculté est venue du be-bop. Les jazzmen de cette époque avaient tellement joué sur des harmonies complexes et rapides qu'ils ont fini par développer une oreille harmonique très fine et quasiment infaillible. Sur la lancée, cette oreille leur a permis de jouer ensemble d'une manière qu'il est difficile de comprendre de l'extérieur. Miles Davis a exploité cette faculté d'une manière particulièrement intelligente et sensible, et l'a amenée à un niveau supérieur. C'est une des raisons qui rendent cette musique si excitante. Les musiciens de ce quintet jouent très ensemble dans un temps qui est multiple, et dans des harmonies qui sont multiples (cette musique s'est élaborée en un temps où l'harmonie en tierces et l'harmonie en quartes se sont rencontrées ; le thème d'ESP en est un exemple frappant et presque caricatural). 

Avant, c'est avant. Mais avant, c'est aussi après, et même pendant. Nous vivons sans en être conscients en des temps multiples, nous existons en une sorte de contrepoint temporel infini, de fugue perpétuelle dont les antécédents et conséquents jouent avec nos nerfs, notre mémoire et nos croyances. Il faut avoir vécu longtemps pour commencer à seulement l'apercevoir. Le temps se défait peu à peu de sa fausse évidence ; sa simplicité n'était qu'un reflet de nos limites. Nous pensions nous mouvoir sur une seule voie, en une seule direction, nous pensions avoir laissé en route tous les chemins de traverse que nous avons croisés, et l'avant, et ils sont toujours là, méconnaissables parfois mais actifs et brûlants dès que nous mettons à notre insu un pied sur leur territoire. Tous les embranchements se signalent de nouveau à nous sans que nous soyons en mesure de le prévoir, et nous prenons ces signaux pour de simples réminiscences alors qu'ils sont la trace d'une autre vie, silencieuse, qui jamais ne nous a abandonnés. 

Souvent, lorsque j'écoute de la musique, de la musique que je connais depuis quarante, cinquante ans, ou plus, je sens se déplier devant moi une partition que je ne sais pas déchiffrer, alors même qu'elle devrait m'être la plus familière. Alors je regarde autour de moi, j'observe les visages qui m'entourent, et j'essaie de savoir s'ils entendent ce que j'entends. Parfois même je pose des questions, questions que, bien sûr, personne ne comprend. Et je dois rentrer en moi pour constater que je suis seul, que j'habite un monde désolé dont je suis le seul survivant. La musique est toujours là, elle n'a pas changé, mais je ne peux en parler avec personne. Je ne sais même plus si c'est douloureux ou non. Il y a tellement longtemps que je suis seul que je ne saurais sans doute plus exister autrement. On peut toujours écrire, et ainsi se donner l'illusion qu'on est entendu, voire compris, mais on sait qu'il n'en est rien, et que rien ne pourra jamais combler la distance infranchissable qui nous sépare de l'intelligence de l'autre. C'est tout à fait comme si nos sens n'avaient pas été imaginés par le même constructeur. 

L'amour a fui, quand il nous a vu ; et on peut le comprendre — il était bien le seul à croire qu'il existe une réalité commune. Quel malheur que de l'avoir effrayé ! Il tenait tout le mécanisme, et le temps qui va avec. La musique nous a donné un temps l'illusion qu'il était possible de lui trouver un substitut — on a même pensé qu'il s'agissait d'une seule et même matière. Mais il faut une grande force de caractère pour y croire encore, après toutes les catastrophes qu'il a provoquées. Car si la musique était de même nature que l'amour, comment se fait-il qu'elle parvienne encore à ce degré de réalité, elle, qu'elle s'incarne avec cette puissance ? C'est la Chance, que nous aurions dû aimer, plutôt que des femmes.  

dimanche 29 janvier 2023

Déserts (D. 956)


L'homme n'a pas le choix, il regarde le paysage par la fenêtre du train en marche. Il doit savoir. Il doit savoir ce qui l'environne, il doit savoir où il va, il doit connaître les paysages qu'il traverse. Même s'il ne voit qu'une nature uniforme recouverte de neige, même si ce qu'il voit n'est qu'une partition muette dont il ne comprend pas les indications, dont les signes parlent une langue qui lui est étrangère, il n'a pas le choix, il doit interpréter ce qu'il voit. Il doit savoir mais il doit aussi et peut-être surtout faire comme s'il savait, comme s'il comprenait ce qui lui est dit. Il ne peut pas être un étranger. Il est un étranger (à la nature et à l'humanité) mais il ne peut pas se conduire comme un étranger. Il est assis dans un compartiment chauffé et il voit défiler le paysage. Il regarde et il écoute. Il aime ce qu'il voit. Toute cette désolation, toute cette nature muette lui semble le comble de la beauté. Il est seul dans le compartiment, il ne peut donc pas partager ses sentiments et ses sensations. Son corps réagit à ce qu'il voit, à ce qu'il comprend ou ne comprend pas, il sent le sens qui monte en lui, c'est un fluide impur, un plasma qui charrie des morceaux de nuit et de lumière, des escarpements et des rondeurs, des lettres et des nombres. Tout son être est là, dans ce compartiment de train. Il voudrait dire, il voudrait partager ce qu'il ressent avec un être aimé, mais il sait que si la chose était possible elle s'abolirait dans l'instant. Alors il a la tentation de prendre un cahier et de noter ce qu'il voit mais il ne le fait pas. Il n'a pas confiance. Il veut rester là, avec lui-même et avec le temps. Alors il reste immobile et continue de regarder, de voir et d'entendre et de ne pas comprendre. Tout vient en même temps : la sensation, la frustration, le désir, la solitude, le déchirement, le sentiment d'abandon, la peur, l'obscurité et la beauté, la lumière aveuglante et la tension légère d'un corps qui se sent vivre. Il habite le monde et le monde est désert, en cet instant, désert comme l'intérieur de son être, comme sa pensée muette et avortée. Il est au bord du monde et dans le monde simultanément, dans le crainte et la paix. Le train va toujours. Le paysage défile, avec des variations infimes ou accentuées, avec des absences, aussi, mais avec, toujours, cette linéarité et ce chant calme qui maintient l'homme en vie, à l'intérieur de lui. Sa conscience lui paraît translucide, sans épaisseur, étale, mais il n'est plus celui qu'il était hier, ou même celui qu'il était avant de monter dans ce train, et il ne sait pas si, quand il sera descendu du train, ce qu'il est en train de vivre aura encore une quelconque réalité ; il ne sait même pas s'il en aura le souvenir. Il se dit qu'il est possible que ce qu'il est en train d'éprouver n'existe que dans le temps de son être présent, à l'intérieur du train en mouvement. C'est effrayant — et très doux. Les voyages en train sont ce qu'il préfère, et de loin. Les courbes sont douces, on les éprouve en même temps qu'on les voit (on peut les lire) et le rythme régulier et doux des chocs sur les rails rassure et calme son cœur, son cœur qui peut dialoguer avec ce rythme. Il est impossible d'ignorer le monde qu'on traverse, et l'on doit faire semblant de le comprendre, mais même dans les moments où personne ne nous observe, nous ne pouvons nous absenter de ce qui nous relie à lui : la plaine désolée et froide se donne à nous, ni plus ni moins que l'adagio du quintette en ut de Schubert. Tout a disparu, les amis, les femmes, le hasard, la mère et le père, les petits bonheurs précaires lui semblent dérisoires, il ne reste plus alors qu'une longue et interminable mélodie qui l'enveloppe et qu'il ne comprend pas plus que ce qu'il voit et ressent. Mais il n'y a que cela. Rien d'autre. Il est seul avec le paysage et le temps.

Il est là, c'est tout. 

La musique est l'art où il y a le moins de pensée. Il ne sait plus où il a lu cette phrase. Elle est vraie, très vraie, et elle est également fausse, très fausse. Elle est aussi fausse qu'elle est vraie. Ces phrases sont sans doute celles qu'il préfère. Il s'abandonne à elles, comme un enfant qui a confiance. Il n'essaie pas de percer leur mystère, ni de les faire tomber en un sens ou un autre, il ne veut surtout pas les fixer. Il se laisse bercer par leur vérité relative et incertaine, il se met en elles comme son corps est à l'intérieur de ce train qui traverse le paysage. Il est là, avec elles, c'est tout. Il restera toujours un étranger parmi ces phrases, mais un étranger familier, un étranger placide qui n'essaie pas de changer ce qu'il voit et entend, qui ne désire pas s'assimiler, ni qu'on le reconnaisse, ni qu'on lui donne une place. Il préfère rester dans le mouvement calme du train qui traverse le paysage, et qui ne laissera aucune empreinte. Il reste en silence. Il préfère écouter. Ne rien saisir. Ne rien retenir. La musique va, elle le traverse et elle disparaît du même mouvement, sans laisser de traces. Restent la blancheur, la paix, et la solitude. Reste le temps, qui ne le quitte pas, qui frémit doucement en lui comme une lueur pâle ; c'est un temps froid, économe, silencieux, au rythme simple, monotone et consolant. La douleur s'est tue. La couleur aussi. Très peu de notes, très peu de pensées, on a juste ce qu'il faut d'air dans les poumons pour ne pas mourir. Aucun cri. 

Il pense à ce jour prodigieux des années soixante-dix (74, 75, 76 ?) où il revenait d'un long voyage en train, en hiver. Le faisait froid, il faisait très beau. Tout était gelé. Il marchait vers la maison, depuis la gare, un xylophone sur le dos, avec son sac, aussi, et, dans le dernier tournant vers la droite, route de la Fuly, il avait connu cet instant qu'il n'a jamais oublié. Il avait en tête une chanson d'Amalia Rodriguez et il était si heureux que l'air lui manquait, et dans ce sentiment pauvre et aride il avait inscrit son cœur comme une braise hurlante. S'il était mort, tout irait bien, mais il était en vie, à cet instant-là, et la vie était plus que la mort, alors qu'elle lui ressemblait comme jamais. C'était comme un trou dans le temps. Il était tombé dans ce gouffre ensoleillé, glacial et paisible qui repoussait les frontières de la vie et de son être. Il n'avait pas eu le choix. Sentiment d'absolue solitude qui soudain dissout la tripe et fait sortir de la contingence et du hasard.

On s'est extrait du temps, le temps d'un pizzicato de violoncelle. C'est possible. 

Il y a ces déserts lumineux, dans la vie simple, dont on sait qu'ils sont des seuils, des passages, et que notre existence n'est que la tentative toujours renouvelée et toujours déçue de les retrouver, une fois qu'on les a connus.