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samedi 1 février 2025

Le roman du trombone l'après-midi

 

« La couleur générale de l´auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive. » Le son du trombone dans mes poils de barbe et là-haut au plafond. Elsa est là. Le trombone à coulisse aussi. La brune et la blonde au cinéma, en rouge et noir. Elles pleurent, toutes les deux. Elsa et son trombone à coulisse. Elle s'épile les mollets, assise près de son trombone. On voit sa langue et ses orteils. Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. Le trombone, le trombone, le trombone ! Rien d'autre que le trombone, ici. Ses dents, aussi, très blanches. Petites, coupantes et serrées. Sur cette causeuse où ils ont tant causé. C'est une surprise. Un raccourci vers le rêve. Viens, chérie. Catafalques et cyprès, coucher de soleil. Sa langue et ses aisselles. Cinéma. Elle veut le premier rôle. Elle apprend à jouer du trombone. Prête à tout. En coulisse, elle pleure. Seule en scène. Son trombone à bout de bras. Il faut se lever dans la nuit, dans le froid. Encore une fois. Lent glissando obscène sur les muqueuses. C'est tellement bien, quand on est tous les trois. Thierry Madiot et Sophie Levert, dans le club. Elle est complètement saoule. Ça dure toute la nuit. Il est intarissable sur Benny Sluchin et Chucho Valdes (« avec ses sempiternels bend sur la quinte diminuée »). Je n'entends pas la moitié de ce qu'il dit mais on rit à se décrocher la mâchoire. Sophie est toute rouge, elle se gratte le cuir chevelu et les cuisses. Nous allons au bois de Boulogne à trois heures du matin, avec Elsa et Patricio. Elsa est là. Son trombone dans sa boîte. Sophie est très excitée, parle très vite, de sa voix pointue. Sophie et Elsa, c'est la même chose. Je ne me rappelle plus. Je dois inventer. Enregistrer des bribes de réalité qui passent devant mes yeux fermés par l'angoisse. Plaquer du son sur le vide et retourner me cacher dans les coulisses. Je suis un mauvais acteur qui crache sur des acteurs aphones. Je veux le premier rôle, mais je n'ai aucun scénario. Un souvenir, c'est toute la tendresse de l'impossible. J'avais composé un quintette de trombones (dont un trombone basse) intitulé L'Âge de l'Ange. Beau foutoir hirsute parsemé d'indices que personne ne pouvait comprendre, sauf celle à qui il était dédié. Et encore… Elle ne s'appelait ni Sophie, ni Elsa, ni Betty. Beaux jours d'ivresse. Je parle des jours de la composition. Sa cousine anglaise, incroyable et parfaite, ne connaissant rien à la musique, ravissante et muette, posant à sa manière duvetée sur le canapé marron, profil à la Louise Brooks. On se voyait venir de loin. Elle pleurait presque, toute en tension légère. Tout briser, tout anéantir ? Je l'ai emmenée au jardin du Luxembourg. Premier rôle de la journée pour la petite Anglaise fragile et hiératique. Que lui dire ? Et que ne surtout pas lui dire ? Elle était en noir, en noir et blanc, et, je le redis, elle était parfaite. Les chiens la regardaient. J'étais comme eux. Tout dans le jardin était silencieux, muet, sauf les jets d'eau. Une heure trop brève. J'aurais voulu la retenir, mais où la cacher ? Pieds nus dans l'appartement. « Tu peux mettre de la musique, je dois aller aux toilettes. » J'ai mis les Équales, de Beethoven. « C'est enregistré ! » Anna-Maria n'était pas prête à tout. Moi si. Dieu et le pognon, les tierces en désordre. À l'ombre. Toujours en noir et blanc. « Non c’è più quella grazia fulminante ma il soffio di qualcosa che verrà. » J'aimais tout, alors. Le ciel, la place, ses mains, les regards lents, intraduisibles, la tasse qu'elle tenait et que je voyais dans la glace. La bouche qui était (comme) le sexe. Coulisses. Dans le cœur, un cri de joie étouffé et l'après-midi éternelle alentour. Elsa et Sophie arrivaient, bruyantes et joyeuses. Anna-Maria me chuchotait : « Je ne sais pas pourquoi on a tellement honte de la honte. Ça faisait pourtant un monde joli. » Le trombone sonne et nous sortons tous de l'appartement en courant. Vous me trouvez sentimental ? On ne sait pas qui appelle, quand on débranche le téléphone. Tout cela n'est qu'un enregistrement, je vous le rappelle. Tendez l'oreille. Mieux que ça ! Ôtez la sourdine. Que craignez-vous ? Vous êtes déjà sourds. Elles arrêtaient subitement leurs gestes, les trois garces, bien que les sons et les parfums autour d'elles continuassent à être produits et perçus ; elles se figeaient comme un cliché et la vie continuait comme si de rien n'était. Je n'étais pas au bout de mes surprises. Tout ce qu'on vit a déjà été vécu, vu, noté, enregistré, raconté, par d'autres que nous, c'est ce qu'elles étaient chargées de me faire comprendre. L'ange n'a pas d'âge et il nous observe par le trou de la fourrure. Tu as vu comment ils le tiennent, leur trombone, comment ils nous l'imposent fièrement, leur salace coulissage sonore, cette pénétration de l'instant qui se traduit par une nuit avec le diable ? C'est Glissande et Armando qui se triturent à l'octave, sous les draps vibrants et chauds d'une bourrasque arrêtée en pleine course. Écoute ! Elsa est lasse, elle s'arrondit et s'horizontalise. Comme ça lui va bien ! Nos souffles se croisent à haute altitude. Elle montre ses fesses comme des passeports de chair. — Ça va, non ? Nous nous endormons tous les quatre, sans faire de manières, dans les odeurs et le temps. Ça n'a rien d'une idée. Il faut qu'il n'y ait pas de suite, encore moins de conséquences. Seulement un peu de sueur et un silence inobservable. Dans les cuivres, dans les ors… L'amour au grand trot. Deuxième mouvement de l'Empereur, par Michelangeli et Celibidache avec l'Orchestre national. Sophie dit que c'est le plus beau pianiste du monde, nous sommes tous d'accord. Il faut voir la fin, pendant les saluts, quand Michelangeli se lève et vient serrer la main du chef, et qu'il lui fait comprendre très discrètement avec les yeux et le front qu'il n'est pas satisfait du tout, à sa manière inimitable (ça dure un quart de seconde). Sa merveilleuse lassitude, d'une folle élégance… « Toutes les femmes redeviennent vierges juste après un rapport sexuel. Ceux que ça fait rire n'ont rien compris ni au sexe ni aux femmes. » Sophie est bien sage, mais je me demande un peu le rapport avec Michelangeli. Les mains, peut-être… Ce type a toujours l'air de sortir du paradis où il purgerait une peine de prison incompressible. Si j'avais eu ces mains, je n'aurais pas joué de trombone, tu peux me croire ! Octave Agobert était le seul à qui je pouvais parler de tout ça tranquillement. L´élément brutal est au fond et non à la surface. Elsa, tes aisselles sont à se damner ! Elle le sait. Elle n'est pas lisse comme ces affreux suppositoires à facettes qui se mitraillent en bandes orgasmisées. Roman ne convient pas. Tout le monde parle de roman, tout le monde en écrit, mais je préfère dire que j'écris des trombones à sketchs. C'est moins faux. Pour eux, je ne ferai pas l'effort de traduire. Comment se fait-il que Beethoven soit à ce point indispensable AUJOURD'HUI ? Hein ? Inventer ? Et puis quoi encore… C'est des histoires, tout ça. Le trombone est à la fois lascif et grotesque, lubrique et hautain, vulgaire et royal. La morale d'aujourd'hui est un tyran mal éduqué qui se croit partout chez lui. Comme ces filles qui estiment que leurs gros culs sont un cadeau qu'elles font à la civilisation ou à l'urbanisme. Mettez-vous au trombone, bordel ! Vous pourrez souffler l'air vicié que vous avez dans les nibards, et ça soulagera un peu nos rues et nos alcôves. C'était en quelle année, déjà, que nous étions heureux ? Anna-Maria doit le savoir. Mozart aussi. Se peut-il qu'il existe un bonheur non lascif ? C'est à Anton Bruckner, qu'il faudrait poser la question, lui qui comptait les feuilles des arbres en rêvant aux jeunes filles impubères. « Ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. » Prenons un fiacre, ce sera plus gentil. Le cocher accepte les trombones. 

mardi 18 juin 2024

Le Seul

 

Chaque doigt a le juste poids, l'exacte vitesse d'enfoncement, la détente adaptée à la note et à la phrase. Parler de précision ici serait presque grossier, c'est plus que cela, ou c'est mieux que cela. La pulpe de ses phalanges distales épouse le clavier avec douceur et presque tendresse, il n'agresse pas les touches, jamais, il ne frappe pas ; ses doigtés sont parfaits, qui laissent ses mains absolument libres et sereines. Mais ses mains ne sont rien de plus que le prolongement de son oreille interne, et rien ne semble venir s'interposer entre elles. 

Les très grands pianistes ont ceci en commun que tous, quand nous les écoutons, nous donnent la certitude qu'ils sont les seuls. Celui que nous sommes en train d'écouter est le plus grand, le plus génial, le plus élégant et le plus profond. Les autres n'existent plus. J'y pensais en écoutant (et regardant) Arturo Benedetti Michelangeli jouer la sonate en ut majeur de Baldassarre Galuppi, en 1962, à Turin. Ce jour-là, cette fois-là, en cet endroit-là, dans ce studio, Michelangeli fut parfait. Je ne peux pas concevoir de perfection pianistique autre que celle-là. Je peux regarder cette vidéo dix fois de suite, je n'en percerai jamais les mystères. Que je ferme les yeux ou que je scrute les mains et le visage du pianiste, l'énigme reste entière. Comment fait-il cela ? Comment sa pensée se transmet-elle, si pure, sans aucune perturbation, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à la corde de l'instrument, avec cette facilité apparente, avec cette simplicité parfaite qui relève de la grâce ou du miracle ? 

Oui, tous les autres pianistes disparaissent, à l'instant où j'écoute cette musique, où je vois ce corps si beau, si sobre et si ductile, dont l'élégance me plonge dans une sorte de stupeur muette. Michelangeli ne signifie pas, ou rien, quand il joue du piano : il veut ne rien ajouter à la musique, la musique dont le sens est peut-être de n'en avoir aucun. C'est une utopie, bien sûr, mais il est sans doute celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Non seulement les autres pianistes disparaissent, quand il joue, mais lui-même se tient dans une sorte de retrait, au milieu nulle part : il porte le son jusqu'à nous, sans bruits, sans effets, sans gestes, et le chant semble naître dans l'instant de sa nouveauté perpétuelle. On se félicite que les quelques films où l'on peut le voir jouer soient en noir et blanc : la couleur, les couleurs seraient de trop. Michelangeli ne traduit pas la musique, il ne la commente surtout pas, il la crée dans le moment où nous nous tenons, et j'ai même parfois l'impression qu'il dit encore moins que le compositeur, qu'il le débarrasse du superflu, de tout ce qui dans la musique n'en est pas. 


dimanche 23 octobre 2022

Les mains décalées


Il entre sur scène comme en flânant. Il prend tout son temps, une jambe après l'autre (il est déjà au tempo de l'adagio), il se fraye un chemin entre les musiciens de l'orchestre, comme s'il les découvrait, comme s'il découvrait l'endroit, et se disait : « Tiens, et si on jouait un peu de piano ? » Il salue de la tête les musiciens. Il a à la main son mouchoir, qu'il va mettre dans sa poche. Tout est dans la lenteur, et d'ailleurs, il ne faut pas marcher vite, ce qui serait grossier vis à vis de Chelibidache, qui a déjà du mal à se mouvoir. Il attend que le chef arrive au pupitre pour s'asseoir. 

Quand j'étais enfant, nous avions le disque du Concerto en sol, par le même Michelangeli, accompagné du Philharmonia dirigé par Ettore Gracis. J'ai donc grandi avec ce son, avec ce phrasé, mais c'était tellement naturel que je n'y prêtais pas attention. Le Concerto en sol, c'était Michelangeli, un point c'est tout. Avoir écouté ce même concerto, toujours joué par lui, mais accompagné d'un autre chef, m'a enfin fait comprendre la beauté inouïe de ce jeu, de cette interprétation, de cette musique. Il était temps. Michelangeli me manque. Il me manquera toujours. Je serai toujours derrière lui, à tenter de l'apercevoir, à tenter de comprendre comment ses mains et son corps… La distinction

Jouer l'adagio assai, comme le fait Michelangeli, avec des décalages entre les deux mains, est très mal vu aujourd'hui, alors que c'était chose courante au XIXe et au début du XXe siècle. Il y a plusieurs raisons à ce décalage des mains. D'abord, jouer la main droite juste après la main gauche, ou, plus exactement, la main gauche avant la main droite, est une manière de donner plus d'emphase au son produit par la main droite. Comme les harmoniques ne se mélangent pas — ou moins —, le son de la mélodie acquiert un relief accru, elle "ressort" mieux. Il faut pour comprendre cela imaginer un dessin au crayon noir sur une feuille blanche. Si le trait est clair, si le tracé est simple, la ligne unique, la forme que l'on dessine a moins de présence que si chaque ligne est composée de plusieurs traits, car alors il acquiert une profondeur, une présence dans l'espace supérieure, d'un ordre plus élevé, il se met à "vibrer", il diffuse sur la feuille de papier, son temps est plus complexe que le seul présent. C'est un présent qui contient du passé, et de l'avenir. Le dessin se met littéralement à avoir une mémoire, et il est indéniable qu'il nous touche plus, même s'il est, littéralement, moins parfait. Ce très léger bégaiement, cette infime disharmonie rythmique, ce trouble maîtrisé, donne une profondeur supplémentaire au discours, à condition, bien entendu, qu'il soit plus qu'un maniérisme mécanique et sans âme, ce qu'il fut souvent par le passé. Il existe une autre raison, à ce décalage des mains, que je crois ici très opérante. Il consiste à donner l'impression à l'auditeur que la mélodie se détache du rythme et de l'harmonie, qui sont dans ce mouvement parfaitement synchrones, qu'elle flotte librement au-dessus du tissu sonore qui la sécrète, comme une vapeur au-dessus d'un cours d'eau. Cette équivoque (ce reflet (cet écho (cette apnée sourde))) est ici particulièrement en situation, puisque la matière musicale même est tout entière dédoublée, équivoque. Deux temps ou trois temps ? Adagio ou andante ? Selon qu'on bat la noire (de la mélodie) ou la noire pointée (de l'harmonie), le geste change. À la main droite le rythme (binaire) est à trois temps, à la main gauche, le rythme (ternaire) est à deux temps. On peut donc constamment passer de l'une à l'autre de ces deux manières d'envisager la matière temporelle, sans oublier une troisième manière, qui est de compter à six (croches) par mesure. On sent que Celibidache se régale de cette pâte rythmique qui lui permet de passer entre les gouttes des temps, tout en les marquant implacablement (car il ne s'agit évidemment pas, pour ces deux musiciens, de se complaire dans un rubato mou et indécis qui devrait tout à l'instant (c'est même tout le contraire)). Comme les deux mouvements extrêmes du concerto sont extrêmement tenus rythmiquement, que le rythme est leur élément caractéristique, et presque leur essence, le deuxième mouvement propose une étude sur le rythme qui semble disloquer celui-là, le fragmenter, en montrer ses rouages intimes, et, surtout, laisser voir ce qui se passe entre les temps. Les deux mouvements rapides mettent en exergue les arêtes, les lignes, les angles, d'une matière sonore dont le mouvement lent va révéler ce qu'ils contiennent : la couleur et le temps, le temps et la couleur, dans leur complot. 

(Michelangeli, c'est un poète qui flâne à une vitesse supersonique.)