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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

dimanche 5 mai 2024

Journal de ma vessie

La fonction des « souvenirs » proposés par Facebook est très pédagogique et très morale. On tombe sur des choses qu'on a écrites il y a un, deux, trois, ou quatre ans, qu'on trouve pas mauvaises, et le premier mouvement est de les faire remonter à la surface. On s'apprête à le faire, et juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi », on se rend compte que cela n'a aucun intérêt et l'on se trouve bien ridicule d'avoir eu l'idée de le faire. 

J'ai 956 amis sur Facebook. Nombre parfait. Il faudrait n'en ajouter aucun. 

Toutes les choses qu'il faut taire, dans un journal extime…

Je suis très heureux car j'ai enfin trouvé de l'excellent beurre cru.

J'ai vraiment un problème avec le « journal ». Pour moi, un journal digne de ce nom doit tout dire, ou, sinon tout dire, du moins dire avec le plus de vérité possible. En conséquence, il est impubliable. C'est d'ailleurs ce que prétendait Philippe Muray. Personne ne supporte la vérité. Tous ces journaux publiés n'en sont pas, pour moi. Ils peuvent bien entendu avoir une certaine forme de beauté, et certains sont même excellents, mais, par essence, ils ne sont pas « impeccables », ils sont dans le péché, ils ratent leur cible. J'en tenais un vrai, autrefois, quand j'étais professeur à Paris et que j'habitais en Haute-Savoie. C'est dans le train, principalement, que j'écrivais, et j'adorais ce moment. J'en ai rempli, des cahiers, dans ces voyages qui duraient quatre heures ! Comme je n'avais nullement l'intention de publier ces lignes, je pouvais laisser libre court à mes pensées, sans aucune censure, et ces onze années, de 1990 à 2001, ont été de ce point de vue extrêmement heureuses et bénéfiques. Je crois que la pratique du journal intime est essentielle pour un écrivain et j'essaie d'encourager mes amis à y avoir recours. Pourtant, je ne le tiens plus, ce journal. Si je ne suis pas « en déplacement », l'idée ne me vient pas, mais dès que je suis amené à faire un voyage (ce qui n'arrive que très rarement), ça se fait automatiquement. Le journal est un bout du foyer qu'on emporte avec soi. La parenthèse enchantée du train m'a beaucoup marqué, et je la regrette, même si l'idée de voyager, aujourd'hui, me semble la chose la moins désirable qui soit. 

Parlant de cela avec un ami proche, il y a peu, je lui avais exprimé mon regret de ne plus tenir de journal, et il m'avait alors répondu que mon blog était une sorte d'énorme journal. 

J'ai remplacé les trajets en train par le dimanche. 

Il avait raison, cet ami. J'ai longtemps cherché une forme, une forme heureuse, pour ces centaines de textes, pour les faire dialoguer entre eux, pour les réunir, et je la cherche encore. Désirant les publier, je cherchais un titre au volume, et je m'étais arrêté sur Cahiers de bouillon, ce qui, sans même m'en rendre compte, renvoyait encore à la forme journal. Le titre ne plaisait pas beaucoup à mes amis, et il finit par m'agacer moi-même. Je sais d'expérience que les jeux de mots vieillissent mal, dans les titres, même lorsque leur justification nous semble aller de soi. Facebook m'en a fourni tout naturellement un meilleur : Chiffré de bout en bout. Les textes que j'ai réunis pour ce volume, pour ces volumes, puisque la quantité interdit de se contenter d'un seul volume (j'avais dépassé les neuf cents pages), sont à l'évidence les pièces d'une machine à chiffrer et à déchiffrer. C'est bien le chiffre, ici, qui est l'essentiel. Le chiffre et le nombre. Le chiffre, c'est la manière de résister à ce qu'on attend de nous, de pervertir le message, de le rendre obscur en le mettant en pleine lumière. Depuis toujours, j'ai cette hantise, ou ce dégoût, figuré par celui ou celle qui passe la tête par dessus notre épaule et nous dit : tu devrais écrire ceci, et pas cela. Mais tous les lecteurs sont ce personnage, et c'est à lui qu'il faut résister (il arrive même qu'il soit nous-même). Le chiffre, c'est une manière d'écrire, une manière d'écrire qui interdit qu'on nous dise ce qu'on peut, ce qu'on doit écrire, et surtout ce qu'on ne doit pas écrire (ou qui du moins tente de l'empêcher) ; c'est un secret, c'est une clef secrète, c'est de l'ombre jetée sur la lumière, c'est un fil qui court souterrainement, qui réunit et qui donne une tonalité indéchiffrable, c'est un thème négatif, qu'on ne fait pas entendre, et dont on ne perçoit que l'écho, ou l'ombre, sans que l'origine ne soit jamais donnée. Ma vérité, je ne la connais pas, je n'en vois que les ombres projetées sur le murs de la caverne. 

« Il est interdit d'interdire », écrivait-on sur les murs de ma jeunesse, et ce slogan résonne encore en moi. Il m'est interdit de m'interdire mais je sais, dans le même temps, que je ne peux pas tout dire. C'est la quadrature du cercle ; d'autant plus à une époque où jamais la censure n'a été plus massive et plus brutale, ce qui conduit à une autocensure encore plus terrible. 

La question centrale, pour un homme, est de se tenir éloigné du péché, mais pour s'en tenir éloigné, il faut commencer par l'identifier, et c'est le plus difficile. Depuis l'enfance, je suis obnubilé par l'adresse. Ce qu'on pourrait appeler aussi la virtuosité — si l'on veut bien entendre la vertu que ce mot porte en lui-même. Être adroit. La maladresse m'a toujours fait horreur, ainsi qu'elle faisait horreur à mon père, dont c'était la bête noire. Il y a dans les réseaux sociaux une loi d'airain. Les commentaires sont là pour diminuer, et parfois annuler, ce qui a été dit, en rendre la substance bête, indigente, plate, vulgaire, transmuer l'or en plomb, l'originalité en banalité. Ils portent bien leur nom : comment taire, comment faire taire. Les réseaux sociaux sont le lieu où l'on répond toute la journée à cette question toujours d'actualité : qu'est-ce qu'un con ? Un con, c'est celui qui vous annule. Celui qui ne supporte pas que vous parliez, et qui parle plus fort car il ne connaît pas d'autre manière de vous faire taire. Il est tellement difficile d'écrire une phrase juste, et il est tellement facile d'en écrire mille qui sont fausses, inutiles, et qui pèchent contre l'esprit, et qui vont recouvrir la voix singulière et adroite qui avait réussi, l'espace d'un instant, à être juste. La maladresse, c'est la voix du ressentiment, car la maladresse est rarement innocente. Ce n'est pas par hasard que le vocable « sentence » porte en lui ce sens terrible. Le lieu commun est souvent une manière de faire taire. 

Juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi »… Juste avant de laisser tomber la lettre dans la boîte jaune. Juste avant de dire, de prononcer. Les réseaux sociaux ont institué une nouvelle justice sans contradictoire. Y a pas de débat ! On entend de plus en plus cette phrase terrifiante : « ce n'est pas une opinion, c'est un délit », énoncée tranquillement. Laisser tomber la lettre, laisser tomber le mot, la phrase, c'est devenu le moment le plus dangereux. Alors un journal intime… Vous pensez ! Autant se suicider tout de suite. Autant adhérer à la grande confrérie des Délictueux, ceux qui portent une marque gravée sur le front. N'écrivez pas ! Taisez-vous ! C'est la voie de la sagesse. Comme j'étais tranquille, quand j'étais musicien…

J'ai voulu lire un livre. Je me suis aperçu que je ne savais plus lire. Alors j'ai pris un livre très simple, de Kawabata, La Danseuse d'Izu. Et j'ai lu, très lentement, mot à mot, en suivant les mots, et presque les lettres, avec mon doigt sur la page, comme un aveugle ou comme un enfant. « La rivière qui coulait en contrebas de la salle de bain, grossie par la pluie, semblait charrier des rayons de soleil. » Et j'ai continué ma lecture ainsi, avec un plaisir inconnu de moi. Nous lisons de plus en plus vite, au cours de notre vie, nous avalons les phrases comme des gloutons, sans les mâcher, pressés que nous sommes d'en venir au sens, comme on en vient aux mains, et le sens se rit de nous, peu à peu, et nous asphyxie, nous rendant bêtes et maladroits, couchant les lettres et les mots comme les blés hauts sous l'orage, et nous interdisant de les récolter. Il faut perpétuellement en revenir à la lenteur et au déchiffrage, puisque les chiffres se mettent en travers du sens et du style, ou plus simplement des phrases, et qu'une virtuosité sans vertu prend toute la place sans qu'on y prenne garde. « Je suivis des yeux la direction vers laquelle il pointait son index. » Et je continue à lire avec mon doigt contre les mots, mon doigt qui touche les lettres en même temps que mes yeux. « Puis aussitôt je vis une femme nue sortir en courant de la salle de bain sombre. » On peut s'arrêter, quand on lit, séparer les phrases les unes des autres. On ne le peut pas, quand on écoute une sonate. Et l'on ne choisit pas non plus le tempo, la vitesse d'énonciation. « Elle n'avait même pas une serviette sur elle. C'était la danseuse. » C'était la danseuse. C'est à la fois une phrase du livre et une réalité charnelle. Si la danseuse était là, je pourrais la toucher de mon doigt, mes doigts seraient mes yeux, je la lirais lentement, je lirais toutes les phrases de son corps, à mon tempo. Largo appassionato. Je la lirais de toute ma vertu, de toute mon attention, mot à mot ; sa nudité serait une partition, un paysage sonore, un journal intime écrit pour moi seul, chiffré et déchiffré, plein de silences et d'accords inouïs, au style impeccable et innocent. 

Le dimanche, je pisse toutes les demi-heures. Un paragraphe, un vidage de vessie. Je ne sais pas d'où provient toute cette urine. On dirait que les mots fabriquent une quantité de déchets liquides invraisemblable. L'écriture diurétique, j'aurais au moins inventé quelque chose dans ma vie…

Un vrai journal ne devrait même pas avoir d'ambition littéraire, sauf à entendre cet adjectif dans un sens autrement plus exigeant que celui qui intéresse le monde des Lettres. Faire de la littérature, ici, est une faute de goût : la seule exigence est la vérité, et, certes, pour y atteindre, il faut des phrases parfaites. Je pense très souvent à mon ami Jacques, qui écrivait sans vouloir être publié, et qui m'avait montré des pages de son manuscrit. « Tout est vrai », m'avait-il dit, et ce tout est vrai, j'en comprends seulement aujourd'hui le sens profond. Sa langue était juste. Et c'était magnifique. Quel courage il faut ! 

J'ai regardé hier un court extrait d'une émission télévisuelle dans laquelle une jeune femme parlait de ses seins, qu'elle avait très gros (110 H). Je ne sais ce qu'il en est à la télé, mais ici, reproduit dans une vidéo déposée sur Facebook, un nombre ridicule de mots par elle prononcés était censurés, masqués par des silences qui rendaient difficilement compréhensibles les phrases desquelles ces mots étaient bannis. Je n'en revenais pas. Il semble bien qu'il soit désormais interdit d'utiliser les mots seinsfessespoitrineculsexefantasme, et même soutien-gorge ! Il va devenir très vite difficile d'aller à la boulangerie acheter une baguette de pain. Mais comme la langue s'est de toute manière appauvrie vertigineusement, et que les élèves qui sortent de l'école ne savent plus rien, n'ont de la réalité qu'une vision d'insectes lymphatiques, j'imagine que cela ne gênera personne. « Nous avions formé le projet de quitter Yugashima le lendemain matin à huit heures. » Dans quelques années, même cette phrase sera réservée à des philologues célibataires enfermés hermétiquement dans des laboratoires enterrés au quatrième sous-sol et entourés de barbelés. Il est possible qu'on manque d'eau, dans quelque temps, mais ce qui manque déjà, c'est la langue, et ceux qui savent s'en servir. Chiffrés, nous le sommes de bout en bout, c'est indéniable, c'est même le projet du Numérique, et nous le serons cent fois plus dans quelques années, quand la parole sera devenue l'ennemie publique numéro un, quand la parole, la langue, les corps et le sens du toucher seront définitivement mis à l'index, isolés et séparés de nous. Mais dans le même temps, nous sommes mis en pleine lumière, éclairés comme en plein jour même au cœur de l'intime, soumis constamment à la loi de la Transparence maximale. Nous avons livré tous nos secrets, tout est en permanence sur l'écran global, à la disposition de tous, et ce grand écart permanent nous rend fous. 

La GPA est promise à un grand avenir, nous le savons, mais c'est la LPA, qui va plus généralement s'imposer, la Langue Pour Autrui. Il faudra bien en passer par des spécialistes, pour commercer ou s'injurier, et ces spécialistes sont déjà à l'œuvre sur les plateformes numériques, ce sont les robots qui suppléent aux bouches closes et botoxées des poupées contemporaines qui s'agitent sur nos écrans en nous proposant leurs *** et leurs ****. 

Mais j'ai trouvé un délicieux beurre cru et je pense que j'ai encore le droit d'en parler, du moins jusqu'à la semaine prochaine. Bernard Gaborit, merci !

dimanche 23 octobre 2022

Les Figures

Une vie, ça semble long, mais je me rends compte ce matin que je n'ai pas vécu plus de vingt-quatre mille jours, ce qui n'est tout de même pas beaucoup. La suite des jours est très loin d'être infinie. C'est en écoutant Segovia, à l'aube, que je reprends le fil. Je crois que j'avais oublié que j'étais vivant. Il y a des figures qui nous accompagnent toute une vie. On ne peut pas vivre sans elles. Moi en tout cas je ne peux pas. Segovia, Michelangeli, Richter, Pablo Casals, Dinu Lipatti, Debussy, Boulez, beaucoup d'autres, bien sûr… Ce sont plus que des musiciens, des interprètes, des instrumentistes ou des compositeurs, ce sont des figures, ce sont des visages, des vies, des morales, des pensées, des corps, des présences, ce sont des indices, des voix et des chemins qui laissent des traces dans le temps, dans un temps habitable, dans lequel nous nous incarnons. Ce sont même des langues, et des voix. Les écrivains, malgré tous leurs mérites, ne me font pas cet effet. Il leur manque une dimension. Je peux les aimer, les vénérer, même, je peux avoir infiniment de reconnaissance, pour eux, mais je suis incapable de me couler dans les figures qu'ils ont incarnées. Il n'y a pas de place pour moi. Il n'y a pas ma place.

« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la plèbe. » C'est André Suarès qui écrit ce qui précède et avec quoi je suis parfaitement d'accord, faut-il l'écrire. Mais je ne prétends pas être un homme libre. Je l'espère seulement, la liberté, ou le plus de liberté possible, et je fais en direction d'elle tous les pas que je peux faire, je crois que ma vie en témoigne, mais jamais je ne dirai que je suis un homme libre : la liberté n'est pas mon pays, ce n'est pas ma demeure. Cet esprit de liberté que je reconnais comme désirable, je ne peux pas l'habiter vraiment. Je me sentirais dépossédé de quelque chose de plus précieux, si c'était le cas. Il y a dans la musique une sorte de présence et de destin qui dépassent toutes les libertés humaines, une nécessité et une forme qui viennent de la nature. Le son ne se laisse pas dicter sa loi par les hommes. C'est lui qui préside à leur volonté de s'en servir de véhicule à la pensée. Ils ne seront jamais libres d'en faire ce qu'ils désirent. Le monde était là avant nous et ses lois nous précèdent. Nous ne sommes que ses invités. La portée musicale, ces cinq lignes droites sur lesquelles nous déposons des notes, le dit assez. Nous ne faisons que passer. Nous ne faisons que faire vibrer l'air que nous respirons, le temps d'un souffle, que noter, déposer des signes, des césures et des modulations dans la vibration universelle qui, elle, ne s'interrompt jamais. Nous ne faisons qu'imprimer fugitivement des figures dans le vivant. 

dimanche 15 novembre 2020

L'Apostrophe

Tout est mal écrit, mal dit, décousu, débraillé, ébréché, et pour tout dire (ou dire les choses simplement) incompréhensible. Tout est jeté là comme on jette son manteau sur une chaise en rentrant à la maison. Tout est contradictoire, emberlificoté, long quand ça devrait être court, trop court quand il faudrait développer, avec des mots incomplets, déchiquetés, cul par dessus tête, pas à leur place, une ponctuation absente ou délirante, des caractères manquants, des apocopes systématiques, des erreurs, des oublis, des répétitions, des incohérences, des impasses logiques, des sauts de côté, et des emplâtres syntaxiques. 

On a beau lui dire gentiment, le plus gentiment possible, elle s'en fout, n'en fait qu'à sa tête, qu'elle croit bien faite, et même s'en vante, car elle pense que la spontanéité fait office de liant, ou de style, ou de couleurs, alors que son discours est gris comme un trottoir sale. Qui se vante d'écrire en mouvement et sans jamais se relire s'expose à très vite lasser ses correspondants, en tout cas ceux qui prennent les autres au sérieux. « Écrire en mouvement »… Faut-il être prétentieux pour se croire capable d'une telle prouesse ! Ils écrivent en mouvement, ils lisent debout dans une librairie, ils écoutent de la musique en faisant leurs courses, ils font quatre choses à la fois, seize fois plus mal, donc, et ils vous jettent ça à la figure comme si nous devions nous incliner admirativement devant cette danse de Saint-Guy verbale ? Qui s'étonnera ensuite de la solitude et de la mutité tragique dont parle Houellebecq ? Elle fait partie de ces gens qui croient que malgré tout le fond est là, de toute éternité, parce qu'ils le valent bien. Elle prend son arrogance bébête pour du courage, et son autisme pour de l'originalité. Elle n'assume rien, et efface copieusement ses interventions, sans aucun égard pour les autres, même quand ceux-ci ont passé du temps à lui répondre. Cette incapacité à comprendre que ce qui est proféré devant autrui ne peut être déproféré sans renier tout le pacte inhérent à la conversation me glace. Ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit, une fois pour toutes. Rien n'empêche d'y revenir, de se corriger, de pondérer ce qu'on a écrit, et même de se contredire, pourquoi pas, mais effacer est la marque des faibles et des "inverbants" (ceux qui ne disent rien), ceux pour qui la Parole ne compte pas, et qui ne croient pas à ce qu'ils disent. Comment pourrait-on dès lors leur accorder quelque confiance ? Ils deviennent arrogants à force de complexes. Qu'on ait des complexes quand on s'expose est tout à fait normal, et chacun devrait connaître cette gêne qui sous-tend la civilité, mais qu'on retourne ces complexes en arrogance qui autorise tout est la marque d'une incroyable immaturité. 

Et toujours cet argument ridicule du « on est sur Facebook, merde ! » qui tient lieu de sauf-conduit puéril ! Qu'ils soient sur Facebook ou ailleurs ne change évidemment rien à leur langue, tout le monde le sait sauf eux. Quand on ne sait ni lire ni écrire, le lieu compte pour rien. Et c'est cela qu'ils révèlent à leur corps défendant : qu'ils ne savent pas lire, ce qui les rend très pénibles à supporter, car qui ne sait pas lire fait perdre un temps fou à son interlocuteur. C'est malentendu sur malentendu, quiproquo sur quiproquo, explications à n'en plus finir, approximations et contresens. La vie a d'autres ambitions !

On en revient toujours à la politesse — la politesse qu'on doit aux autres. La politesse est une forme d'humilité, quand le soi-mêmisme n'est que vanité et inconscience : on considère l'autre, on lui accorde des droits sur nous-même, et en tout premier celui de ne pas être importuné par nos maladresses et notre laideur. Une langue soignée est à l'évidence la première de toutes les politesses, car la langue est par excellence le lieu du Lien vivant, organique, fondamental . La politesse a ceci de particulier qu'elle ne peut pas se singulariser. Si chacun a sa propre politesse, personne n'en jouit. La politesse est un langage. 

Ce qu'elle appelle "chipoter", c'est donner à l'autre de son temps pour qu'il n'ait pas d'efforts inutiles à faire. Prendre le temps de mettre une apostrophe n'est pas un "détail" qu'on peut négliger, au prétexte que « ça prend du temps » ou que « ça demande un effort », puisque c'est justement le temps que ça prend, et l'effort qu'on fait, qui a du sens. Rien n'est gratuit. Tous les signes du langage réclament un effort au scripteur — il faut les connaître, savoir les utiliser à bon escient, et les former — mais leur emploi ne peut pas être fonction de cet effort. Les relations humaines sont d'abord faites du temps qu'on offre à l'autre, et de l'effort qu'on fait pour que l'autre en fasse moins. Ce qu'elle appelle "chipoter", c'est également le fait de vouloir que les choses qu'on écrit aient un sens véritable, que ce ne soit pas du bavardage, du bruit. Personne n'est obligé de supporter le bavardage des autres, les niaiseries, les affirmations qui ne reposent sur rien de solide, les clichés qui ne servent qu'à remplir le vide de l'âme et de l'esprit, le charabia. Ce n'est pas "chipoter" que de vouloir que la parole soit vraie, c'est seulement être vivant. On aime l'humour, on aime la fantaisie, mais précisément, l'humour et la fantaisie sont bien trop précieux pour être sacrifiés à la banalité et à l'approximation, au prétexte qu'on "improvise". L'improvisation n'a jamais empêché quiconque de se relire avant d'appuyer sur la touche envoi. Le mal-écrire me donne toujours l'impression de me trouver face à un postillonneur décomplexé. 

Il faut toujours croire à son premier mouvement. Quand on se trouve face à quelqu'un d'approximatif, il le restera. Quand on se trouve face à quelqu'un de mal élevé, il le restera. Quand on se trouve face à quelqu'un de bête, sa bêtise trouvera des accommodements, mais ne disparaîtra jamais. Elle reviendra même plus forte encore d'avoir pu trouver en vous un écho favorable. Les postillonneurs restent éternellement des postillonneurs, quel que soit le charme qu'ils aient par ailleurs. Tout cela se lit dans la première phrase. L'approximation se retrouve partout, et dans les phrases et dans la pensée, et même dans les affects. La grossièreté, c'est pareil. Rien n'est caché, dans les êtres. Ils montrent tout, tout de suite. Mais nous avons tellement peur de voir, nous avons tellement peur de la vérité…