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dimanche 21 janvier 2024

Encre de petite vertu



EntrezRegardezÉcoutez ! « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » 

Le monde a changé. Le téléphone était l'instrument érotique par excellence. Nous y passions des heures très longues. Mon record personnel est de neuf heures, entre Paris et Avignon, à la fin des années 80, de dix heures du soir à sept heures du matin, avec une femme. Sur la pointe de vos seins, Madame, un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il a dansé, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades emmêlés. Les PTT m'avaient appelé pour savoir s'il ne s'agissait pas d'une erreur, et quand je leur avais confirmé que j'avais bien passé neuf heures au téléphone, ils m'avaient félicité en me disant qu'il s'agissait d'un record. « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... »

Les gens de moins de quarante ans n'aiment pas le téléphone. Ils préfèrent texter. Le paradoxe est qu'aujourd'hui téléphoner est en quelque sorte gratuit, alors que ça coûtait extrêmement cher, avant 1990. Un autre paradoxe est que nous étions cloués sur place, rivés à l'appareil, qu'il était donc beaucoup plus contraignant de téléphoner. En revanche, la qualité était meilleure, en tout cas moins sujette à des sautes d'humeur exaspérantes et des coupures incessantes. « La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Ils préfèrent texter… Si au moins ça signifiait écrire ! Être rivé à l'appareil téléphonique était la marque de la liberté qui allait nous être bientôt ravie, mais nous ne le savions pas. Moins il y a de contraintes, moins nous sommes libres. 

Qu'est-ce donc qui leur fait peur, dans cet instrument merveilleux ? Est-ce tout simplement le fait qu'il y a là une vraie conversation, qu'on ne peut quitter sans y mettre fin, alors que les "dialogues" que nous avons sur Messenger, par exemple, sont entrecoupés de silences, de trous et de disparitions exaspérantes, et que la lenteur des réponses certaines fois nous amène au bord de la crise de nerf — sans même parler de la qualité de la langue écrite qui nous parvient, de sa forme ? Combien de fois la personne avec laquelle j'étais en train d'avoir une conversation a disparu brutalement, sans prévenir, sans un mot, et s'est même étonnée, par la suite, que je lui en fasse le reproche ! La notion même de conversation ne semble plus comprise. L'intermittence et le pointillé, la désinvolture, sont les nouvelles modalités des échanges humains. Les dialogues sur Messenger n'ont ni la beauté de la conversation orale, dans laquelle la voix a une si grande place (et donc le corps), ni celle de la correspondance, dans laquelle on soigne la graphie, en plus de la langue et du style. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. » Qui le sait ?

« J'aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. » Je ne peux plus la supporter. Elle me fait honte. Depuis des semaines, elle se répand sur “le cas Depardieu”. Peu importe sa position, qui d'ailleurs est à peu près inintelligible, comme tout ce qui sort de son clavier, c'est le fait même qu'elle s'exprime à ce sujet, qu'elle croie devoir faire part de son opinion, qu'elle prenne la pose du moraliste, très-sage et nécessairement bien informé, qui veut apporter la lumière aux imbéciles qui l'entourent (sur ce dernier point, je ne la contredirai pas), qui est insupportable. On a envie de lui crier : « Mais arrête ton char, Abia, commence donc par apprendre à faire une phrase simple, sujet, verbe, complément, avec les bonnes prépositions aux bons endroits », ce qui, bien sûr, ne ferait qu'attiser son irrépressible besoin de créer des statuts facebook tous plus ineptes les uns que les autres. Je la vois casser des œufs à la douzaine, mais je ne vois jamais l'omelette. Naguère, j'avais tenté de lui dire un peu ce que je pensais de ses prises de position inutiles, confuses et inarticulées, mais j'avais vite compris qu'il était vain de vouloir lui faire entendre raison : elle n'écoute rien, ne comprend rien, toute discussion avec elle est impossible, j'en ai fait plusieurs fois les frais. Le pire est sans doute qu'elle ne cesse de me répéter que nous nous comprenons parfaitement, tous les deux ! Il est loin le temps où je lui disais en face ce que je pensais. Ce temps-là est passé définitivement, et par sa faute, puisqu'elle n'entend rien, ni au propre ni au figuré. Cette femme est autiste, mais d'un genre qui ne cesse de m'étonner, car je crois que les autistes sont en général assez intelligents. Pourquoi donc sont-ce toujours les moins aptes à l'élucidation du monde tel qu'il va qui estiment de leur devoir de nous éclairer sur les mystères de la vie ? 

J'en reviens toujours au même point, qui me paraît suffire à expliciter ce qui me la rend impossible. Depuis que je la connais, elle (m')écrit sans utiliser l'apostrophe, et cette absence, assumée et même revendiquée, est l'un de ces traits qui ont le don de me rendre fou. Elle n'en tient bien sûr aucun compte. La justification de ce défaut est, en soi, ce qui rend la chose insupportable, car ceux qui prennent prétexte de leur liberté et de leur confort personnels pour ne pas respecter les règles de la langue commune me sont depuis toujours odieux. J'ai l'impression de m'adresser à des enfants capricieux, et je déteste ça. Ils se comportent comme qui aurait de la morve au nez, mais qui prétendrait ne pas s'en soucier lorsqu'il va dans le monde. Ils ont bien entendu le droit de se balader avec de la morve au nez, mais nous avons aussi le droit de redouter — un peu — de les fréquenter. 

Pourtant elle est gentille, avec moi, et je souffre de penser ce que je pense. Suis-je méchant ? Je ne le crois pas, mais je ne suis pas assez fort pour ne pas penser ce que je pense. À bien y réfléchir, je crois que cette infirmité a ruiné toutes mes histoires d'amour, depuis que j'ai trente ans. J'ai même tenté de théoriser la chose pour la rendre acceptable, mais je dois convenir de mon échec. Je vois immédiatement, chez les femmes dont je tombe amoureux, les défauts (disons plus prudemment les particularités désagréables) qui vont rendre notre relation difficile, et peut-être impraticable, mais ça ne m'empêche pas d'être amoureux (ce serait trop simple). L'adage « l'amour rend aveugle » n'a aucune espèce de réalité, en ce qui me concerne, et j'envie ceux dont les yeux restent fermés, au moins durant quelque temps : ils connaissent l'innocence du sentiment amoureux, ce qui n'est plus mon cas depuis près de quarante ans. Je crois que ce travers vient paradoxalement d'une trop grande sensibilité à l'amour. Mais je m'exprime mal : C'est plutôt que l'amour est la chose la plus importante, pour moi, et que je le place si haut que je suis incapable de le priver si peu que ce soit de vérité. Je refuse obstinément qu'il soit abîmé, ou seulement déprécié, diminué, par la peur de voir ce que l'on voit. Le jeu est risqué, et peut-être voué à l'échec, mais je me préfère inaimé que de procéder autrement. L'érotisme tel que je le conçois ne peut exister sans une impitoyable lucidité — lucidité qui fait retraite d'elle-même à de certains moments, bien entendu. Les défauts d'un corps, par exemple, sont d'indispensables incitations à mon désir qui, sans ça, me semblerait de piètre qualité, ou banal — c'est sans doute une des raisons qui me font considérer la chirurgie prétendument esthétique comme un grand malheur, comme une déviance plutôt que comme une réparation. Modifier le cours des évolutions d'un corps me paraît une fausse bonne idée, mais je ne vais pas tenter ici de justifier cette affirmation ; ce sera peut-être pour une autre fois, car les quelques discussions que je vois régulièrement à ce sujet me semblent toujours d'une incroyable pauvreté. 

Les deux dernières femmes que j'ai aimées ont eu toutes les deux, à peu de choses près, la même crainte, quand nous nous sommes rencontrés, qu'elles ont exprimée ainsi : comment faire pour que ça dure ? Aux deux, j'ai fait la même réponse. Ouvrir les yeux, sans attendre, sur ce que nous sommes, et comprendre que l'amour n'est pas un sentiment. Ni l'une ni l'autre ne m'ont cru. Je pense que ma réponse les a inquiétées, ou déçues. Elles y ont sans doute vu la preuve que je n'étais pas un bon client… « Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » On doit perpétuellement faire semblant d'être innocent, sous peine de disparaître aux yeux d'autrui. Il ne faut pas mettre la main dans la bouche d'ombre, on le sait, pourtant. Hugo disait : « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », et aussi : « Je suis un homme qui pense à autre chose ». L'homme qui vit (dans les deux verbes, vivre et voir), plutôt que l'homme qui rit (c'est pourtant dans ce roman que j'ai compris qui était Victor Hugo)… Le Victor Hugo nu de Rodin n'est pas aimé (il faut entendre les commentaires presque méprisants des quelques spectateurs qu'on peut observer sur internet…) et ça se comprend. Il bande et il met la main dans l'encrier (il est noir d'encre) ! Il aime (et il désire) et il n'en a pas honte du tout. Il pense, et il pense avec son sexe et sa panse. Il va se répandre, et penser autre chose, dans « ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Tiens, revoilà Depardieu, mais Depardieu n'a pas son Rodin, lui (il n'a que Moix)… Il n'aura que de minces voix criardes et insignifiantes qui lui mordront de loin « la poutre » qu'il a dans le caleçon, à quarante ans de distance s'il le faut. « Fuyons sous la spirale de l'escalier profond. » Le sens de l'infini semble à jamais perdu. Aimer ? Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement dépassé, il leur faut du contrat et du consentement, de la sécurité et de la revanche ! L'amour, c'est autre chose, merde. L'érotisme, ou, si vous préférez, le désir, chez Hugo ? Il est partout ! Tout en sort et se répand entre les feuilles qu'il noircit d'encre. L'encre, il en badigeonne même les murs de ses demeures et ses femmes, et sa nuit de noce avec Adèle, l'épouse et la maîtresse de Sainte-Beuve (qu'Hugo appelait Sainte-Bave), a été très pénible, car il ne pouvait pas s'arrêter. Lui aussi avait une poutre dans le caleçon. Polyphème le bavard (et dont on parle beaucoup, même s'il n'est personne) n'a peut-être qu'un œil mais il voit, plus et mieux que ses contemporains, il entre même dans toutes les femmes qu'il voit, c'est un drame impérieux, cette vision. « Chez eux [les cyclopes], pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » Il a une conscience aiguë de la violence qui agit en nous à notre insu, bien au-delà de nos croyances, et qui, dans la sexualité est omniprésente, dès le premier regard. Hugo le dit explicitement : tout est là dès le premier regard. Le cliché ne contredit pas la vérité : « Il n'y avait rien, et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. » Le regard et le désir sont une même matière, une même force fulgurante et intransigeante. Personne ne juge ou délibère, ou bien si, justement, mais cela n'a aucun sens, quand le désir surgit de sa caverne. Quand un gouffre mystérieux s'entrouvre et se referme aussitôt, nous savons qu'il y a « un jour où toute jeune fille regarde ainsi », et tous les discours effarouchés n'y changeront jamais rien. Qu'on le dise ou non n'empêchera pas l'innocence d'être plus dangereuse que la raison : « c'est une vierge qui regarde comme une femme ». Cela pouvait se dire, alors. 

« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. » (C'est Valéry qui nous dégrise, et qui confirme la phrase de Paul Morand que j'aime tant : « L'amour n'est pas un sentiment. C'est un art ».)

Qui donc a crevé les yeux des pantins dévitalisés et immortels qui nous entourent ? « Personne », dirait Ulysse. Ces lourdauds n'ont pas eu besoin d'encouragements pour se crever les yeux, ils ont seulement suivi la pente médiocre de leur effroi. Songer à ses veines bleues ? Qui a encore de telles pensées ? Qui entre en une femme par la pensée, par les yeux, par l'odorat ? Ils se font livrer leur nourriture, ces pauvres gens, et tout est dit, et si leurs artères bouillonnent, ce n'est nullement l'imagination et le désir de transformer l'autre — de le posséder, oui oui oui — qui les échauffent mais une molécule ou un vaccin dont la vie en eux tente de se séparer, sans même qu'ils soient avertis du combat livré par leur corps. Ils sont torturés à l'insu de leur plein gré mais ont peur des caresses et des mots. Ils ne pourraient pas imaginer une Juliette Drouet, eux. « On ne peut pas vivre sans aimer. » On dit et on répète ces mots dans toutes les arrières-cours : lettres mortes. Juliette est une des plus belles femmes de Paris ; elle sera la femme totale. La nuit sans retour… « Spectres de la joie morte, fantômes de l'orgie éteinte »… C'est parmi eux que déambulent Juliette et Victor. Le jour naissait, il pleuvait à verse, et cela durera cinquante ans. « Ils étaient ivres, et moi aussi. Eux de vin et moi d'amour. À travers leurs hurlements, j'entendais un chant que j'avais dans le cœur. » Il ne voit qu'elle parce qu'il n'y a qu'elle. La nuit qu'ils ont passée ensemble (du 16 au 17 février 1833) continue et continuera en lui. Elle a ouvert la voie. Il plonge sa main dans l'encrier du désir. L'éblouissement, voilà la quête, celle qui va nourrir les mots d'un noir intense. Elle lui demande du plaisir — et lui en promet ! Qu'y a-t-il d'autre, je ne vous le demande pas. Oui, le plaisir peut être un devoir. Écrire ne sera qu'une immense célébration de la nuit vive qui en lui survit à tout. « Un lit nuptial a pour plafond tout le Ciel. (…) Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. » La certitude d'être aimé, il l'aura connue. Il ne sera pas abandonné, ce diable d'homme. « Mon Victor, tu es tout pour moi, parent, ami, tout, ne l'oublie pas. Je t'aime. Tu es mon dieu, ma seule croyance. » Et, à la fin, alors qu'elle a soixante-treize ans et lui soixante-dix-sept : « Mon cœur est à toi ; mon cœur est avec toi. Je t'embrasse et je te baise, je te veux et je te possède. Tu es mon bonheur, tu es ma volonté, tu es ma passion, tu es ma vie et mon éternité. » Elle vit avec lui, chez lui, mais continue à lui écrire… La mort n'est pas, chez eux. Elle n'est qu'un des moyens qu'a le vivant de se continuer : « Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître / Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être. » « La chair se dit : — Je vais être terre, et germer, / Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer ! / Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme / Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme, / Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés, / Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés, / Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue, / Aux murmures profonds de la vie inconnue ! » La vie inconnue (et à écrire), voilà la seule aventure. 

« Tu es la femme que je désire, l'âme que je divinise, la femme que je veux dans mon lit. » Pour une fois, il semblerait que le désir ait été équitablement partagé : exception qui confirme la règle. « Je sens que je meurs, et que je meurs d'une mort qui est la vie. » Mais cela ne l'a jamais fait renoncer à la chasse. Il y aura d'autres maîtresses, et Juliette Drouet souffrira de ce qu'elle appelle « la plaie vive de la femme » ; mais elle le comprend. La vie amoureuse inonde le monde mais ce chant qui court partout est plus silencieux que les péripéties ; plus tenace, aussi. « On eût pu se promener nu. (…) Il pénétra dans de l'inattendu. » L'amour est une voix très basse qui ne cesse de murmurer quand nous dormons et que nos sens sont occupés là d'où notre esprit s'absente. Son rythme est lent, si lent qu'on ne le reconnaît pas toujours, mais il est là, pourtant, bien établi et tranquille, qui nous ignore jusqu'au moment où nous en percevons la trace brûlante. 

« Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. » « Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. » « Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. » « Elle marchait sur les coeurs. » « Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême. » « Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. » « On hait. Il faut bien faire quelque chose. » « C'est par là qu'elle se croyait forte et qu'elle était faible. » « Un soir il y eut quelqu'un. » « Il lui sembla que, pour la première fois de sa vie, il venait de voir une femme. » « Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. » « “Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens.” » Voilà ce dont il s'agit. Elle veut de nous. Elle veut, tout simplement. Elle s'ennuie. Un soir il y eut quelqu'un, et ce fut elle. La terre frémit, se soulève, la nuit vient et nous prend, sans retour. C'est toute la vertu possible qui fond sur nous alors que nous pénétrons dans l'Inattendu. « Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme. » La loi qui était en vigueur jusque là a cessé de nous maintenir sous sa coupe, nous en perdons jusqu'au souvenir, et l'autre loi peut prendre toute la place, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autre. Gémissement vite étouffé auquel personne ne prend garde. Qu'elle s'appelle Josiane, Juliette, Adèle, Christine, c'est toujours la seule qui ait un nom. Stupéfaction : le nom prend toute la place, étend son ombre sur ce qui est et fait disparaître le nombre. Le malheur et le bonheur sont des frères jumeaux impossibles à distinguer. Obéissance : la loi s'impose. Il pénètre dans l'Inattendu. Viens ! « Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. » « Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes. » « C'était l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi : un lit avec de gros draps. » « La femme, voilà ce qu'il voyait. » « La femme nue, c'est la femme armée. » « Toujours apparition. » « L'ivresse, c'est de vouloir une femme ; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. » « Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. » « Elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout. » « Elle le vit. » « Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou. » « “Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un à l'autre.” » « “Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur !” » « Elle lui mit la main sur la bouche. » Tu me désennuies ! « “Veux−tu voir une femme folle? c'est moi.” » « “L'étonnement des imbéciles est doux.” » « “Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte.” » « “Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore. » « Je t'aime !” Cria-t-elle. » « Et elle le mordit d'un baiser. » « Elle répéta : “Je t'aime !” » Juste avant de comprendre qu'il était son mari… Et certains de s'évanouir à la vue d'une main aux fesses !

Heureusement que ce texte n'avait aucun objet particulier, car je constate qu'il m'a entraîné très loin… De quoi, au juste ? Je l'ignore. De rien du tout, sans doute. De ce rien-du-tout qui souvent me permet d'écrire. Très loin de la solitude d'un 24 décembre ? Pourtant, j'y suis tellement habitué, à cette solitude… Je pense que sur les soixante-sept Noëls que j'ai traversés, près d'une trentaine ont dû être solitaires. Je n'en suis pas mort. C'est même le contraire qui, aujourd'hui, me semblerait difficile à imaginer, et peut-être à vivre. Autant dire que j'ai un peu de mal à participer aux vœux qu'on forme en ce moment, même si l'anniversaire de la naissance du Christ est en soi un événement qui me touche et si je comprends que cette célébration puisse procurer ferveur et joie. À propos de ferveur, ces quelques lignes, extraites toujours de L'Homme qui rit, me semblent extrêmement profondes, et disent très bien que l'érotisme est une connaissance, et peut-être la connaissance des connaissances.

« La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre, c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie (…). La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit [et le devoir ?] de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile. » La chair a droit de nudité mais sa nudité l'habille plus sûrement qu'un vêtement. Un vêtement s'enlève, quand la nudité est inexpugnable, le voile peut se retirer, quand le dévoilement est définitif. La chair palpite, tremble, rougit, saigne, tressaille, c'est comme ça qu'on l'aime, car c'est la vie qu'elle laisse voir, qu'on aime, la vie qu'on observe, incrédule, qu'on ne peut pas comprendre car on reste au bord, et le désir et le plaisir nous laissent penser un instant qu'il peut exister une intersection, un territoire commun où toute la vie s'est concentrée, où elle vit plus qu'ailleurs. 

« La Hollandaise : trois francs. » On en revient toujours là : on pénètre dans l'Inattendu, dans l'Incompréhensible. Josiane, c'était la chair. Mais qu'est-ce que la chair ? Force de liaison vertigineuse et force de répulsion inquiétante, les deux faces de ce même objet indissolublement liées tapissent l'esprit des hommes qui gravent leurs noms sur ces parois. Être / Estre. Âtre / Astre : Foyer de la Présence (qui n'est qu'une imagination rendue à la vie, à la lettre). Y demeurer !

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885, à Paris (« Je vais fermer l'œil terrestre ; mais l'œil spirituel restera ouvert. »). Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose, ça… (« Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. ») Son cercueil est exposé une nuit sous l'arc de triomphe de l'Étoile, voilé de noir. Ses funérailles, le 1er juin, débutent avec vingt-et-une salves de canon tirées à dix heures et demie depuis les Invalides. Le cortège s'ébranle à midi et demie pour se terminer à six heures et demie du soir. Trois millions de personnes ont assisté à ces funérailles. Trois millions de personnes… Ce jour-là, les putains de Paris se donnent gratuitement à leurs clients ! Vous entendez ? Quel plus bel hommage littéraire un écrivain pourrait-il souhaiter ? Car « rien, chez Hugo, n'existe sans le corps. » « Il met la main dans l'encrier, il met la main dans la bouche d'ombre. » « Si les pages était plus larges, eh bien l'encre s'étendrait encore. » Il voulait avoir vue sur l'océan, c'est-à-dire sur l'infini et le désir. « Ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l'infini. » Hugo c'est un œil, mais un œil inquiet. « De la voyelle esprit le corps est la consonne. » L'art de voir… La secousse du réel. Perpétuel retour au noir, parce qu'il ne sait jamais à quoi s'en tenir, et c'est ce qui est grand chez lui.

« Plieux, samedi 26 décembre 2020, minuit et demi. 

« J’étais fou d’enthousiasme pour le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, récemment. Je suis même allé jusqu’à dire, délirant, à Pierre-Guillaume de Roux, qu’on ne voyait pas trop pourquoi les Français avaient besoin d’aller chercher Guerre et Paix pour le porter aux nues quand ils avaient sous la main cela, en matière de grande fresque sur le destin des nations. Et de fait c’est un livre éblouissant à chaque page. On ne comprend pas comment un homme, à moins d’y consacrer sa vie entière et de n’écrire rien d’autre, peut acquérir et maîtriser tant de connaissances sur la navigation, la poliorcétique, l’histoire et le personnel de la Révolution, la reliure, la géographie de la Bretagne, la castellologie, la psychologie enfantine. On est confondu devant l’art de la scène à faire, la sûreté des répliques, l’apparente profondeur de la réflexion politique, l’enchaînement des morceaux de bravoure. Et puis, il faut l’avouer, une certaine lassitude se fait jour, un léger début d’écœurement. On est là comme devant un formidable virtuose, un pianiste du genre d’Horowitz, auquel on en vient à reprocher trop de facilité, trop d’art, un formidable excès de dons. Ne pourriez-vous jouer un peu moins bien, un moment ?

« J’en arrive à rejoindre après un long détour le sentiment dominant de la tradition critique française, sur Hugo : Victor Hugo, hélas. Bon, bon, bon, c’est notre plus grand poète, le plus doué de nos auteurs dramatiques, le plus fulgurant de nos grands romanciers. Il est génial, c’est une affaire entendue : mais est-ce que tout cela n’est pas un peu clinquant, tout de même ? Que pensaient les gens de goût, au temps de Quatre-Vingt-Treize ? Stendhal était mort depuis longtemps, Baudelaire non plus n’était plus de ce monde ; mais qu’a dit Flaubert, du roman ? Que dira Proust ?

« Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être trop doué. C’est la faiblesse d’un Richard Strauss, encore qu’elle ne me gêne pas chez lui, peut-être parce que son langage m’est moins familier que celui de Hugo, et que je suis sensible aux effets sans bien apercevoir les moyens. L’excès de dons, et donc la facilité, c’est la faiblesse d’un Winterhalter, d’un Boldini, d’un Van Dongen, pour passer à des animaux plus petits. C’est peut-être la faiblesse d’un Rubens, d’un Vivaldi, d’un Van Dyck, d’un Sargent, d’un Sorolla, d’un Hérédia (que j’adore) ; et certainement d’un Rostand. Ils sont éblouissants, eux aussi. Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être éblouissant. Toulet n’est pas éblouissant, Larbaud non plus, Tibulle encore moins. Cependant Turner l’est bien, et nul ne songerait à le lui reprocher. L’excès vient avec Ziem, Saint-Saëns, Grieg, ou Thomas Moran, ce Ziem des Rocheuses.

« Il y a un coté Thomas Moran, chez Hugo. Je dois me forcer un peu pour lui en faire grief, car j’aime beaucoup Thomas Moran (et je ne serais pas mécontent d’un Ziem, faute d’un Turner). Mais Hugo sent un peu trop le théâtre, toujours, les décors peints, les coulisses, le magasin d’accessoires, dans le roman. À cause de sa formidable puissance, on ne sent pas la résistance de la matière, face à lui ; et, par voie de conséquence, c’est la matière elle-même qui se dérobe, devenue sublime plafond à fresques, rocher, feuillage et fleuve embrasés d’opéra. Qu’il ne se refuse aucune scène à faire, on ne saurait lui en vouloir, c’est de bonne guerre (des Chouans) ; mais il ne se refuse non plus aucune phrase à faire. Il est le triomphe de la rhétorique. Sans doute n’y a-t-il pas d’auteur plus facile à pasticher. Il enfile inexorablement les antithèses, les balancements bien marqués, les symétries baroques, les énumérations pétaradantes. C’est beau, c’est très confortable, on ne s’ennuie pas une minute, c’est d’un luxe stylistique souvent grandiose, mais on a toujours envie d’appeler l’hôtelier à un peu plus de modération, de le prier d’enlever quelques coussins, et de dire gentiment à l’auteur, avec tout le respect et l’affection qui lui sont dus dû, oh, eh, repose-toi un peu, Totor : c’est bon, on t’admire.

« Peut-être Valéry se trompe-t-il — il faut des phrases qui ne travaillent pas, dans un roman : des phrases qui s’assoient le long du chemin, qui s’étirent doucement dans un fauteuil, qui caressent distraitement le chien et regardent par la fenêtre, sans rien voir. »

Quelle page admirable ! Je comprends la critique de Renaud Camus, je la comprends même trop bien, et pourtant Hugo était parfaitement conscient de ce travers. En tout cas, il le voyait clairement chez autrui. « Il faut s'y résigner, il n'y a pas d'œuvre de Victor Hugo pure de toute scorie. Ici encore, des enfantillages, des ridicules viennent nous faire trébucher au détour d'un chef-d'œuvre. Mais, on l'a déjà dit, c'est aussi la force de Hugo de charrier, sur son fleuve intarissable de mots, le pire avec le meilleur. » (Michel Braspart) « Et l’on sent l’harmonie / D’une naïveté complétant un génie » Pour Victor Hugo, le génie est impossible sans bêtise, sans manque, sans défaut. Pour lui, les poètes parfaits, ce sont les poètes de second rang. Racine a la perfection pour lui, c'est-à-dire qu'il lui manque l'infini. Ses œuvres sont des œuvres achevées, closes sur leur beauté. Il leur manque « la fiente d'aigle », la faute, la tache, le raté dans l'œuvre. L'œuvre géniale est marquée du sceau de l'imperfection. « Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. » 

Il écrit dans tous les sens et dans toutes les dimensions, sur tous les supports avec tous les moyens et matériels. Au crayon, à l'encre (toujours avec la plume d'oie), en bas, en haut, il repasse par-dessus, sur du magnifique papier blanc, choisi avec soin, il garde tout, absolument tout. Copeaux et dessins, brouillons et déchets, feuilles arrachées, dessins et historiettes pour ses enfants, Toto et Pista, posés sur l'édredon quand ils dorment… Des têtes, des Chinois, des châteaux, des animaux, des chimères, des monstres, c'est vertigineux. Il repasse à l'encre sur le crayon, c'est un peu effrayant, tout est mélangé, il n'y a pas de hiérarchie. « Tout dans la création n'est pas humainement beau, le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. » Il plie ses feuilles en deux. La marge est aussi importante que la page, et peut-être plus profonde, plus accueillante. Additions, remaniements, dessins, pensées, corrections, échappées, illustrations… La marge dialogue sans cesse avec le texte, parfois l'engloutit. Les carnets divaguent, extravaguent (comme il aime dire) — où il note ce qu'il voit, les cuisses entraperçues des femmes, leurs chevilles, leurs visages — nourrissent les romans ou les pamphlets, les petits textes et les grands, sortent l'écrivain de son sillon pour mieux l'y ramener. Tout cela se trame à l'intérieur de ce corps-là, de cette panse-là, qu'il va tremper chaque matin dans l'eau glacée. Cela peut se dire en vers, en phrases, en croquis, en dialogues, en pièces, en descriptions, en rêves, en taches noires, en cauchemars, et tout y revient perpétuellement, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au désir ultime, jusqu'à la vie essoufflée. Il plonge la main dans l'encrier comme on plonge la main dans le sexe d'une femme, sans savoir ce qu'il va y trouver. N'opposons pas l'écriture et les dessins, le récit et la description, le roman et la philosophie, la politique et l'amour. Les dessins racontent et les textes montrent, c'est le même mouvement, la même vague, puissante et délirante. C'est la même encre. Les lapins côtoient les pieuvres, les enfants les monstres, l'amour la haine, les cathédrales les bouges, les villes l'océan. Tout sort du noir, de la nuit ; de la mer et de l'Infini. 

« Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. (…) L'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt. » « Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. / Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir / Ce point allait, venait, et l'ombre était sublime. » L'ombre sublime, c'est tout le siècle qui est rendu à sa présence et à sa violence par l'homme qui vit.

La première fois que j'ai été mis au contact de Victor Hugo, je m'en souviens très bien, c'était à Paris, à la fin des années 70. J'étais allé voir Dieu, de Pierre Henry. Ils ont un peu la même tête, Pierre Henry et Hugo. Ce soir-là, c'est Jean-Paul Farré qui récitait le texte immense (Dieu, c'est approximativement six mille vers, écrits en 1855) sur la musique du compositeur, en éructant, en chuchotant, en chantant, en courant, en marchant, en dansant, en grimpant, en rampant dans « l'océan d'en haut ». À cette époque-là, je ne connaissais de l'écrivain que Les Misérables — et encore, pas en totalité — et quelques poésies apprises à l'école et qui ne m'excitaient guère, je dois l'avouer. Ma mère essayait bien de me convaincre qu'Hugo était le plus grand des poètes mais il m'était difficile de l'entendre. La trahison se parle à elle-même, par-delà l'abîme des années, je le sais bien. J'étais seul, ce soir-là, et je suis rentré à l'appartement de la rue Joseph de Maistre comme un dément à qui l'on a remis les clefs de l'asile. « Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu'il y a là peu d'air respirable pour elle. » J'aurais voulu convaincre le monde entier de ma liberté et de ma conscience multipliées par la profondeur vibrante de la nuit magnétique entrevue : La solitude essentielle m'avait ouvert les yeux (pour toujours ?), et il m'était impossible de l'exprimer. « Son art est fondé sur le contraste, sur le rapprochement inattendu de la Bêtise et de l'Intelligence divinatrice, des Monstres et des Anges. (…) Dieu non plus n'a pas choisi. Il a TOUT créé. (…) La poésie ne doit-elle pas, témérairement, vouloir recréer Dieu, le maître du langage ? (…) Entrez, Regardez, Écoutez… » (Michel Braspart) 

En ces années-là, nous passions nos journées et nos nuits au téléphone — science acousmatique — et nous découvrions le monde et l'amour comme personne avant nous. Parler était une loi, un impératif autant poétique que sexuel, autant moral qu'esthétique. C'était le moyen que nous connaissions pour être à la fois des anges et des monstres, pour mettre notre intelligence et notre bêtise sur la grande scène du Désir, pour les faire dialoguer et créer ainsi le monde que nous pensions préservé de l'ordinaire. Ils préfèrent texter… Refusent de mettre la main dans la bouche d'encre, de peur sans doute d'y croiser la pieuvre aux mille tentacules qu'il prétendent avoir abolie avec les mains aux fesses. Ils ont inventé les écrans, pour que l'encre jetée et répandue ne les aveugle pas et qu'ils restent innocents de toute la nuit qu'ils traversent sans la nommer. Quand il est question de langue, on voit bien qu'ils ne savent pas de quoi on parle. Cette épouvante (pour eux, pour nous)… Leur langage n'a pas de maître, ou plutôt, son maître est un marchand illettré et sans mémoire qui ne sait plus rien de ce qu'il a amassé en vain. L'Informe est leur dieu, ou leur forteresse, je ne sais pas trop ; Vocifération et Aphasie sont leurs marraines botoxées et grimaçantes. Ça ne fait guère envie. 

Plus j'y pense, plus je crois que c'est l'Érotique, qui fait défaut, aujourd'hui. En tout. Elle continue d'exister, bien sûr, parce que le monde est fondé sur cette brûlure partagée, mais elle doit se cacher pour survivre. L'Obscène l'a convaincu de s'exiler, c'est ce que je crois, c'est ce que j'entends. Quant à moi, je ne peux plus en parler avec quiconque, car je vois trop que le malentendu est radical. Hugo dit cela autrement, il parle de la triple face d'un unique problème : « l'Humanité, le Mal, l'Infini ». C'est bien à l'intersection de ces trois points cardinaux qu'Éros brûle en nous et nous somme d'en partager la flamme avec les âmes élues. « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », le seul véritable paysage intérieur… « Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Il faut abolir les mécanismes de la pensée consciente par tous les moyens, si l'on veut parvenir en ces contrées où l'Humanité, le Mal et l'Infini nous parlent à travers les signes que Dieu a imaginé pour nous, et il faut pour cela traverser les siècles et la feuille, la forme et l'informe, la voix et le silence, et même la vertu. « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. » Hugo était à l'origine de l'Automatisme, du Tachisme, de l'Abstraction lyrique, du Surréalisme. Buvard, miroir, poème, taches, chaosmose, larmes et encres, légendes, inconscient, la pensée échappe à l'intellect, revient par la marge, dissout les écrans et déborde de la page, se dissémine par contagion et surprise, enfance et songe, avant de se dissoudre dans l'infini de l'océan ou de la nuit. « improviser / Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques, / Comme on en voit aux murs des alhambras moresques, / Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux, / Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots, / Et, le texte mangé, viennent mordre les marges. » Dévorer la phrase et ronger les mots, quel mot d'ordre pour tous les apprentis écrivains contemporains !

« La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Extravaguer, c'est être à la fois sublime et ridicule, c'est revendiquer sa bêtise et la tisser au merveilleux, aller dans l'inconnu majuscule, mettre sa main dans toutes les bouches d'ombre, désirer ce qui nous menace peut-être, se laisser porter par la vague dont nous ne mesurons pas la force ni ne connaissons le but. « Mûrir, mourir, c'est presque le même mot », note Hugo dans l'un de ses carnets. 

L’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre… L'encre de Petite Vertu (inventée au XVIIe siècle), claire, devient très noire en séchant et résiste au temps. J'ai vu l'autre jour un film magnifique de Julien Duvivier, Et voici le temps des assassins, datant de 1956. André Châtelin (Jean Gabin), restaurateur aux Halles, fait la connaissance de la fille de sa première femme (Danièle Delorme), dont il est divorcé, venue à Paris après la prétendue mort de sa mère. Le film commence dans les bons sentiments et la gentillesse et se termine dans une noirceur absolue. Paris est d'une beauté à couper le souffle, dans les noirs huileux et sous la pluie. J'ai pensé en voyant ce film à un court-métrage de Maurice Pialat (lui aussi en noir et blanc) de quatre ans postérieur au film de Duvivier, L'amour existe, une des plus belles choses filmées qu'il m'ait été données de voir. Si le cinéma s'est déshonoré depuis longtemps, c'est parce qu'il a trahi les promesses merveilleuses qu'il portait en lui avant la débauche technique et bavarde qui l'a défiguré sans doute à jamais. Le 27 décembre 2018, croyant faire un bon mot, j'écrivais : « On ne naît pas cadavre, on le devient ! » Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec moi. Je n'avais pas beaucoup réfléchi, avant d'écrire ça. Le cadavre, en nous, se transmet, de geste en geste et d'heure en heure, à travers la nuit et le frisson, et c'est ce cadavre immortel qui fait le fil de notre existence, plus sûrement que notre volonté et nos espoirs ; il n'y a pas de récit véritable qui ne doive composer avec lui. L'encre, en séchant, devient si noire que l'amour s'y engloutit tout entier. Les petites vertus laissent vite la place aux grandes noirceurs qui trouent le papier. L'amour existe, oui, à la condition de tout perdre, de se laisser dépouiller et de s'allonger sur la charogne encore tiède, de s'abandonner sans réserves à la macule qui nous couvre d’éblouissement comme d’un voile.

Le monde a changé. J'écoute (encore) les Études symphoniques de Schumann, j'entre dans une église, je marche dans la nuit, mais j'écris ces trois propositions sans espoir que le sens qu'elles revêtent pour moi soit transmissible. La signification de ces paroles ne sort pas de la pièce, elle renonce à voyager jusqu'à autrui, elle s'essouffle à peine sont-elles émises. Avons-nous encore des contemporains ? Rien n'est moins sûr. Notre temps intime reste collé à nous jusqu'à nous asphyxier, nous ne pouvons nous en défaire, nous le portons comme une coquille qui nous sépare de l'humanité. On peut parler des choses, de l'amour, de la musique et de la solitude, bien sûr, on peut écrire à leur propos, mais à quoi bon, si l'on sait qu'il sera impossible de se faire entendre ? Schumann ? Fait pas le poids, Schumann, à côté de Jordan Deluxe ! Même Finkielkraut va gentiment se prosterner devant les nouveaux maîtres… Il va s'expliquer… Comme on s'explique devant le contremaître ou les harpies qui donnent le la de la morale à chaque coin d'écran. Ça trépigne d'impatience ! La petite vertu dégouline de partout, y a qu'à voir la figure du nouveau Premier ministre. Même Napoléon-le-Petit, à côté, a l'air d'un aigle grandiose. « Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. » Deluxe demande au vieil Académicien fatigué, parlant de la StarAc : « Mais c'est pas bien, une émission où l'on apprend à chanter ? » Qu'est-ce-tu-veux répondre à ça ? La fuite des galaxies est moins vertigineuse que ce genre de dialogues… « Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. » Ils sont tellement cons qu'on les admire, qu'on ne peut que les admirer. Ils vont loin ! Apprendre à chanter… Vous voyez bien qu'il est devenu impossible de se comprendre ! Un peu plus tôt dans l'émission, on voyait le jeune Deluxe ne pas comprendre ce que disait Finkielkraut de sa détestation des vocables emblématiques de la gnangnantise généralisée, « maman » et « papa », et c'était très comique : Pour lui, ces mots sont tellement normaux (ce sont même les seuls qui existent) qu'il en était venu à penser que le philosophe détestait… les pères et les mères. Ce petit exemple qui pourrait sembler insignifiant me semble révéler au contraire le fossé incommensurable qui s'est creusé entre des peuples qui ne parlent plus la même langue, qui n'habitent plus le même monde. 

Je lisais ce matin la déclaration sensationnelle de Boualem Sansal : « Oui, l'avenir appartient à la science, et l'on voit bien qu'il n'y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda. » C'est le genre d'affirmations qui donnent envie de se terrer encore plus et de se taire définitivement. À quoi bon argumenter ? Leur Science est notre tombeau. Il a raison, il n'y a plus rien à attendre de ce monde-là. Entre la Science, la Chanson, le Rire et la Morale, l'espace libre doit se mesurer en petits millimètres. Et c'est « le génie » Hanouna qui tient la règle (celle qui mesure et celle qui tape sur les doigts des contrevenants). Mon pays, lui, s'était pressé par millions aux funérailles d'un écrivain. Qui le croirait ? Est-il possible de le prouver, nous demanderont-ils. Le monde a changé, et un vertige nous prend à rester fidèle à la France de Pialat et de Duvivier, pour rester dans le siècle qui nous a vu naître. Ils nous cracheront dessus, ils ricaneront, mais il serait pire de se trahir, c'est-à-dire de vivre au pays où le vacarme des vivants étouffe la musique des morts, et de pactiser avec la tyrannie de l'Adolescence éternelle. Il faut se méfier de Shakespeare, il faut se méfier de Kafka, mais aussi d'Hemingway, de Richard Millet, de Victor Hugo, de tous les écrivains, et plus généralement de tout le monde, surtout des hommes. Ils en veulent à la grammaire, à leurs parents, à la nuance, aux lois, au sens même, c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas eux, à tout ce qu'ils n'ont pas choisi ; il n'y a que la technologie qui les comble, car elle atrophie encore le peu qu'il leur restait de pensée, cette pensée qui leur pèse tant qu'on les voit s'en débarrasser précipitamment comme d'une affection honteuse. « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » Il est impossible de ne pas comprendre que le nœud du problème est la langue. De tous les désastres de notre temps, c'est au sein de celle-là, ou de ce qu'il en reste, que se nouent les périls les plus graves. Si l'on écoute ce qui se dit, si on lit ce qui s'écrit, ou qu'on est témoin d'un dialogue, quel qu'il soit, on est pris d'une véritable épouvante. C'est par là que tout a commencé, et c'est là que tout finira : les borborygmes sont l'avenir du genre humain. Il faudrait songer à condamner la bouche des hommes, on trouvera toujours d'autres moyens de les nourrir ! On se demande souvent pourquoi la littérature est désormais hors de propos, mais la réponse me semble pourtant évidente. Elle a besoin d'une langue, et si possible d'une langue commune, la littérature, c'est son terreau, c'est le terrain dans lequel elle va puiser ses ressources. Or le XXIe siècle est le siècle du démon ricanant qui a dispersé l'alphabet et la phrase aux quatre vents, qui les a déchiquetés de ses crocs pourris. Les trois millions de Français qui suivaient la dépouille du Père Hugo, même et peut-être surtout parmi les plus humbles, seraient épouvantés de l'état de la langue de France. Ça ne les ferait pas rire du tout. Il est absolument impossible qu'ils le comprennent, ou qu'ils l'admettent, j'en suis convaincu. 

« Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel. » Victor Hugo parle de Napoléon-le-Petit, mais on pourrait comprendre autre chose. L'affront personnel que je ressens, moi, en tout cas, c'est celui qui est fait partout, et quotidiennement, à la langue, à la langue de France, qui est sans doute notre patrimoine le plus précieux et le plus essentiel — mais on trouve plus de défenseurs des fromages au lait cru (dont je fais partie, faut-il le dire !) que du français. Une amie m'apprenait hier que l'adjectif « malaisant » était désormais dans le dictionnaire ! Je me suis amusé à rédiger une liste (certainement lacunaire) des mots et expressions que je ne supporte pas, qui, chaque fois que je les lis ou entends, me rendent hystérique. La voici :

Post, C'est-vrai-que, Info, Expo, Ce-midi, Bouquin, Point-barre, (les) Mamans, (les) Papas, À-l'international, En-interne, Perso, En-responsabilité, Épisode-neigeux, Envoyer-du-lourd, Mégenrer, Mettre-dans-la-boucle, Distanciation-sociale, Mes-équipes, Au-final, De-base, À-la-base, En-capacité-de, Sur-comment, Je-vous-partage, En-présentiel, En-vrai, Genre, Au-jour-d'aujourd'hui, Ça-passe-crème, Dinguerie, De-fou, De-ouf, Frérot, Répé [pour « répétition »), Du-coup, On-va-pas-se-mentir, Sympa, Impacter, Sur-(Paris, France, etc.), Région(s) [à la place de « province »], (les-)Territoires, Porter-un-projet, Dans-la-vraie-vie, Faire-sens, Que-du-bonheur, Résilience, Lâcher-prise, Celles-et-ceux, Capter, Décrypter, J'avoue, Crush, Franchement, Date [accent anglais], Checker, Conséquent [pour « important », « grand », « gros »], Bien-évidemment, Lunaire, (le-)Narratif, (l'-)Agenda, Décrypter, Grandir [dans « il faut grandir »], Scud, Se-sortir-les-doigts-du-cul, Goncourable, Haut-potentiel (HPI), Ordi, Ya-pas-de-sujet, Exactement, Comme-je-dis-toujours, Coach (Coacher), Déconnecté, Dissonance-cognitive, Disruptif, Challenger [le verbe], Plutôt-pas-mal, In/cro/yable, Top, Nickel(-Chrome), Belle(-journée), Douce(-nuit), En-PLS, Pépite, Se-la-Péter, Galérer, (c'est-)Mission-impossible, (c'est-)Plutôt-pas-mal, En [mairie, Creuse, terrasse, rue], Sur-zone, (le-)Game, En-mode, Pas-que, Derrière [pour « après »], Sécuritaire [pour « sûr »], Mature [pour « mûr »], Qualitatif, Gourmand, Qui-va-bien, Kiffer, (sortir de sa-)Zone-de-confort, Iconique, Mythique, Tsunami [dans le sens de « bouleversement », « tourmente », « chaos »], Malaisant, Ascenseur-émotionnel, Aller-venir [deux verbes parfaitement inutiles ajoutés au verbe effectif : « On va venir solliciter le muscle douloureux »], Aller-pouvoir [id., « on va pouvoir appuyer sur le tendon »], Laisser [encore un verbe inutile : « Je vous laisse choisir le vin »], Par-contre [« Je vous laisse choisir le vin, par contre »], Atypique, Hors-normes, (un égo-)Surdimensionné, De-Moi-à-moi, ProcessFun, Bosser, Tacler, Booster, Faire-le-job, On-s'en-bat-les-couilles, Pas-faux, (la-)Ref [« J'ai pas la ref »], Soupçonneux ou Suspicieux [pour « suspect »], De-suite [pour « tout de suite »], Courrier [pour « lettre »].

Elle donne une bonne idée du désastre en cours, mais elle ne suffit pas, bien sûr. Elle est même très insuffisante, car la catastrophe a atteint les couches les plus profondes du logos. Plus personne ne comprend plus personne. Dès qu'on se risque à parler, ou à écrire, ou à lire, on sait sans aucune hésitation possible qu'on va au-devant de graves problèmes. C'est devenu la trame incessante des jours, le leitmotiv qui nous rappelle à l'ordre vingt fois dans la journée. Voici ce que ça peut donner, au rayon charcuterie du supermarché dans lequel je fais mes courses : « Quatre tranches de poitrine fumée, d'1/2 cm d'épaisseur, s'il vous plaît. — Plutôt minces ou plutôt épaisses, les tranches ? — 1/2 cm d'épaisseur (je joins le geste à la parole). — Oui, mais plutôt minces, ou plutôt épaisses ? — … » Encore n'est-ce là qu'un exemple « soft » et à peu près dépourvu de conséquences. Syntaxe (au premier chef), vocabulaire, orthographe, grammaire, contresens, barbarismes, inconséquences logiques et formelles, méconnaissance de la signification des expressions traditionnelles, ignorance manifeste de la ponctuation, mépris de la forme, le constat est plus qu'accablant, il est désespérant, et il ne fait que confirmer le paysage désastreux (politique, historique, social, civilisationnel) qui s'impose à nous de tout côté ; il lui donne un aspect total, inéluctable et définitif. Aucune échappatoire en vue : la cohérence, intimidante, est bien trop grande ! Entre la langue et les mœurs, la langue et l'intelligence, la langue et l'urbanité, la langue et la logique, il y a plus qu'une analogie ou des affinités. La réplique est saisissante, on pourrait presque parler de mimétisme. Notre contemporain se regarde dans le miroir, et, à la place où naguère se trouvait sa bouche, il aperçoit des poings serrés. La seule certitude de nos temps incertains, c'est celle-là. Nous avons capitulé, nous avons abandonné le langage aux barbares, qui se repaissent de ses reliefs. Nous sommes passés du siècle de Victor Hugo à celui d'Aya Nakamura. C'est assez violent. 

Hugo parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », il parle de « l'essaim des bruits et la contagion », il est le champion de l'infini qui ne demande qu'à se répandre parmi nous, l'infini qui troue le papier, la voix, qui passe de main en main, qui habite la caresse et la terreur, le désir et la violence, les ténèbres et la tendresse, cet infini dont personne ne veut parce qu'il est une vérité aveuglante et désespérante, éternelle. Au réveil, ce matin, j'écoutais la célèbre chanson « Ton style ». Et tout à coup j'ai compris. Quand Léo Ferré dit « c'est ton cul », quand il prononce ces mots, à sa manière inimitable, on entend, j'entends le mot pour la première fois. C'est toujours la première fois que j'entends le mot « cul », depuis l'adolescence, quand nous écoutions cette chanson rue du Lac, avec Martine, Yves, Christine, et Sonia ou Nadia, et que nous étions amoureux les uns des autres, amoureux désespérés et frigorifiés, brûlants et absolus, amoureux divins et ridicules. Cinquante ans plus tard, ils ne disent toujours rien, mes compagnons, mes camarades stupéfiés, mes petites amies intrépides et naïves, impatientes et fiévreuses. Leur cul, elles l'ont donné, montré, caché, dérobé, repris, oublié parfois, quand l'infini parmi nous venait sangloter en ami très fidèle. C'était la solitude, que nous découvrions alors, mais nous ne comprenions pas ce que ce mot recouvrait — et c'était heureux. Le cul, la solitude et l'infini : ça sort du noir et de l'ennui. Quand je suis allongé dans ton lit, dans tes odeurs, les mots sont tous des mots que j'entends pour la première fois ; et toi tu n'as rien dit. Tu pleures seulement comme pleurent les bêtes. Nous marchions dans les rues froides, à la nuit tombée, en hiver, et nous ne disions rien, comme les étoiles, comme le dieu qui nous regarde sans nous maudire. L'incroyable, l'inattendu, la chaleur des filles, leur joie, parfois, la marée haute de leurs larmes, leurs silences si profonds et si doux, tout cela nous appartenait, et c'était notre solitude, la vraie, la contagieuse ; nous voyions à travers la nuit, à travers l'ennui et les corps blancs, à travers cette mémoire qui était en train de se composer silencieusement. Où êtes-vous, mes très-chéries ? Où es-tu ? Mon effroi est infini, il ne me quittera plus, maintenant que j'en suis revenu aux commencements et que mon esprit lentement s'en va rejoindre les fantômes. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. »

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Nous n'avons que le choix de la solitude et de l'obscène, en passantC'est ta plaie, c'est mon sang. C'est la vérité. Mais sa lumière est illusoire, comme moi

dimanche 21 mai 2023

Machines molles


Quelquefois, il m'arrive de penser vaguement aux gens dont les yeux peuvent tomber sur mes textes, et parmi ces gens, il y en a que je voudrais éviter, éviter à tout prix. Je vois déjà leur regard s'insinuer entre les mots que j'ai écrits, les séparer, dissoudre la glaire qui les tient ensemble, défaire la trame qui les porte et les laisser dériver, flottant au hasard sur un jus sale et trop salé, désolés et tristes comme des corbeaux cocufiés. Foutez-moi la paix. Allez voir ailleurs si j'y suis. Il y a tant livres qui ne demandent que ça, qui n'attendent que votre prunelle intermittente et informée, stupidement informée ; vous ne devriez pas avoir de mal à rassasier votre appétit sans moi qui n'ai rien de consistant à vous offrir. Je suis le scabreux, le veule et le déboussolé, allez brouter une herbe mille fois plus verte ailleurs. C'est pas ce qui manque. 

J'ouvre l'heure, au petit matin, et j'y découvre mes quinze ans : la Machine molle. Mike Ratledge a quatre-vingts ans. Je vais bientôt en avoir soixante-dix, je m'en aperçois aujourd'hui avec terreur. Ça bouillonne encore. J'ouvre le paquet avec précaution, j'ai peur des éclaboussures, des brûlures. Je reconnais les odeurs, les sons. Un-deux-trois-un-deux-trois-un-deux, on retombe tout de même sur ses pas, malgré quelques vertiges. Lubie, transe, désir, salles de répétition, dortoirs, sueur, chambre d'échos, distorsions, qu'elles étaient belles, les filles, toutes ! Je me souviens de Terry Riley, des light-shows de Bill Ham, de mon Fender Rhodes, de la nuit qui tombe sur Annecy, de l'obscurité froide, des cuisses rougies de Christine, de sa voix idéalement placée, de l'ancien conservatoire occupé, d'Elisabeth, assise au soleil sur le balcon, qui nous observait répéter en prenant des poses langoureuses, des ronéotypeuses, des concerts sauvages au lycée, du Théâtre éclaté, des Mikrokosmos de Béla Bartók, des amplis, des pédales wah-wah, quel foutoir, et des montagnes ! C'était le premier baiser de l'humanité donné et reçu parmi les sons électroniques, ces êtres inouïs et fragiles, les premières cuisses écartées dans l'éblouissement, l'odeur des soutien-gorge et des cheveux, Facelift, le saxophone soprano, je jouais de tous les instruments, nous ne savions rien du passé, de l'histoire, rien du monde, tout était là, dans la ville, dans nos chambres, dans les cafés, dans la rue, nous avions mille ans devant nous, slightly all the time. La légèreté, ils ne savent pas ce que c'est. Le mot est resté, pas la chose. 

En ouvrant un livre, c'est la phrase qu'on ouvre, aussi sûrement que la chair s'entrebâille quand elle se sent désirée. Plus on écrit plus on voit, mais pour écrire il faut d'abord voir, et entendre, surtout. La pointe est brûlante, qui nous guide dans les lettres amoncelées qui se sont présentées dans la nuit — immigration alphabétique de masse. Allons-nous reproduire le présent qui ne cesse de brailler dès qu'un silence insiste un peu ? Allons-nous nous défendre ? Sûrement pas. Il faut au contraire enregistrer toutes les plaintes, les enluminer, les épaissir et les recueillir comme des orphelins qu'on habille chaudement. Laissons-les parler. Plus ils parlent plus le silence réel s'établit en nous avec autorité. Paix. Une heure de cinéma sous la queue... Il faut aimer la pluie...

On m'a reproché récemment d'avoir comparé les bracelets de ficelle que Martha Argerich enroule autour de son poignet à la ficelle des tampons hygiéniques. L'image était pourtant juste. On a dit que j'étais vulgaire. Ce n'est pas moi qui suis vulgaire, ce sont ces vieilles femmes qui portent banalement ces horreurs, ce sont ces femmes qui mêlent la vulgarité à Beethoven, qui s'attifent comme des petites filles et méprisent leurs apparences, qui le sont, pas moi. La vulgarité, c'est ceux qui ne comprennent pas qu'on fait des phrases pour faire des phrases, et qui croient que nous avons l'intention de délivrer des messages universels et définitifs, tel un Nietzsche perché. La vulgarité, c'est les fautes d'orthographe qui ne s'excusent pas, c'est les scies du jour rabâchées jusqu'à la lie, ritualisées, c'est la vie littérale, séparée de la littérature, c'est le contraire de la légèreté, c'est Chopin en vieille fille et Satie en philosophe, c'est la dignité fardée comme une vieille pute. La vulgarité n'est jamais très loin de la bêtise, on le sait : ces deux-là se congratulent mutuellement, quand elles essaient de défendre l'obscénité obsessionnelle de la vérité-vraie, leur sanctuaire, qui leur évite les pestilences de la décomposition en cours. 

Je me demandais si quelque événement allait survenir dans ma vie. Elle porte le numéro 10 au basket. C'est la pleine lune. De l'amour je n'avais que l'ombre. Et l'ombre de l'ombre. Miroir sur miroir. Elle joue avec un rubicube en fumant une cigarette. On entend l'ouverture de la Passion selon saint Matthieu. Non, on entend le finale de la quatrième symphonie de Shostakovich. J'ai les bras croisés sur la poitrine. Je disparais dans le gris de la chambre. On entend l'andante caloroso de la septième sonate de Prokofiev. Bouge pas, Toto ! Calme ! Tout va bien. Ta disparition est une bonne nouvelle. Tu reviendras leur chuchoter des horreurs à l'oreille. Elles riront bleu, orange, vert, et connaîtront la joie métabolique et cellulaire, celle qui vient des trompes d'eustache. On n'a pas fini de jouer avec les métaphores sexuelles, rue des branlades obscures. « Réjouis-toi, Vierge Mère du Christ qui l'a conçu par l'oreille. » Toujours Prokofiev ? Oui, toujours. Calme et lymphe, transparents ruisseaux. Elles ont une oreille entre les cuisses. Orifices laissant entrer le Temps et ses désinences subtiles. Intromissions, annonciations, le diable vient se nicher au creux de l'oreille. Il écoute ce qui passe par là, des auriculaires distraits le dérangent parfois. Il bat des mains, il rit, il bégaie de joie, il n'en revient pas, il ne veut pas en revenir. La Machine molle ronronne au fond des organes, sauve qui peut ! Elle se fait expulser d'un restaurant de New York parce qu'elle porte « un parfum de blonde ». Elle retire ses gants avant de nous gifler. 1000 dollars d'amende. Quel tabac ! Du nez à l'oreille, en passant par le vagin, Qui-va-là ? Elle hurle. Plus fort, plus fort ! On doit t'entendre jusqu'en Patagonie. En fond sonore, le demi-ton de Prokofiev : la bémol-sol, la bémol-sol, la bémol-sol… Ondulation lente, accords majeurs posés tranquillement, chromatisme paresseux, dixièmes languides, souples, on se réveille le dimanche matin, tout va bien, son corps est encore chaud, elle respire. Pas de meurtre, pas cette fois-ci. Pendant qu'elle ronfle, je lis une page à voix basse. Pas de réaction. Saisir les occasions favorables. La Chance est un petit animal frileux qu'il faut réchauffer en lui parlant gentiment. Il faut lui éviter les crampes. Lubie, dortoirs, chambre d'échos, transe, pâleurs, vertiges, espoir, chant étouffé, poignets fins, oreille, sueur, demi-tons, draps froissés, désir chromatique, distorsions, alphabets dispersés, éclaboussures, râles, phrase rêvée, terreur brève, soupir, va-et-vient, brûlure, mouvements contraires, qui est là ? L'odeur de ses cheveux. Ça passera. J'ai envie de te donner une fessée. 

Nos instruments avaient des odeurs bien à eux. Un des grands plaisirs, alors, était d'entrer dans ces salles de répétition qui étaient bien plus que ça. Il m'est arrivé d'y dormir. C'était des laboratoires, plutôt. Il y avait là, pêle-mêle, une batterie, des percussions, une contrebasse, une basse électrique, une guitare, un piano électrique, des synthétiseurs, un orgue, un vibraphone, des saxophones, soprano et ténor, une trompette, un violoncelle, des amplis, des pédales de toutes sortes, des câbles et des prises, un canapé. Ces odeurs me poursuivent encore. J'en ai la nostalgie. Les baffles avaient une odeur bien particulière. Le free jazz, l'improvisation, le mélange de l'acoustique et de l'électrique, les heures passées là, dans ces lieux magnétiques, à Thônes, à Annecy, à Valliguières, à Chavanod, à Maclamod, dans le Lot, dans l'Aveyron, oui, des laboratoires, où nous étions heureux, à notre place, le reste pouvait bien s'écrouler, c'était un détail qui ne nous concernait pas. 

J'avais connu une autre caverne du même genre, plus tôt dans ma vie, le labo de la pharmacie de mon père, où j'ai passé des heures enchantées, entouré de tous ces produits chimiques merveilleux, de tous ces noms, des balances, des alambics, des trébuchets, des tubes à essai, des becs Bunsen, des pipettes, des longs tubes de verre dont je faisais des sculptures, du gros frigo Thompson où l'on trouvait les vaccins et l'eau pour le pastis fait maison, le microscope et la machine à écrire, et aussi un magnétophone. La vraie vie. L'érotisme de la matière avant celle des corps. Nous prenions des poses sublimes. Nos corps baignaient dans une effervescence calme et nos esprits étaient en paix, le silence parfait. Le mot qui me vient, quand j'y pense, c'est « brise ». Ces heures étaient placées sous le signe de la brise. La poésie viendrait plus tard. Pour l'instant, il fallait élaborer, expérimenter, composer, créer des rencontres et des liens entre les choses, entre les matières, entre les sons, entre les formes, entre les substances. C'était là que le rêve déposait son temps idéal et singulier, qui deviendrait plus tard désir ou connaissance, peu importe. Entre l'harmonie et la chimie, une analogie qui allait de soi. Je comprends parfaitement qu'on puisse passer sa vie à enchaîner des accords et à voir ce que ça donne, ce que ça permet, comme on peut mélanger des substances et observer les réactions que cela crée, car ce champ d'investigation est infini, comme il l'est dans la rencontre amoureuse. Les phrases ne se laissent pas faire par ceux qui ne les écoutent pas… Elles se raidissent contre les ploucs, elles s'indignent. Il en va de même pour les accords. Prenons notre temps. C'est la vraie science.

dimanche 15 janvier 2023

À la recherche de la musique perdue


De Chausson, c'est l'opus 21, le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré mineur, une formation très inhabituelle. De Fauré, c'est l'opus 15, son premier quatuor avec piano en ut mineur, une œuvre de jeunesse, composée entre 1876 et 1879, mais une œuvre déjà tellement mûre, tellement fauréenne. À trente-et-un ans, Fauré n'est plus un tout jeune homme, c'est entendu, mais, pour celui qui va créer la plupart de ses grands chefs-d'œuvre beaucoup plus tard, cela reste une œuvre des commencements. Pour ce qui me concerne, je ne pourrai jamais l'entendre autrement : c'est avec ce chef-d'œuvre que je suis entré de plain-pied, et par hasard, dans l'œuvre du Maître. Fauré avait fini ses jours à Annecy, ou presque. Il y fera quatre séjours, le premier à l'été 1919, à la villa Dunand, aux Charmilles, le second à l'été 1922, après qu'on lui a rendu un hommage national à la Sorbonne ; il compose à cette occasion son trio avec piano op. 120. Il y reviendra en 1923, après avoir été promu Grand-Croix de la Légion d'honneur, du 25 juin au 20 septembre, et composera à cette occasion son unique quatuor à cordes en mi mineur, son opus 121, qu'il achèvera le 11 septembre de l'année suivante, en 1924, avant de rentrer mourir à Paris, le 4 novembre, à deux heures du matin, dans son appartement de la rue des Vignes. Quand j'ai traîné deux de mes amis jazzmen au Château d'Annecy (un contrebassiste et un guitariste plus âgés que moi), ce soir-là, ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient entendre, et moi, pas beaucoup plus qu'eux. J'ai oublié le nom du quatuor (les Parrenin, peut-être ? À moins qu'il ne se soit agi du Quatuor de l'ORTF…), mais je me rappelle celui du pianiste : Leslie Wright, que j'étais allé féliciter à la fin du concert. Je découvrais cette musique, alors, avec un émerveillement qui ne m'a plus jamais quitté. La musique que j'entendis ce soir-là n'était ni classique, ni romantique, ni même française dans ce que cet adjectif peut avoir d'un peu étroit et restrictif, quand, comme moi, on ne connaissait que Ravel et Debussy, Messiaen, un peu Lalo et très peu Bizet. La façon dont Fauré nous attrape d'emblée avec l'entame de son premier mouvement, en tombant de la dominante sur la tonique et en y revenant après un court détour par la même dominante grave — et la sous-tonique, m'a toujours semblé le comble du comble du Son dans toute sa plénitude, dans ce qu'il peut avoir de charnel, d'enveloppant et de maternel, même si ce début est très viril, et presque épique. L'alternance des cordes et du piano, ici, n'est pas l'alternance propre au dialogue, c'est plutôt la respiration intime d'un même corps, qui doit passer par des phases opposées pour rester en vie. C'est la métamorphose indispensable aux états complémentaires de la matière, c'est la combustion du souffle dans ce qu'elle a de premier. J'ai eu ce soir-là l'impression de naître à la musique, de naître avec elle. J'ai respiré avec les musiciens, comme si leur souffle était la condition du mien, et la respiration incessante de la musique, si perceptible dans ce premier mouvement, si essentielle, vitale, est devenue l'aune à laquelle instinctivement je mesure toutes les musiques que j'ai entendues depuis. 

Quand on entend l'attaque du Concert de Chausson, ces trois notes impérieuses, LaMi, énoncées séparément par le piano de Jorge Bolet, puis reprises par les cordes profondes du Quatuor Juilliard, à l'unisson, on ne sait pas encore si le ton de  sera majeur ou mineur, puisque le Fa manque, qui pourrait nous le dire. Ce qu'on sait immédiatement, en revanche, c'est qu'on est pris, c'est qu'on est embrassé, enveloppé, presque noyé de chair. Que ce soit le piano ou les cordes, ils sont pour notre être des bras profonds et solides auxquels nous pouvons nous abandonner comme si nous venions de naître. Nous ne tomberons pas, nos cris seront entendus. La chair qui ici nous accueille est si moelleuse, si profonde, nette et virile, qu'il nous semble que rien ne peut mieux s'accorder à la nôtre. La chair de cette musique se fond si harmonieusement et si rapidement avec la nôtre que très vite il devient impossible de savoir si elle est nôtre ou si nous sommes siens. Majeur ? Mineur ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est la solidité du Ton, c'est la matérialité du Son, et c'est la porosité de notre être quand il est confronté à cette musique qui en ouvre tous les ports. 

Fauré n'aurait pas pu composer ce quatuor à la fin de sa vie. Il aurait trop su, trop connu, trop entendu. Même s'il était déjà un maître, en 1876, et si l'harmonie, en particulier, n'avait plus guère de secrets pour lui, il lui restait cependant cette légère imprécision ontologique, ce léger jeu dans son être, qui lui a permis de composer une musique qui reste entre deux eaux, entre deux êtres, qui ne démontre rien, qui questionne plus qu'elle ne répond. Il paie encore sa dette à ses maîtres, il montre ce qu'il sait faire, bien sûr, mais cela reste un jeu, une convention, une politesse, et cela ne l'empêche nullement de manifester une singularité, une promesse originale. Malgré tout, ce quatuor sonne comme un quatuor classique ! Pas classique au sens du style, non, mais classique au sens où le compositeur ne fait preuve d'aucune maladresse, d'aucune exagération ni emphase inutile. Son romantisme est naturel, il correspond à ce qu'il entend, ni plus ni moins. Est-ce français ? Est-ce trop allemand ? Il ne se pose pas la question. C'est du Fauré, et cette France-là existe au moins autant que les autres France. Il lui manquait seulement une voix : il fallait un Fauré, comme il fallait un Chausson. Sans Fauré, Proust aurait-il été Proust ?

Moi qui ai tout fait à l'envers, dans ma vie, j'aurai connu Fauré et Chausson après Debussy et Ravel. J'ai donc mis un certain temps à comprendre comment les choses se sont passées — comment les choses se sont dépassées, comment elles ont glissées les unes sous les autres, comment elles se sont ignorées, reconnues, interpellées, réconciliées, perdues de vue. Quand on écoute la Sicilienne du Concert, il est presque impossible de ne pas penser au trio de Ravel, et de même quand on écoute le trio op. 120 de Fauré. Pourtant on aurait du mal à penser que Fauré (élève de Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre) et Chausson (élève de Massenet) ont inspiré Ravel. Il y a là un de ces renversements anachroniques qui sont fréquents dans l'art. Un ami très cher m'écrivait justement hier : « On peut tout de même concéder à Camus que, sans Beethoven, Mozart n’aurait pas eu les idées pour ses dernières symphonies. Il était cuit. » Fauré était-il « cuit » sans Ravel ? C'est possible, après tout. Chausson l'était-il, sans Debussy ? Le temps de l'art n'est pas le temps de l'histoire, loin s'en faut, même s'il est illusoire de croire qu'un artiste peut s'extraire tout à fait de son temps. Boulez dit quelque chose de très juste, à cet égard, quelque chose qu'il a lui-même incarné de manière spectaculaire : un artiste doit à la fois ne jamais rompre le lien avec le passé de son art, et s'en éloigner le plus possible. Il y a dans ces années-là (je parle du tournant du XIXe au XXe siècle) une exceptionnelle concentration, une exceptionnelle convergence d'âmes et de styles et d'êtres dont nous n'avons sans aucun doute pas fini de mesurer les effets sur nos générations. Le potentiel artistique et intellectuel était tellement gigantesque, tellement profond, tellement riche, qu'il a créé en quelques décennies seulement des chemins innombrables qui nous paraissent encore largement indéchiffrables et inexplorés. Plus j'écoute de musique plus cela me semble difficile et complexe, moins je m'y retrouve, moins j'ai de certitudes. La seule certitude qui ne me quitte jamais, c'est que la vérité de la musique est certainement l'une des vérités les plus profondes et les plus pérennes ; mais cette vérité-là se venge bien de nous par toutes les questions sans réponses qu'elle fait naître en nous lorsque nous tentons d'écouter vraiment. Il m'est arrivé, quelquefois, dans ma vie, de tomber sur des textes particulièrement difficiles. Je n'ai pas la prétention de les avoir tous compris, bien entendu, mais il m'est arrivé de venir à bout de certains qui m'ont résisté longtemps, en les reprenant encore et encore, avec opiniâtreté. C'est une chose qu'il m'est totalement impossible d'affirmer, dans le domaine de la musique. Même les œuvres que je connais le mieux, que j'ai jouées cent fois et plus, que je reprends encore, des années après les avoir déchiffrées pour la première fois, même une œuvre de ce type, il ne m'arrive jamais de me dire : je la connais. Je peux dire que je la connais bien, que je la connais par cœur, mais aucune des analyses que j'aie pu en faire, aucune des exécutions que j'aie pu en donner, aucune des très nombreuses lectures ou écoutes que j'aie pu en avoir n'en a jamais épuisé le mystère, et je suis devant elle comme devant une femme. Je peux la toucher, la faire parler, elle peut me donner du plaisir, m'angoisser, me désespérer, me faire pleurer de joie ou de tristesse, mais je sais qu'à la fin des fins elle me restera aussi obscure qu'au premier jour. Elle le sera sans doute plus, même, car dans l'éblouissement du premier jour il y a une vérité indépassable qu'il ne faut jamais mépriser. Ce jour-là, au Château d'Annecy, il y a cinquante ans, j'ai sans doute su mieux qu'aujourd'hui ce qu'était la musique de Gabriel Fauré, cette ravissante inconnue dont je suis tombé amoureux. Aujourd'hui, je n'en ai plus que des réminiscences, des bribes, des idées, des structures, des pensées, mais je suis plus que jamais à la recherche de la musique perdue

mercredi 27 avril 2022

Petit portrait en prose (24)

« Joue comme si tu ne savais pas jouer », dit Miles à John McLaughlin, avant que celui-ci plaque un accord de mi majeur d'une innocence bouleversante. 

Les jeunes filles qui à l'orée de leur vie de femmes nous accueillent au fond d'elles sont des héroïnes. Leur chair entame son long voyage vers le pourrissement et, si elles ne le savent pas encore, elles oublieront tout du corps de feu et d'eau qu'elles ont eu avant d'être des mères. Elles ont partagé avec nous cette combustion lente à un âge où l'on n'a pas encore le goût des cendres. L'inhabituel est un absolu précaire.

Sur une photo de classe de mon lycée publiée sur Internet, je t'ai immédiatement reconnue. De Christine, d'Yves, aucune trace, non plus que de moi, d'ailleurs. Toi seule as traversé les cinquante années qui se sont écoulées, pour arriver jusqu'à aujourd'hui, intacte.

C'est au Semnoz, le bistrot qui faisait l'angle de la rue Sainte-Claire et de la rue du faubourg des Balmettes, que nous nous retrouvions chaque jour, aux portes du lycée et aux portes de la vie, que toutes les histoires d'amour commençaient ou finissaient, qu'Yves t'a embrassée pour la première fois. Je ne me rappelle plus ton nom mais je suis certain de ton prénom. Tu avais une jeune sœur, assez jolie, que tu surpassais de toutes tes chairs. 

C'était un monument, Joëlle. Tout à fait le genre de fille qui me faisait rêver, alors. Grande, grasse, plantureuse, elle avait la belle mollesse des Arabes d'anthologie, de celles qu'on imagine surtout allongées et oisives, voire végétatives — la langueur est leur plus belle parure. Elle était la meilleure amie de Christine et j'ai encore sa voix dans l'oreille, étonnement bien plus nette que celle de mon amie. 

Tous les quatre, nous étions allés à Terres-rouges, dans la Drôme, je crois bien, rejoindre les membres d'une communauté comme il en existait alors des dizaines. Nous y fûmes très mal reçus, à notre grand étonnement. Pour nous, les choses étaient simples : nous avions envie d'aller passer là-bas quelques jours de rêve, en été, et il ne faisait aucun doute qu'on serait content de nous accueillir. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Mais les hippies dont on m'avait dit tant de bien n'étaient pas disposés à être nos hôtes sans que nous mettions la main à la pâte, ou au portefeuille que nous n'avions pas. Ils en avaient par-dessus la tête, des touristes adolescents qui venaient prendre du bon temps dans leur petit coin de paradis. Sans doute étaient-ils las de recevoir des enfants gâtés qui croyaient que le jardin d'Éden appartenait à tout le monde et qu'il n'y avait rien à faire pour le mériter ; peut-être avions-nous simplement des gueules qui ne leur revenaient pas. Toujours est-il qu'ils nous firent comprendre sans ménagement que nous n'étions ni à l'hôtel ni attendus comme le Messie. La douche était fraîche mais une nuit passée là-bas le fut moins. Dans un confort tout relatif évoquant l'étable de l'enfant-dieu, nous avons traversé la sorgue dans une promiscuité émouvante, et la présence de mon premier et grand amour ne m'empêcha pas d'être bouleversé par le corps triomphant de Joëlle, à l'instant où celle-ci se déshabilla pour entrer dans son sac de couchage : le moment en imposait. Joëlle troublait Jérôme, et Christine troublait Yves, au revers de nos deux couples ; c'était somme toute assez naturel et touchant, mais impossible à reconnaître alors, ce qui ajoutait encore à l'exquise fièvre qui m'avait pris au moment où j'aperçus le torse nu que Joëlle (me) laissait voir sans le montrer : le jeu était très sérieux, même si en nous n'existait alors aucun mot qui eût pu en rendre compte. Shhh – Peaceful…

D'Yves, je me rappelle sa petite maison semblable à toutes les autres, dans le quartier prolétaire d'un faubourg d'Annecy, près du cimetière de Loverchy, et ces jardins d'ouvriers que je voyais pour la première fois. Je me rappelle aussi sa susceptibilité et sa fierté quand il parlait de son père. 

Sa Joëlle était déjà maternelle et il arrivait qu'elle le traite comme l'enfant qu'il était encore, alors que Christine n'était qu'une jeune fille en gloire. Pour mon ami et moi, elles étaient nos premières aventures sérieuses, dont nous pensions qu'elles seraient les dernières. Je me rappelle ma surprise quand je vis qu'il ne cherchait pas à dissimuler sa jalousie, et qu'il entendait bien défendre sa conquête de toute convoitise, d'où qu'elle vienne (la jalousie n'était pas à la mode, en ce temps-là). Sans doute avait-il le sens du combat qui me faisait défaut, moi qui me laissais mener par les sentiments et le cours des choses. 

L'entrée dans le sac de couchage, dans la pénombre de l'étable, les seins opulents de Joëlle, aux larges aréoles pâles, sa lèvre inférieure un peu trop épaisse et qui tombait un peu, sa voix à la fois traînante et autoritaire, les longues attentes au bord de la route, car nous nous déplacions en auto-stop, et le désir, omniprésent, en suspension dans l'air chaud du sud, tout cela m'est revenu en entendant In A Silent Way, de Miles Davis — nervure souple d'un temps lisse et gorgé d'odeurs, répertoire de caresses et de non-dits. 

J'étais inconscient de tout mais mon corps était bien là, lui qui dans sa grande sagesse enregistrait en secret. 

jeudi 18 décembre 2014

Première ligne (7)


Que s'est-il passé avec les demoiselles d'Avignon ? Et avec celles de Paris, d'Annecy, de Genève ? Le puritanisme prend des formes toujours différentes. Aux confins du désir se tient un griffon patibulaire qui agite une pancarte sur laquelle est inscrit le signe égal. Le vieux conflit était jadis la source à laquelle la vie se régénérait, il est aujourd'hui pourchassé comme le sanglier furieux qu'il peut être parfois. 

Quand Christine a obtenu de son père un magnifique appartement près du Lycée Berthollet, tout a  changé. Nous habitions auparavant une petite chambre, rue du Lac, au domicile d'une vieille dame chez qui j'étais obligé de me faufiler chaque jour en douce pour parvenir au saint des saints.

Toujours cette petite chambre, sombre, bleue, ou brune, je ne sais plus, le lit, la table, un lecteur de cassettes Philips, les toilettes, je ne sais même plus si les toilettes étaient à l'extérieur ou dans la chambre. Est-ce qu'on se désirait ? Est-ce qu'elle me désirait ? Peut-être… Impossible de savoir, c'est trop loin. Ou alors ça n'avait pas de réalité ; cette question n'avait pas d'importance pour moi, c'est plutôt ça. Je l'aimais, ou en tout cas j'en étais persuadé. Aujourd'hui, je ne parviens même plus à croire que c'est possible. Je veux dire : techniquement possible. Comment faisait-on ? Comment ma mère m'avait-elle  laissé partir de la maison alors que je n'avais que seize ans ? Il y avait un café, au coin de la rue, un café assez vaste, avec peu de monde à l'intérieur, un beau café, en face du Prisunic. La rue du Lac est une petite rue qui part du lac qui arrive à la cathédrale, une petite rue tranquille, un peu solitaire, même si elle se trouve en plein milieu de la ville. On habitait juste au-dessus de la Crémerie du Lac, une crémerie assez célèbre, dans cette ville, dans laquelle les gens venaient parfois de loin car on y trouvait des fromages dont la qualité était réputée. Le Prisunic s'appelait, je me rappelle très bien, Printania. Plus jeune, on venait à la ville, avec ma mère, faire des courses à Printania. C'était tout petit, mais elle avait trouvé le moyen de me perdre, là, et j'avais été terrorisé, comme tous les jeunes enfants que les parents perdent dans un magasin qui leur semble immense. Quand je dis terrorisé, c'est vraiment terrorisé. Maman m'a perdu… Elle a perdu son petit. Va-t-elle le chercher ? On prenait le train, et on venait tous les deux à la ville. J'adorais prendre le train avec ma mère, j'adorais ça.  Est-ce que ma mère a rencontré Christine ? Je ne sais plus. À cette époque-là, elle travaillait, c'est la seule période de sa vie où elle a dû travailler. Son mari, mon père, venait de mourir, et elle a tenu la pharmacie, quelque temps. Un jour, c'était encore avant la chambre de la rue du Lac, nous avons pris le train, Christine et moi, de la grande ville vers la petite ville, nous avons fait le trajet inverse de celui que j'avais fait avec ma mère, et nous sommes allés à la maison, chez moi, chez mes parents, chez ma mère. Ma mère ne supportait pas que nous disions "chez moi". Nous devions dire : "chez nos parents", ou "à la maison", mais pas "chez moi". Bref, c'était l'après-midi, on arrive à la maison, on va dans ma chambre, il n'y a personne à la maison, nous sommes tous les deux, Christine et moi, c'est au tout début de notre histoire. Je commence à la déshabiller, elle se laisse faire, on est dans ma chambre, elle est allongée sur le lit, sur le couvre-lit, elle est nue, ou presque, et moi je suis encore habillé. À ce moment-là, le téléphone sonne. Nous avions deux téléphones. Un en bas, dans le hall, près de l'entrée, et un à l'étage, dans la chambre des parents, ou était-ce dans le hall à l'étage, je ne me souviens plus. Avant d'aller répondre, je demande à Christine de rester comme elle est, allongée, nue, sur mon lit. C'est la première fois de ma vie que je vois une fille nue, je veux dire, nue pour moi, que j'ai déshabillée moi-même, et qui s'est laissé faire, et ce coup de téléphone, c'est une catastrophe, vraiment. C'est ma mère qui vérifie que je suis à la maison, oui, maman, je suis là, oui, tout va bien, tu es à la pharmacie, oui, je sais, restes-y, surtout, prends bien ton temps, fais ce que tu as à faire, tout va bien. Et je me précipite à nouveau dans ma chambre où bien sûr Christine n'est plus nue. Elle n'allait pas rester, comme ça, à m'attendre, à poil, comme un fruit abandonné sur le lit à une place de ma chambre, pendant que je parlais au téléphone avec ma mère, non, ça ce n'est pas possible, bien sûr, je le savais, même si elle m'avait promis le contraire. Elle ne s'est pas rhabillée, non, mais elle s'est glissée dans les draps. Elle me dit que je dois me déshabiller aussi, et que je dois la rejoindre. La rejoindre… Je n'ai jamais encore fait l'amour à une fille, enfin, pas vraiment, pas en mettant mon sexe dans son sexe. J'ai du mal à le croire moi-même, mais je ne suis même pas certain de savoir à ce moment-là comment on fait. Toujours est-il que je me mets sur elle, tout va très vite, mais alors vraiment très vite, et je reste là, planté comme une andouille, tétanisé. Elle me sourit. Je n'ai même pas fait attention à elle. Au bout d'un assez long moment, elle me dit à l'oreille que c'était bien mais que… je n'étais pas au bon endroit. Comment ça, pas au bon endroit ? Comment ai-je pu me perdre en route ? Mais, pas au bon endroit, comment ça ? J'étais où ? Alors elle me montre…

Nom d'une pipe, il ne suffit pas d'aller entre les cuisses d'une femme, il faut en plus trouver son sexe, se mettre à l'intérieur, enfin c'est tout un ensemble, comme dirait l'autre. Je me suis senti comme avec le short prince-de-Galles sur le terrain de rugby. Mais pourquoi donc est-ce que personne ne me prévient jamais AVANT ? Les autres ont tous l'air d'être au courant, qui les a prévenus ? Toujours cette sensation que je ne comprends rien à la vie, qu'elle ne parle pas la même langue que moi, ou que mes parents se sont trompés en me mettant dans ce monde-là. Comme c'est étrange, vraiment !

Évidemment, ce ne sont pas les jeunes gens d'aujourd'hui qui auraient ce genre de problèmes, eux qui voient des chattes et des braquemarts toute la journée depuis leurs plus tendres années… On n'a pas encore pris la mesure du monde qui est en train de naître sous nos yeux, ce monde dont les enfants sont élevés à la pornographie "naturelle" et quasi obligatoire, mais je crois qu'on va très vite en voir les effets dévastateurs. On comprend finalement que cette pornographie totalitaire est une émanation du puritanisme qui marche main dans la main avec ceux qui ne supportent pas  la différence sexuelle. Plus la population dans son ensemble est abreuvée de ces images, moins elle est apte à avoir du désir pour un être qui ne lui ressemble pas, plus elle croit montrer de la différence plus elle fabrique du même. La pornographie, c'est la mondialisation de l'espèce prise à la racine. Je parle de la pornographie réelle, celle qui se pratique aujourd'hui, concrètement, pas de la pornographie littéraire, ni même de celle, artisanale, qui était de mise durant ma jeunesse, les sex-shops, les peep-shows, les magazines, les cinémas pornos, les cassettes VHS, celle qui se planquait encore un peu… Je n'ai pas grand-chose contre la pornographie, tant qu'elle n'est pas prescriptive, tant qu'elle se contente d'être un mode d'être parmi d'autres et qu'elle ne nous démontre rien.

Donc, lorsque ma Christine a emménagé dans le grand appartement près du Lycée Berthollet,  tout a changé. Nous étions déjà, à ce moment-là, entrés dans une sorte de conjugalité qui se devait de faire une place à la jalousie, à la tromperie, à la dissimulation, et à la souffrance. C'est la loi : quand la vie vous offre de meilleures conditions de vie, plus d'argent, plus de confort, plus de luxe, plus d'espace, une femme plus belle, plus jeune, vous pouvez être certain qu'au même moment elle s'arrange pour vous le faire payer très cher. Étant convoitée par tout Annecy, il était fatal que Christine augmente le loyer qui me rendait maître de son corps. Je n'irai pas jusqu'à affirmer qu'elle m'a trompé avec tout Annecy, non, ce serait inutilement exagéré, en revanche c'est bien à cette époque que j'ai découvert les affres de la jalousie. C'est très douloureux quand rien ne nous y a préparé, et qu'on n'a même pas eu le temps de s'habituer à cette chose inconcevable encore quelques semaines auparavant, qui est de pouvoir faire l'amour à une déesse à peu près quand on le désire.

Dans la petite chambre de la rue du Lac, nous n'avions rien, mais alors rien de rien, par exemple la seule musique qu'on y ait écoutée, mais des centaines de fois, était la Quarantième de Mozart par Karajan, ce qui fait que cette symphonie est pour moi indéfectiblement liée au reblochon. Il n'était évidemment pas question d'y inviter nos amis, ce qui m'arrangeait sacrément. J'ai trois souvenirs liés à cette chambre. Le premier est le boudin aux pommes (trop de beurre), le deuxième la fellation (incroyable découverte), et le troisième le LSD. Avec Mozart, ça fait quatre. Le conflit (et le confit) sexuel, la différence irréductible (très concrète), l'incompréhension massive (mais qui n'ose pas se dire, ni même se penser), sur fond de Mozart et d'hallucinations visuelles, auditives et temporelles, surtout, tous les ingrédients étaient là, sur scène et en coulisse, prêts à nous pousser vers la fosse sublime et sans fond qu'on appelle la vie.

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samedi 10 mars 2012

Sur…



Les paradoxes de nos chers amis du désastre sont constants, amusants, troublants, désespérants, déconcertants, démoralisants, à pleurer, à pisser de rire.

Dans le catalogue des horreurs langagières du moment, j'ai une dent particulièrement acérée contre la préposition "sur", quand elle prétend remplacer "à". C'est bête, je sais, car il y a bien plus grave. C'est bête mais c'est comme ça ; j'entends tellement de vulgarité dans cet emploi, je vois si rapidement toute une population, sa vêture, ses opinions, ses modes de pensée — ses goûts, surtout — quand j'entends quelqu'un dire "j'habite sur Lyon", que c'en est fini instantanément : je ne peux plus ensuite écouter sereinement ce qu'il a à me dire. S'il habite "sur Marseille", ou "sur Nînes", je l'y laisse, et je me recroqueville en moi-même à la vitesse de l'éclair, mes antennes se rétractent comme si elles avaient effleuré une substance dangereuse — ou repoussante, c'est le cas de le dire. D'ailleurs, cette préposition ne remplace pas seulement le "à", elle est en passe de se généraliser, comme un petit cancer qui ne supporte pas la [leur trop fameuse] diversité. Je l'ai vu tout récemment encore faire une OPA agressive sur le "en", au-niveau-du-pays-j'ai-envie-de-dire. Et en bien d'autres occurrences que je passerai pour cette fois sous silence, car tel n'est pas mon propos, on-va-dire.

Lors de ce très court séjour dans une belle région française, j'ai eu l'occasion de rencontrer des échantillons assez représentatifs — bien que divers — des amis du désastre. Rien de bien étonnant, me direz-vous, rien de très neuf à raconter, rien même d'intéressant, peut-être. Vous avez raison. Cependant, mon cher petit cancer prépositionnel est venu me jouer un petit tour que je n'avais pas prévu, et c'est de cela que je veux parler ici.

Les dîners en ville ont quelque chose de fastidieux, car l'on sait à l'avance, avec très peu de chance de se tromper, ce qu'on va y entendre. Et s'il est un domaine dans lequel le discours est déjà empaqueté, rodé, prêt à l'emploi, et rébarbatif dans son insipide ressassement, c'est bien celui où il est question de la langue, car les petits-bourgeois aiment paradoxalement montrer qu'ils ont quelques idées sur la question, même si précisément ces idées ne sont pas les leurs, mais celles de leur classe sociale, ou celles du moment, ce qui revient au même à l'époque où j'écris ces lignes. On varie les angles d'attaque, on met quelques couleurs pimpantes sur les vieilles conclusions mille fois tirées, on convoque des anecdotes qui ont le parfum de l'événement, la silhouette de l'unique, les contours du neuf, mais c'est pour toujours retomber sur les vieilles pattes de la grosse bêbête conformiste. Le Petit-bourgeois n'est guère aventureux, on le sait. Il aime s'entourer des mêmes, qu'il nomme drôlement "l'Autre", et penser de manière conforme (ce qu'il appelle "être rebelle"). Ainsi, on le verra pourfendre les lieux communs, sabre au clair, terrasser les dragons morts depuis des siècles, et défendre son temps avec l'ardeur cocasse d'un tirailleur au flan.

On l'aura compris, le Petit-bourgeois défend l'idée extrêmement audacieuse que "la-langue-évolue". Je mets des tirets car ces trois mots, pris séparément, ont du sens, ont un sens, des sens… Dès que vous les employez sous forme de syntagme, de ce syntagme-là, vous faites autre chose que d'énoncer une thèse, vous mettez les deux pieds dans les bottes droites et bien cirées de l'habit de l'honnête homme contemporain. Votre assertion en devient aussitôt indiscutable, vous vous trouvez immédiatement (c'est bien le cas de le dire) dans l'absolu du langage dans ce qu'il a de plus coercitif et de plus éloigné de la pensée.

C'est ce paradoxe qui m'intéresse. Le Petit-bourgeois aime la Liberté. Il aime en tout cas la "défendre", la proclamer, en faire son totem, ou son doudou. Il en suce le lait le soir en s'endormant. Comme pour le vocable de Culture, il lui adjoint facilement une majuscule, pour en souligner le prix, la force. Le Petit-bourgeois pense par postulats, dont il pense, (car) il l'entend répéter soir et matin à la radio, qu'ils sont une conquête magnifique du genre humain sur la barbarie (je parle bien entendu des postulats chéris du Petit-bourgeois, pas des autres). On voit bien le processus : si l'on aime "la-liberté", on ne peut que "défendre" l'idée que la-langue-évolue, qu'il y a quelque chose comme un libre-arbitre qui octroie à l'homme la possibilité et le devoir de transformer la langue (on en constate chaque jour les brillants résultats, calembours à l'appui). Je vais peut-être vous étonner, mais Georges pense la même chose. Georges est un être fruste, caractériel, bougon, désuet, mal-embouché, assez-limité-on-va-dire, mais Georges pense aussi que la langue évolue. Il s'est aperçu, Georges, depuis sa caverne sombre et moisie qui n'entretient avec l'époque que des rapports épisodiques et capricieux, que les phrases, le lexique, le style, la grammaire, la syntaxe, la prononciation, et jusqu'au sens des mots, avaient quelque peu varié au cours des siècles. Eh oui, la Vérité est d'une telle force qu'elle a mis un point d'honneur à ne pas négliger les pauvres anté-humains qui persistent encore, çà et là, cachés soigneusement dans leurs tristes demeures.

Bon alors il est où le problème si tout le monde il est d'accord si tout le monde il aime la liberté ? Ça va, ça va, on y vient.

Donc, à table, entre Dolto et reblochon, on se fait expliquer pour la millième fois comment c'est cool que la langue évolue, avec toutes ces "inventions", toutes ces "transgressions", tous ces "détournements", toutes ces "créations", etc. Bon, bon, on a l'habitude, on se met en mode "furtif", genre sous-marin nucléaire russe qui vous frôle de ses 25 000 tonnes d'acier et de feu sans faire bouger un poil de vos mollets. « My name is Typhoon. » On sait se tenir. Sur nos flancs imperturbables viennent glisser les arguments en aggloméré light, tout ça n'est pas plus alarmant qu'un urinoir non signé abandonné dans une étable du Larzac. Georges est déjà en ondes alpha, il produit sans même en avoir conscience ses quelques grammes de 2-Amino-4-(ethylcarbamoyl) butyric acid, autrement nommée la théanine, son esprit flotte paisiblement quelque part du côté de Gyokuro… Quand, tout à coup, il voit, juste en face de lui, un personnage qui porte le beau prénom de Nancy faire un geste de la main, qu'elle agite avec un léger trémolo à hauteur du cou. Le geste s'accompagne d'un mouvement des yeux qui montent et descendent circulairement, et comme la bouche elle aussi participe de l'ensemble, Georges repasse brièvement en mode "communication urbaine". Et là, il entend, et je vous jure qu'il n'invente rien, il entend, donc :

« Oui, parce que ces gens qui disent "sur Annecy" pour "à Annecy", hein… »

C'est là que le geste plus haut décrit, qui se poursuit au moment où ces mots sont prononcés, prend toute son importance. Notre Nancy est en train de nous dire qu'elle est en quelque sorte très agacée, mais alors quoi, presque ulcérée on va dire, par ce que, à aucun moment, nous n'aurions eu le culot, ce soir-là, d'appeler une "faute de français". Nancy est en train d'exprimer tranquillement, en public !, une opinion (appelons ça ainsi, pour l'instant) qui aurait suffi à faire ranger Georges (si d'aventure il avait été assez fou pour se livrer ainsi pieds et poings liés à la vindicte socialo-morale) dans les salopards de réactionnaires qui ne savent pas que la langue évolue.

Notre Nancy, le plus innocemment du monde, est en train de contester l'usage ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte. J'ai même pensé avoir rêvé, mais comme elle a ensuite réitéré son jugement, quelques secondes seulement après mon atterrissage de fortune sur la rivière étroite de la citoyenneté petite-bourgeoise, j'ai bien dû me rendre à l'évidence. Elle l'a dit. Elle a osé, en public, alors que rien ni personne ne l'y contraignait par la force, contester l'Usage ! Elle a donc émis tacitement l'hypothèse qu'il pouvait exister une norme, une "correction", un canon, un "bon" usage. Et donc, par voie de conséquence rétroactive, un "mauvais" usage, des "incorrections", allez savoir, peut-être même, j'ose à peine l'écrire, des ""fautes de français"" ??? Ouf ! On voit par là qu'il y a des fous, des inconscients, sur terre. J'étais témoin ce soir-là d'une sorte d'apocalypse en chambre. Rien de moins. (Je fais une petite parenthèse pour dire que dans les lieux d'aisance de la demeure où ces graves événements se déroulaient se trouve un petit livre, mis là bien en évidence, qui s'intitule si je me souviens bien « Les Fautes de français existent-elles ? » On se doute de la réponse qui est apportée à sa propre question par la "spécialiste"… (On se demande d'ailleurs à quoi bon écrire tout un livre pour démontrer ce que tout le monde sait, admet, prêche autour de lui, comme vérité d'évidence ?))

L'impensable s'était donc produit. Nous nous serions attendu, vous comme moi j'imagine, après pareil improbable événement, à ce que quelque chose se passât. Nancy allait-elle être sur le champ chassée de la maison, excommuniée, lynchée, lapidée, tournée en dérision, envoyée se coucher sans dessert ? Car de deux choses l'une : soit il existe "un bon usage", soit il n'existe pas. Malgré toute ma bonne volonté, je ne parviens pas à trouver un troisième terme à l'équation. Si le bon usage n'existe pas, comme le proclame la sainte loi de notre Dieu Doxa Festivus, je ne vois pas pour quelle raison l'on ne pourrait pas dire "sur Annecy", en lieu et place de l'antique "à Annecy". En vertu de quoi ? Ou, pour parler comme les Jeunes, qui, à l'instar des petits-bourgeois, sont légion, « pourquoi pas ? »

Why not, Nancy ? Évidemment, Georges n'est pas fou. Ou pas tout à fait. Il s'est donc abstenu de faire remarquer qu'il y avait là comme un défaut dans la logique, ou, comme je le disais hier, une entorse au principe de non-contradiction qui a tout de même fondé toute une civilisation, et quelle civilisation ! Il a rentré son périscope, Georges, et il est reparti en eaux profondes, avec ses amis les poissons qui, eux, quand ils ouvrent la bouche, n'en profitent pas pour dire trois stupidités en deux secondes. Eh bien, vous n'allez peut-être pas me croire, mais il ne se passa rien. Rien du tout ! Nous avions là, sous nos yeux, prise en flagrant délit de contestation d'usage (sans doute ce qui se fait de pire, dans la morale festive), une citoyenne qui aurait dû, en toute logique, être passée par les armes absolues de langage et soumise à un questionnaire précis et exhaustif qui aurait permis soit de la disculper (elle était saoule, atteinte de la maladie d'Alzheimer, son fils était pris en otage par le Ku-Klux-Klan et l'obligeait à tenir des propos contraire à sa foi), ou bien condamnée séance tenante par un tribunal spécial. Non, on fit comme si de rien n'était, à ma grande stupéfaction.


Nos amis du désastre n'aiment tant la Liberté que lorsqu'ils la réduisent à peu de choses. Comment ne pas voir, en effet, que lorsqu'ils parlent, ils n'ont aucune liberté, pris comme ils le sont dans les raies d'une langue qui parle toute seule, qui bégaie, qui accroche, qui piétine, qui reste bien sagement dans la portée pauvre et aride de leurs semblables. Plus ils réduisent les moyens avec lesquels ils s'expriment et plus ils chantent leur liberté. Imaginez un oiseau, un merle, qui ne ferait plus qu'une seule note, et qui la "pousserait" à tue-tête jour et nuit. Le plaindrait-on, ce pauvre chanteur estropié ! Imaginez un violoniste dont le violon aurait perdu trois de ses cordes, un piano à quinze touches, une femme sans cheveux, un pot-au-feu sans légumes, un jardin sans fleurs ; voudriez-vous vivre dans ce monde-là ? Ne répondez pas non, car c'est déjà le cas ! Seulement, nos amis du désastre vont plus loin : non contents de supprimer jour après jour des cordes à nos instruments, des couleurs à notre monde, ils nous demandent en outre de le trouver plus beau, meilleur, plus riche, inventif ! Si l'invention, si la "créativité" consiste à appauvrir le monde et à réduire ses moyens de description et nos moyens d'expression, si l'enrichissement consiste en un rétrécissement des biens, et du bien, alors oui, ce monde-là est bien celui des "créatifs", c'est-à-dire, pour être tout à fait concret et précis, celui des publicitaires et des créateurs de mode.


(Ce billet était daté du 28 avril 2009, à 10 heures et demie du matin, mais comme je fais ce que je veux, j'ai eu envie de le refourguer ici en douce, et j'en profite pour le dédier à mon frère Sylvain.)