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dimanche 18 juin 2023

Comme dit l'autre

« L'instant où nous croyons avoir tout compris nous prête l'apparence d'un assassin. » (Cioran)
« Un dictionnaire sans citations est un squelette. » (Voltaire)


Il y a les citateurs, et il y a les citationneurs. Il y a les citations, et il y a les citations

— On se fâche rarement avec un frère jumeau. 
— Oui, mais lui il est parti avec ma petite amie !
— Vous êtes sûr que ce n'est pas avec la sœur jumelle de votre petite amie ?
— …

Faire des citations, aimer faire des citations, et Dieu sait que j'aime ça, c'est partir en voyage de noces avec la sœur jumelle de son frère jumeau, c'est regarder sa main gauche en la prenant pour sa main droite, c'est faire un détour pour mieux rentrer chez soi, c'est mettre un masque avant de se regarder dans le miroir, c'est aller voir à quoi l'on ressemble quand on porte un costume trop grand pour soi. C'est toujours l'occasion de mieux se connaître, et de mesurer la distance qui sépare nos phrases de celles dont nous rêvons. C'est disposer près de nous d'une force de langage et d'une force de sens qui nous attirent dans leurs orbites, ou, au contraire, nous repoussent au loin. C'est en définitive nous donner la chance d'éprouver l'intervalle qui nous sépare de notre désir. Ce « comme dit l'autre » est une source à laquelle nous allons nous abreuver, et dans laquelle nous apercevons notre reflet trouble. Pourquoi telle fleur, pourquoi pas telle autre, cueillie sur le bord du chemin ? Parce que c'est nous qui sommes passés là. Quand j'étais plus jeune, j'avais confectionné un recueil de mes citations favorites. J'ai un peu peur de remettre le nez là-dedans, car ce ne sont pas des citations, que je vais retrouver, mais l'image de celui que je fus. De la même manière que nous sommes toujours anxieux à l'idée de revoir ou de seulement repenser à celles dont nous avons été amoureux jadis. Toute notre vie est là, dans cette « seconde main », dans la reprise de nos choix, dans ce double-mouvement de l'altération et de la désaltération. Nous sommes un autre, des autres, surtout lorsqu'on écrit.

Une des choses les plus déprimantes de Facebook ou de Twitter, ou de n'importe quel réseau social, tient à l'aspect des citations. Personne ne cite bien. Toute la journée, ce ne sont que citations approximatives, mal fagotées, mal coupées, déformées, dans lesquelles les guillemets sont utilisés en dépit du bon sens, et qui démontrent que ceux qui citent ne comprennent pas ce qu'ils lisent, quand ce ne sont pas tout simplement de fausses citations, ou de fausses attributions (l'intelligence artificielle ne va pas arranger ça). Ce matin encore, un ami m'envoyait une copie d'écran qui montrait une citation de Richard Millet : « La beauté sans intelligence n'est que fadeur. » Millet n'est pas en cause, ici, mais celui qui cite, dont la lecture est vulgaire ou sans intérêt. En l'occurrence, on se doute (je ne suis pas allé vérifier) que cette phrase est précédée ou suivie d'autres phrases qui lui ôtent sa platitude, ou au moins l'atténuent, mais la citer telle, en elle-même, démontre seulement qu'on aime les platitudes. Une citation est par définition une coupe opérée dans un texte (et plus que ça, dans l'œuvre d'un auteur). D'où l'importance extrême des limites, du commencement et de la fin de la citation. C'est la manière dont la ou les phrases sont extraites (séparées) du texte, qui compte, c'est ce que la phrase laisse sentir de son avant et de son après. La forme, ici comme ailleurs, est essentielle.

Il est bien sûr parfaitement normal que plus personne ne sache citer, puisque citer implique d'avoir lu, et surtout d'avoir bien lu. Tout se tient. Je ne croise plus, sur les réseaux sociaux, que des gens qui ne savent pas lire, et donc pas écrire, ou plutôt, des gens qui ne savent pas écrire, et donc pas lire. La citation démontre presque toujours avec une précision implacable le degré de savoir lire de celui qui la fait. 

Comme je disais sur Facebook que plus personne ne sait citer, j'ai eu droit à cette réponse : « Les citations sans guillemets, les citations où l'auteur n'est pas donné, pire les citations sans guillemets et sans nom d'auteur pour faire croire à une profondeur de pensée personnelle, les citations tirées de leur contexte dont le sens est parfois complètement différent pour coïncider avec ce que veut dire le citateur ,les citations qui se propagent à longueur d'années sur FB avec ou la même faute d'orthographe ou la même erreur sur l'auteur, les citations d' une page entière d'un livre pour faire croire qu'on l'a lu et tellement récurrentes qu'elles donnent à penser que l'auteur n'a écrit qu'une seule page dans toute sa vie . » Et bien sûr il y a beaucoup de vrai, ici, mais ce que je trouve amusant, c'est que j'aime beaucoup, moi, faire des citations sans donner le nom de l'auteur, car neuf fois sur dix, le nom de l'auteur efface la citation, la neutralise. Il y a déjà très peu de personnes qui lisent vraiment un énoncé avant d'y réagir, mais j'ai remarqué qu'une citation accompagnée du nom de son auteur n'était quasiment jamais lue. Il se passe à peu près la même chose avec la musique. J'ai déposé l'autre jour une vidéo de Vladimir Horowitz dans laquelle on le voit jouer comme une patate. Tout le monde sait quel extraordinaire pianiste il est, sans doute l'un des plus grands de tous les temps, il n'est pas besoin de revenir là-dessus. Mais il lui arrivait parfois de très mal jouer, il a donné des récitals catastrophiques, et il le savait. Dans le court extrait que j'avais déposé, on avait l'impression qu'il avait tout juste déchiffré la partition qu'il était en train de jouer, mais, bien sûr, c'est Horowitz, et un déchiffrage d'Horowitz, c'est déjà quelque chose. N'empêche, même sa femme avait l'air consternée. Ils savaient tous les deux à quoi s'en tenir. Eh bien est arrivé ce qui devait arriver, tout le monde y est allé de son petit cœur. Je suis convaincu que les trois quarts de ceux qui ont liké n'ont même pas pris le temps d'écouter. Horowitz = génie, point-barre, comme ils aiment dire. Et c'est vrai, Horowitz est une sorte de génie, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Ça n'empêche absolument pas qu'il soit capable de très mal jouer. J'ai un souvenir qui, quand j'y pense, me fait rire, mais que je trouve riche d'enseignements. Travaillant la sonate en si mineur de Liszt, je n'avais pas été capable de m'empêcher d'écouter les disques des grands pianistes qui l'avaient enregistrée, alors même qu'Alsina me demandait toujours de ne pas écouter d'enregistrements avant que je joue parfaitement une œuvre. J'étais donc arrivé au cours avec un disque qui m'avait beaucoup impressionné, celui d'Horowitz, que j'avais prêté à mon maître afin qu'il l'écoute. Au cours suivant, il me l'avait rendu, avec ces six seuls mots pour commentaire : « Ça ne vaut pas un clou. » J'étais stupéfait, car je ne m'attendais pas du tout à cette réaction, et j'étais même pour tout dire scandalisé. Aujourd'hui, j'en ris, mais je ne saurais assez remercier Alsina d'avoir eu cette réaction. Peu importe qui joue, peu importe qui est l'auteur de telle ou telle phrase. Lisons, écoutons, et ayons confiance en notre jugement. Personne ne peut juger à notre place. Les livres des grands auteurs (et même des génies) sont remplis de phrases plates et ratées. Ça n'enlève rien à leur génie, je dirais même au contraire ! Parmi les compositeurs que je connais, il n'y guère que chez Jean-Sébastien Bach que j'ai pas encore trouvé (ou si peu) de banalités ou de fautes de goût. Même dans l'œuvre de l'immense Beethoven, il y a du déchet. Et alors ? N'aurait-il composé que les Variations Diabelli ou la Symphonie Héroïque qu'il resterait pour moi tout au sommet de l'art musical.

D'un autre côté, bien sûr, une citation n'est jamais complètement indépendante de son origine, que celle-ci soit le texte ou l'auteur. Les deux lectures sont nécessaires et inséparables. La lecture dans l'absolu, et la lecture relative au contexte et à l'autorité. La même phrase écrite par deux auteurs différents n'aura jamais, quoi qu'on en ait, le même sens. C'est bien pourquoi la citation est un art difficile, car c'est un jeu constant avec des niveaux de sens complémentaires et antagonistes, c'est un jeu subtil qui demande du tact et une certaine culture. Toute citation a trois temps : le fragment (en) lui-même, sa substance ; son extraction, son choix, la coupe, la lecture qu'on en a, ce qu'on y entend ; enfin, sa re-production, la manière dont on l'insère dans sa propre langue. Citer, c'est enfourcher un cheval dont on n'est jamais sûr de savoir le monter, et qui risque à chaque instant de nous mettre bas. Humilité ou orgueil, sagesse ou folie, il est impossible de trancher. 

Et puis il y a le temps. Le temps passe sur les citations comme il passe sur les hommes. Telle sentence sublime au moment de son éclosion peut acquérir avec le temps une patine splendide ou au contraire devenir parfaitement vulgaire. Cela dépendra beaucoup des citateurs, mais pas seulement. Une citation vieillit plus ou moins bien, en fonction d'un contexte culturel, politique, social. Une citation peut devenir un lieu commun ou au contraire se transformer petit à petit en un énoncé que plus personne ne comprend, s'enfoncer dans un splendide isolement, jusqu'à y disparaître. Le fait de faire des citations sans donner le nom de l'auteur (ou même sans utiliser de guillemets) contribue, me semble-t-il, à les rafraichir, à leur redonner vie, en leur permettant de trouver une nouvelle lecture et de nouveaux lecteurs. 

On peut être fâché avec les citations, avec l'art de la citation, avec le citationnisme compulsif, je le comprends très bien. Mais on y revient toujours, et ces retours sont à chaque fois l'occasion de constater qu'il est tout simplement impossible de faire autrement que de citer, c'est-à-dire de forcer à comparaître ceux qui nous ont précédés dans l'aventure du sens. Eux seuls sont capables de donner aux phrases que l'on prétend écrire une dimension réellement singulière. Il n'y pas de premier-mot, comme il n'y a pas de première-phrase. Nous ne pouvons que prendre le train en marche, et même quand la page est entièrement blanche, on sent bien qu'il suffirait de peu pour que de la parole en émerge de toute part. La parole des autres, c'est de l'encre et du sang qui remontent à la surface quand nous nous tenons en silence. Quand je cite, je somme un auteur de paraître (le juge cite le témoin, le matador cite le taureau (citar)), et il s'exécute. J'en fais le témoin de mon désir. Ce n'est pas tout à fait rien. L'intertextualité est partout, même quand nous nous enfermons à double-tour en nous-mêmes. Nous pouvons en avoir peur, nous pouvons nous en défendre et feindre de l'ignorer, mais quoi que nous fassions nous sommes pris dans ses tourbillons. La circulation en tout sens des fragments du Texte (toutes les paroles du monde) ne s'arrêtera jamais. « Toute œuvre est un palimpseste — et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. » (Julien Gracq) Que l'on cite ou que l'on ne cite pas, il y a ce texte effacé qui agit et nous permet d'écrire. On peut le faire apparaître (plus ou moins) ou le faire disparaître, mais il est toujours là. Citer, c'est une manière d'avouer le crime presque-parfait sur lequel repose toute œuvre, et c'est tout à la fois donner de faux espoirs aux enquêteurs chargés de nous confondre, les conduire là où nous souhaitons qu'ils s'égarent.

jeudi 16 mars 2023

Infinis

Neuf fois et demie sur dix, je dépose ici des textes dont je sais parfaitement qu'ils ne sont pas finis. Je les dépose juste avant que d'en arriver au point central, à leur centre de gravité, à ce point qui donne accès – c'est en tout cas ce que je crois – à l'essentiel d'un texte. Et alors je les publie, vite, je m'en débarrasse, comme si j'avais peur de ce que j'allais trouver – ou ne pas trouver –, je les donne à lire, comme si la lecture d'autrui me soulageait, m'évitait le pire (chercher ?). Ce n'est pas une figure esthétique, je ne le fais pas dans l'espoir d'obtenir un effet (d'inachevé, d'ouverture, de fragment…) qui serait bénéfique au texte lui-même, pas du tout, c'est une fuite, c'est un échec. Je ne vais pas au bout. Je porte l'eau à 95° mais je retire la casserole du feu juste avant que l'eau ne bouille. Il est possible que je ne fasse cela que parce que je sais qu'alors le texte changerait de nature, passerait d'un état liquide à un état gazeux. Et qu'il faudrait alors le suivre, aller là il veut aller…

Il arrive aussi que je laisse un texte "en l'état" parce que mes capacités intellectuelles m'interdisent de poursuivre, même si je sais que je ne suis pas allé jusqu'au bout de mon raisonnement. On me dira qu'alors je ne devrais pas le proposer à la lecture, et je suis tout à fait d'accord avec cette critique. Cependant c'est ce que je fais. J'attends peut-être un miracle ? Que la lecture par autrui de ce texte provoque quelque chose en moi ? C'est arrivé. Mais la plupart du temps ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le texte "publié", même inachevé, devient autre chose qu'un brouillon qu'on laisse dans un tiroir. Il acquiert une sorte d'autonomie qui lui fait dire autre chose que ce pour quoi j'avais commencé à l'écrire, et je me dis alors que sa nouvelle vie me donnera envie d'y revenir. Ce n'est pas toujours le cas, loin de là. 

(…)

dimanche 26 février 2023

(Extrait)

 (…)

Le plus frustrant, dans cette histoire d'amour avortée, c'est que je ne lui aurai jamais écrit la lettre d'amour que j'avais en tête. Maintenant qu'il est trop tard, cette lettre non écrite prend une place colossale. Elle me ronge les sangs. Mon être se tient autour de ce gouffre, et je crains d'y tomber. La distance, tout est là. Nous sommes tour à tour trop près et trop loin. Jamais à la bonne distance pour que les mots que nous portons en nous soient audibles, pour ceux qui sont entés de notre désir. Il faudrait plus d'amnésie, d'amnésie instantanée. Le meilleur de la vie n'est pas grand-chose ; cette réalité est assez insupportable pour que nous inventions toute sorte de phrases qui viennent la recouvrir d'un habile babil. Là où la bonté est absente, il faut des mots, beaucoup de mots. Eau, colle, air, grain, verre le plus épais, poussière, sortilège, seuil, peu importe ce que je crois dire et ce que vous croyez entendre. Là n'est pas la question, et la réponse encore moins. 

Je me demande une chose : pourquoi est-ce que les femmes que j'ai trouvées les plus “érotiques” étaient aussi celles qui étaient capables de se ridiculiser (physiquement, je veux dire) ? Est-ce que je dois rapprocher cela du fait qu'une femme qui pleure me fait bander ? (Je dois à cette “perversion” des moments de pur bonheur.) Je pose ces questions en étant parfaitement conscient que c'est moi, les formulant, qui me ridiculise, ou, pire, qui deviens suspect. Mais oui, je suis suspect, c'est un fait. Vous avez raison de me soupçonner, en me lisant. Quiconque écrit est de fait un suspect en puissance. Une femme qui se ridiculise me bouleverse (bouleverse mes sens, les met sens-dessus-dessous (ou sans dessus et sans dessous)). Quand les sens n'ont plus ni dessus ni dessous, on devient louche, on louche sur des détails que les autres ne voient pas ou qu'ils trouvent vulgaires (ou ridicules), des défauts physiques, des voix qui déraillent, des poils qui dépassent, des mouvements absurdes qui échappent au contrôle de celui qui en est à l'origine, la petite laideur si bouleversante de l'être. Et là, nous nous mettons à entendre un monde inouï qui nous trouble au-delà de la raison. Quelque chose vient à nous, quelque chose qui vient de notre propre amnésie. Des mots sortent du placard, des sensations de l'ombre, des gestes qu'on n'aurait jamais osé faire en temps normal. On frôle la folie, sans doute, mais jamais on n'est si vivant, si intensément soi-même. Au cœur des cordes, le cor. Il y a toujours un instrument caché, masqué, une voix recouverte par d'autres voix, un geste que d'autres gestes rendent impensables, et qui reviendra plus tard, beaucoup plus tard, quand la mémoire nous aura permis de discriminer, de distinguer, de voir et d'entendre ce que personne ne peut voir ni entendre hors de notre désir, c'est-à-dire de l'amoncellement des voix qui parlent en nous, de leur fouillis intraduisible. Il n'y a que des surfaces mais il n'est pas donné à tout le monde de s'y tenir. La profondeur attire. La vie en rose, c'est compliqué, j'y songe en entendant la septième pièce des Davidsbündlertänze de Schumann « Nicht schnell mit äussert starker Empfindung ». Pas vite, note Schumann. Non, pas vite, il faudrait savoir prendre son temps (pas celui des autres). Que ces harmonies sont belles ! Schumann est un dieu. Un dieu si proche, si familial. Il a l'odeur de mon père. Sa maladresse. Son corps, enfin. À la pointe de ces arpèges égrenés avec précaution, je peux sentir la caresse sur ma peau, le souffle sur ma nuque, la chaleur en moi. Amnésie. Dans les odeurs se tient l'origine. Quelques notes de piano. Portraits enchâssés… Images superposées… Âmes silencieuses… Le divin n'est jamais absent, quoi qu'on pense. Il relie les péripéties d'un fil invisible, qui ne rompt jamais. Qu'avons-nous à reprocher à ceux qui ne nous aiment plus ? De nous avoir aimés ? Leur amnésie ? De ne pas être morts ? De ne pas nous avoir suppliés, de ne pas avoir exigé cette lettre d'amour qui nous brûle le cœur ? Mais l'auraient-ils fait que le courage nous aurait manqué. Si la vie avait été autre (si j'avais eu de la chance), est-ce que j'aurais été autre ? La plage ensoleillée, la sieste langoureuse, l'odeur des beignets au brocciu, le thym et la lavande, Hercule endormi à l'ombre, une voiture décapotable, un décolleté opulent, mais nous avons déjà connu tout ça ! Le temps a seulement empilé ses effets par-dessus, son grotesque, et le sens, qui nous rendent la vie trop simple et décevante. Amnésies. Les visages se croisent sans se reconnaître. Il faut dire que les années, dans leur aphasie révoltante, manient le burin et la masse avec désinvolture. Je les entends penser, ces années écrasées d'oubli, elles me font peur car elles n'ont peur de rien. Ô, Schumann ! Ne me laisse pas ! Je n'ai pas écrit quand il était temps de dire, et maintenant que j'écris il n'est plus temps que de raconter, mal et sans espoir. La vie en rose, c'est toujours une chanson sentimentale qui nous empêche d'exister au moment où il le faudrait. Quoi qu'on fasse, on arrive trop tard : plus personne ne s'intéresse à nos ardeurs. Vieux et fatigué, on parle seul. L'autre jour, près du Gardon, j'ai croisé deux jeunes filles à qui j'ai demandé mon chemin. J'ai bien vu à leur regard étonné et ironique qu'elles savaient parler à un fantôme. Je n'ai pas voulu les effrayer et j'ai poursuivi ma route sans insister. Nos deux mondes n'avaient qu'un étroit couloir commun dans lequel je suis passé bien vite sans me retourner, de peur qu'on me demande des comptes sur mon insistance à être. Nos amnésies échangées n'ont produit qu'un profond silence en se croisant ; c'est sans doute très bien ainsi. Le bon vouloir n'existe pas dans ce monde-ci. L'exil est unanime : faisons semblant de ne pas le remarquer. La seule tendresse qui reste ne peut venir que de fantômes. 

(…)

mercredi 17 juin 2020

Disparition


Personne ne renaît à soixante-quatre ans. Certains meurent, d'autres abdiquent. (Il est toujours possible de mourir avant l'heure, bien sûr — on n'oublie jamais cette porte entr'ouverte sur la consolation du silence réel, car le mauvais silence, le faux silence des hommes est bien plus difficile à endurer.) Renaître est pourtant la seule chance qui me reste. Les jours épuisent leurs longues séries d'instants, sans qu'aucune péripétie ne vienne les distraire d'une accumulation lancinante et dérisoire, sans que le moindre cahot ne fasse irruption entre deux masses de secondes et leur donne une direction nouvelle. La vieille route est embarrassée jusqu'à devenir poisseuse et impraticable : chaque pas est un exploit silencieux. Je me consume dans un brasier froid, au fond duquel pourrissent les pages d'un journal arraché à la sidération.

Abdiquer : Renoncer, de plein gré ou non, à de hautes fonctions, à l'autorité souveraine.

Ai-je jamais eu sur moi une autorité souveraine ? Rien n'est moins sûr. Mais si j'ai renoncé à cette autorité, souvent, c'est parce que je croyais qu'elle était donnée une fois pour toutes. (Elle dit, comme les jeunes : « C'est bon, quoi ! » Il est facile d'entendre ce qui se cache derrière cette béquille. Elle, pourtant, semble ne pas s'entendre parler. (C'est bien ça, le drame : elle ne s'entend pas.))

Abdiquer :  Emploi absolu. Renoncer à agir (par contrainte ou par apathie).

Apathie : État d'une âme devenue volontairement étrangère aux affections sensibles (dites "passions" dans le vocabulaire des stoïciens). Indifférence affective se traduisant par un engourdissement physique et moral avec disparition de l'initiative et de l'activité.

Souvent j'aimerais être ce qu'on appelle un animal à sang froid. Hélas, il ne n'a pas été donné de connaître cet état. Même dans mes rêves je suis plus proche de l'ébullition que de l'ataraxie. La moindre absence de réaction m'irrite les nerfs autant qu'une rage de dents. Tout est réponse. C'est bien le problème : il ne peut exister de non-réponse.

Avez-vous déjà essayé de parler avec quelqu'un qui ne s'entend pas ? Vous m'en direz des nouvelles. Soulever chaque énoncé revient à escalader une montagne. Ces gens-là se coulent dans une langue qui traîne derrière elle de lourds containers de phrases pêle-mêle, recroquevillées les unes sur les autres, accouplées comme des monstres, culbutées comme les branches mortes par la tempête. Ils habitent de désolantes cathédrales où résonne la rumeur de la meute. On les voit rebondir de mur en mur, à chaque fois arracher quelques syllabes des expressions qui y sont accrochées, on ne sait jamais quand ils vont arrêter ce désespérant jeu de flipper qui les amènent invariablement au même trou, dont ils ressortent, mus par un invisible ressort, idiot et têtu, qui les relance, increvables, dans le bruit du monde. Moins il y a de passion dans leur verbe, plus il y a d'agitation dans leurs paroles. Entre saccades et saccages, ils projettent les mots comme des balles de peinture : jeu idiot joué par des sourds-muets qui miment la conversation dont ils ne comprennent pas le sens.

Renaître ? Par où passer, quelle voie encore vierge emprunter, rejoindre quelles douleurs, quelles règles nouvelles observer, si l'on veut reprendre vie, c'est-à-dire persévérer dans la solitude, la durcir, la consacrer ? Sans doute faudrait-il à chaque fois couper les ponts, refuser les alliances, faire la sourde oreille, mais on est bien obligé d'admettre que certaines conditions matérielles sont incontournables : on survit avant de vivre. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

L'autorité se conquiert de haute lutte, jusqu'au dernier souffle. Le premier thème du vingt-quatrième concerto en ut mineur, de Mozart, voilà l'autorité réelle, celle qui n'a pas peur de se nier elle-même. Quand Beethoven énonce (dans son troisième concerto) : Ut-Mib-Sol, Mozart, lui, écrit : Ut-Mib-Lab… Incroyable la bémol… Beethoven ne pouvait suivre Mozart, parce que lui, Beethoven, était rivé au sol, à la terre, à la matière, et à l'homme. Il préfère en rester à la troisième note de l'accord parfait de tonique, pour en démontrer la puissance inaugurale, pour s'inscrire, circulairement, dans la démonstration tautologique de la cadence parfaite. Mozart, lui, et immédiatement, sans préambule, ouvre la tonalité, en écarte les cloisons, sans aucune crainte, dans un geste qui rappelle un peu les ivresses harmoniques de sa quarantième symphonie. Il n'a écrit que deux concertos dans le mode mineur, et il va, dans le Vingt-quatrième, utiliser tous les arcanes expressifs de ce mode, pour le plier et le déplier comme jamais, avec une souplesse et une inventivité inouïes. Personne ne peut seulement imaginer ce que Mozart aurait pu composer s'il avait encore vécu vingt ans. À quoi aurait ressemblé son cinquantième concerto pour piano ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aurait pas fait du Beethoven, et qu'il n'aurait pas continué à faire du Mozart, car il n'a jamais continué. 

Le jour ne se lève plus pour moi. C'est sans doute parce que j'ai écrit cela hier que l'ordinateur (ou Blogspot et son système de sauvegarde automatique (c'est un comble !)) a effacé (ou plutôt englouti) tout ce que j'avais péniblement écrit dans la journée. Rage incontrôlable depuis hier. Je n'arrive pas à accepter cette disparition. C'est la première fois qu'une chose pareille m'arrive. Toute une journée de travail envolée, réduite à rien. Et pas seulement une journée, car ce ne serait pas grave, mais sans doute ce que j'ai écrit de meilleur depuis des lustres. Ce n'est pas loin et c'est pourtant inaccessible. Bien sûr, je sais quelles étaient les idées développées dans mon texte, mais ce ne sont pas ces idées qui étaient importantes, c'étaient les phrases, c'étaient les enchaînements, c'étaient les ellipses, qui en faisaient autre chose, et qui ne me viennent plus du tout aujourd'hui. C'est à devenir fou, vraiment. J'ignorais qu'on pouvait autant regretter un texte qui s'était écrit plus ou moins tout seul. J'ai essayé une partie de la nuit de le retrouver, mais je sens bien que plus j'essaie plus il s'éloigne de moi. Ce matin, je me suis réveillé de quelques courtes minutes de sommeil, hagard, nauséeux, comme au bord d'une forme de tétanie.

Il y a tant de choses dans les mots et tant de mots dans les choses. Comment retrouver la trace du chemin qu'on a recouvert en même temps qu'on le découvrait ? Je retrouve péniblement des bribes de ce texte, et ce sont justement ces bribes qui dissimulent le texte lui-même. Il faudrait que j'oublie tout pour le retrouver peut-être. Le jour ne se lève plus pour moi… Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait, quand avec lui j'avais la certitude d'accéder au réel en train d'éclore. Lève toi tout seul, pauvre idiot ! J'ai enfin compris que je ne suis rien pour toi. Lève toi tout seul, quand tu peux, quand tu veux, lève-toi pour les autres. Ce n'est plus mon problème. Moi je reste dans le noir. Je n'ai même pas le petit plaisir de vivre à l'envers, d'être contre toi, car le sentiment de la vie m'apparaît si caricatural que j'ai envie de le ridiculiser. Couche-toi, lève-toi, relève-toi, recouche-toi, reste là, dans le noir, sans bouger, sans rien dire, personne ne s'en rendra compte.

Sa tête sur le volant, c'était bien lui, c'était bien la voiture, la 504 blanche à boîte automatique, sur la route que je connaissais par cœur, dans cette après-midi ensoleillée de printemps ou de début d'été. Il y avait des gendarmes, quelques badauds, peut-être des pompiers, je ne sais plus, c'était lui, c'était son ami, aussi, assis à côté, à la place du mort. Je ne vois plus que ce moment, très bref, et puis, un peu auparavant, nous trois, la mère, le frère et moi, à la Fuly, dans le jardin, près du grand épicéa, je vois le gravier, la lumière, je ne vois pas les visages, mon frère est pressé, il dit qu'il faut se dépêcher, il nous conduit là-bas, aux Quatre-Chemins, il essaie de nous rassurer, ou peut-être lui, ce n'est pas grave, le sang coule. Je n'entends pas parler ma mère. Peut-être ne dit-elle rien. Si, elle doit dire : « Robert ! »

Quand je pense que, bien tranquillement, je faisais autre chose, pendant que ce texte était prétendument enregistré dans la mémoire du site, comme si le fait de le laisser reposer lui donnait de la consistance, le durcissait, le pérennisait… J'avais envie de penser à autre chose, parce que j'avais travaillé dur pendant une douzaine d'heures. L'oublier un peu me le ferait retrouver avec plus de plaisir…

Robert ! Il y en a sans doute qui pensent que ça n'a pas la moindre importance, que le nom du père soit un de ces noms qui ont complètement disparu de la partition et de l'oreille d'un peuple. Je ne le crois pas. On se retourne sur ses pas, et on ne reconnaît plus rien. Enregistré ! Oui, on a des enregistrements, des photos, des actes de naissance, et même des objets, j'ai longtemps porté les chaussures de mon père, j'ai encore un foulard, mais plus personne ne porte ce nom. Il ne se tient plus que là, sur cette page, et encore, parce que je décide de l'écrire, de le prononcer. À quoi ai-je pensé, toutes ces années ? Il y a tant de choses dans les mots. Et ces mots qu'on plie et déplie, sans y penser, tout à coup, quelque chose en sort, comme un Nom, qui se porte jusqu'à nous, car tous les mots proviennent des noms et y retournent — il y a tant de mots dans un nom, assemblés en lui comme une gerbe muette qui repose jusqu'à ce qu'on l'éveille. C'est par la mort des autres qu'on renaît au sens. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

Si Mozart avait vécu vingt ans de plus, à quoi aurait ressemblé la branche musicale qui aurait poussé, entre Beethoven et Schubert, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ? Les aurait-il inspirés, ou les aurait-il accablés de tout son génie ? (Imaginons seulement l'opus 111 composé du temps d'un Mozart vivant…) Haydn disait à Beethoven qu'il lui donnait l'impression d'être « un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes ». Combien de têtes aurait-il eues s'il avait dû partager la scène avec le vieux Mozart ? Un Mozart créant lui-même sa quarantième sonate pour piano, le jeune Schubert lui tournant les pages… Auraient-ils abdiqué, les deux jeunes, devant le vieux génie ? Bien sûr, personne ne peut le croire, aujourd'hui.

Tout mon corps se révolte contre la perte de ce texte. Je me suis volé moi-même. C'est incompréhensible. Le texte est là, à portée de main, dans la pièce à côté, mais la porte est fermée et je n'ai pas la clef. C'est à devenir fou. Personne ne renaît, j'avais donc raison. J'ai dormi quelques heures ce matin, en espérant que le sommeil me rendrait mon bien. Ça ne marche pas. Si j'avais une perceuse, je ferais un trou dans mon cerveau, il doit bien être quelque part. Se réveiller, c'est renaître au désespoir. Si je ne sais pas le récrire, ce texte,  c'est donc qu'il n'était pas vraiment en moi (de moi ?) ? Où était-il, alors ? Qui l'a écrit pour moi ? Trop de choses dans chaque mot ? Ces questions alignées les unes derrière les autres sont détestables. J'ai envie de mordre. Je n'ai personne à mordre. J'ai encore rêvé d'Anne, ce matin. Ma main ne va pas assez vite. Tout est passé, même le présent. Anne et Luna, mais une Luna qui avait l'aspect de Salman, comme souvent dans mes rêves. Je n'ai pas entendu ma mère dire : « Robert ! » Je l'ai seulement imaginée. Tant de choses dans un nom… Il doit bien exister des drogues qui permettent de se rappeler les événements récents, non ? Pourquoi écrit-on « se rappeler » ? Pourquoi n'écrit-on pas simplement « rappeler » ? Je rappelle à moi les gestes que j'ai faits dimanche, sur un clavier d'ordinateur, gestes qui ont produit un texte, lettre après lettre, touche après touche (quand on écrit avec un stylo, on écrit mot à mot, quand on écrit avec un clavier, on écrit lettre à lettre). « Il s'appelle reviens », comme on disait dans mon enfance, prêtant quelque chose à quoi on tenait. Foutu Blogspot, je t'ai prêté mon texte, et tu ne me l'as jamais rendu. Les ruses de l'informatique sont incroyablement tordues, dès qu'il s'agit de nous voler une partie de nous-mêmes. Je me souviens de ces sessions d'improvisation où l'on se trouvait génial, et que, bien sûr, personne n'a jamais enregistrées. Mais rien qui se rapproche de la fureur que j'éprouve aujourd'hui. Ça me tiraille partout dans les organes, je sens les tissus déchirés, tendus à rompre. Désespoir des autres. La plupart sentent déjà l'agonie de la répétition, le petit calcul, la préservation méthodique de l'acquis. Ah, cet acquis grotesque qu'ils trimballent partout avec eux. Leur petit baluchon de croyances et de désespoirs. Je me revois improviser des journées entières, dans la petite pièce aux murs peints en rouge, à Valliguières. Ces choses si lointaines sont moins inaccessibles que ce texte écrit il y a deux jours. Les Indiens, et Françoise, dans la chambre, à côté, que j'entendais chuchoter. Le petite terrasse donnant sur les champs d'asperges et de cerises. La grande cuisine jaune et sa grande cheminée, il y a eu tellement de monde, dans cette maison… Où est-ce que ça se trouve, tout ça ? On dit "dans ma mémoire", mais ça ne veut rien dire, ça. Personne ne nous dit ce qu'est la mémoire. Où elle se trouve. Au départ, ce texte s'intitulait « Le cinquantième concerto de Mozart », mais ce titre n'a plus de sens. Je vais le changer. Il pourrait maintenant s'intituler « L'Autorité », car je me demande qui a cette autorité, sur moi et ma mémoire. Pas moi, en tout cas, ça c'est sûr.

J'abdique, je ne réussis pas à retrouver mon texte. Il est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le vois bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est bon, quoi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des crevasses, des murs, des portes, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots qui sont enfin délivrés de leur sens. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve de tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.