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lundi 17 mars 2025

Warum ?


Ma mère aurait eu 111 ans aujourd'hui. Cantate 136, « Erforsche mich, Gott, und erfahre mein Herz » (sonde-moi, mon Dieu, et connais mon cœur), du 8e dimanche après la Trinité, composée par Bach en 1723, à Leipzig. J'ai décidé il y a longtemps d'avoir systématiquement des marges de 4 cm à gauche, dans ce logiciel de traitement de texte (police de caractères Didot, corps 12, interligne 1½, 0,50 cm entre les paragraphes) parce que je voulais de la place pour corriger mes textes une fois imprimés. Or je ne les imprime plus jamais, faute d'encre, de papier, d'une connexion fiable entre l'ordinateur et l'imprimante, et peut-être aussi en raison de ma flemme. 

11, 111, 101, 110, 011, tous ces nombres qui semblent montrer un faciès binaire, ne le sont que très peu. Pourquoi le nombre 11 s'est-il imposé peu à peu dans ma vie à la manière d'un code à demi caché qui touche à tous les aspects de mon existence, et que je frotte de temps à autre comme une lampe magique, je l'ignore. Il faudrait un jour que je me penche sérieusement sur la question. Le 11, c'est aussi bien sûr le 10 + 1 (10 janvier), le 7 + 4 (la Haute-Savoie) et son renversement, le 4 + 7 (le Lot-et-Garonne) , le 3 + 8, etc., mais surtout, et c'est la forme qui me fascine le plus, le « 101 », non-rétrogradable, comme dirait Messaien, ou palindromique en diable, avec cette sorte de Trinité dont le centre (et l'Être ?) est un zéro, une absence, une privation, un affaissement. Tout ce qui ne peut pas se rapporter à des nombres n'existe pas vraiment, c'est le sentiment profond que j'ai depuis toujours, et qui sans doute vient de la musique elle-même. En tout cas, la Trinité, comme déploiement réel du couple, du double, de la dualité, et même du vivant singulier, m'a toujours semblé une évidence. Nous sommes les brins d'une guirlande éternelle en forme de triangle. 

Il y a de la Tortue et de l'Achille en chacun de nous, autant dire de l'impossibilité de mouvement. Parfois, c'est Achille qui s'exprime, le plus souvent la Tortue, en moi. Mais à chaque fois qu'il y a dialogue, en soi-même, une troisième voix s'invite subrepticement, qui met les deux autres d'accord (momentanément), ou les fait taire (momentanément). Un couple n'est jamais vraiment un couple, ou pas seulement. Une des premières apparitions du terme « sonate » (la sonate, formellement, a désigné ensuite une forme dans laquelle deux thèmes s'affrontent et donnent lieu à une troisième partie, un développement) se trouve dans la formulation « sonates en trio », à l'époque baroque. À ce moment-là, le mot « sonate » voulait simplement dire « qui sonne », qui se joue sur un instrument à vent ou à cordes, par opposition aux « cantates », qui sont chantées. Mais on voit que déjà il y avait besoin d'une troisième voix pour donner au discours musical une épaisseur et un volume (et une complexité harmonique) que le « bicinium » ne pouvait pas lui offrir, une assise harmonique qui allait peu à peu émanciper la musique du contrepoint (pour le meilleur et pour le pire). 

Le nombre 11 a ceci de fascinant qu'en juxtaposant simplement deux unités simples (le chiffre 1), simples parmi les simples, deux corps réduits à leur squelette, deux signes érigés, deux statues, nues, il produit un nombre déjà très complexe, un nombre premier, instable dès qu'on veut le combiner, le réduire, le diviser : un nombre difficile. Typographiquement, le nombre 11 se confond souvent avec le pronom « il », troisième personne du singulier, quand il est écrit en capitales d'imprimerie : « II ». (Va distinguer le « l » du « I », ici…) De même, dans « ICI », qui pourrait se lire : 1(c)1, où « c » pourrait figurer le « 0 », le rien, le nul, le vide, entre les deux colonnes, les deux émergences sensibles (et peut-être contradictoires) de l'être (ou de l'Être) qui se tient là. Être serait donc donner des limites, des bornes au vide, à ce qui en nous n'est pas là, n'existe pas dans la présence, ou existe ailleurs qu'en celle-là. « Il » est là, en nous, comme une énigme souveraine qui parfois nous sépare de notre moi. Qui est le « il », qui est le « je » ?

Connais-moi, mon Dieu ! dit la Cantate 136, car l'on sait qu'il est impossible de se connaître soi-même, et que nous avons besoin d'un tiers, pour cela. La vie nocturne et silencieuse, celle qui comprend le sommeil, représente approximativement le tiers de la vie totale, et la vie diurne les deux tiers. Le plus grand désir de l'homme est d'être connu entièrement, de manière absolue, juste ; mais par qui ? Par pas un semblable, c'est certain, car nous savons d'instinct que la connaissance totale de nous-mêmes par un autre serait un anéantissement et une condamnation. Seul un Dieu omniscient et équitable peut comprendre ce qui est incompréhensible à l'autre, seul le Créateur peut comprendre sa créature, car il la contient de toute éternité. Le résidu secret (ce tiers indéchiffrable) que nous portons en nous-mêmes, ce « 0 », est indivulgable à notre prochain, qui ne le comprendrait pas plus que nous. Sans cette part indicible et muette de nous-mêmes, qui a d'autres causes que nous-mêmes, et sans doute d'autres avenirs, nous ne serions pas des individus, mais des machines divisées soumises à tous les vents du siècle et à ceux qui nous font face, qui maladroitement dressent eux aussi leur nuit devant nous. Il faut en prendre son parti, nous ne sommes complets et cohérents qu'en admettant et en comprenant que se trouve au cœur de notre être un vide qui nous sera toujours inintelligible. La vie moderne cherche par tous les moyens à réduire cette part en la rendant objective et déchiffrable, visible, stable, connue de tous, avouée ; elle veut nous juger entièrement, elle se prend pour Dieu, elle éclaire la nuit, elle comble les vides et les silences. On peut aussi appeler cette part Liberté, ou Secret. Pour se dresser, dans la vie, dans le vivant, il faut en passer par le rien qui nous consume ; pour dire vraiment oui, il faut accepter le non. 

Maintenant que j'ai bien ennuyé avec mes histoires absconses de chiffres et d'absence, et que les rares lecteurs qui s'étaient aventurés jusqu'ici ont fichu le camp en jurant qu'on ne les y reprendrait plus, je peux commencer à raconter que le soleil pénètre enfin dans mon salon, lui qui avait choisi de se cacher depuis des jours et presque des semaines, comme s'il voulait me faire admettre qu'il n'y avait rien à attendre de bon des quelques moments qui restent. Est-ce que deux messages supprimés valent mieux que pas de messages du tout ? Est-ce qu'une phrase barrée signifie autant qu'une phrase abandonnée, laissée à la bonne volonté du lecteur, à son hypothétique bienveillance, ou seulement indulgence ? Est-ce que le silence parle ? 

L'autre nuit, un mot allemand m'obsédait et me tenait éveillé : « Warum ». La sonorité de ce mot me paraît tellement extraordinaire… Comment les Allemands en sont-ils venus à formuler cette demande d'explications avec cette construction sonore qui démarre en trombe et tourne sur elle-même avant de lâcher au-dessus du vide une résonance impressionnante, c'est un grand mystère. Mais c'est beau ! Je pense bien sûr au « Warum ? » de Schumann, la troisième pièce des Fantasiestücke op. 12. Rubinstein, Brendel, Argerich, Marc-André Hamelin, Perahia, Richter, Éric Le Sage, 18 minutes de Warum répétés, enchaînés… J'occupe le temps avec le son, ou je remplis le son de temps, je l'enfle et le dilate de pourquoi. Ré-Do-Ré-Mi–La-Fa répété huit fois (avec la reprise), et le motif répété 24 fois si l'on compte ses variations. C'est beaucoup de questions à Florestan, de la part d'Eusébius. Le soleil a déjà abandonné la partie. Parle donc, Robert ! Avoue ! Confesse-toi ! Tu n'étais pas un saint homme, ne nous prends pas pour des naïfs. D'ailleurs il paraît que tu ne faisais pas la vaisselle, à la maison ! 

À chaque fois que je dépose (en clair) sur Facebook un des textes publiés sur ce blog, car j'ai observé que presque personne ne clique jamais sur le lien qui y mène (je ne sais vraiment pas pourquoi), je suis obligé de laisser tomber tous les enrichissements typographiques (italiques essentiellement, lettres barrées, etc.) et dans un premier temps, j'en souffre, je suis inquiet. Mais, plus tard, je me dis que cette frugalité et ce carême forcés sont plutôt une bonne chose. Les enrichissements typographiques ne sont-ils pas une paresse, un procédé pratique, certes, mais une manière de se simplifier la vie, quand on écrit, de montrer du doigt des choses qui devraient peut-être se signaler par elles-mêmes ? Il va de soi que je ne m'en passerais pas de moi-même, si l'on ne me forçait pas le clavier, mais il ne me déplaît pas vraiment d'en être privé a postériori par une des limites de la technique. Pour rapprocher cela de l'interprétation musicale, je me demande toujours si ce qu'on nomme une bonne interprétation, n'est pas intrinsèquement une manière de trop nous expliquer ce que l'on doit entendre et comprendre dans une œuvre musicale, de nous montrer où sont les phrases, ce qu'elles signifient, quel sentiment leur associer, etc. Mais j'ai bien conscience, écrivant cela, que je me place en dehors de toute réalité sensible, car l'interprétation idéale serait — dans cette utopie-là — celle produite par une machine parfaitement insensible et objective qui estimerait que l'œuvre délivre son message sans qu'un interprète soit nécessaire, que tout est écrit, que tout est noté. Or ce n'est pas le cas, on le sait.

Moi qui ai fait de la musique avec des machines, je sais bien dans quelle impasse on se trouve lorsqu'on leur fait confiance, et qu'il n'est d'autres solutions que de les pervertir, de les mettre cul par dessus tête, si l'on y parvient, mais je dois confesser un véritable plaisir à les avoir fréquentées et à m'être parfois perdu au sein de leur bêtise constitutive. Après tout, c'est une limite comme une autre : Ce peut être un jeu du chat et de la souris, du lièvre et de la tortue, dans lequel on se mord la queue avec plaisir. 

On a peur de se priver de béquilles, de signaux, de couleurs, de soulignements, d'enluminures et de loupes, de gras, d'effets. On redoute la mécompréhension, cette malédiction éternelle, mais quoi qu'on fasse, il faudra la traverser, on le sait bien. Même avec la meilleure volonté du monde, de la part du lecteur et de l'auteur, même avec d'infinies précautions et d'index pointés, et de lampes dirigées sur l'encre noire, de lumière appliquée sur certains mots et d'ombre sur d'autres, de perspectives données de l'extérieur, de couleurs ajoutées, avant et après, nos phrases seront mal comprises, ou à demi comprises, ou incomprises. C'est la poésie, bien sûr, qui nous révèle avec éclat l'écart entre le signe et le sens (Lacan disait je crois que savoir lire c'était porter attention au signifiant plus qu'au signifié), et cet écart irréductible est la chose la plus précieuse du monde. Il y a une feinte, dans le langage : il feint de se donner pour mieux décevoir. Il signifie, il produit du sens pour dire autre chose que ce qu'il énonce, les mots écorchés et écorcheurs sont porteurs de plus qu'eux-mêmes, et parfois moins, ils viennent à nous avec une langue bifide qui nous séduit et nous horrifie tout à la fois, sans qu'on puisse jamais séparer complètement ces sens contradictoires et instables et sans qu'on puisse réparer définitivement la plaie qu'ils ouvrent en nous. On fait semblant de les prendre au sérieux même lorsqu'on sait que sera trompé ce qui en nous veut croire que l'autre parle vraiment. Si vous voulez terrifier votre interlocuteur, demandez-lui seulement : « Dis-moi quelque chose. » 

La vie individuelle est une précieuse récréation entre deux néants. On pense toujours au néant qui va succéder à notre vie, mais on pense plus rarement au néant qui l'a précédée. Plutôt 010, donc, que 101. On sait bien qu'en réalité de néant il n'y pas, que ce qu'on prend pour lui n'est qu'un niveau autre de vie, qu'on est incapable d'appréhender avec l'intelligence dont nous disposons. Il faudrait avoir la mémoire du néant primordial, cette origine des origines, pour être à même de comprendre que le néant terminal ne termine rien. Passer le temps (vivre) n'est qu'un pont, une brève transition entre deux couches de vie délivrée du temps. Il faudrait ici un autre terme que « vie », mais il est impossible à prononcer, ce mot, puisque les vocables que nous avons forgés l'ont été depuis cette transition et cet état qui est le seul dont nous avons la mémoire. Qui est le maître, qui est le valet ? Le temps, ou sa négation ? Impossible à dire. Il est toujours question d'interprétation, en tout cas. La communication n'est jamais pleine et entière, ni simple. Il y a toujours des résidus, de la poussière, des couacs, des blancs, des interruptions, des ratures recouvertes, que ce soit dans l'intime, à la faculté, à l'épicerie ou à l'église. Savoir lire, savoir parler, savoir écrire, savoir dire, savoir écouter, et même savoir se taire à bon escient, n'est pas donné à tout le monde, ni une fois pour toutes. C'est en cours. En travail. L'esprit et la lettre s'échangent des coups bas et sont même capables de se travestir, de se faire passer l'un pour l'autre, ajoutant et retirant sans cesse de nouveaux masques au sens, à l'infini et à ses figures. Il y a des jours où l'on se dit que la musique est plus sûre et plus simple que la langue. On peut penser que la musique devrait se lire plutôt que de s'écouter, ce serait l'idéal, mais un idéal bien triste, bien morne, et bien peu érotique, sans doute. Il vaut mieux accepter les malentendus et les maladresses des interprètes comme s'ils étaient des chances, même si certains jours ça nous irrite fort. 

La maladresse est chose liée à l'âge et aux matières. Les enfants sont maladroits, apprennent peu à peu, à force d'imitation et d'empilements complexes d'automatismes, l'adresse et la virtuosité (des gestes et des paroles), puis, le grand âge venu, nous redevenons maladroits. Toute ma vie n'est que l'histoire de ma maladresse (ses apothéoses et ses camouflages), qui a connu une trop brève interruption, dans quelques âges intermédiaires. « Maladroit » était l'insulte suprême de mon père. Ce n'était en rien une circonstance atténuante, bien au contraire : c'était le fond du problème, duquel découlaient tous les autres (il y a là une forme de morale que je suis triste de ne plus rencontrer). Je me désole, de plus en plus, de voir chez moi un retour en force de cette maladresse, celle des gestes, au premier degré, mais aussi celle des paroles et des sentiments. C'est une des pires formes d'humiliation que je connaisse. Mais les maladresses de mon temps ont également des causes matérielles. Quand nous étions environnés de matières nobles et fragiles (bois, verre, cristal, marbre, tissus précieux, etc.) nous étions bien obligés d'en considérer le prix et la vulnérabilité. Le plastique et les matières synthétiques ont changé tout cela. Qu'importe aujourd'hui de laisser tomber un de ces objets fabriqués à des millions d'exemplaires et qui ne coûtent presque rien aux fabricants (on parlait autrefois de « manufactures », et ce mot disait la main de l'ouvrier, l'ouvrier qui possédait un savoir — les manufactures ont été remplacées par les usines). On le remplace sans même y penser. Je me souviens de cette antique hantise de la tache (c'était un péché, de salir un vêtement), chez ma mère. Est-ce que la pêche tache, est-ce que le melon tache, est-ce que tel liquide va laisser une tache sur un vêtement qu'on devra garder longtemps, parfois se passer de frère en frère ou de cousin en cousin comme il m'est arrivé ? Les matières nobles étaient exigeantes et rares, on en prenait donc soin. Je me rappelle encore ce moment où j'ai entendu parler pour la première fois du « travail à la chaîne », et du temps qu'il m'a fallu pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ce que cela impliquait. Vite fabriqué, vite jeté, vite remplacé. « Ça coûte pas cher. » J'ai connu les débuts de « la fringue », cette pulsion folle d'accumuler de très nombreux vêtements, au détriment de la qualité. J'ai toujours eu le goût des choses qu'on garde longtemps, qui traversent le temps et les époques, qui ont le temps de se démoder, de ces objets qui nous accompagnent dans la vie, et je me souviens encore de cette paire de chaussures qu'avait portées mon père et que j'ai portées à mon tour, à sa mort, de nombreuses années, au grand étonnement de ma mère. Le Choix… Cette divinité des années 70, qui a fait florès depuis (et qui avait pour cousin germain le Pratique). Mais comme toujours, la chose s'est retournée contre elle-même. Le nombre est un tyran. Le choix a aboli le choix, la multitude a décimé le divers, l'accumulation a éradiqué le plaisir de la possession, en a durablement épuisé la sève. Quand les étrangers étaient rares, en France, nous les chérissions naturellement. Maintenant qu'être français n'a plus de sens et que notre être s'est dissout dans le pluriel furieux et dominateur, nous constatons que nous avons nous-mêmes scié la branche du plaisir sur laquelle nous étions assis. Il y a des seuils au-delà desquels les essences et les substances se muent en autre chose, et c'est en général irréversible ; il y a des limites qu'on ne franchit pas impunément, c'est la dose qui fait le poison, disait Paracelse ; quelques dissonances renforcent le sentiment de la tonalité alors qu'un grand nombre de dissonances la révoque. Une liberté prise avec une règle la renforce, et donne à cette liberté un prix extraordinaire, mais toutes les libertés accumulées s'annulent les unes les autres, et anéantissent l'idée même de liberté et le plaisir qui lui est associé. 

« Interpréter et s’imaginer comprendre n’est pas du tout la même chose, c’est même exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique . »

Il y a des jours où l'on a envie de cesser de devoir tout interpréter en permanence, où l'on rêve d'une communication simple et univoque, qui serait au ras du sens, de la lettre, tout près des phrases et de ce que l'autre pense. Mais dès qu'on se laisse aller à cette croyance, ou à ce désir, l'autre se rappelle à nous en nous démontrant, parfois de manière cocasse, ou caricaturale, qu'il ne sait pas ce qu'il pense, qu'il n'a fait que reformuler ce qu'il a entendu exprimer par d'autres que lui, que mettre en forme une rumeur neutre et lancinante. C'est de la persécution, ma parole ! Énigme, ou foutage de gueule ? Bêtise ou instabilité essentielle du langage humain ? On n'en sort pas. Dire qu'il y en a qui se demandent pourquoi il y a des guerres… Warum ? 

Il faut donc refuser de le comprendre, si nous voulons nous approcher de l'autre. Mais le veut-il, lui ? Bien sûr que non : il veut seulement être compris, c'est-à-dire qu'il refuse absolument qu'on l'écoute. 

Il y a quelques jours, une lectrice m'a dit que mes textes lui faisaient du bien. C'est très gentil, et je l'en remercie, mais j'ai du mal à comprendre comment c'est possible. Je ne vois qu'une explication, qui est que je n'écris pas ce que je crois écrire, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Il est bien possible en effet que je sois la dupe de mes propres phrases, que ça parle à côté de moi, dans mon dos, dans la pièce d'à côté, sans que j'en sois averti. J'essaie pourtant de me relire depuis l'autre côté, souvent, presque toujours, mais malgré ce que je crois, il est probable que je n'y réussisse pas. Tant pis ? Tant mieux ? J'attends Le Lecteur qui sait, qui saura, qui saurait traduire ma pauvre langue déboussolée, qui ferait de ce faisceau informe et désespéré, qui fuit de toute part, un ensemble moins incohérent et plus raisonné. On peut toujours rêver…

Dans Cléo de 5 à 7, d'Agnès Varda, un Paris comme je l'aime, au début des années 60, et au beau milieu du film, un minuscule film dans le film, un film muet avec Godard en jeune fiancé fringant, presque méconnaissable, Anna Karina, Eddie Constantine, Samy Frey, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme : les Fiancés du pont Mac Donald. La très blonde Corinne Marchand est adorable, en jeune starlette capricieuse et superstitieuse qui croit savoir qu'elle a un cancer. Même un Michel Legrand n'y est pas antipathique, c'est dire la force de séduction de ce film. Dorothée Blanck, qui interprète dans le film une amie de Cléo qui pose nue pour des sculpteurs, tenait un blog, jusqu'en décembre 2015 : Journal d'une dériveuse. Elle est morte aujourd'hui, mais son blog est toujours là, offert aux rares lecteurs de passage. Qui la connaît ? Je me dis que dans quelques années, mon blog sera lui aussi toujours là, quand je n'y serai plus. Quelle date pour le dernier billet, le onze novembre 2027, à onze heures onze ? Les lecteurs de passage qui ne sauront pas qui je suis pourront sonder mon cœur et ma prose en toute tranquillité, m'insulter, se moquer de moi, faire des « copiés-collés » de morceaux de mon blog particulièrement idiots, ridicules, sinistres, ou lamentables, et les envoyer à leurs amis pour se payer une tranche de rire au frais du néant. J'aurai peut-être 111 ans, au moment de ces éclats de rire, et je dériverai lentement en atomes déconstruits au sein de galaxies sombres aux noms patibulaires dont parlera un François Bayrou 3.0 halluciné qui bégayera d'aise au milieu d'une cour de journalistes, poussant ses mots hors de sa bouche comme des bulles de savon pas très catholiques. 

dimanche 5 mai 2024

Journal de ma vessie

La fonction des « souvenirs » proposés par Facebook est très pédagogique et très morale. On tombe sur des choses qu'on a écrites il y a un, deux, trois, ou quatre ans, qu'on trouve pas mauvaises, et le premier mouvement est de les faire remonter à la surface. On s'apprête à le faire, et juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi », on se rend compte que cela n'a aucun intérêt et l'on se trouve bien ridicule d'avoir eu l'idée de le faire. 

J'ai 956 amis sur Facebook. Nombre parfait. Il faudrait n'en ajouter aucun. 

Toutes les choses qu'il faut taire, dans un journal extime…

Je suis très heureux car j'ai enfin trouvé de l'excellent beurre cru.

J'ai vraiment un problème avec le « journal ». Pour moi, un journal digne de ce nom doit tout dire, ou, sinon tout dire, du moins dire avec le plus de vérité possible. En conséquence, il est impubliable. C'est d'ailleurs ce que prétendait Philippe Muray. Personne ne supporte la vérité. Tous ces journaux publiés n'en sont pas, pour moi. Ils peuvent bien entendu avoir une certaine forme de beauté, et certains sont même excellents, mais, par essence, ils ne sont pas « impeccables », ils sont dans le péché, ils ratent leur cible. J'en tenais un vrai, autrefois, quand j'étais professeur à Paris et que j'habitais en Haute-Savoie. C'est dans le train, principalement, que j'écrivais, et j'adorais ce moment. J'en ai rempli, des cahiers, dans ces voyages qui duraient quatre heures ! Comme je n'avais nullement l'intention de publier ces lignes, je pouvais laisser libre court à mes pensées, sans aucune censure, et ces onze années, de 1990 à 2001, ont été de ce point de vue extrêmement heureuses et bénéfiques. Je crois que la pratique du journal intime est essentielle pour un écrivain et j'essaie d'encourager mes amis à y avoir recours. Pourtant, je ne le tiens plus, ce journal. Si je ne suis pas « en déplacement », l'idée ne me vient pas, mais dès que je suis amené à faire un voyage (ce qui n'arrive que très rarement), ça se fait automatiquement. Le journal est un bout du foyer qu'on emporte avec soi. La parenthèse enchantée du train m'a beaucoup marqué, et je la regrette, même si l'idée de voyager, aujourd'hui, me semble la chose la moins désirable qui soit. 

Parlant de cela avec un ami proche, il y a peu, je lui avais exprimé mon regret de ne plus tenir de journal, et il m'avait alors répondu que mon blog était une sorte d'énorme journal. 

J'ai remplacé les trajets en train par le dimanche. 

Il avait raison, cet ami. J'ai longtemps cherché une forme, une forme heureuse, pour ces centaines de textes, pour les faire dialoguer entre eux, pour les réunir, et je la cherche encore. Désirant les publier, je cherchais un titre au volume, et je m'étais arrêté sur Cahiers de bouillon, ce qui, sans même m'en rendre compte, renvoyait encore à la forme journal. Le titre ne plaisait pas beaucoup à mes amis, et il finit par m'agacer moi-même. Je sais d'expérience que les jeux de mots vieillissent mal, dans les titres, même lorsque leur justification nous semble aller de soi. Facebook m'en a fourni tout naturellement un meilleur : Chiffré de bout en bout. Les textes que j'ai réunis pour ce volume, pour ces volumes, puisque la quantité interdit de se contenter d'un seul volume (j'avais dépassé les neuf cents pages), sont à l'évidence les pièces d'une machine à chiffrer et à déchiffrer. C'est bien le chiffre, ici, qui est l'essentiel. Le chiffre et le nombre. Le chiffre, c'est la manière de résister à ce qu'on attend de nous, de pervertir le message, de le rendre obscur en le mettant en pleine lumière. Depuis toujours, j'ai cette hantise, ou ce dégoût, figuré par celui ou celle qui passe la tête par dessus notre épaule et nous dit : tu devrais écrire ceci, et pas cela. Mais tous les lecteurs sont ce personnage, et c'est à lui qu'il faut résister (il arrive même qu'il soit nous-même). Le chiffre, c'est une manière d'écrire, une manière d'écrire qui interdit qu'on nous dise ce qu'on peut, ce qu'on doit écrire, et surtout ce qu'on ne doit pas écrire (ou qui du moins tente de l'empêcher) ; c'est un secret, c'est une clef secrète, c'est de l'ombre jetée sur la lumière, c'est un fil qui court souterrainement, qui réunit et qui donne une tonalité indéchiffrable, c'est un thème négatif, qu'on ne fait pas entendre, et dont on ne perçoit que l'écho, ou l'ombre, sans que l'origine ne soit jamais donnée. Ma vérité, je ne la connais pas, je n'en vois que les ombres projetées sur le murs de la caverne. 

« Il est interdit d'interdire », écrivait-on sur les murs de ma jeunesse, et ce slogan résonne encore en moi. Il m'est interdit de m'interdire mais je sais, dans le même temps, que je ne peux pas tout dire. C'est la quadrature du cercle ; d'autant plus à une époque où jamais la censure n'a été plus massive et plus brutale, ce qui conduit à une autocensure encore plus terrible. 

La question centrale, pour un homme, est de se tenir éloigné du péché, mais pour s'en tenir éloigné, il faut commencer par l'identifier, et c'est le plus difficile. Depuis l'enfance, je suis obnubilé par l'adresse. Ce qu'on pourrait appeler aussi la virtuosité — si l'on veut bien entendre la vertu que ce mot porte en lui-même. Être adroit. La maladresse m'a toujours fait horreur, ainsi qu'elle faisait horreur à mon père, dont c'était la bête noire. Il y a dans les réseaux sociaux une loi d'airain. Les commentaires sont là pour diminuer, et parfois annuler, ce qui a été dit, en rendre la substance bête, indigente, plate, vulgaire, transmuer l'or en plomb, l'originalité en banalité. Ils portent bien leur nom : comment taire, comment faire taire. Les réseaux sociaux sont le lieu où l'on répond toute la journée à cette question toujours d'actualité : qu'est-ce qu'un con ? Un con, c'est celui qui vous annule. Celui qui ne supporte pas que vous parliez, et qui parle plus fort car il ne connaît pas d'autre manière de vous faire taire. Il est tellement difficile d'écrire une phrase juste, et il est tellement facile d'en écrire mille qui sont fausses, inutiles, et qui pèchent contre l'esprit, et qui vont recouvrir la voix singulière et adroite qui avait réussi, l'espace d'un instant, à être juste. La maladresse, c'est la voix du ressentiment, car la maladresse est rarement innocente. Ce n'est pas par hasard que le vocable « sentence » porte en lui ce sens terrible. Le lieu commun est souvent une manière de faire taire. 

Juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi »… Juste avant de laisser tomber la lettre dans la boîte jaune. Juste avant de dire, de prononcer. Les réseaux sociaux ont institué une nouvelle justice sans contradictoire. Y a pas de débat ! On entend de plus en plus cette phrase terrifiante : « ce n'est pas une opinion, c'est un délit », énoncée tranquillement. Laisser tomber la lettre, laisser tomber le mot, la phrase, c'est devenu le moment le plus dangereux. Alors un journal intime… Vous pensez ! Autant se suicider tout de suite. Autant adhérer à la grande confrérie des Délictueux, ceux qui portent une marque gravée sur le front. N'écrivez pas ! Taisez-vous ! C'est la voie de la sagesse. Comme j'étais tranquille, quand j'étais musicien…

J'ai voulu lire un livre. Je me suis aperçu que je ne savais plus lire. Alors j'ai pris un livre très simple, de Kawabata, La Danseuse d'Izu. Et j'ai lu, très lentement, mot à mot, en suivant les mots, et presque les lettres, avec mon doigt sur la page, comme un aveugle ou comme un enfant. « La rivière qui coulait en contrebas de la salle de bain, grossie par la pluie, semblait charrier des rayons de soleil. » Et j'ai continué ma lecture ainsi, avec un plaisir inconnu de moi. Nous lisons de plus en plus vite, au cours de notre vie, nous avalons les phrases comme des gloutons, sans les mâcher, pressés que nous sommes d'en venir au sens, comme on en vient aux mains, et le sens se rit de nous, peu à peu, et nous asphyxie, nous rendant bêtes et maladroits, couchant les lettres et les mots comme les blés hauts sous l'orage, et nous interdisant de les récolter. Il faut perpétuellement en revenir à la lenteur et au déchiffrage, puisque les chiffres se mettent en travers du sens et du style, ou plus simplement des phrases, et qu'une virtuosité sans vertu prend toute la place sans qu'on y prenne garde. « Je suivis des yeux la direction vers laquelle il pointait son index. » Et je continue à lire avec mon doigt contre les mots, mon doigt qui touche les lettres en même temps que mes yeux. « Puis aussitôt je vis une femme nue sortir en courant de la salle de bain sombre. » On peut s'arrêter, quand on lit, séparer les phrases les unes des autres. On ne le peut pas, quand on écoute une sonate. Et l'on ne choisit pas non plus le tempo, la vitesse d'énonciation. « Elle n'avait même pas une serviette sur elle. C'était la danseuse. » C'était la danseuse. C'est à la fois une phrase du livre et une réalité charnelle. Si la danseuse était là, je pourrais la toucher de mon doigt, mes doigts seraient mes yeux, je la lirais lentement, je lirais toutes les phrases de son corps, à mon tempo. Largo appassionato. Je la lirais de toute ma vertu, de toute mon attention, mot à mot ; sa nudité serait une partition, un paysage sonore, un journal intime écrit pour moi seul, chiffré et déchiffré, plein de silences et d'accords inouïs, au style impeccable et innocent. 

Le dimanche, je pisse toutes les demi-heures. Un paragraphe, un vidage de vessie. Je ne sais pas d'où provient toute cette urine. On dirait que les mots fabriquent une quantité de déchets liquides invraisemblable. L'écriture diurétique, j'aurais au moins inventé quelque chose dans ma vie…

Un vrai journal ne devrait même pas avoir d'ambition littéraire, sauf à entendre cet adjectif dans un sens autrement plus exigeant que celui qui intéresse le monde des Lettres. Faire de la littérature, ici, est une faute de goût : la seule exigence est la vérité, et, certes, pour y atteindre, il faut des phrases parfaites. Je pense très souvent à mon ami Jacques, qui écrivait sans vouloir être publié, et qui m'avait montré des pages de son manuscrit. « Tout est vrai », m'avait-il dit, et ce tout est vrai, j'en comprends seulement aujourd'hui le sens profond. Sa langue était juste. Et c'était magnifique. Quel courage il faut ! 

J'ai regardé hier un court extrait d'une émission télévisuelle dans laquelle une jeune femme parlait de ses seins, qu'elle avait très gros (110 H). Je ne sais ce qu'il en est à la télé, mais ici, reproduit dans une vidéo déposée sur Facebook, un nombre ridicule de mots par elle prononcés était censurés, masqués par des silences qui rendaient difficilement compréhensibles les phrases desquelles ces mots étaient bannis. Je n'en revenais pas. Il semble bien qu'il soit désormais interdit d'utiliser les mots seinsfessespoitrineculsexefantasme, et même soutien-gorge ! Il va devenir très vite difficile d'aller à la boulangerie acheter une baguette de pain. Mais comme la langue s'est de toute manière appauvrie vertigineusement, et que les élèves qui sortent de l'école ne savent plus rien, n'ont de la réalité qu'une vision d'insectes lymphatiques, j'imagine que cela ne gênera personne. « Nous avions formé le projet de quitter Yugashima le lendemain matin à huit heures. » Dans quelques années, même cette phrase sera réservée à des philologues célibataires enfermés hermétiquement dans des laboratoires enterrés au quatrième sous-sol et entourés de barbelés. Il est possible qu'on manque d'eau, dans quelque temps, mais ce qui manque déjà, c'est la langue, et ceux qui savent s'en servir. Chiffrés, nous le sommes de bout en bout, c'est indéniable, c'est même le projet du Numérique, et nous le serons cent fois plus dans quelques années, quand la parole sera devenue l'ennemie publique numéro un, quand la parole, la langue, les corps et le sens du toucher seront définitivement mis à l'index, isolés et séparés de nous. Mais dans le même temps, nous sommes mis en pleine lumière, éclairés comme en plein jour même au cœur de l'intime, soumis constamment à la loi de la Transparence maximale. Nous avons livré tous nos secrets, tout est en permanence sur l'écran global, à la disposition de tous, et ce grand écart permanent nous rend fous. 

La GPA est promise à un grand avenir, nous le savons, mais c'est la LPA, qui va plus généralement s'imposer, la Langue Pour Autrui. Il faudra bien en passer par des spécialistes, pour commercer ou s'injurier, et ces spécialistes sont déjà à l'œuvre sur les plateformes numériques, ce sont les robots qui suppléent aux bouches closes et botoxées des poupées contemporaines qui s'agitent sur nos écrans en nous proposant leurs *** et leurs ****. 

Mais j'ai trouvé un délicieux beurre cru et je pense que j'ai encore le droit d'en parler, du moins jusqu'à la semaine prochaine. Bernard Gaborit, merci !

dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

dimanche 11 décembre 2011

118-6


L'intermezzo, sixième et dernière pièce des Klavierstücke opus 118, de Brahms, figure, très concrètement me semble-t-il, et de manière extrêmement ramassée, l'acte artistique, tel que décrit plus haut. Remarquons d'abord que le chiffre 3 est l'opérateur quasi unique, le combustible rythmico-harmonique de la pièce, à l'instar de nombres d'œuvres musicales qui ont cette couleur métaphysique. Les tierces, le 3/8, la matrice mélodique de ce mélisme qui tourne autour du fa (dans un ambitus très ramassé de tierce mineure), qui s'y enroule comme un serpent autour d'un bâton, et l'harmonie constituée de l'accord diminué, accord ambigu (car non directif et pouvant se résoudre de nombreuses manières) entre tous, et composé également de tierces mineures superposées. Brahms nous a habitués à ces structures musicales extrêmement cohérentes (sur le modèle beethovénien), on pense par exemple au premier mouvement de la quatrième symphonie, lui aussi entièrement construit sur la tierce. Une cellule, germe minuscule, depuis laquelle tous les paramètres de l'œuvre sont générés de manière déductive. Le 3, en musique, a un sens extrêmement chargé, depuis Jean-Sébastien Bach, et depuis le christianisme. Ce Klavierstück ultime est le quatrième intermezzo du cycle de l'opus 118, qu'il conclut en mi bémol mineur, tonalité à l'exacte opposé du la mineur de la première pièce. La tonalité est tourmentée (six bémols à la clef), comme le motif mélodique, qui semble tourner en rond dans la nuit et se consumer lui-même d'un feu qui le dévore de l'intérieur. Imaginons un homme qui tourne lentement un bâton, qui fait des cercles dans l'eau, ou qui, comme le Christ, écrit sur le sable, espérant trouver dans l'onde informe ou dans la multitude des gains de sable un sens à sa vie, qui du même mouvement paradoxal lui échappe et obéit à son geste interrogateur. Il veut dévoiler, percer le voile du mystère, mais plus il lève le voile plus le mystère s'épaissit, à mesure que l'écho ne lui renvoie qu'un reflet muet, indéchiffrable. La musique ne délivre pas de secrets, elle est le secret. C'est ce que l'homme peine à admettre. Il veut être délivré, sorti de lui-même, de sa prison intime, mais le chant qu'il élève, puisant en sa douleur, le ramène encore et toujours à lui-même, c'est son propre corps qui vibre, c'est sa bouche qui s'ouvre, c'est son cœur qui défaille, ce sont ses forces qui déclinent. Le chiffre 3 est le seul qui en musique permette de figurer à la fois le cercle (de la ronde, de la danse, de la transe) et le désir de s'élever au-dessus de la terre, c'est à la fois l'inscription de l'homme dans le cosmos et la possibilité d'une transcendance en lui.