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samedi 19 juillet 2025

Requiem



Quelque chose se lève, dans le Kyrie du requiem de Fauré, une vague d'une infinie tendresse qui monte du sol et nous enlace. Je m'effondre, je me laisse choir dans cette douceur : écouter ce requiem donne envie de mourir ; pas de désespoir, pas d'angoisse, mais de plaisir — la joie peut être le négatif heureux de la joie. La volupté de la mort est tellement perceptible ici qu'on se demande pourquoi les gens ne se suicident pas en masse en écoutant cette musique. Fauré ne cherche pas à faire peur, c'est le moins qu'on puisse dire. Moi qui crains la mort comme on craint l'inconnu, mes frayeurs se dissolvent dans un liquide amniotique quand j'écoute ces quelques pages On a le temps. On est le temps. Ce n'est plus l'adversaire. Sa matière nous pénètre entièrement, se répand en nous jusqu'au fond de notre sang, plus loin encore. La volupté et la mort sont une seule et même chose. Le Requiem de Fauré, c'est un orgasme lent, infiniment lent, immobile, et tout est dit dans les deux premiers morceaux, l'Introït et le Kyrie. Le reste est presque du décor, illustration et commentaire de cette vérité qui est entrée en nous comme un gaz que rien n'aurait pu arrêter, aucun accident, aucune péripétie, aucune pensée. On voit sans crainte les grandes portes s'ouvrir lentement. On est sur le seuil. On va avancer…


dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, ce molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

dimanche 28 janvier 2024

La vie était là


À sept heures cinq, les premières lueurs de l'aube sont visibles, à peine, mais c'est tout de même un signe réconfortant, qui nous montre que nous sommes repassés du côté de la pente essentielle et ascendante, la pente de la vie — la vie qui nous reste. C'est en compagnie de Jean-Sébastien Bach que la journée commence, comme tous les dimanches. Les sonates en trio. On voudrait toujours commencer. Commencer à écrire, commencer à aimer, commencer à vivre. Je voulais avoir la conscience tranquille. C'est une expression que plus personne n'emploie, on ne se demande pas pourquoi. 

Victor Hugo est revenu me faire signe, hier matin, dans l'émission de Finkielkraut, alors que je ne m'y attendais pas du tout. Ce mois de janvier est le mois des belles synchronicités. Tous les jours, aux toilettes, depuis bientôt soixante-dix ans, je lis ces quelques lignes : « Une maison petite avec des fleurs, un peu / De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, / La chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, / De l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? » Ce poème que je méprisais quand j'étais jeune, et auquel je voue aujourd'hui une sorte de culte privé qu'il serait vain de vouloir partager, ou expliquer, est sans doute l'un des fils conducteurs les plus profonds de mon existence. Il était accompagné du fameux poème de Verlaine : « Le ciel est, par-dessus le toit, / Si bleu, si calme ! / Un arbre, par-dessus le toit, / Berce sa palme. / La cloche, dans le ciel qu'on voit, / Doucement tinte. / Un oiseau sur l'arbre qu'on voit / Chante sa plainte. / Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là / Simple et tranquille. / Cette paisible rumeur-là / Vient de la ville. » À ce moment-là, j'ignorais tout de la vie de Verlaine, et c'est heureux, car mon ignorance m'a mis un temps à l'abri des pauvres explications des professeurs de littérature, un temps suffisamment long pour que le poème diffuse profondément et de manière définitive en moi ses effluves irrécupérables par le sens commun. Le sens se construit très lentement, il lui faut bien des détours pour nous approcher, tant il est constamment menacé par la sensation, par le non-sens et par l'oubli, l'oubli qui est peut-être la part la plus intrépide de notre être. 

Je ne sais plus où j'ai lu, hier ou avant-hier, que beaucoup avaient trouvé la foi en écoutant Jean-Sébastien Bach. Et moi qui me croyais unique… La Chaconne, ce matin, me renvoie aux Variations sérieuses de Mendelssohn. L'art le plus haut est rarement éloigné de la foi, quelque statut qu'on donne à ce mot. La foi nous permet de commencer. Sans elle, nous sommes irrémédiablement dans la poursuite, dans la continuation, dans l'effort. Pourquoi se lever le matin, si l'on ne croit pas au matin, si l'on ne pense pas qu'il est possible d'écrire une belle page, ou de composer une sonate importante ? La vie est là, simple et tranquille, qui n'est ni simple ni tranquille, mais quand-même. Si je m'appelais Fabrice Luchini, je n'aurais pas la conscience tranquille. 

C'est ce qu'on ne comprend pas, dans la poésie, dans la langue, dans la musique, qui est le plus durablement inscrit en nous, ce sont la trahison et le parjure qui disent le vrai, ce sont les sens qui ne se laissent pas traduire, qui refusent d'avouer, qui restent murés dans leur splendide autisme, qui révèlent le dessein d'un homme, son incomparable parole. C'est parce que nous sommes étrangers à nous-mêmes que nous avons besoin de parler, et de toujours recommencer. 

La mélodie de Fauré, je l'entendais intérieurement, en regardant les toits alentours, depuis la chambre d'hôpital, cette prison calme, qu'occupait ma mère au printemps 2003. La vie était là, fragile et pourtant tranquille. Je me demande souvent qu'elle est l'économie réelle d'un homme, je veux dire, qu'est-ce qui le constitue réellement, heure après heure, dans le cours d'une vie, qu'est-ce qui compte. Ce qu'il mange ? Le nombre d'heures qu'il passe à dormir, ses rêves, ses paroles, ses amitiés, ses amours, ses maladies, ses douleurs, ses peurs, la manière dont il se vêt, le nombre de fois où il se masturbe, les odeurs et les parfums qui le hantent, la musique qu'il écoute, ce qu'il sacrifie, ce qu'il donne, ce qu'il regrette, ses larmes, son emploi du temps, son poids, sa digestion ? J'entendais parler François-Bernard Mâche, à France-Musique, dans l'émission Les Grands Entretiens, la semaine passée. Est venue l'inévitable question sur ses pairs, et donc sur Boulez. Je l'ai entendu dire : « C'est le pouvoir qui l'intéressait, pas du tout la musique » et j'ai eu pitié de lui. Je me suis dit qu'il était soit idiot soit de mauvaise foi (mais les blessures peuvent produire, à distance, de très durables effets). Moi qui suis sans doute l'exact opposé d'un Boulez, dans l'économie de ma vie, je comprends aujourd'hui, trop tard, donc, que c'est lui qui avait raison, et moi qui avais tort. Il a cherché le pouvoir, l'argent, les honneurs ? Oui, en effet. Boulez fait partie de ces gens qui ont compris très tôt dans leur vie que pour être libre, il fallait du pouvoir et de l'argent. Moi j'aurai mis soixante ans à le comprendre. La liberté, j'ai vécu en sa compagnie toute ma vie, mais toute ma vie, elle m'aura ridiculisé, en me montrant qu'elle n'était pas là où je croyais. J'ai pris les choses par le mauvais bout, sans doute. À quoi sert d'avoir la conscience tranquille si c'est pour être écrasé par l'angoisse et les contingences ? Je ne pourrai pas dire que je n'ai pas été prévenu, pourtant. Mais j'ai mis toutes mes forces, depuis l'enfance, à résister crânement à ces prudences : Bêtise ! Il aurait fallu une autre force vitale et un autre amour de soi, pour que cela fût envisageable sans dégâts. J'ai commencé et commencé, oui, sans jamais aboutir. On m'avait prévenu : tu n'y arriveras pas. C'était inscrit une fois pour toutes dans les lois familiales, et il n'était pas question de déroger. J'ai été un enfant sage, finalement : et quel besoin avons-nous d'autre chose, n'est-ce pas. Oh, bien sûr, j'ai fait le malin, par instants, j'ai montré ma figure et mes muscles, j'ai voulu prouver que j'en étais tout de même capable, mais c'était en quelque sorte pour rire. C'était du mime. Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, je crois une fois encore être capable de dire qui je ne fus pas, mais je n'insisterai pas, ne vous effrayez pas. La seule certitude étant de n'être pas entendu, jamais. Chanter des airs ingénus, on ne peut s'y essayer qu'une seule fois, car la grimace vient vite, quand on se répète. L'heure exquise n'insiste pas, et les maladroits restent seuls avec leur maladresse. Trop tôt ou trop tard, c'est ainsi que la vie nous parle, depuis les chemins perfides où l'on se perd. J'ai presque peur, en vérité, de n'être jamais là où il faut. L'hiver a cessé, vraiment ? C'est la neuvième et dernière mélodie de la Bonne chanson, mais comment peut-on croire les poètes ? Ils sont bien trop à distance de la vie qui rassure. 

J'ai reçu il y a peu un très beau mail, envoyé par une amie qui était la femme d'un homme très important pour moi, mort il y a quelques semaines. C'était un solitaire avec lequel j'avais beaucoup de points communs, quelqu'un qui aurait pu avoir la même profession de foi que la mienne : Plutôt mort que sympa, et peut-être plus légitimement, et quelqu'un que j'ai autant admiré que craint. Dans ce mail il y a cette phrase : « Il avait pour toi de l'amitié, sentiment rarissime chez lui. » Pourtant nous ne nous sommes pas parlé durant les vingt dernières années. J'ignore tout à fait ce qu'il aurait pensé de ma nouvelle vie, après la musique, et de ce que j'écris. Ce matin, j'ai exhumé trois courtes phrases d'un texte ancien, que j'ai jetées dans l'abîme numérique : « Je n'écris pas, j'entends. J'entends qu'elle n'entend pas. C'est ça que j'écris. » Comme je m'y attendais, elles ont provoqué sarcasmes et associations malveillantes, mais étrangement, cela ne me touche pas. Lorsqu'on parvient à dire ce qu'on fait réellement, en une formule ramassée, qu'on ne pourrait pas dire autrement, ou mieux, il est normal que cela passe pour du non-sens ou de la pose, car ce qu'on fait, quand on le fait vraiment, c'est toujours radicalement autre, c'est toujours quelque chose qui n'existe pas pour les autres, qui ne peut avoir d'existence. N'empêche, c'est bien ça qui, depuis l'adolescence, me poursuit sans relâche. Pourquoi n'entend-elle pas ? Quel est ce mystère qui rend la communication impossible, qu'est-ce qui chez l'autre a décidé une fois pour toutes de vouloir nous rendre fou ? Pourquoi ferait-on de la musique, si l'on n'était pas dès l'origine obsédé par cette question qui rend toutes les autres dérisoires ? L'homme dont je parle plus haut semblait avoir mille ans, il connaissait le sens des grimaces humaines, il avait, lui aussi, dans le cœur, une tristesse affreuse qu'il faut cacher par tous les moyens, et, quand nous parlions de Schumann, ou de Fauré, nous savions tous les deux parfaitement qu'il nous était en ces parages impossible de mentir : « Moi, je n'aime plus rien, / Ni l'homme, ni la femme, / Ni mon corps, ni mon âme, / Pas même mon vieux chien. / Allez dire qu'on creuse, / Sous le pâle gazon, / Une fosse sans nom. » Être privé de la possibilité de mentir est une croix bien lourde à porter, au pays qui est le nôtre. C'est presque un (non) acte contre-nature. De l'ombre, oui, et la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, parce que de l'oiseau nous n'attendons pas qu'il nous écoute, lui. La vérité, comme la poésie, nous restent en travers de la gorge, et la plupart s'étouffent avant que d'arriver jusqu'à l'autre. Alors on creuse la tombe, de l'auriculaire, c'est tout ce qu'on peut faire si l'on est sérieux. On peut la creuser avec des phrases : les mots peuvent retourner la terre, à défaut de nous éviter la solitude. 

Les paysans veulent croire qu'ils existent encore, qu'ils ont encore une raison-d'être. Et je comprends qu'ils veuillent le croire. Paysan est un beau métier, que j'aurais pu faire, que j'aurais aimé faire. Se tenir auprès de la terre, voir le jour se lever, dans les odeurs changeantes, dans les nuances de la lumière indescriptible, dans la chaleur des bêtes, c'est noble. Bien sûr, ils rêvent, car ce qui a permis qu'ils existent — à leur juste place — n'est plus, mais je ne leur en veux pas de vouloir continuer à rêver, au contraire, car ils portent la mémoire du monde que j'ai aimé. L'industrie et la finance (et le nombre) ont défiguré les paysages et les hommes, et nous ne sommes plus tellement nombreux à avoir connu autre chose, à savoir qu'un autre monde avait été non seulement possible, mais accueillant et beau, bénéfique. C'est drôle de se dire que la fin de notre vie coïncide peut-être avec la fin de la vie tout court : pourquoi aurions-nous ce privilège, de marquer ainsi de notre corps le terme d'un monde ? Oh, bien sûr, il y aura un après, comme toujours, c'est à peu près certain, mais ce monde-là, comme le pays, ne sera plus de même nature, il aura rompu ses liens avec l'homme tel que des siècles et des siècles l'ont imaginé, conçu et rêvé. Autant dire qu'il faudra lui trouver un autre nom. L'intelligence n'est garante de rien du tout, si elle n'est pas intimement liée à autre chose qu'elle-même, cet autre chose qui s'était patiemment élaboré durant des millénaires au plus profond de notre nature et de notre biologie. Nous sommes en train de sortir de ce cercle magique, et je ne sais pas s'il y aura un possible retour. 

Pourquoi a-t-on le sentiment si douloureux que le monde réel a cessé d'exister ? Partout où l'on tourne le regard, on ne voit qu'assassins ou suicidés. Le chien, calé contre un fagot, écoute attentivement la voix rocailleuse et chantante de son maître qui est au téléphone. « Vous avez connu des hivers où il y avait beaucoup de neige ? » Deux mètres de neige devant la porte et les fenêtres. « Vous étiez perdu !? » La question le fait rire. Perdu ? Pourquoi ça ? Pas le moins du monde. La neige, en hiver, on la connaît bien, en Ardèche. Un autre en avait jusqu'à quatre mètres et demie devant sa maison, à mille trois-cents mètres d'altitude, il fallait creuser des tunnels pour sortir. « J'ai toujours été heureux. » Sauf lorsqu'il pense à la suite… « Personne n'en veut, de la maison. » Je ne comprends qu'un petit tiers de ce qu'il dit, avouons-le, tellement son accent est puissant et l'enregistrement approximatif. « Vous n'avez jamais été malade ? » Jusqu'à quatre-vingts ans, non. La vraie vie… « Je dors bien. » Oui, OK, mais le pauvre vieux n'est jamais allé en vacances à Dubaï, ni aux Seychelles, il n'a jamais conduit une Mercedes AMG, il ne va pas non plus voir les films de Justine Triet et il ne sait même pas ce que c'est qu'un sushi ! Tu ne m'étonnerais pas beaucoup si tu m'apprenais qu'il ne connaît pas Michael Jackson, ce plouc. « Vous allez être centenaire, vous ! » Ah, ça, c'est çui d'en haut qui décide, pas moi. « On faisait le beurre, et le picodon, et les picodons ils étaient bons ! » Il dort bien. Tu m'étonnes… Il aurait été vivant en 2021 qu'on lui aurait envoyé un hélicoptère afin de vérifier s'il portait bien un masque pour parler à ses vaches, vaches qu'on aurait vaccinées d'autorité, bien entendu. On n'est jamais trop prudent, avec ces anti-modernes anti-sociaux décadents fichés C, susceptibles d'appartenir à la mouvance complotiste par atavisme et ignorance de la lumineuse modernité inclusive qui a oublié l'Ardèche. Monsieur, vous êtes un PAYSAN ! Vous n'allez pas nous déverser du fumier sur la tête, au moins ? Un quoi ? Il sait pas, puisqu'il a toujours été ce qu'il est et qu'il le sera jusqu'à la tombe. Dans paysan, il y a pays. Ça ne peut plus exister, donc ; parlons d'autre chose. 

Une maison petite avec des fleurs, un peu de solitude, un peu de silence, un ciel bleu, la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, de l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? J'sais pas. Un picodon et une tranche de pain ? Un verre de vin ? Et pourquoi pas la sainte eucharistie, pendant que t'y es, espèce de facho !

dimanche 15 janvier 2023

À la recherche de la musique perdue


De Chausson, c'est l'opus 21, le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes en ré mineur, une formation très inhabituelle. De Fauré, c'est l'opus 15, son premier quatuor avec piano en ut mineur, une œuvre de jeunesse, composée entre 1876 et 1879, mais une œuvre déjà tellement mûre, tellement fauréenne. À trente-et-un ans, Fauré n'est plus un tout jeune homme, c'est entendu, mais, pour celui qui va créer la plupart de ses grands chefs-d'œuvre beaucoup plus tard, cela reste une œuvre des commencements. Pour ce qui me concerne, je ne pourrai jamais l'entendre autrement : c'est avec ce chef-d'œuvre que je suis entré de plain-pied, et par hasard, dans l'œuvre du Maître. Fauré avait fini ses jours à Annecy, ou presque. Il y fera quatre séjours, le premier à l'été 1919, à la villa Dunand, aux Charmilles, le second à l'été 1922, après qu'on lui a rendu un hommage national à la Sorbonne ; il compose à cette occasion son trio avec piano op. 120. Il y reviendra en 1923, après avoir été promu Grand-Croix de la Légion d'honneur, du 25 juin au 20 septembre, et composera à cette occasion son unique quatuor à cordes en mi mineur, son opus 121, qu'il achèvera le 11 septembre de l'année suivante, en 1924, avant de rentrer mourir à Paris, le 4 novembre, à deux heures du matin, dans son appartement de la rue des Vignes. Quand j'ai traîné deux de mes amis jazzmen au Château d'Annecy (un contrebassiste et un guitariste plus âgés que moi), ce soir-là, ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient entendre, et moi, pas beaucoup plus qu'eux. J'ai oublié le nom du quatuor (les Parrenin, peut-être ? À moins qu'il ne se soit agi du Quatuor de l'ORTF…), mais je me rappelle celui du pianiste : Leslie Wright, que j'étais allé féliciter à la fin du concert. Je découvrais cette musique, alors, avec un émerveillement qui ne m'a plus jamais quitté. La musique que j'entendis ce soir-là n'était ni classique, ni romantique, ni même française dans ce que cet adjectif peut avoir d'un peu étroit et restrictif, quand, comme moi, on ne connaissait que Ravel et Debussy, Messiaen, un peu Lalo et très peu Bizet. La façon dont Fauré nous attrape d'emblée avec l'entame de son premier mouvement, en tombant de la dominante sur la tonique et en y revenant après un court détour par la même dominante grave — et la sous-tonique, m'a toujours semblé le comble du comble du Son dans toute sa plénitude, dans ce qu'il peut avoir de charnel, d'enveloppant et de maternel, même si ce début est très viril, et presque épique. L'alternance des cordes et du piano, ici, n'est pas l'alternance propre au dialogue, c'est plutôt la respiration intime d'un même corps, qui doit passer par des phases opposées pour rester en vie. C'est la métamorphose indispensable aux états complémentaires de la matière, c'est la combustion du souffle dans ce qu'elle a de premier. J'ai eu ce soir-là l'impression de naître à la musique, de naître avec elle. J'ai respiré avec les musiciens, comme si leur souffle était la condition du mien, et la respiration incessante de la musique, si perceptible dans ce premier mouvement, si essentielle, vitale, est devenue l'aune à laquelle instinctivement je mesure toutes les musiques que j'ai entendues depuis. 

Quand on entend l'attaque du Concert de Chausson, ces trois notes impérieuses, LaMi, énoncées séparément par le piano de Jorge Bolet, puis reprises par les cordes profondes du Quatuor Juilliard, à l'unisson, on ne sait pas encore si le ton de  sera majeur ou mineur, puisque le Fa manque, qui pourrait nous le dire. Ce qu'on sait immédiatement, en revanche, c'est qu'on est pris, c'est qu'on est embrassé, enveloppé, presque noyé de chair. Que ce soit le piano ou les cordes, ils sont pour notre être des bras profonds et solides auxquels nous pouvons nous abandonner comme si nous venions de naître. Nous ne tomberons pas, nos cris seront entendus. La chair qui ici nous accueille est si moelleuse, si profonde, nette et virile, qu'il nous semble que rien ne peut mieux s'accorder à la nôtre. La chair de cette musique se fond si harmonieusement et si rapidement avec la nôtre que très vite il devient impossible de savoir si elle est nôtre ou si nous sommes siens. Majeur ? Mineur ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est la solidité du Ton, c'est la matérialité du Son, et c'est la porosité de notre être quand il est confronté à cette musique qui en ouvre tous les ports. 

Fauré n'aurait pas pu composer ce quatuor à la fin de sa vie. Il aurait trop su, trop connu, trop entendu. Même s'il était déjà un maître, en 1876, et si l'harmonie, en particulier, n'avait plus guère de secrets pour lui, il lui restait cependant cette légère imprécision ontologique, ce léger jeu dans son être, qui lui a permis de composer une musique qui reste entre deux eaux, entre deux êtres, qui ne démontre rien, qui questionne plus qu'elle ne répond. Il paie encore sa dette à ses maîtres, il montre ce qu'il sait faire, bien sûr, mais cela reste un jeu, une convention, une politesse, et cela ne l'empêche nullement de manifester une singularité, une promesse originale. Malgré tout, ce quatuor sonne comme un quatuor classique ! Pas classique au sens du style, non, mais classique au sens où le compositeur ne fait preuve d'aucune maladresse, d'aucune exagération ni emphase inutile. Son romantisme est naturel, il correspond à ce qu'il entend, ni plus ni moins. Est-ce français ? Est-ce trop allemand ? Il ne se pose pas la question. C'est du Fauré, et cette France-là existe au moins autant que les autres France. Il lui manquait seulement une voix : il fallait un Fauré, comme il fallait un Chausson. Sans Fauré, Proust aurait-il été Proust ?

Moi qui ai tout fait à l'envers, dans ma vie, j'aurai connu Fauré et Chausson après Debussy et Ravel. J'ai donc mis un certain temps à comprendre comment les choses se sont passées — comment les choses se sont dépassées, comment elles ont glissées les unes sous les autres, comment elles se sont ignorées, reconnues, interpellées, réconciliées, perdues de vue. Quand on écoute la Sicilienne du Concert, il est presque impossible de ne pas penser au trio de Ravel, et de même quand on écoute le trio op. 120 de Fauré. Pourtant on aurait du mal à penser que Fauré (élève de Saint-Saëns et de Gustave Lefèvre) et Chausson (élève de Massenet) ont inspiré Ravel. Il y a là un de ces renversements anachroniques qui sont fréquents dans l'art. Un ami très cher m'écrivait justement hier : « On peut tout de même concéder à Camus que, sans Beethoven, Mozart n’aurait pas eu les idées pour ses dernières symphonies. Il était cuit. » Fauré était-il « cuit » sans Ravel ? C'est possible, après tout. Chausson l'était-il, sans Debussy ? Le temps de l'art n'est pas le temps de l'histoire, loin s'en faut, même s'il est illusoire de croire qu'un artiste peut s'extraire tout à fait de son temps. Boulez dit quelque chose de très juste, à cet égard, quelque chose qu'il a lui-même incarné de manière spectaculaire : un artiste doit à la fois ne jamais rompre le lien avec le passé de son art, et s'en éloigner le plus possible. Il y a dans ces années-là (je parle du tournant du XIXe au XXe siècle) une exceptionnelle concentration, une exceptionnelle convergence d'âmes et de styles et d'êtres dont nous n'avons sans aucun doute pas fini de mesurer les effets sur nos générations. Le potentiel artistique et intellectuel était tellement gigantesque, tellement profond, tellement riche, qu'il a créé en quelques décennies seulement des chemins innombrables qui nous paraissent encore largement indéchiffrables et inexplorés. Plus j'écoute de musique plus cela me semble difficile et complexe, moins je m'y retrouve, moins j'ai de certitudes. La seule certitude qui ne me quitte jamais, c'est que la vérité de la musique est certainement l'une des vérités les plus profondes et les plus pérennes ; mais cette vérité-là se venge bien de nous par toutes les questions sans réponses qu'elle fait naître en nous lorsque nous tentons d'écouter vraiment. Il m'est arrivé, quelquefois, dans ma vie, de tomber sur des textes particulièrement difficiles. Je n'ai pas la prétention de les avoir tous compris, bien entendu, mais il m'est arrivé de venir à bout de certains qui m'ont résisté longtemps, en les reprenant encore et encore, avec opiniâtreté. C'est une chose qu'il m'est totalement impossible d'affirmer, dans le domaine de la musique. Même les œuvres que je connais le mieux, que j'ai jouées cent fois et plus, que je reprends encore, des années après les avoir déchiffrées pour la première fois, même une œuvre de ce type, il ne m'arrive jamais de me dire : je la connais. Je peux dire que je la connais bien, que je la connais par cœur, mais aucune des analyses que j'aie pu en faire, aucune des exécutions que j'aie pu en donner, aucune des très nombreuses lectures ou écoutes que j'aie pu en avoir n'en a jamais épuisé le mystère, et je suis devant elle comme devant une femme. Je peux la toucher, la faire parler, elle peut me donner du plaisir, m'angoisser, me désespérer, me faire pleurer de joie ou de tristesse, mais je sais qu'à la fin des fins elle me restera aussi obscure qu'au premier jour. Elle le sera sans doute plus, même, car dans l'éblouissement du premier jour il y a une vérité indépassable qu'il ne faut jamais mépriser. Ce jour-là, au Château d'Annecy, il y a cinquante ans, j'ai sans doute su mieux qu'aujourd'hui ce qu'était la musique de Gabriel Fauré, cette ravissante inconnue dont je suis tombé amoureux. Aujourd'hui, je n'en ai plus que des réminiscences, des bribes, des idées, des structures, des pensées, mais je suis plus que jamais à la recherche de la musique perdue

dimanche 5 juillet 2020

Le pont aux visages


Après la nuit remuée dans la plaie, j'écoute le quintette avec piano en ré mineur de Fauré, le premier. Je ne sais pas d'où je reviens. Jeudi dernier, vers cinq heures du soir, j'ai senti la mort dans ma nuque. J'ai eu peur. J'étais en voiture. Le troisième mouvement, allegretto moderato, tellement étrange… Je suis sur un pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont à présent inaccessibles. Comme souvent, je ne comprends plus ce qu'on me dit. C'était froid, comme si l'on avait passé de l'alcool sur ma peau. J'ai eu peur. Fauré est un type incroyable. Il nage entre deux eaux. Peut-être est-il profondément fou, lui aussi. Les visages se donnent si facilement, aujourd'hui. J'entends la terre respirer. Elle est pleine. Elle lève.

Elle n'est pas du tout magnanime, elle est oublieuse et d'un égoïsme crasse, comme la plupart de ceux qui le sont, magnanimes. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Non, je ne suis pas fou, j'ai les yeux ouverts, contrairement à tous ceux qui choisissent de vivre à l'abri de leur cécité. Je vois, je vois avec avidité, comme d'autres boivent. Est-ce ma faute si on m'a donné ce don ? Je ne peux pas m'empêcher de voir, c'est ce qui me tue. Mais ça ne m'empêche pas d'aimer. Ça non ! Ça ne me rejette pas dans un autre monde, malheureusement. Dans celui-ci je reste coincé avec mes congénères. Et je les aime malgré eux, ces crasseux, oui, c'est ce qui arrive, exactement, rien d'autre. Ils ne le comprennent pas, car ils se serrent les uns aux autres, comme des carcasses exsangues et punies. Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. Est-ce ma faute si j'entends ? Je suis dans leurs organes, parfois, ce n'est pas si drôle ! Non, ce n'est pas drôle de voir et d'entendre. Il suffit que je m'approche d'une image et celle-là se met à me parler, elle déballe tout, elle se répand comme une traînée, sans vergogne, elle ne peut plus s'arrêter de me parler, de se confier.

Vous ne savez pas. Vous avez peur de la vie, et elle vous le rend bien. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure, C'est la musique qui le prend. 

dimanche 8 décembre 2019

Aujourd'hui


Hier, je me suis entendu dire « au jour d'aujourd'hui », au téléphone, à quelqu'un qui n'a même pas réagi, tellement elle devait être étonnée de m'entendre parler ainsi. Elle a peut-être pensé que je le disais au second degré, mais ce n'était pas le cas. Le processus par lequel nous sommes parfois contaminés par des expressions que nous réprouvons de toutes nos forces est assez mystérieux. Cependant, ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive d'utiliser la langue de l'ennemi. Ce n'est même pas que nous sommes "parfois" contaminés par l'atroce parlure du siècle ; nous le sommes toujours, mais nos défenses cèdent parfois, à l'improviste, sous la poussée d'un élément psychologique qui soudain vient mettre en défaut les barricades que sans cesse nous élevons entre nous et… Et quoi ?

Au moment où j'ai interrompu la rédaction de ce texte, sans savoir quoi répondre à ma dernière question, j'ai entendu la très célèbre Sicilienne de Fauré, dans sa version pour violoncelle et piano. Fauré est un des meilleurs exemples que je connaisse pour illustrer ce à quoi nous tenons, nous qui refusons de manière un peu désespérée l'irrésistible abâtardissement de la langue française. L'élégance, la juste distance, le naturel patiemment construit, et toujours l'intelligence au service de l'expression, la clarté, le charme et la pudeur, qui n'empêchent pas un certain romantisme et une flamme réelle, il faut parfois entendre cette musique interprétée par des étrangers pour en sentir la profonde francité, cette chose mystérieuse à laquelle de plus en plus nous sommes attachés. Si l'on devait résumer toutes ces qualités en un seul mot, je choisirais celui de "culture", car c'est elle, appliquée au génie français, qui leur permettait de s'épanouir dans une chair commune. Cette culture française, oubliée, moquée, caricaturée, quand elle n'est pas tout simplement niée, ou ridiculisée par le culturel, qui n'existe plus qu'à l'état de réminiscence vague, de rêve évanescent, de larmes amères, de poussière de fin de nuit, je sais qu'à travers la musique, et peut-être elle seule, elle continuera de vibrer, fût-ce sourdement, à travers les âges sombres qui viennent. 

C'est étrange de vieillir, mais c'est sans doute une chance dont on a du mal à mesurer toute la portée, tellement elle nous dépasse. Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné d'éprouver une telle émotion, une émotion qui provient du dépôt quasi invisible en moi de générations et de générations de ceux qui ont fait ce pays et sa mémoire. Il faut du temps, pour ressentir cela, il en faut beaucoup. Il faut avoir entendu cent fois le Requiem de Fauré ou celui de Duruflé, il faut avoir mis son âme et son intelligence dans les pas de ces immenses compositeurs, il faut les avoir aimés comme on aime un frère aîné, comme on aime celui qui nous montre le chemin de la vie, celui qui nous initie à l'amour, celui qui nous montre la Beauté, il faut avoir aimé, avoir été aimé, avoir été désaimé, abandonné, oublié, il faut retrouver en soi l'enfance jamais éteinte, il faut écouter, et écouter encore, il faut avoir connu la mort des très proches, la déréliction, la terreur, l'angoisse et la douleur, il faut se rappeler ce concert au Château d'Annecy, avec Leslie Whright au piano dans le quatuor opus 15, il faut retrouver en soi cet ut mineur si profond, si intense, si large, dont la pulsation, inscrite pour toujours en nous, continue d'ouvrir notre poitrine et notre souffle, il faut parcourir à grandes enjambées des siècles et des humeurs, se souvenir du corps de ses amantes, il faut se laisser envahir de nostalgie jusqu'à en suffoquer, il faut entrer dans la vie silencieuse des organes, il faut laisser venir les parfums, les sons, les caresses, la morsure de l'absence, et il faut inscrire dans de grands cahiers des phrases qui ne nous ressemblent pas, les laisser là, les oublier…

La musique, la langue, le temps et l'amour sont aussi inséparables que les quatre instrumentistes dans le finale du quatuor opus 15, ils échangent leurs voix, leurs couleurs, leurs chants, leurs rythmes, leurs corps, cordes frappées et cordes frottées, apnées, souffles, appuis, réponses, poursuites, simulacres, désir, échos, renvois, enroulements noirs, perspectives troubles, affolement, joie bandée, pincements, griffures, plaisir ample, diminution, mon amour, augmentation, plage le soir, elle marche, on entend le vent, elle va retourner danser, je me noie… Deux nuits et puis c'est fini.

samedi 8 juin 2013

Enchaînements


La fonction "aléa" d'iTunes me fait faire régulièrement des découvertes très intéressantes. Tout à l'heure, j'étais ravi d'écouter deux préludes (opus 103) de Fauré par Casadesus. Mais c'est surtout l'enchaînement proposé par iTunes qui m'a surpris et instruit à la fois. Une fois le deuxième prélude achevé, j'ai pu entendre la quatrième ballade de Chopin comme jamais je ne l'avais entendue. 

Premièrement, il ne me serait jamais venu à l'idée, je crois bien, de passer de ce Fauré-ci à ce Chopin-là. Contrairement à ce qui me paraissait aller de soi, la transition était merveilleusement "naturelle", et c'est précisément cette qualité qui m'a surpris. Chopin est pourtant fort éloigné de Fauré, ou plutôt Fauré de Chopin, mais je me reproche maintenant de n'avoir jamais réellement entendu en Fauré ce qu'il devait à Chopin. Cette quatrième ballade est celle que je préfère du recueil, et peut-être même de tout l'œuvre de Chopin, c'est pourquoi il importe tant de ne négliger aucune écoute singulière. Je l'ai tellement travaillée, jouée, écoutée, rêvée, même, pourrais-je dire, cette ballade, que j'ai toujours peur de m'en lasser un jour, ce qui évidemment n'est jamais arrivé. 

La deuxième chose qui m'a surpris est qu'elle était jouée par Cziffra, que je n'ai pas reconnu (en tout cas pas tout de suite, pas avant la coda), et que Cziffra m'est de ce fait apparu très différent de l'image mentale que j'ai de lui. D'un autre côté, cette impression confirme ce que je pense de ce pianiste tout à fait exceptionnel (dans tous les sens du terme) : il est insaisissable, protéiforme, imprévisible. Il est capable de donner dix versions de cette ballade, probablement, et dix versions toutes différentes, selon son humeur, selon l'heure, le piano, les amis qui l'entourent, et ce qu'il a bu. Tout le contraire donc de ces pianistes d'aujourd'hui qui ont un jeu calibré au millimètre, qu'ils peuvent reproduire à longueur de concerts, et avec lequel ils peuvent gagner des concours internationaux et le cœur des directeurs artistiques des maisons de disques.

M'étonne pas qu'il se prénomme Georges, celui-là !